Un divorce (Bourget, 1904)/X

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Librairie Plon (p. 276-316).
X
la prison

Ce départ du jeune homme avait, été épié par une autre personne. On devine laquelle, et si la durée de cet entretien avait paru longue à Darras. Il avait une intelligence trop nette des conséquences que cet entretien du fils et de la mère risquait d’entraîner, pour ne pas en attendre l’issue avec une anxiété exaspérée jusqu’à l’angoisse. Gabrielle allait-elle obtenir que Lucien consentît à reculer au moins son projet de mariage, et que, d’ici là, il revînt à la maison, sinon comme hôte, du moins comme visiteur ? Ou bien se rebellerait-il, au contraire ? Mettrait-il sa mère en demeure de lui répondre, par oui ou par non, tout de suite, et, devant un refus, s’en irait-il, plus séparé d’eux encore qu’auparavant ? À cette idée d’une rupture irréparable avec l’enfant du premier lit, des sentiments d’ordre bien différent s’émouvaient à la fois dans le mari de la femme divorcée : une mortelle inquiétude pour l’avenir de son propre ménage, — cette catastrophe n’achèverait-elle pas d’exalter chez Gabrielle ces troubles religieux dont leur intimité avait déjà tant souffert ? — le déchirement d’une affection blessée, — il aimait vraiment son beau-fils, il l’avait élevé, il en était si fier !… À côté de cela, il frémissait de le constater, cette rupture, c’était la suprême éviction d’un passé si détesté qu’il en éprouvait, dans les arrière-fonds troubles de son cœur, une impression de cruel triomphe. Il avait honte de retrouver de nouveau en lui ces mouvements d’une haine indigne de son caractère. Mais rougir d’une sensation mesquine, ce n’en est pas moins l’avoir… Et l’entretien se prolongeait et sa femme ne venait pas l’appeler. C’était donc qu’elle n’avait pas raison de l’obstiné jeune homme… Tout d’un coup, il avait entendu, lui aussi, le bruit de la porte ouverte et refermée. Le roulement de la voiture qui démarrait l’avait fait regarder par la fenêtre… C’était bien le coupé qui avait amené Lucien et qui l’emmenait maintenant. Gabrielle avait échoué ?… Albert s’était précipité dans le petit salon où il l’avait trouvée assise sur un fauteuil, immobile, les mains abandonnées sur ses genoux, la tête baissée. Cette dernière preuve de la secrète, de l’inexprimable rancune nourrie par son fils contre son second mariage, ce départ sans un geste de tendresse pour la petite Jeanne avait fini d’accabler la malheureuse. Elle venait de le comprendre pour la première fois : entre le demi-frère et la demi-sœur, qu’elle chérissait, elle, d’un égal amour, il n’y aurait jamais de complète union. C’est le pire chagrin pour une mère, quand elle a conçu par deux hommes, que de reconnaître ainsi, dans les enfants qu’elle a eus de l’un et de l’autre, des continuateurs inconscients de la rivalité des pères. La détresse où avait roulé cet esprit de femme, déjà ébranlé par tant d’émotions, était si profonde qu’elle n’entendit pas son mari entrer. Ce fut avec le frisson d’une hypnotisée arrachée à son rêve qu’elle le reconnut, et, lui prenant la main, convulsivement :

— « Il est parti, » gémit-elle, « et pour toujours ! Il va vivre avec cette fille sans l’épouser, comme l’autre, dans la honte. Je lui ai tout dit, et ta bonté pour lui, et les doutes que cette rencontre là-bas t’a donnés en leur faveur… Je lui ai demandé de ne pas exiger une réponse immédiate, d’attendre seulement. Rien ne lui a fait. Il a parlé d’aller hors de France avec elle, en Allemagne, étudier la médecine, de reconnaître son enfant !… Ce qu’il veut, c’est ne plus nous voir !… Tu avais trop bien deviné pourquoi, parce qu’il hait notre ménage ! »

— « Il est sous l’impression de la mort de son père, » répliqua Darras. « À la réflexion, il n’est pas possible qu’il ne revienne pas à des sentiments plus équitables, les vrais, ceux qu’il a réellement, et qui ne sont pas haineux… Certes, ce qui nous arrive est bien dur, ma pauvre amie. Mais la désolation est une lâcheté dans la vie de famille comme dans la vie publique. Nous avons fait notre devoir. Les circonstances tournent contre nous. Nous n’avons rien à nous reprocher et nous pouvons encore trouver des motifs d’espérer… Il va vivre avec cette fille, me dis-tu, en Union libre ? Il y a tout de même une doctrine dans l’Union libre. Elle est folle, mais ce n’est pas le libertinage. Quand elle est professée sincèrement, comme par lui, elle n’est pas basse, ce n’est donc pas une honte, comme tu le dis. De deux choses l’une : ou bien cette fille est de bonne foi, et elle se conduira en conséquence. Alors, ils seront amenés, par le simple souci de leurs enfants, à légaliser dans deux ans leur faux mariage. Ou bien, comme je l’ai cru d’abord, c’est une intrigante. Alors, elle ne supportera pas de vivre dans une Université allemande, monotonement, tranquillement. Elle se démasquera, et il ne l’épousera point. Dans l’un et dans l’autre cas, nous le retrouverons. Même à vingt-cinq ans, il devra te demander ton consentement. Si cette femme a prouvé qu’elle avait des qualités d’épouse, tu leur donneras ce consentement, et nous les verrons. Si, au contraire, cette liaison aboutit à une rupture, c’est vers nous qu’il se réfugiera. Aie donc du courage, et pense plutôt que cette séparation d’avec nous était sans doute nécessaire. Oui, puisqu’il s’est laissé aller, sous des influences malsaines, à éprouver pour notre ménage une si injuste antipathie, il vaut mieux que nos rapports soient suspendus pour quelque temps. Du moins, c’est un moindre mal… Chérie, du courage, encore cette fois ! Appuie-toi sur moi ! Je t’aimerai pour deux. »

— « Tu es bon, » répondit-elle, sans quitter son attitude d’accablement, « très bon… Mais comment veux-tu que je me rende à tes raisonnements ? Tu m’en as tant fait et tous pareils, depuis ces quinze jours ! Tu m’as tant démontré que je devais espérer, ne pas craindre, que Lucien ne persévérerait pas dans son projet, — et il y a persévéré ; — qu’il n’irait pas demander le consentement de son père, — et il y est allé ; — que tu avais un moyen sûr d’empêcher ce déplorable mariage, — et c’est pire !… Pourquoi m’as-tu dit toutes ces choses et tant d’autres ? Parce que tu ne veux pas que je regarde en face la vérité et que, toi-même, tu ne veux pas la voir. Et cette vérité, c’est celle que m’a énoncée le père Euvrard. C’est Dieu qui nous frappe dans mon fils. Je dis nous, car je ne te sépare pas de moi, mon ami, mon unique ami… Nous sommes liés dans le châtiment comme nous l’avons été dans la faute. Le coup qui me perce le cœur déchire le tien. Tu me parles de courage. Aie celui d’y voir clair et de me permettre d’y voir clair. Nous avons perdu un de nos enfants, mon Albert. Ne perdons pas l’autre… »

Elle s’était redressée, en parlant, sur le fauteuil, au bois duquel se crispaient ses mains. Sa voix s’était faite de plus en plus ferme, de plus en plus chaude. Le sang était remonté à ses joues et dans ses yeux brûlait une étrange flamme, que Darras y avait surprise trop souvent cette semaine pour s’y tromper. Il tressaillit devant cet indice que la fièvre mystique des remords religieux la consumait de nouveau. Depuis que le billet de Lucien annonçant la mort de Chambault était arrivé, le second mari appréhendait la redoutable demande à laquelle la renaissance de sa foi, catholique devait nécessairement conduire la divorcée devenue veuve. Au ton pressant de Gabrielle, il devina par quelle supplication allaient se traduire ces énigmatiques dernières paroles et il interrogea :

— « L’autre ? c’est Jeanne. Quel rapport peut-il y avoir entre la chère petite et notre malentendu avec Lucien ? Explique-toi. »

— « Pourquoi me parles-tu comme si tu ne m’avais pas comprise, Albert, » répondit-elle, « quand tu ne m’as que trop comprise ? Ne me dis pas que non. Ne me traite plus comme si j’étais une malade. L’heure est trop grave, vois-tu. Nous avons reçu de trop solennels avertissements. Nous avons perdu Lucien, parce que nous avons été trop coupables, moi surtout, qui croyais, en cédant à la terrible tentation de cette loi impie du divorce. Il n’y a pas de code humain qui puisse prévaloir contre l’ordre divin. On ne divorce pas des sacrements. Devant Dieu, j’étais toujours l’épouse de cet homme dont mon fils porte le deuil. Nous avons passé outre et je n’ai plus de fils… Maintenant cet homme est mort. Je suis libre. Dieu, qui nous a tant punis, nous donne une occasion de réparer notre faute. Nous pouvons revenir à lui, nous marier religieusement… Dis-moi que tu y consens, mon Albert, que tu feras de moi ta femme devant l’Église… Dis-le moi ! Sinon, je ne vivrai plus. J’aurai trop peur de perdre Jeanne aussi, je ne sais pas comment. Mais j’aurai peur… C’est en son nom, au nom de notre fille, que je te supplie. « 

— « Je m’attendais à cette demande, » répliqua Darras. Une extrême tristesse s’était répandue sur ses traits, cette mélancolie vaincue que l’on éprouve au chevet d’un être chéri, soudain terrassé en pleine convalescence par une rechute aiguë du mal qui a failli l’emporter et dont on l’a cru guéri. « Je m’y attendais, » répéta-t-il, « et je ne t’en veux pas. Tu viens de tant souffrir. Tu es trop excusable de ne pas apercevoir notre vie sous un angle exact. Je n’essaierai plus de te rien démontrer. Tu me prêtes des partis pris, là où j’applique simplement le plus vulgaire sens commun. Tu réfléchirais froidement cinq minutes, tu reconnaîtrais la première que notre histoire avec Lucien n’est qu’une suite d’événements très ordinaires, comme il en surgit tous les jours, entre un fils de vingt-trois ans et ses parents, dans les ménages les plus catholiques… En revanche, je ne m’attendais pas que tu me fisses cette demande, au nom de notre fille ? Tu n’as donc pas compris quelle signification emporterait à l’égard de cette enfant un mariage religieux, entre nous, ses parents, et aujourd’hui ? Quand tu m’as dit, l’autre semaine, dans une crise d’exaltation, que nous, n’étions pas mariés, tu as pu constater ma révolte. Ce n’était pas à moi seul que je pensais en protestant contre ce blasphème, c’était à Jeanne. C’est elle encore à qui je pense en ce moment. Nous marier à l’église, maintenant, après que nous avons vécu ensemble tant d’années, mariés civilement, ce serait déclarer qu’à nos yeux le mariage civil, en effet, n’est pas un mariage, et que, par conséquent, notre enfant n’est pas légitime. Cela, avoue que tu ne le penses pas… »

— « Je ne le pense que trop, » dit la mère, « et j’en tremble de terreur pour elle. »

— « Et tu ne sens pas ce qu’il y a d’insensé, pour ne pas dire plus, dans une idée qui te fait considérer comme coupable la naissance de cette enfant, sur le berceau de laquelle nous n’avons échangé que des mots de dévouement, de fidélité, de tendresse ? »

— « Ce que je sens, parce que je le sais, parce que je le crois, c’est que nous n’avions pas le droit de l’avoir ! »

— « Je ne te permettrai pas de parler ainsi, » s’écria Darras, même dans l’égarement du chagrin… « Gabrielle, » — continua-t-il, avec une irritation grandissante et qu’il n’arrivait plus à maîtriser, — « souviens-toi de cette heure où tu m’as dit que tu espérais être mère et de l’émotion sacrée que nous en avons ressentie ! Rappelle-toi les rêves que nous avons caressés à deux, ici même, pour cette enfant ! Ce devait être une fille. Nous devions en faire notre joie et notre fierté… Rappelle-toi encore comme nous avons été tristes, quand, après sa venue, nous avons espéré celle d’un fils et notre regret que notre famille se fût arrêtée là !… Et maintenant… »

— « Maintenant, » interrompit-elle, « je n’ai plus cette joie et cette fierté, c’est vrai… Je ne les aurai plus jamais. Je me suis humiliée sous l’épreuve. Je suis brisée pour ce qui me reste de vie. Il dépend de toi, Albert, que j’aie dans cette misère un peu de consolation. Je l’aurai, si j’ai la paix de la conscience par les sacrements, si je me confesse et si je communie, et surtout si je puis vous embrasser, ma fille et toi, sans remords. Il me faut de la force, vois-tu, pour supporter l’idée de la déchéance de mon fils et de l’existence qu’il va mener avec cette créature. Je n’en trouverai que là. Si tu m’aimes, ne refuse pas, ne discute pas. Tu avais rêvé de m’épouser quand j’étais une jeune fille. Alors, ce mariage eût été certainement religieux, et tu y aurais consenti. Tout ce que je te demande, c’est de faire aujourd’hui ce que tu aurais fait alors. Tu ne m’auras jamais donné une plus grande preuve d’amour, et j’en ai tant, tant besoin !… »

— « N’insiste pas davantage, » répondit-il, d’une voix plus impatiente encore, » c’est inutile. Si je t’avais épousée jeune fille, j’aurais accepté cette condition du mariage à l’église que tes parents auraient exigée. Je ne l’aurais pas fait sans une grande lutte intérieure. À cette époque, je ne croyais pas plus que je ne crois à présent, et ces concessions de conscience sont toujours funestes. C’est par elles que sont créées ces hypocrisies de mœurs qui prolongent indéfiniment les pires mensonges sociaux… Mais, à ce moment-là, ce mariage n’eût signifié qu’un préjugé de ta famille et que ma complaisance. Il n’aurait pas constitué un outrage à tout un passé d’honneur et de loyauté. Voilà ce qu’il serait aujourd’hui, la condamnation publique et solennelle de notre vie commune, le désaveu de notre ménage actuel. Je ne me ferai pas, même pour te plaire, le renégat de cette vie dont je garde, moi, la fierté, si tu m’empêches d’en garder la joie… Es-tu ma maîtresse ? suis-je ton amant, pour que nous ayons à nous marier, après avoir vécu ensemble ? Non, tu n’es pas ma maîtresse. Tu es ma femme. Non, je ne suis pas ton amant. Je suis ton mari. Jamais, jamais je ne nous infligerai, à toi et à moi, cette flétrissure. Jamais je n’insulterai à notre foyer. »

— « Tu préfères le détruire ! » dit-elle, presque sauvagement. « Oui, si tu me refuses ce mariage religieux, tu l’auras détruit. Je n’y resterai pas. Je le sens. Je ne le pourrai pas. Vivre avec toi, porter ton nom, t’appartenir, et n’être pas ta femme devant Dieu quand rien ne s’y oppose que ton orgueil, je ne le supporterai pas. Je l’ai supporté… — avec quelle douleur, depuis tant de jours !… — parce qu’il y avait l’obstacle invincible. Je me disais : je fais ce que je peux de mon devoir de chrétienne dans des conditions plus fortes que ma volonté. À présent, si tu continues à me dire non, il faudra que je parte, que je m’en aille. Réponds, me laisseras-tu m’en aller ?… Pourquoi ? Tu parles d’outrage, de flétrissure ? Quel outrage y a-t-il dans la célébration d’une cérémonie qui nous était interdite, qui nous devient permise ? Quelle flétrissure dans un mariage qui, pour toi, puisque tu ne crois pas, ne signifie rien ? Je te le répète, si tu me refuses, c’est que l’orgueil chez toi l’emportera sur l’amour. Rien que l’orgueil ! Tu ne veux pas que ton incroyance ait cédé devant ma foi. »

— « Et quand ce serait ?… » répliqua-t-il. « Quand, en effet, je considérerais comme une lâcheté de feindre des idées que je n’ai pas ? Les convictions qui sont les miennes, je ne me les suis pas faites par caprice. Je ne les ai pas adoptées par intérêt. Elles expriment le plus profond de ma pensée, le plus intime de ma conscience. Je n’ai pas seulement le droit, j’ai le devoir absolu d’agir d’après elles, puisque, pour moi, elles sont la vérité. Me marier à l’église, alors que je suis marié, et de par la loi, depuis douze ans, et que j’ai considéré ce mariage comme suffisant, comme complet, c’est déclarer que je reconnais au catholicisme une valeur que je ne lui reconnais pas. Quand je donne la main à un homme, ce n’est qu’un geste, mais que je ne ferais pas si je méprisais cet homme. Ce n’est qu’un geste aussi, me diras-tu, que de paraître devant un prêtre, avec toi. Mais ce geste implique une adhésion à un dogme que je sais faux, à une hiérarchie que je sais mensongère, à des pratiques que je sais funestes. C’est déjà trop qu’une promesse, arrachée par toi à mon amour, m’oblige à voir ma fille grandir parmi ces erreurs… N’essaie pas d’abuser de ma loyauté sur ce point, car ce n’est que de la loyauté. Ne me tente pas d’y manquer… Finissons donc une conversation qui n’a pas de sens. Nous avons déjà d’assez réels motifs de chagrin, sans nous en créer d’imaginaires. »

— « Ce n’est pas ton dernier mot, Albert ? » implora-t-elle. « Si tu ne crois pas, avec tes idées de justice et de tolérance, tu ne peux pas vouloir m’empêcher de croire. »

— « Quand t’en ai-je empêchée ? » répondit-il âcrement.

— « Mais tu m’en empêches », gémit-elle, « en me contraignant de vivre avec toi dans des rapports que la religion me défend. »

— « Moi ! », s’écria-t-il, « moi, je te contrains ?… Et toi, que fais-tu donc en prétendant m’imposer une démarche que mes principes me défendent ? »

— « Ah ! protesta Gabrielle, « comment peux-tu comparer ? C’est toi-même qui les as choisis, tes principes, toi-même qui les interprètes. Que tu me sacrifies ce que tu avoues toi-même n’être pour toi qu’une question de forme, en continueras-tu moins ta vie ? Au lieu que moi, si je persiste à demeurer avec toi comme ta femme, ne l’étant pas, — car je ne la suis pas, je ne la suis pas, entends-tu, — je suis hors de l’Église !… Les sacrements me sont interdits !… Je ne peux pas avoir de vie religieuse !… Je te le répète, » continua-t-elle avec un sombre désespoir, « je ne le supporterai pas, je m’en irai. »

— « Eh bien ! » répondit Darras hors de lui, « tu t’en iras !… Mais, » — et la féroce tyrannie de l’homme exaspéré passa dans son accent, — « si tu t’en vas, sache bien les conséquences de ta révolte. Je te laisserai aller. Je ne t’enverrai pas le commissaire pour te faite rentrer. Seulement je garderai ma fille… Quand nous nous sommes mariés, nous avons conclu un pacte. Tu t’es engagée à être ma femme, et moi, je me suis engagé, si nous avions un enfant, à consentir qu’il fût baptisé et élevé catholiquement. Il te plaît aujourd’hui de dénoncer ce pacte. Soit ! Tu dis que tu n’es pas ma femme ? Tu parles de partir ? Soit encore. Mais je redeviens libre de mon engagement. Je reprends Jeanne. Elle est à moi. Le Code me la donne. Le pacte est dénoncé, donc je l’élève d’après mes idées. »

— « Tu ne commettras pas une action pareille », s’écria la mère. « Tu n’en as pas le droit. Tu m’as tant dit que le premier des devoirs était le respect de la conscience ! Tu ne toucheras pas à celle de ta fille. »

— « Je lui en donnerai une autre, » répondit le père. « Je la ferai grandir dans la vérité, au lieu que toi, tu la nourris de chimères, et moi, par scrupule, je ne m’y suis pas opposé. Je vois aujourd’hui combien j’ai déjà été coupable envers celui qui l’épousera plus tard, si les impressions de son enfance doivent jamais reparaître et la séparer de son mari…

— Tu lui enlèverais sa foi !… » dit Gabrielle. « Mais enlever sa foi à un être sans défense, c’est un crime, Albert ; un crime abominable. »

— « Es-tu bien sûre que ce n’en soit pas un de la lui avoir donnée ?… » répliqua-t-il. « Ah ! prends garde. Ne réveille pas en moi cette pensée, qui m’a hanté si souvent, qu’il n’y a pas de promesse contre la vérité, et que, par suite, je n’aurais jamais dû promettre ce que j’ai promis… Mais non !… J’ai promis : je tiendrai. À la condition qu’ayant promis, toi aussi, tu tiennes. Je ne veux plus jamais entendre parler de mariage religieux, tu m’as bien compris, jamais. Tel tu m’as épousé, tel je reste ; si tu observes ton engagement, j’observerai le mien ; si tu y manquais jamais, si tu réalisais ce projet de départ, j’agirais comme je t’ai dit. « 

— « Même à la veille de sa première communion ? »

— « Elle ne la ferait pas, voilà tout », répondit-il plus durement, « et ce serait tant mieux !… Mais, encore un coup, finissons-en ». — Il regarda sa montre et dit : — « Deux heures et quart, je suis attendu à mon bureau. Quand je rentrerai, j’espère te trouver plus sage. Adieu… »

Pour la première fois peut-être depuis qu’ils habitaient cette maison, il sortit sans avoir mis un baiser sur le front de sa femme, sans l’avoir même regardée. Il venait, dans l’emportement d’une colère où ses peines de ces derniers jours s’étaient comme déchargées, de prononcer des mots trop violents pour qu’il n’en éprouvât pas un regret. Il avait passé du petit salon dans sa chambre afin d’y prendre son pardessus et son chapeau. Il demeura quelques instants de plus qu’il n’était nécessaire, dans l’espérance que Gabrielle, le sachant là, aurait un mouvement vers lui et viendrait avant son départ le supplier qu’il ne la quittât pas ainsi. Elle ne vint pas. Un passionné désir de retourner lui-même auprès d’elle le saisit alors. Il n’y céda pas. Le souvenir de certains cris, arrachés à la malheureuse femme par l’exaltation, lui avait soudain refermé le cœur, par exemple cette phrase sur leur fille : « Nous n’avions pas le droit de l’avoir… » et, sur leur ménage : « Je ne suis pas ta femme. Je ne la suis pas… » Il se dit : « Si je ne lui tiens pas rigueur maintenant, où irons-nous ? Il faut qu’elle voie, à mon mécontentement, qu’elle ne doit plus recommencer. » Et il sortit de la maison pour gagner tout droit son bureau, où il avait en effet quelques rendez-vous importants. Ni la succession des visites d’affaires qui furent, par hasard, plus nombreuses cette après-midi, ni les efforts d’esprit qu’il dut faire pour discuter plusieurs points d’une extrême précision technique n’eurent raison de la tempête intérieure. Tout en écoutant ses interlocuteurs et en leur répondant, il ne cessa pas d’avoir devant les yeux le visage de sa femme, avec l’expression d’épouvante affolée qu’y avaient éveillée ses implacables paroles. Lui-même en ressentait une constriction au cœur, une fièvre dans le sang, une angoisse à la poitrine, un malaise dans tout l’être. Et cependant, à la seule idée de rentrer chez lui, s’il devait se retrouver en face de cette même rébellion, lutter contre cette même manie religieuse, se heurter à ce même obstiné désir d’un mariage outrageant pour leur passé, l’indignation le reprenait. Il était de nouveau soulevé par l’espèce de frénésie qui, tout à l’heure, avait éclaté en regards, en gestes, en exclamations de haine. C’était alors une douleur insoutenable : sa Gabrielle, cette douce amante de sa première jeunesse, la compagne adorée de son âge mûr, se confondait avec cette Église dans laquelle il s’était habitué à condenser toutes les erreurs, tous les mensonges, toutes les injustices. L’appréhension que cette intolérable et insoluble dispute recommençât aussitôt qu’ils seraient en présence, la certitude qu’il s’y montrerait plus violent encore, une obscure honte en même temps et de cuisants remords d’avoir fait mal à sa chère amie, que de sentiments s’émouvaient en lui ! Ce tumulte de ses pensées contradictoires était si intense qu’il voulut s’en être rendu maître avant de rentrer. Il revint à pied de l’avenue de l’Opéra jusqu’à la rue du Luxembourg, lentement, par le chemin le moins direct : la place de la Concorde, celle des Invalides et les boulevards qui suivent, jusqu’à la place de l’Observatoire, reculant ainsi la minute d’un retour dont sa passion avait pourtant soif. Il était plus de six heures quand il sonna enfin à la porte du petit hôtel. Il le contempla, comme Gabrielle l’avait contemplé, après sa visite au Père Euvrard, avec la nostalgie du bonheur encore possible, mais si compromis ! Absorbé par l’attente anxieuse de l’accueil qu’elle allait lui faire, il ne remarqua pas le singulier regard du domestique qui lui ouvrait la porte. Il monta jusqu’à sa chambre ; puis, comme sa femme ne venait pas, suivant sa tendre habitude de leurs bons jours, lui demander s’il n’avait besoin de rien, il voulut la devancer et lui prouver qu’il ne lui gardait pas rancune. Il entra donc dans le petit salon où elle devait se tenir. Elle n’y était pas… Il alla frapper à la porte de la chambre à coucher. Elle n’y était pas non plus… L’attendait-elle dans son bureau ? Non. Cette pièce aussi était vide… Sans doute Gabrielle se trouvait occupée auprès de sa fille dans la salle d’études. Darras gravit les marches de l’escalier qui menait au second étage, avec un pressentiment qui se changea en une véritable angoisse lorsqu’il eut constaté que cette salle d’études était vide, vide la chambre où dormait la petite, vide la chambre de l’institutrice… Après tout, Mme Darras pouvait être sortie avec sa fille, et Mlle Schultze. Il sonna. Le même domestique qui lui avait ouvert vint à son appel, et, cette fois, le mari ne se trompa point à sa physionomie. Un événement grave était survenu. Quel événement ? Même à cette seconde d’un terrible soupçon, l’instinct de protection qu’il avait toujours éprouvé pour Gabrielle se réveilla en lui, et ses interrogations, qui lui brûlaient le cœur à les formuler, demeurèrent assez vagues, assez mesurées pour que le drame déchaîné entre le maître et la maîtresse de la maison échappât du moins à certains commentaires d’office.

— « Quelle heure était-il, quand Madame a quitté l’hôtel ? » questionna-t-il.

— « Trois heures, trois heures et demie, » dit le domestique. « C’est moi qui suis allé chercher la voiture. Pour en avoir une à galerie, j’ai dû aller jusqu’à la gare Montparnasse. »

— « Voulez-vous m’appeler la femme de chambre ? »

— « Elle est partie avec Madame, » répondit l’homme.

— « C’est juste, » fit Darras. — Plus de doute : une voiture à galerie… la femme de chambre emmenée avec la petite et l’institutrice… Gabrielle avait réalisé sa menace. Elle s’était enfuie ! Il eut le courage de demander encore, du ton de quelqu’un qui s’enquiert d’un détail sans grande conséquence : — « Ont-elles eu le temps de faire les malles ? »

— « C’est la femme de chambre et l’institutrice qui ont tout emballé. » reprit le domestique. « Il y avait quatre colis. J’ai aidé le cocher à les charger : une grande malle, deux valises et le nécessaire de Madame. »

Ainsi Gabrielle s’était enfuie, enfuie en emmenant sa fille, leur fille !… Devant l’inattendu terrassant d’une pareille nouvelle, le premier sentiment de Darras fut une consternation si complète qu’il ne chercha même pas à en savoir davantage. Le pouvait-il, d’ailleurs, sans achever de livrer le secret de cette crise de son foyer ? Il se dit que ce n’était pas possible, que la fugitive allait revenir, qu’arrivée là où elle avait décidé de se retirer, elle ne supporterait certainement pas l’idée de son inquiétude. Et puis, elle n’avait pas dû partir sans lui écrire. Il se mit à errer dans l’appartement, cherchant sur toutes les tables l’enveloppe à son nom qu’elle avait assurément laissée. Une femme ne quitte pas sa maison à l’improviste, comme une criminelle, sans que son mari sache où prendre et donner des nouvelles. Mais non ! Il ne trouva rien. Vainement bouscula-t-il et tous ses papiers dans son bureau, et tous ceux de Gabrielle dans le secrétaire du petit salon… L’heure avançait, à travers ces recherches, et le maître d’hôtel était venu prévenir que le dîner était servi. La perspective de s’asseoir seul à cette table, qui avait été celle de la famille aujourd’hui dispersée, fut trop odieuse à Darras. Il répondit qu’il ne mangerait pas à la maison et il sortit pour marcher dans les rues, au hasard, comme il avait fait l’autre jour. Qu’il était tourmenté alors, mais combien loin de prévoir une catastrophe qui continuait à déconcerter sa raison !… Gabrielle s’était enfuie ?… À quelle profondeur avait-elle donc été reprise par le haïssable dogme catholique pour qu’elle se fût résolue à s’échapper ainsi, plutôt que de vivre avec lui, maintenant qu’elle était sûre que leur ménage resterait hors de l’Église. Certes il s’était laissé emporter, cette après-midi, à des paroles vives. Des menaces, même brutales, justifiaient-elles ce départ, — et avec leur fille ?… Pourquoi ? Pour le mettre au défi précisément d’exécuter la plus dure de ces menaces, celle sur l’action de laquelle il avait le plus compté. C’était comme si elle lui eût crié en serrant leur enfant contre son cœur : « Tu veux notre Jeanne, viens la prendre. » — « Oui, » répondit-il à voix haute, comme si cette provocation lui eût été réellement adressée, « j’irai la prendre !… » La prendre ? Mais où ? Mais comment ?… Il avait la loi pour lui. Il aurait la force publique à son service. À sa femme aussi il pouvait, de par le Code, ordonner qu’elle réintégrât le domicile conjugal. Cet homme généreux et qui avait toujours tant ménagé la sensibilité trop tendre de Gabrielle, sauf dans deux crises d’égarement, depuis ces quinze jours, se la représenta soudain dans une chambre avec la petite fille, et l’entrée de l’huissier ou du commissaire. Sa délicatesse intime se révolta contre cette image. L’amour en lui l’emporta de nouveau sur la rancune. Il se demanda, avec une détresse qui n’avait plus rien d’égoïste : « Mais où est-elle ?… » Ce repas du soir, qu’ils auraient dû prendre en commun, où lui avait-il été servi ?… Qu’avait-elle dit à l’enfant ?… Séparée de tous les Nouet par son mariage, elle n’avait pas de famille où se retirer. Se cachait-elle dans un couvent ? Était-elle allée dans un hôtel ? Épuisant en esprit les hypothèses, et littéralement affolé par la complète absence de données positives, Darras se prit à s’imaginer qu’elle s’était réfugiée auprès de Lucien. Ce détail montrera mieux qu’une longue analyse le désarroi où l’inquiétude avait jeté cette intelligence, très précise d’ordinaire et très méthodique. Une pareille supposition, après la scène que la mère et le fils avaient eue dans la journée, était extravagante. Elle eut à peine traversé cette pensée tourmentée qu’elle y fit certitude, et Darras courut plutôt qu’il ne marcha jusqu’à la maison meublée de la rue Monge où son beau-fils avait pris une chambre. Il connaissait l’adresse par le commissionnaire venu, le premier soir, chercher les effets du jeune homme. À sa question, le logeur répondit que M. de Chambault était justement parti le soir même.

— « Seul ? » osa demander le beau-père.

— « Seul, » lui fut-il répondu.

Cette démarche avait été bien insensée. Dans son délire, le mari abandonné en hasarda une autre, plus extraordinaire encore. La rue Monge est toute voisine de la rue Rollin. Il poussa jusque-là. Peut-être, par Berthe Planat, saurait-il où se trouvait Lucien. Au domicile de l’étudiante, il apprit qu’elle aussi était partie, il y avait quelques heures. Lui, le puritain, il ne craignit pas d’acheter à prix d’argent un renseignement plus précis ; Lucien était venu la prendre, et c’est en sa compagnie qu’elle s’en était allée, pour une absence prolongée et sans fixer l’époque de son retour. Les jeunes gens avaient réalisé le projet annoncé par le fils à la mère. Cette froide nuit de printemps, qu’une bruine commençante glaçait encore, était sans doute la nuit de noces des deux amoureux que Darras envia soudain de tout son pauvre cœur déchiré. Ils n’avaient qu’une foi du moins, qu’un idéal, qu’une croyance ! Qu’il avait passionnément souhaité, l’autre semaine encore, de sauver son beau-fils de cette aventure ! Il fut étonné d’y demeurer si indifférent. La préoccupation de sa femme abolissait tout. Il ne vit dans cette nouvelle que ce fait : Gabrielle n’était pas venue demander secours contre lui à Lucien. Mais où était-elle ?… Une autre hypothèse, non moins folle, se présenta soudain : si pourtant elle était rentrée rue du Luxembourg, tandis qu’il courait à sa poursuite, sans indice, sans direction ? Il voulut croire qu’en effet elle ne pouvait pas ne pas s’être déjà repentie. Il prit une voiture, pour arriver chez lui vite, et retrouver sa maison, — leur maison, — aussi vide, aussi muette qu’à l’instant de sa sortie. Gabrielle ne lui avait même pas envoyé une dépêche, pour qu’il eût au moins, dans sa solitude, un signe de son existence et de celle de leur enfant.

La nuit qui suivit cette affreuse soirée se passa tout entière pour Darras en allées et venues entre sa bibliothèque et la chambre de Gabrielle. Les résolutions violentes continuaient d’alterner en lui avec les attendrissements passionnés. Tantôt il reprenait son projet de les faire rentrer toutes deux, la mère et la fille, par la coaction légale, et cette vision de dureté, devant laquelle il avait d’abord éprouvé une si magnanime répulsion, lui procurait un cruel délice. Cette fuite de sa femme et cet enlèvement de l’enfant constituaient un procédé trop indigne, qui l’atteignait trop au vif de son amour-propre d’homme ! Il en tirerait cette brutale vengeance de prouver qu’il était le maître… Tantôt, au contraire, l’orgueil et la rancune fondaient à la chaleur du désespéré et tendre regret qui le torturait. Dans cette chambre à coucher, encore remplie de la présence de sa femme, l’évocation de leur intimité de tant d’années se faisait trop forte. Il respirait le délicat parfum dont elle se servait et qui s’associait pour lui à son sourire, à ses regards, à ses baisers. La grande glace de l’armoire, laquée de vert pâle, semblait avoir retenu la silhouette gracieuse de la chère créature ; l’oreiller du lit l’empreinte de sa tête. Ses belles mains avaient erré sur tous ces meubles clairs. Les mules où jouaient ses pieds nus s’étaient posées sur ce tapis. Les bibelots d’argent ciselé de la table à coiffer avaient été touchés par elle le matin encore. Il n’était pas un des tableaux appendus sur la tenture gaie des murailles auquel le mari ne pût rattacher un des épisodes de leur ménage. En passant ainsi la revue de ces petites choses, il constata qu’un cadre de cuir, où se trouvait un de ses portraits, n’était plus sur le petit bureau d’angle. L’absente l’avait emporté avec elle. Ce signe qu’elle n’avait pas cessé de le chérir, même en le fuyant, lui mit des larmes aux yeux. Pourquoi, depuis ce premier jour où elle lui avait avoué sa dévotion renaissante, l’avait-il laissée s’isoler de lui comme il avait fait ? Pourquoi ces scrupules et ces timidités qui l’avaient empêché de dormir auprès d’elle depuis tant de nuits ? Leur malentendu n’eût pas tenu contre cette douceur des caresses qui abolit tout entre un homme et une femme qui s’aiment, comme ils s’aimaient encore, malgré l’âge. Et maintenant, reviendrait-elle jamais animer de nouveau cette pièce déserte, de sa grâce un peu meurtrie par la vie, mais si puissante toujours sur son cœur ? Et si elle revenait, leurs extases d’autrefois ne seraient-elles pas empoisonnées par ses remords ? Ne verrait-elle pas un péché dans un bonheur qu’elle considérerait maintenant comme défendu ? Les enivrements de jadis étaient-ils à jamais finis ? La récompense des longues fidélités conjugales leur serait-elle refusée, cette lente et douce transformation de l’amour permis en une amitié unique, infiniment confiante, infiniment aimante ?… Insensé ! Cette chambre vide, où Darras cherchait sa femme absente et ne la trouvait pas, faisait seule la réponse, et, assis au pied du lit voilé de sa guipure, regardant autour de lui le visage muet de cette pièce, à demi éclairée par la flamme mince de la lampe, l’époux délaissé se sentait triste, triste à souhaiter de mourir là, parmi les reliques de sa félicité — à jamais détruite, si sa femme ne revenait pas, et, même si elle revenait, trop menacée !

— « Il faut cependant que j’aie pris un parti…, » se dit-il au lendemain de cette nuit d’insomnie. Derechef il avait espéré que la matinée ne se passerait pas sans qu’il eût un télégramme ou une lettre. Chaque heure, en augmentant la culpabilité de Gabrielle à son égard, augmentait aussi son irritation. Il s’efforça pourtant de poser le problème avec autant d’impartialité que s’il se fût agi d’un autre : — « Quel serait le droit de tout père dans mon cas ? Quel serait son devoir ? Où est la justice ?… Mon droit, c’est d’avoir ma fille. » On se rappelle dans quels termes religieux il parlait habituellement des articles du Code relatifs au mariage. Ces textes lui revenaient à la mémoire pour appuyer son affirmation : « Les époux contractent ensemble, par le fait seul du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants… — La femme doit obéissance à son mari… » — « Ensemble ? » concluait-il, « mais si la femme refuse de remplir son rôle d’épouse ? Si elle se révolte ? Alors, elle est déchue de son droit, et le père, lui, garde le sien… » Il cherchait par ce sophisme à endormir un scrupule qui tenait à l’ensemble de ses idées sur la société, singulièrement contradictoires, comme il arrive aux moralistes de son type, chez lesquels le souci du bien général s’associe à des principes d’un individualisme foncièrement anarchique. Il parlait toujours de sa conscience, et Gabrielle aussi s’était réclamée de la sienne. En lui demandant que leur mariage fût célébré catholiquement, à quoi avait-elle obéi ? À sa conscience. En s’en allant ? À sa conscience encore. « Un contrat une fois passé est définitif, » se disait Darras, quand cette objection se présentait à son esprit. « Elle était ma femme. Elle n’était pas libre d’agir comme elle agit… » Mais lui-même, comment allait-il agir, pour revendiquer ce droit de reprendre sa fille ? Toute cette seconde journée se dépensa à débattre avec lui-même le moment où il se déciderait à la toute première démarche. Elle était bien simple cependant. Elle consistait, ne voulant à aucun prix avoir recours à la police, à consulter un avocat. Il en avait un très sûr, très habile, et qui était au service du Grand-Comptoir. Le consulter, c’était lui raconter d’abord l’histoire intime de son mariage, le mettre au courant de la tragédie familiale qu’ils avaient traversée, lui et Gabrielle, c’était accuser celle-ci. Par un détour trop naturel de sa sensibilité, cette perspective ravivait en lui son amour, et il recommençait indéfiniment cette litanie de détresse : — « Elle est partie, partie, comment a-t-elle pu ?… »

Après une seconde nuit, employée, comme la précédente, à se déchirer le cœur de regrets et l’esprit d’incertitudes, il finit pourtant par conclure : — « Hésiter davantage est une lâcheté. Je vais parler à M. Carrier. » — C’était le nom de l’avocat. — Et il sortit de chez lui pour aller droit chez cet homme qui habitait à l’autre extrémité de Paris. Ce ne fut pas toutefois sans avoir attendu le premier courrier. Il s’était dit qu’après avoir causé avec l’avocat, il se rendrait à son bureau. Telles étaient les incohérences de ses nerfs, ébranlés par ces trente-six heures passées presque sans sommeil, et par les secousses d’une si poignante incertitude : il éprouva, à ne pas rencontrer Carrier, un soulagement bien contraire à l’habituelle logique de sa vigoureuse volonté ! Sa rentrée rue du Luxembourg, après cette course, n’était pas une moindre faiblesse. Il y rentra cependant. Il se reprochait cet enfantillage en l’accomplissant. Dès l’instant que Gabrielle lui avait caché depuis ces deux jours l’endroit où elle s’était retirée après son incroyable départ, quelle raison avait-elle de le lui faire connaître maintenant ?… Il espérait si peu le message pourtant si ardemment convoité, qu’il demeura presque aussi stupéfié qu’il l’avait été de ce départ, en apercevant, sur le plateau de l’antichambre où l’on déposait la correspondance, non pas une lettre ou une dépêche, mais une simple carte cornée sur laquelle il lut le nom de M. l’abbé Euvrard, membre de l’Institut. Au crayon, l’Oratorien avait écrit : reviendra à deux heures, si M. Darras veut bien lui faire l’honneur de le recevoir. Il avait ajouté son adresse au-dessous… Deux heures ? Il en était onze. Darras ne réfléchit pas. Il ne se demanda pas ce qu’il dirait au prêtre, ni s’il ne nuirait pas à son autorité dans les négociations à entreprendre, en montrant cette hâte à rencontrer l’émissaire de sa femme. Car M. Euvrard venait certainement de la part de Gabrielle. Cette évidence ne permettait pas l’attente à Darras. Ces trois fois soixante minutes lui représentaient un infini de tortures qu’il ne voulait pas, qu’il ne pouvait pas supporter, et, moins d’un quart d’heure après avoir reçu cette carte, il était devant la vieille maison de la rue Servandoni. La pensée que Gabrielle était venue là à son insu, qu’elle avait demandé le logement du prêtre à ce même concierge, qu’elle avait traversé cette même cour où verdoyait le jardinet central, gravi ces mêmes marches du misérable escalier de bois, rendit au mari la colère de ses plus mauvais moments. Il lui était si dur qu’au lieu de lui écrire, sa femme se fût adressée à un intermédiaire ! Et quel intermédiaire ? Quelqu’un dont ils avaient parlé, au sujet duquel ils avaient échangé des paroles si amères !… Cette indignation passa dans le coup de sonnette impérieux par lequel il annonça sa visite, et dans l’accent agressif de ses premières paroles. Le Religieux proscrit était venu lui ouvrir la porte, comme à Mme Darras l’autre jour et, comme l’autre jour, il tenait à la main un morceau de craie blanche, ayant été interrompu par l’appel du timbre au milieu d’un de ses calculs. Il avait toujours sa mine chétive et embarrassée de savant égaré dans la vie. Sa soutane était seulement un peu plus râpée, les ailes grisonnantes de sa chevelure roussâtre un peu plus longues, la pièce où il introduisit son visiteur un peu plus encombrée de livres, de papiers et de brochures. Mais, cette fois, ses clairs yeux bleus n’avaient pas exprimé une seconde le désarroi d’un songeur à demi éveillé de ses chimères. Il avait du premier regard deviné qui était cet homme au visage maigre et creusé d’anxiété, aux prunelles noires et brûlantes de fièvre, au geste saccadé, à la voix dure, et il avait aussitôt trouvé en lui même, pour accomplir sa mission de charité, cette force sacerdotale qui avait tant frappé Gabrielle, lors de sa première visite, quand le bonhomme falot, apparu dans l’antichambre, s’était transformé devant elle en un apôtre, plein de flamme, d’éloquence et de dignité. Il ne se laissa pas décontenancer par la brusquerie avec laquelle l’adversaire de toutes ses idées commença ce pénible et difficile entretien :

— « J’ai trouvé votre carte chez moi, monsieur. Je suis M. Darras. Il m’est trop important de savoir quelle raison vous avez de désirer me parler pour que je n’aie pas tenu à vous voir aussitôt. Je vous écoute, »

— « Ce que j’ai à vous dire, monsieur, est en effet si important et si urgent, » répondit le prêtre, « que je m’étais permis de me présenter chez vous de grand matin… Vous avez compris, » ajouta-t-il après un temps, « que je suis chargé d’un message de Mme Darras ? »

— « Une question d’abord, monsieur, » interrompit Darras. « Avez-vous vu Mme Darras et vous a-t-elle dit de vive voix ce dont elle désire que vous m’avertissiez, ou bien vous a-t-elle écrit ? »

— « Je l’ai vue, » dit l’Oratorien.

— « Permettez-moi alors, » continua le mari, « de m’étonner que vous n’ayez pas insisté auprès d’elle pour qu’elle s’adressât à moi directement. Avec la haute idée que je me faisais de M. Euvrard, du mathématicien supérieur dont mes camarades et moi admirons le talent, j’avoue que j’avais été étonné d’apprendre votre première rencontre avec elle, déjà. Je ne suis pas un illustre savant comme vous, monsieur ; mais si une femme mariée venait s’adresser à moi, à l’insu de son mari, sur un point concernant son mariage, je l’arrêterais immédiatement. Il est vrai que je ne suis pas non plus un prêtre. Je ne suis qu’un honnête homme et qui pratique simplement la morale laïque. »

— « Je savais, monsieur Darras, que l’habit que je porte vous est très suspect, » répliqua le Père avec un mélange de douceur et de fermeté dont son interlocuteur resta, malgré lui, impressionné. — « En allant chez vous tout à l’heure, je n’ignorais pas à quoi je m’exposais. Mais vous dites vrai : un prêtre n’est pas tout à fait un homme comme un autre. Il a des devoirs particuliers, dans l’accomplissement desquels il relève d’un jugement qui n’est pas de ce monde. C’est un de ces devoirs que j’ai rempli en recevant la confidence de Mme Darras, une première fois, sans qu’elle m’eût dit son nom, ni rien de sa vie, si ce n’est qu’elle avait besoin de mon assistance, en tant que prêtre. C’est un de ces devoirs encore que je remplis en acceptant d’être son ambassadeur auprès de vous. Vous avez bien voulu me dire votre estime pour mes modestes travaux. Faites-moi le crédit de penser que je ne me suis pas dérangé de mes études, » — et il montra de la main le tableau noir toujours couvert de ses hiéroglyphes algébriques, — « sans un motif extrêmement sérieux. Ce motif, c’est la profonde pitié que j’ai éprouvée devant une âme en détresse. Si je m’étais trouvé avec Mme Darras par exemple dans un accident de chemin de fer et qu’elle y eût été blessée, vous considéreriez comme très naturel que je vinsse vous avertir ?… La mission dont j’ai accepté de me charger n’est pas d’un autre ordre… »

— « Il y a cette différence, » répondit Darras, « que vous ne vous êtes pas trouvé avec Mme Darras par un simple hasard. Elle est venue vous chercher et vous l’avez conseillée… D’ailleurs, laissons ces vaines comparaisons. Puisque vous savez mes opinions religieuses, tout commentaire est inutile. Il m’est cruel que ma femme vous ait choisi comme intermédiaire. Mais elle vous a choisi, et, après tout, c’était son droit strict. Encore une fois, je vous écoute… »

— « Elle n’est pas venue me chercher, » rectifia l’Oratorien, « elle est venue chercher l’Église. Comment et pourquoi cet appétit, ce besoin plutôt d’une vie religieuse, avec toutes les pratiques qu’elle comporte, s’est-il éveillé en elle, profond, impérieux, irrésistible ? C’est un point, monsieur, que nous ne toucherons pas. Nous l’expliquerions de façons trop contraires. Il suffit que nous l’ayons constaté et que cette constatation soit indiscutable. Sa première visite m’en a été une preuve, et une preuve plus éclatante encore l’extrémité de souffrance qui l’a fait se précipiter hors de chez elle, vous fuir, vous qu’elle aime tant, fuir sa maison, quand elle a cru comprendre que jamais vous n’accepteriez l’idée d’un mariage religieux d’une part, et, de l’autre, que l’éducation catholique de sa fille était menacée. »

— « C’est faux, » interrompit Darras, « jamais cette éducation n’a été menacée, du moins par moi. Mme Darras ne peut pas vous avoir dit cela. Je m’étais engagé, en l’épousant, à permettre que nos enfants fussent baptisés et élevés religieusement. J’ai toujours tenu ma parole. C’est elle-même qui m’en a dégagé en manquant à la sienne, puisqu’elle est partie. Non, l’éducation religieuse de sa fille n’était pas menacée. Si elle l’est maintenant, c’est par sa faute, uniquement par sa faute. Je l’avais prévenue, dans notre dernière conversation, quand elle m’a déclaré qu’elle ne pouvait plus vivre avec moi, que si elle s’en allait je reprenais ma fille et tous mes droits de l’élever d’après mes idées. Elle s’en est allée ; je reprendrai ma fille, je l’élèverai d’après mes idées. C’est la mère qui l’aura voulu. »

Il avait parlé avec autant d’âpreté dans la voix que si Gabrielle eût été réellement là devant lui, au lieu du vieil ecclésiastique à la soutane délabrée, qui l’écoutait en l’enveloppant d’un regard d’une pénétration singulière. Le fait seul que le mari, si ombrageux pour ce qui intéressait l’intimité de son ménage, engageât cette discussion, attestait quelle déférence l’attitude de M. Euvrard lui inspirait déjà, même à travers ses préjugés. C’était le signe aussi du trouble intérieur devant cette question de conscience que les plus déterminés fanatiques ne résolvent pas sans trouble : l’arrachement de Dieu hors du cœur d’un enfant. Il y avait dans l’accent de Darras une protestation contre cette responsabilité. Cette nuance n’échappa point à la sagacité de l’Oratorien, qui interrogea :

— « Et maintenant, si Mme Darras rentrait chez elle, vous considéreriez-vous comme dégagé de votre parole ?… »

— « Si elle rentrait ?… » fit. Darras vivement. « C’est cela qu’elle vous a chargé de me demander ? Elle veut rentrer ?… »

— « Notre entretien a dévié, » dit M. Euvrard sans répondre positivement à la pressante phrase de son interlocuteur. — Il avait repris son accent méthodique où reparaissaient les habitudes d’ordonnance et de lucidité dans l’exposition, contractées devant le tableau noir. — « J’en étais à vous expliquer de sa part quels sentiments l’ont déterminée, sans préméditation, à un parti violent si opposé à son caractère. Sa raison a compris tout de suite qu’elle ne devait pas s’y tenir. Le choix de l’endroit où elle s’est retirée vous le prouvera, monsieur : même à ce moment, elle a pensé à vous et à sa fille. Elle a voulu pouvoir donner un motif plausible de ce départ à l’enfant, à la gouvernante, à la femme de chambre. Elle est à Versailles, à l’hôtel ***. — (Il le nomma.) — Elle a prétexté un avis du médecin et annoncé que vous alliez les rejoindre… Quand elle a été là, seule vis-à-vis de son action, elle s’est rendu compte qu’en s’enfuyant comme elle avait fait, impulsivement, elle avait seulement fourni une arme contre elle. Et, surtout, l’idée de votre chagrin l’a désespérée. Elle a pensé à revenir, comme elle était partie. Ses craintes pour l’avenir de l’éducation religieuse de sa fille l’ont ressaisie alors et l’ont arrêtée… Malheureuse, tantôt attendant une manifestation de votre colère, d’heure en heure, et que son enfant lui fût reprise par autorité de justice, tantôt espérant dans votre tendresse et que vous lui accorderiez ce qu’elle désire si passionnément, quelles heures elle a traversées, vous le devinez ! Elle s’était dit en partant : « Ma fille est à moi, je la défendrai. » Elle a pensé à aller chez un avocat. Elle n’en a pas eu la force. De raconter à qui que ce fût cette douloureuse histoire lui a été trop pénible… Elle m’en avait dit déjà une partie. Elle avait senti, dans cette visite, l’émotion de ma sympathie. Elle savait que vous connaissiez mon nom et mes travaux. Elle vous avait dit qu’elle était venue ici, une fois… Bref, dans cette agonie d’inquiétude, c’est à moi qu’elle a eu recours. Hier, dans l’après-midi, elle est arrivée. Elle était assise où vous êtes… Ah ! monsieur, si vous aviez vu ses larmes, si vous aviez entendu ses plaintes, vous ne me refuseriez pas cette concession à ses croyances qu’elle vous redemande aujourd’hui par mon entremise. Mettre une âme en demeure de choisir entre sa foi et son amour, entre sa conscience de chrétienne et le plus cher sentiment de son cœur, quand d’un mot on peut finir cet horrible conflit, j’en appelle à votre sens de justice, monsieur Darras, parce que je sais que la justice, c’est votre religion à vous, est-ce juste ? Plus simplement, est-ce humain ? »

— « Et moi, monsieur Euvrard, » répondit Darras, « je vous demanderai s’il est humain, s’il est juste de venir dire à quelqu’un : « Voilà douze ans que tu as fondé un foyer, avec toute la loyauté, toute l’affection dont tu étais capable ; douze ans que tu n’as travaillé, peiné, respiré que pour ce foyer. Tu en as défendu l’honneur contre les préjugés du monde. Tu en as eu l’orgueil et l’amour. Tes émotions d’époux et de père ont été toute ta raison d’être, toute ta joie de vivre… Maintenant tu vas déclarer que ce foyer n’était pas un foyer, que tu n’avais pas le droit de le fonder, que ta femme n’était pas ta femme, qu’elle était restée, ces douze ans durant, celle d’un autre et que tu le reconnais, que ta fille était née dans des conditions de moralité inférieure. Oui, tu vas le déclarer, publiquement, et sans le croire, devant le représentant d’une religion contraire à tes convictions les plus établies, c’est-à-dire que tu vas te déshonorer à la fois dans le passé et dans le présent. Sinon, ta femme s’en ira de chez toi. On te forcera de lui disputer légalement ton enfant. Tu veilleras seul à ce foyer qui te fut si cher… » C’est pourtant cet ultimatum que Mme Darras m’a signifié en quittant sa maison et qu’elle me signifie par vous en ce moment ?… Je ne l’ai pas accepté avant-hier et je ne l’accepte pas davantage aujourd’hui… Vous vous êtes acquitté de son message pour moi, voici celui dont je vous charge pour elle : si d’ici à quarante-huit heures elle n’est pas rentrée rue du Luxembourg, elle n’y rentrera jamais. Je peux encore pardonner son action en la qualifiant d’impulsive, comme vous le faites vous-même. Prolongée et par conséquent réfléchie, elle s’aggraverait à mes yeux, singulièrement. J’y verrais, — je ne mâcherai pas mes mots, — la plus abominable tentative de chantage sentimental. Répétez-lui ces termes, j’y tiens, et que, dans ce cas, je ne reculerai devant aucun moyen pour ravoir ma fille, devant aucun… Si elle rentre, je la recevrai, et j’oublierai ces deux jours d’aberration. Mais il me faut une garantie. Elle m’a offensé en me menaçant de partir, offensé en partant, offensé en me faisant parler par une tierce personne. Je veux qu’elle ait pris l’engagement de ne pas recommencer. Pour cela, j’exige, entendez-vous bien, monsieur Euvrard, j’exige qu’elle reconnaisse sa faute. Elle devra me déclarer formellement qu’elle retire tout ce qu’elle m’a dit dans notre dernière conversation et que je vais préciser. Elle m’a dit qu’elle ne se considérait pas comme mariée par un simple mariage civil ; elle se rétractera et dira que ce mariage est valable. Elle m’a dit que la naissance de notre enfant était coupable, et que nous n’avions pas le droit de l’avoir ; elle se rétractera. Elle promettra de ne plus jamais, jamais, jamais faire aucune allusion à un mariage à l’église entre nous. Moyennant quoi, tout sera fini… Je ne veux plus de cette guerre religieuse sous mon toit. Je connais Mme Darras. Elle est trop loyale pour manquer à une promesse solennelle. C’est pour cela que j’en veux une. Si elle se refuse à cette rétractation et à cette promesse, qui ne sont qu’un gage de paix pour l’avenir, c’est qu’elle ne veut pas de cette paix. Alors il est préférable d’en finir d’un coup et je ne la reçois pas. Telles sont mes conditions. »

— « Elles sont dures, monsieur, » repartit le prêtre, « elles sont bien dures ».

— « Elles sont sages », dit le mari en se levant, pour bien marquer qu’il n’entendait pas prolonger une conversation désormais inutile.

— « Permettez-moi de préciser un point encore, » insista M. Euvrard, qui s’était levé aussi. « Si Mme Darras refusait ces conditions, vous persisteriez dans votre résolution de lui reprendre sa fille. »

— « Cela va de soi, » dit Darras.

— « Vous ne l’empêcheriez pas de la voir, cependant ? ».

— « Cela va de soi encore. Ce sera une question à régler par les gens de loi. »

— « Vous ne la lui laisseriez pas maintenant, jusqu’à ce que l’enfant ait fait sa première communion ? »

— « Elle ne la ferait pas ! » dit Darras. « J’ai déjà répondu là-dessus à Mme Darras. Reprendre ma fille, pour moi, cela ne signifie pas la reprendre matériellement, mais moralement, et, tout d’abord, je vous le répète, j’entendrai user sans contrôle du droit que j’avais abdiqué, celui de diriger son éducation ».

— « Et vous vous indignez, » dit M. Euvrard, « qu’une mère chrétienne ait tremblé en vous voyant dans de pareilles dispositions, qu’elle ait perdu la tête, qu’elle ait voulu sauver la foi de son enfant en vous arrachant l’enfant elle-même ? »

— « Elle n’avait qu’à rester, jamais je n’aurais manqué à ma parole de la laisser élever sa fille religieusement. »

— « Je vous poserai de nouveau ma question de tout à l’heure, à laquelle vous n’avez pas répondu », reprit l’Oratorien : « Et maintenant, si elle rentrait, vous considéreriez-vous comme dégagé de cette parole ? »

— « Non, » fit Darras, après quelques instants de silence. Son passionné visage exprima le trouble nouveau où l’avait jeté cette interrogation si directe, esquivée une première fois. « Je n’en aurais pas le droit, puisque les choses reviendraient en l’état. Je ne veux pas que Mme Darras puisse relever un seul manquement de ma part au contrat moral que nous avons passé ensemble. Vous m’avez dit que la justice est ma religion. C’est vrai, et je vous en donne la preuve. Je ne me servirai pas du prétexte le mieux fondé pourtant et qui m’affranchirait d’une clause de ce contrat, celle qui m’a toujours été très pénible, qui m’est odieuse maintenant… Mais ce n’est qu’un prétexte. Non, non, je ne m’en servirai pas… »

Le Père Euvrard eut sur les lèvres cette phrase qu’il ne prononça point : « Attendez alors, pour lui renouveler cette promesse à elle-même. » Il avait été convenu en effet la veille avec Mme Darras qu’elle viendrait à midi chez l’Oratorien, savoir le résultat de la démarche qu’il devait tenter rue du Luxembourg dans la matinée. Encore vingt minutes, et elle serait ici. Depuis le moment où il avait introduit Darras dans son cabinet de travail, le prêtre ne faisait que penser au résultat possible d’une telle entrevue et de sa surprise. Dès la veille et aussitôt que Mme Darras était venue lui raconter son imprudente fuite il avait prévu le cas où le libre-penseur céderait sur ce point de mariage religieux et il s’était mis en mesure, à l’insu de Gabrielle même, pour que cette cérémonie fût rendue aussi aisée que le permettent d’inflexibles règles. Il était allé à l’archevêché demander, et il avait obtenu la dispense de toute publication, la dispense aussi de cet empêchement dirimant qu’implique par elle seule une situation comme celle où vivaient les Darras. Il avait passé chez le curé de Saint-Sulpice. Là il avait demandé et obtenu l’autorisation de faire lui-même ce mariage. Il n’avait qu’à se procurer deux témoins, deux employés, par exemple, de cette église de Saint-Sulpice, à quelques pas, et le mariage pouvait se célébrer dans cette petite chambre. Quelques mots prononcés devant lui et devant ces témoins, et Gabrielle et Darras étaient unis devant l’Église. Ce cruel antagonisme qui risquait d’aliéner pour toujours l’une de l’autre ces deux âmes, si dévouées et si sincères, était résolu. — Résolu ?… Ou bien exaspéré ? M. Euvrard n’osa pas hasarder l’alternative. Si Darras, dans cette rencontre inattendue avec sa femme, s’emportait en effet à un tel éclat que celle-ci ne pût plus jamais se décider au retour ? Si surtout ses préjugés contre l’Église le faisaient se révolter contre une facilité où il voudrait ne voir qu’un vain formalisme, au lieu d’y reconnaître une admirable et maternelle indulgence ? Le prudent Oratorien se tut donc. Il pensa que ce dénouement n’était pas mûr, et il laissa partir son visiteur. Il tomba alors dans une méditation si profonde qu’il fallut, pour l’en tirer, le double coup de sonnette de celle qu’il attendait cependant, et sur l’avenir de laquelle il réfléchissait avec l’absorption d’un théologien préoccupé du plus délicat, du plus douloureux des cas de conscience.

— « Vous l’avez trouvé chez lui ?… » demanda-t-elle, aussitôt entrée, avec une impatience de savoir, qui se transforma en une véritable détresse, quand M. Euvrard lui eut dit :

— « Il sort d’ici. Il y a un quart d’heure vous l’auriez rencontré. »

— « Et sa réponse ? »

— « Il refuse. »

— « Mon Dieu ! » gémit-elle en joignant les mains, « ayez pitié de moi !… Et il veut toujours sa fille ? »

— « Il la veut. Je lui ai parlé, comme nous en étions convenus, de vous la laisser jusqu’à sa première communion. Il refuse aussi. Il m’a chargé de vous transmettre ses conditions, car il en pose à votre retour. Il veut que vous vous rétractiez sur tous les points, que vous déclariez reconnaître la validité absolue de votre union actuelle, et que vous promettiez solennellement de ne plus jamais lui parler d’un mariage religieux. »

— « Je ne commettrai pas cette lâcheté, mon Père, » s’écria Gabrielle, « je ne ferai pas cette promesse. J’aime mieux ne pas rentrer… Je me sauverai… J’irai à l’étranger avec ma fille, sous un faux nom… Tout plutôt que de renier ma foi et d’offenser encore ce Dieu qui m’a tant punie !… Ah ! j’ai péché, mais que sa main est dure !… »

— « Elle s’adoucira, et bientôt… » dit le prêtre. « Ayez confiance. Je ne vous ai rapporté ce message de M. Darras que pour vous prouver combien j’ai eu raison de redouter les conséquences de votre départ irréfléchi. Je ne vous ai pas tout dit encore. Nous avons parlé de votre fille, deux fois. La seconde, j’ai pu sans effort amener M. Darras à renouveler sa promesse qu’il respecterait son éducation religieuse, si les choses demeuraient en état, — ce sont ses propres termes, — c’est-à-dire si vous rentriez. »

— « Oui, » dit-elle, « il croit me tenir par là, et il a trop raison. C’est un horrible calcul, et dont je ne l’aurais jamais cru capable… »

— « Ne le jugez pas sévèrement, » répondit le Père Euvrard.» Il ne le mérite pas. Je l’ai bien écouté, bien regardé. C’est un homme d’une absolue bonne foi. Il veut que vous rentriez auprès de lui, parce qu’il vous aime et qu’il vous croit sa femme très légitimement. Il respectera l’éducation religieuse de votre fille, parce qu’il l’a promis. Il fera cela, sans aucun calcul, je vous l’affirme, par devoir. Pour ce qui regarde l’Église, il est dans cet état que nous appelons l’ignorance invincible, et d’autant plus profondément qu’il est plus savant, de cette science mal ordonnée qui est une des grandes faiblesses de ce siècle. Il vit, par rapport à la religion, dans des préjugés qu’il prend pour des idées scientifiques. Il ne les a jamais vérifiés. Les vérifiera-t-il jamais ?… Je l’espère. Il faut, pour cela, qu’il voie auprès de lui des vertus chrétiennes… Il les aurait vues, et vous auriez obtenu tout ce qu’il vous dénie aujourd’hui, si vous aviez refusé de l’épouser il y a douze ans. Vous aimant comme il vous aimait, qu’aurait-il pensé en constatant que vous demeuriez fidèle à votre mari, même dans l’outrage et l’abandon ; que pour vous, le sacrement était vraiment la chose sacrée à laquelle rien ne peut toucher ; en vous regardant déployer toutes les qualités que vous avez, dans le renoncement et la foi ? Il aurait compris ce que vous avez compris devant la piété de votre enfant, qu’une force était là, surnaturelle… Mais la faute commise est commise. Vous en reconnaissez l’enseignement et vous ne pouvez pas le lui montrer. C’est votre suprême épreuve. Je vous disais l’autre jour que l’on ne sort pas si aisément de certains chemins. Le divorce est un de ces chemins. Vous en êtes la prisonnière, même à présent qu’il vous fait horreur et que vous avez démêlé ses funestes conséquences en vous, autour de vous, dans votre fils, dans ses rapports avec son beau-père, dans la triste union qu’il va contracter, dans vos rapports, à vous, avec lui et avec M. Darras… Ce refus d’un mariage religieux, c’est la dernière de ces conséquences… Mais comment y échapper ?… » — continua-t-il après s’être accoudé à sa table, le front dans sa main dans une attitude de réflexion profonde. — « Oui. Comment y échapper ?… La règle est absolue : vous n’êtes pas mariée avec cet homme… D’autre part, il y a le salut de l’âme de votre fille, et, par cette âme de votre fille, peut-être le salut du père… Si vous ne rentrez pas, plus d’éducation religieuse pour l’enfant, le père de plus en plus irrité contre l’Église.. Vous-même, si vous rentrez ?… Ah ! la prison ! la prison ! La voilà… » — Puis, après une nouvelle pause dont la longueur parut interminable à la pauvre femme qui se taisait, elle aussi, accablée et regardant son sort se débattre dans cette conscience d’un grand savant doublé d’un saint : — « Vous pouvez essayer de rentrer, » finit-il par dire, « avec votre fille, dès aujourd’hui. À aucun prix vous ne devez consentir au reniement que M. Darras a indiqué comme condition de ce retour, — à aucun prix… Il vous verra. Vous lui direz : — « Me voici, je ramène l’enfant, je reviens ; mais je ne peux pas renier ma foi. Si vous l’exigez, il faut que je reparte… » S’il l’exige, il faudra repartir… S’il ne l’exige plus, si son émotion de vous retrouver est plus forte que son orgueil, s’il recule sur ce point, alors, vous serez en droit d’espérer qu’il reculera sur l’autre un jour… Je vous ai dit qu’il était de bonne foi. Le principe de son changement possible, le voici. Il comprendra trois choses : la première, dont il commence à se rendre compte, en s’en désespérant, c’est que votre foi est bien vraie, bien profonde, bien sincère ; — la seconde, c’est que vous faites à l’éducation religieuse de votre fille le plus grand des sacrifices, et que le lien entre vous, maintenant, est là, uniquement là ; — enfin la troisième, qu’il n’y aura plus de bonheur entre vous, tant que vous porterez sur votre cœur ce poids de remords… Du jour où il aura compris ces trois choses, un travail s’ébauchera dans son esprit. Et moi, » — ajouta-t-il en montrant son crucifix : — « je prierai pour que Dieu fasse le reste ! »

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Quelques heures plus tard, quand Albert, rentrant de son bureau du Grand-Comptoir, où il avait passé toute cette après-midi encore à se dévorer d’inquiétude, arriva devant sa maison, il crut voir, — avec quel battement éperdu de cœur ! — le rideau remuer derrière la fenêtre du petit salon, au premier étage, et une silhouette, de lui trop connue, épier son retour. C’était Gabrielle qui l’attendait, dans un tel état d’agitation que, s’étant levée pour aller au-devant de lui, quand elle entendit son pas, elle retomba sur son fauteuil. Lorsqu’il la vit ainsi, toute pâle, les yeux lassés, les joues creusées, avec deux places blanchissantes aux tempes, où, quinze jours plus tôt, ses cheveux étaient encore dorés, une infinie pitié lui noya toute l’âme. Elle balbutiait :

— « M. Euvrard m’a dit tes conditions… »

— « Mes conditions ?… » interrompit-il, « il n’y a plus de conditions. Il n’y a plus que toi, toi qui es là, toi que j’aime, toi que je retrouve, et que je ne laisserai plus jamais partir. »

Et il l’avait saisie dans ses bras, et il lui prenait ses pauvres mains enfiévrées qu’il baisait en sanglotant, il la serrait contre son cœur. Elle le regardait avec une mélancolie infinie où luisait cependant un peu d’espoir. L’expérience que le vieux prêtre lui avait indiquée, sans oser la lui conseiller, avait réussi. Sa douleur venait d’avoir raison de l’orgueil d’Albert, sur un point. La suite du travail annoncé comme possible par l’Oratorien s’accomplirait-elle ? Gabrielle voulut l’espérer et elle dit au père : « Monte embrasser ta fille, mon ami… » mettant ainsi entre eux deux, et tout de suite, l’enfant à cause de qui elle était revenue, et dont la piété défendue par elle, — à quel prix ! — lui obtiendrait peut-être en retour, plus tard, ce vrai mariage qu’elle souhaitait si passionnément. Mais quand ?… Et si, comme il était très probable, Albert cédait un jour sur ce point par pitié, se le pardonnerait-il ? Ne rencontrerait-elle pas chez lui, à son tour, cette honte de manquer à ses convictions les plus intimes qu’elle subissait à ce moment ? Y avait-il une issue à la situation où les avait acculés leur mariage dans le divorce ?… Et se sentant la prisonnière de ce divorce, — comme avait dit si profondément le prêtre, — la mère de Lucien et de Jeanne maudit une fois de plus cette loi criminelle, à la tentation de laquelle sa faiblesse de femme avait succombé, loi meurtrière de la vie familiale et de la vie religieuse, loi d’anarchie et de désordre, qui lui avait promis la liberté et le bonheur, et elle n’y trouvait, elle après tant d’autres, que la servitude et la misère !

Hyères, novembre 1903 — Paris, juin 1904,

FIN