Un divorce (André Léo)/Chapitre 01

La bibliothèque libre.
Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 1-25).

CHAPITRE PREMIER


— Voilà de ces nouvelles qui écrasent ! Et vous aussi !… Quoi ! Ferdinand, vous allez être banquier, un homme établi, une raison sociale : Dubreuil et Desfayes ? Père de famille bientôt ; car il va sans dire que vous allez vous marier ?

— Certainement.

— Certainement ! Que vous êtes superbe et flegmatique ! Tout à l’heure vous étiez encore un joyeux camarade, et vous allez devenir ce qu’on appelle improprement un homme sérieux. Du camp joyeux du mouvement, vous passez dans celui de l’immobilité ; vous devenez le passé quand vous étiez l’avenir, et tout cela du même air dont vous videz plusieurs bouteilles ! En vérité…

— Camille, épargnez-moi vos plaisanteries françaises sur le mariage.

Camille éclata de rire.

— Voyons, Ferdinand, voyons ! Depuis un an que j’habite Lausanne, et après avoir fait quelques fugues chez nos voisins de Berne et de Genève, je sais à quoi m’en tenir sur tous ces grands airs. Ce que vous appelez légèreté française, mon cher, c’est tout simplement l’esprit de critique et de réflexion que vous n’avez pas. L’esprit seul s’agite ; la matière resterait immobile sans lui.

— Non, c’est que vous ne croyez à rien, tandis que nous sommes attachés à des bases solides…

— Que vous êtes résolus à ne pas même examiner. Franchement, vous êtes pour moi une énigme. Votre réforme, une chose immense assurément, c’est une source dont le courant gèle. Et de tout ainsi. Quelques-unes de vos institutions sont admirables, mais l’esprit qui les créa s’en est retiré ; vous ne parlez que de la Bible et de l’Évangile, mais vous êtes moins chrétiens que nous. Vos mœurs et vos lois ont réalisé une alliance étrange : vous avez pour âme le despotisme, et pour corps la liberté.

— Bon instrument qui vous manque, et que vous ne savez jamais garder, interrompit Ferdinand.

— Parce que nous la voulons plus vraie, reprit Camille avec feu. Votre liberté est étroite, sèche, aussi froide que ces grandes Alpes qui nous contemplent là d’un air écrasant. Ici — poursuivit-il en parcourant de l’œil la campagne peuplée de villas, qui descend ondulée jusqu’aux bords du lac, et Lausanne, dont les toits étincelaient de l’autre côté du ravin, — ici, partout la barrière, l’enclos, la borne ; la propriété jalouse, morcelée, hargneusement défendue ; rien pour le poëte, rien pour le pauvre ; un ordre froid, égoïste, et çà et là, à l’entrée des sentiers les plus séduisants, ce poteau caractéristique, édicteur de menaces contre tout promeneur indiscret, et portant, dans ce patois qui vous distingue, défense de trajeter

— Ne dirait-on pas qu’en France la division de la propriété n’existe pas ? dit Ferdinand en haussant les épaules. Ah çà ! qu’avez-vous aujourd’hui ? que vous a-t-on fait ?

— Mon cher, une déception est un mal. Las des sottises qui se font en France, je pars avec ma boîte et mes pinceaux, je baise avec enthousiasme le sol de la libre Helvétie ; je contemple, j’admire, je parcours les montagnes. C’était l’automne ; une splendeur incomparable ! tout le jour me vautrant dans les hautes herbes, buvant du lait dans les chalets, et puis causant le soir avec quelque syndic en tablier de cuir, ou quelque magistrat laboureur. Force poignées de main, libations dans les caves et vanteries magnifiques. Je m’y grisai ; on a reçu de ma plume en France des épîtres dithyrambiques en votre honneur, et mes amis crédules s’imaginent encore, à l’heure qu’il est, que la Suisse possède là, sans qu’on s’en doutât, la pierre philosophale, introuvée ailleurs, outre ces vertus patriarcales et déclamatoires, cette vie simple et pure dont Rousseau, Gessner, Florian ont fait de si doux tableaux. Ferdinand, je me tais, car vous voici rouge comme votre drapeau, sans la moindre partie blanche ; vous êtes sur le point de vous fâcher.

— Je ne me fâcherai point, répondit Ferdinand Desfayes, en s’adossant les bras croisés contre un des tilleuls en fleur qui bordaient la route, je ne perdrai point mon temps à me fâcher de ce qu’un Français parle de choses qu’il ne connaît pas. D’ailleurs, nous venons de trinquer ensemble, et je sais que vous n’êtes pas de force à vider un verre d’Yvorne sans divaguer.

— Le fait est que sur ce point vos capacités sont merveilleuses. Mais je ne sais effectivement ce qui me tient de vous taquiner ainsi. Restons-en là sans rancune. Et, maintenant, mon cher, merci de votre aimable compagnie. J’étais venu jusqu’ici pour un paysage ; or, un artiste préoccupé de son œuvre est facilement de mauvaise humeur. Au revoir !

— C’est-à-dire que je vous gênais ? Eh bien ! je croyais au contraire que c’était vous qui persistiez à m’accompagner.

Camille ne releva pas cette observation et se hâta de donner au jeune Vaudois l’adieu d’une poignée de main. Mais au lieu de se séparer après cela, ils se remirent à marcher du même côté.

— Ah çà ! où allez-vous donc ?

— Et vous ?

— Là, dans une campagne, tout proche.

— À Beausite, peut-être ?

— Justement.

— Mais, mon cher Camille, c’est dimanche aujourd’hui ; vos élèves ne vous attendent pas.

— Non, mais j’ai mes crayons sur moi, et je veux croquer paysage du haut des rochers qui dominent le bois. C’est un admirable point de vue.

— Êtes-vous content des petits Anglais ?

— Assez. D’abord ils m’ennuyaient, et je n’étais venu que sur les instances du père, qui paye d’ailleurs comme un véritable lord ; mais le petit rouge a vraiment des dispositions, et puis la promenade est charmante, et…

— Il paraît bien que vous la trouvez charmante, puisque vous la faites sans utilité…

— Connaissez-vous sir John Schirling ?

— Non ; j’ai entendu dire seulement qu’il était fort original. On s’étonne beaucoup de ce qu’il fait donner des leçons à ses enfants par mademoiselle Mathilde Sargeaz, personne décriée à Lausanne pour ses opinions et ses manières. Mais le père Grandvaux a dans sir John un locataire précieux ! on m’a dit qu’il payait trois mille francs le premier étage de Beausite, et qu’il l’a loué pour plusieurs années.

— Il est curieux, hein ! ce père Grandvaux, doux, cordial, paternel comme un patriarche, aimé de ses enfants, hospitalier, rond, et cependant surnommé à Lausanne le Vieux dur à cuire. Vous savez ? on dit que c’est par l’usure qu’il s’est enrichi.

— On le dit, répliqua M. Desfayes d’un air insouciant. Mais vous êtes donc reçu chez lui ?

— Parfaitement. En qualité de collègue, j’ai dû faire connaissance avec sa nièce, mademoiselle Mathilde, dont je connais aussi beaucoup le frère, Étienne Sargeaz, et, grâce à eux, j’ai été admis d’abord à la jouissance complète de la campagne et de tous ses points de vue ; puis invité à descendre dans la cave du père Grandvaux, ce dont j’ai médiocrement usé ; enfin on m’a fait asseoir à la table même de la famille, et j’y ai soupé deux ou trois fois.

— Ah ! vraiment ? je ne savais pas cela. Et probablement, vous avez fait le portrait de ces demoiselles ?

— Mais oui. Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Oh ! rien du tout. Moi, je ne les connais pas. Je suis allé à Beausite seulement deux fois, mais nous avons passé tout le temps à la cave et dans le jardin, et je n’ai pas vu les dames.

— Ô Suisse ! ô mœurs !… Vous aimez cependant assez les femmes, Ferdinand, mais seulement de la même manière que vous aimez le vin d’Yvorne. Pauvre malheureux ! À propos, que faites-vous de cette petite couturière si coquette et si jolie, avec laquelle vous avez tant dansé l’autre jour à la fête champêtre ?

— Rien du tout, répondit Ferdinand en haussant les épaules ; je suis décidé à me marier.

— Ce qui veut dire que vous cherchez une dot ? ajouta Camille d’un air méprisant.

— Sans doute, mais pas à tout prix, comme vous avez l’air de le penser. Ainsi, je tiens à épouser une jolie personne.

— C’est vraiment… désintéressé.

— De plus, honnête et bien élevée.

— À merveille ! Du reste, mon cher, vous êtes fait pour prétendre à tout.

Et en disant cela, Camille, qui s’était arrêté comme Ferdinand devant la grille de Beausite, contemplait avec un demi-sourire railleur la haute stature, les larges épaules et la figure assez belle, mais vulgaire, du futur banquier vaudois, lieutenant de carabiniers dans l’armée fédérale, tandis que celui-ci, de son côté, jetait un regard assez dédaigneux sur le visage pâle, fin et accentué du jeune peintre, qu’il dépassait de la tête.

— Savez-vous que le père Grandvaux a fait de ça une magnifique propriété ? dit Ferdinand en poussant la grille.

— Quoi ! vous allez à Beausite ! s’écria Camille.

— Oui, répondit Ferdinand. — Retirant de dessous sa moustache un bout de cigare consumé, il le jeta ; puis, s’occupant aussitôt d’en rallumer un autre, il ajouta négligemment :

— J’ai une petite affaire à traiter avec Grandvaux.

Camille en l’observant devint pensif. Ils marchaient l’un à côté de l’autre en silence. Ferdinand jetait les yeux autour de lui avec intérêt, et comme s’il eût vu Beausite pour la première fois. À l’autre bout de la longue avenue de jeunes tilleuls qu’ils suivaient on apercevait la maison.

Elle s’élevait à l’extrémité d’une vaste prairie, au-devant d’un bois qu’à distance elle semblait toucher. Ce bois, dont la ligne sinueuse se prolongeait à droite et à gauche, indiquait le cours du petit torrent qui, après avoir traversé Lausanne, court dans la campagne, en se rendant au lac par le plus long chemin. La prairie, bosselée de fortes ondulations, — car dans ce pays la plaine est à peu près inconnue, — était parsemée de bouquets de sapins ou de mélèzes, au-dessus desquels s’élevait çà et là un gracieux bouleau.

— Quand on songe, s’écria Ferdinand en sortant de sa méditation, que le vieux Grandvaux a acheté ce terrain-là, il n’y a pas plus de quinze ans, pour le prix dérisoire de cinquante mille francs, et que maintenant, à force d’acquêts et d’améliorations, sa propriété en vaut plus de trois cent mille !

— Décidément, mon cher, je vous soupçonne de chercher une dot ici, dit Camille, dont la voix s’altéra un peu.

Ferdinand lança un regard de côté à son interlocuteur, et répliqua sèchement :

— Pas du tout. Je vous ai dit que je ne connaissais pas les demoiselles.

Et, avec un soin minutieux, il époussetait la cendre de son cigare.

— Vous ne resterez pas longtemps dans cette ignorance, reprit du même ton le jeune Français, car voici l’aînée.

Deux jeunes filles s’avançaient vers eux dans l’avenue, du même pas, en causant. L’une (une petite personne qui parlait très-vite, et dont les gestes et la démarche étaient un peu saccadés), portait une toilette de ville : chapeau de paille garni de simples rubans, robe et mantelet de soie noire ; l’autre avait sur la tête un grand chapeau de paille rond, à rubans flottants, et une robe de perse blanche et rose, sans ornements. Mais quel luxe de jeunesse et de beauté !

C’était une forte et gracieuse fille, aux épais cheveux blonds, l’œil d’un bleu sombre, le teint blanc, des joues roses, des lèvres épanouies, la taille riche, et par-dessus tout un air d’innocence, de confiance et de bonheur. Il était vraiment impossible de la voir sans l’admirer, et sans éprouver en même temps cette foi qui semblait l’animer elle-même pour les belles et bonnes choses dont elle était comme l’affirmation vivante. S’arrêtant voir passer, les deux jeunes gens ne virent qu’elle, et lorsqu’en les saluant son regard glissa, vif et brillant, sur Ferdinand Desfayes, le jeune homme à marier se sentit ému.

— Ma foi ! je ne l’aurais pas crue si belle, dit-il un peu suffoqué.

— Avouez donc que vous veniez pour la voir, dit Camille rudement.

— Eh bien ! quand ça serait ? Auriez-vous quelque droit à me le défendre ?

— Moi ! répondit le peintre avec un petit rire sec. Allons donc ! quelle ironie ! un pauvre diable songer à la fille d’un usurier !

— Usurier ou non, répliqua Ferdinand en fronçant les sourcils, le père Grandvaux n’a jamais rien eu à démêler avec la justice, et ceux qui en disent du mal sont des plus empressés à lui serrer la main et à profiter de son hospitalité.

— Quelle chaleur déjà !

— Taisez-vous donc, Camille. Je ne m’enflamme pas si vite. Me prenez-vous pour un Français ?

— Vous cherchez à dissimuler, Ferdinand ; mais je l’ai vu, mademoiselle Claire vous a ébloui. C’est assez naturel du reste, et il faut vous rendre cette justice que vous êtes parmi les hommes de ce pays un des moins insensibles au prestige féminin, si bien que je vous croirais destiné, mon cher, malgré la Bible, si vous vous mettez en ménage, à régner sans gouverner.

— Vous croyez ? Ce qui est certain, Camille, c’est que vous avez de l’amertume. Pourriez-vous m’apprendre d’où cela vient ?

— Impossible, mon cher ; et pour une seule raison, c’est que je n’en ai pas.

Ferdinand se mit à siffloter assez ironiquement ; Camille haussa les épaules et s’occupa de regarder à droite et à gauche d’un air dégagé. Ils arrivèrent ainsi au bout de l’avenue, en face de la maison, que précédait une corbeille de fleurs. Cette maison n’avait qu’un étage, surmonté de mansardes ; un jasmin et de jeunes vignes l’égayaient de leurs bouquets verts. À gauche se trouvait la ferme, à droite le jardin fruitier.

— N’est-ce pas la cousine de mademoiselle Grandvaux, mademoiselle Mathilde Sargeaz, qui l’accompagnait ? demanda Ferdinand.

— Précisément. Vous ne la connaissiez pas ?

— Oh ! elle est assez connue de réputation. C’est une personne si extravagante. Mais je ne lui ai jamais parlé.

— C’est une personne fort distinguée. Mais il est assez naturel que dans votre pays vous ne puissiez la souffrir, puisqu’elle a l’esprit indépendant et qu’elle ne croit pas à la Bible, ni à la sujétion des femmes.

— Comme cela, elle vous conviendrait, à vous ? demanda Ferdinand en s’arrêtant et en regardant Camille fixement.

Celui-ci partit d’un éclat de rire.

— Eh bien ! ma foi ! non. Pour être franc, je l’avoue, j’aime mieux la laisser épouser aux autres.

— Vous voyez bien, mon cher, je vous le disais : Voilà comme vous êtes conséquent dans vos théories !

Et sur ce mot, profitant de son avantage, le lieutenant fédéral de carabiniers se dirigea rapidement vers la maison, sans laisser à son compagnon le temps de répondre.

— Bonjour, Jenny, dit Camille, en s’adressant à une grosse fille barbouillée qui parut au seuil de la cuisine. Pouvons-nous voir ces dames et M. Grandvaux ?

— Monsieur et mademoiselle Anna sont à la cour, répondit Jenny en jetant un coup d’œil d’intelligence derrière la porte de la cuisine, où se cachait probablement la maîtresse du logis.

— Bien. Allons à la cour, dit Camille. Et, suivi de Ferdinand, il se dirigea vers la ferme.

La ferme vaudoise ressemble peu aux fermes françaises. Ni troupeaux de moutons, ni chèvres grimpantes, ni généralement tous ces commensaux ailés dont la liberté criarde répand autour de la maison rurale tant de vie. Souvent même la charrue en est absente ; le blé, bonne petite plante aux mœurs placides, ne se plaisant ni aux pentes folles ni aux bords escarpés. La vigne, en revanche, couvre les collines, gravit les monts, grimpe aux rochers, et montre ou ses nœuds tristes ou ses pampres riants, partout où a pu se poser avant elle le pied de l’homme.

On ne trouve presque nulle part en Suisse de terrain inculte, pas un coin où la ronce ait pu vivre en paix. La montagne et les glaciers laissent à ce peuple peu d’espace ; aussi, dans les lieux mêmes où manquait le terrain, portant la terre sur le roc et l’y maintenant par des murailles, il a planté ; et jusqu’au front du rocher perpendiculaire et sourcilleux on voit s’étaler des espaliers, dont les branches supérieures vont atteindre les racines de quelque jardin suspendu.

Sur les pentes moins rapides, ou dans les terrains ombreux, c’est la prairie ; mais la prairie épaisse, chevelue et solitaire, où ne bondit et ne rumine aucun troupeau. De toutes parts c’est l’utile qui règne, l’industrie, la patience et l’intelligence humaine, et certainement cela est bien ! mais ainsi partout l’empreinte de l’homme se substitue à celle de la nature, et peu à peu s’effacent les traits de ce grand visage, doux, sublime, austère et rêveur, sous l’uniforme dessin que trace sans art un rude ouvrier.

Partout l’infini cède à la mesure, l’ensemble au détail ; et la lande sans rivage, le coteau hérissé de broussailles, aux sentiers perdus, les grandes forêts, les ajoncs sauvages, les herbes folles, s’en vont !…

Elle est donc symétrique et un peu froide, la ferme vaudoise, avec ses étables fermées, où ruminent, dans une chaude obscurité, les vaches laitières, et ses poules en cage, perchées sur une patte et le plumage hérissé, qui d’un air mélancolique, à travers les barreaux de leur volière, contemplent le jardin sans ombrage et le champ de blé veuf de bluets.

Cependant, quelque poétique influence donnait à la ferme de Beausite un aspect plus heureux ; car au moment où Ferdinand et Camille entrèrent dans la cour, il y régnait une grande animation ; c’était une foule bruyante de poulets, de canards et de dindons, se poussant et s’empressant autour d’une jeune fille, assise sur une pierre, et qui, serrant d’une main contre elle son tablier gonflé de grain, de son autre main ouverte distribuait la pâture aux volatiles affamés.

À peine étendue, la petite main devenait vide, et quand elle revenait du côté du tablier plein, la foule emplumée la suivait avec des regards et des cris de désir, et les plus hardis sautaient sur les genoux de la pourvoyeuse ou sur ses épaules. Au milieu des glapissements, des piaillements, des sifflements de ce populaire, le rire argentin de la jeune fille retentissait, et par moments sa voix douce et claire s’efforçait d’être grondeuse.

— Là ! un peu de patience ! vous êtes aussi trop gourmands ! Retire-toi un peu, gros, et laisse manger ce petit. Vous n’avez pas de justice du tout, mes pauvres bêtes !

Malgré ces exhortations, il arrivait là ce qui se produit dans toutes les foules : l’émulation stimulant l’avidité, le désir de chacun s’emportait, par la peur du bien des autres, jusqu’à l’exaspération, et les choses allèrent si loin, qu’un gros dindon, plusieurs fois repoussé déjà, vola sur la tête de la jeune fille.

— Oh ! c’est trop fort ! s’écria-t-elle ; et, son cou délicat, fléchissant sous le poids, le lourd volatile retomba, emportant à ses pattes quelques cheveux blonds.

— C’est trop fort ! répéta Camille.

Mademoiselle Anna Grandvaux, retournant la tête, le salua en souriant.

Celle-ci était une très-jeune personne, de taille fluette. À première vue, on ne songeait pas à se demander si elle était oui ou non jolie, car elle n’éveillait l’attention en aucune manière de ce côté-là. On éprouvait cependant à la voir une impression agréable et douce, et bientôt on remarquait la beauté de ses longs cils, qui jetaient l’ombre d’une douceur adorable sur ses yeux limpides et profonds ; on admirait les lignes de son front bombé, sa bouche délicate et pure, et de même qu’en regardant avec attention une petite fleur, que nous avions jusque-là foulée avec indifférence, nous découvrons en elle d’admirables richesses de dessin et de coloris, plus on observait ce visage, plus on y trouvait de charme et de fines beautés.

— Mademoiselle Anna, reprit Camille, vous faites donc toujours vos délices de toutes ces bêtes-là ?

— Oui, monsieur, cela m’intéresse beaucoup. Mais vous cherchez mon père, n’est-ce pas ? Je vais l’appeler. Venez d’abord à la maison, il fait chaud, et vous devez avoir besoin de vous rafraîchir.

Elle replaçait en même temps, dans un panier bourré de laine, trois ou quatre de ces poulets de l’espèce cochinchinoise qui, hauts sur jambes et le croupion dégarni de plumes, protestent, par leur seul aspect ridicule et piteux, contre les tortures de leur acclimatation dans nos pays froids. Pépiant à ses pieds, ils se laissaient prendre tour à tour avec un petit cri de répugnance, dernière protestation de leur sauvagerie contre les usages de la civilisation.

Mademoiselle Grandvaux les arrangea avec autant de soin qu’elle eût fait de poupons dans un berceau, les couvrit d’une étoffe de laine, et, le panier au bras, se dirigea, suivie de Camille et de Ferdinand, vers la maison.

Ils trouvèrent sur le seuil M. Grandvaux causant avec son fermier, lequel avait le chapeau sur la tête, les bras croisés et l’air assez rogue, tandis que le maître, un grand vieillard à figure carrée, presque bénigne, l’écoutait dans une pose pleine de bonhomie.

— Eh ! mon Père[1] ! s’écria-t-il en apercevant les deux jeunes gens, vous faites bien de venir nous voir. Eh ? comment va ?

Il secoua la main de ses hôtes. Le fermier, toujours le chapeau sur la tête, attendait qu’on le saluât.

— Bonjour, père Giromey, dit Ferdinand en lui donnant aussi une poignée de main.

Camille alors adressa au fermier un léger salut, que celui-ci ne jugea pas à propos de lui rendre.

Mademoiselle Anna avait disparu.

— Entrez vous asseoir, dit M. Grandvaux.

— Ces messieurs auraient plutôt besoin de se rafraîchir, observa le fermier.

— Ne savez-vous pas, Giromey, répliqua M. Grandvaux, que M. Camille est Français, et que les Français n’aiment pas à boire le vin dans la cave, comme nous autres ?

— Oh ! que oui ! des drôles de gens, ça ne boit ni ne mange ; aussi les maîtres d’hôtel s’en soucient comme de rien du tout. Moi, je crois toujours que c’est par économie. On n’est pas riche en France, n’est-ce pas ? monsieur, ajouta Giromey d’un air méprisant, en s’adressant à Camille.

— Pas beaucoup, monsieur Giromey. Mais il y a encore assez d’argent pour qu’on pût acheter aisément toute la Suisse, si l’on voulait.

— Eh ! riposta le fermier, on pourrait voir. Vous n’auriez qu’à apporter votre argent, et l’on vous donnerait du plomb en retour.

Une salve de rires patriotiques accueillit cette plaisanterie, et M. Grandvaux dit, en secouant la main du fermier :

— Vous êtes un fameux farceur, allez.

Puis il fit entrer dans la maison ses visiteurs.

Quand Giromey se vit seul, une grimace de mécontentement succéda sur son visage à l’épanouissement du succès, et, tout en grommelant : « Vieux ladre ! » il s’éloigna d’un pas traînant.

— Nous descendrons à la cave tout de même, n’est-ce pas ? dit M. Grandvaux à ses hôtes, aussitôt qu’ils furent entrés. C’est à cause de ce fainéant de Giromey que je disais ça, parce qu’il aurait voulu descendre avec nous ; ça ne demande qu’à boire tout le jour sans travailler. Un homme qui a sa pleine maison d’enfants ! Eh ! mon Père ! que pensent donc les gens ? Moi qui suis vieux, je ne peux pourtant pas comprendre comment on reste sans rien faire. Nous allons descendre, n’est-ce pas !

— Comme il vous plaira, dit Ferdinand. J’étais venu vous dire un mot de la part de Dubreuil…

— Moi, dit Camille, en qualité de Français, je vous demanderai la permission d’aller plutôt faire un croquis dans vos bois, ou de tenir compagnie à mademoiselle Anna.

— À votre volonté, mon cher monsieur. Mais, voyez-vous, la petite a son ouvrage ; nous travaillons tous dans la maison. Allez donc dans le bois, puisque ça vous fait plaisir.

Ces Français, continua M. Grandvaux après le départ de Camille, tandis qu’il allumait une chandelle, posée en faction à la porte de la cave, ces Français sont toujours à tourner autour des femmes. Je vous demande ce que mes filles ont à faire de celui-là. Savez-vous ce qu’il est venu chercher dans le pays ?

— Il y est venu comme peintre ; mais la politique y est bien aussi pour quelque chose. C’est un bon garçon, mais de caractère un peu frondeur.

— Moi, ce sont les Sargeaz qui me l’ont amené. Les pauvres enfants ! je n’en veux pas dire de mal, et d’ailleurs tout le monde les connaît bien ; mais ce sont tous les deux de tristes têtes, chacun dans son genre, et mon pauvre beau-frère m’a laissé là une rude corvée en me priant de veiller sur eux. Ça n’est pas que j’y crains ma peine, mais c’est parce qu’ils tournent mal. Et voyez-vous, quand on est bon, l’on prend vraiment trop de chagrins pour les autres… Je veux vous faire goûter de celui-ci : c’est du salvagnin de ma vigne.

M. Grandvaux essuya du pan de sa redingote un verre qu’il prit sur le tonneau, le remplit, but le premier, remplit le verre de nouveau, et le tendit à Ferdinand. Pendant ce temps, celui-ci disait :

— Étienne est un bon garçon, un excellent camarade.

— À vous ! Et dites-moi s’il manque de feu. Un bon garçon ! Oui, certainement, un bon vivant, un cœur d’or, mais pas plus de cervelle qu’un lièvre, mon cher Desfayes, et un garçon qui n’a pas de fortune du tout, passer sa vie au café, non-seulement à boire, mais encore à brasser les cartes, sans songer à l’avenir, vous m’avouerez que c’est une pitié. Je ne dis pas cela pour ceux qui ont de l’argent, monsieur Ferdinand, et qui ont encore de quoi se retourner, même après avoir fait quelques sottises ; mais ceux qui n’ont rien doivent travailler, et rudement. Mon père ! si je n’avais ainsi, moi, je serais encore à piocher la terre à la journée, et mes filles ne seraient pas de bons partis, comme elles sont. Combien de fois ai-je fait mon repas d’un verre d’eau et d’un morceau de pain ! Eh bien ! qu’en dites-vous du salvagnin ?

— Ma foi, monsieur Grandvaux, c’est du bon !… du très-bon !… fameusement bon !… Et à présent que vous en avez comme ça, je suis sûr que vous ne regrettez pas votre verre d’eau. Eh ! eh ! eh !

— Bah ! je n’y tiens pas tant pour moi, allez. Ce qui me rend le cœur joyeux, c’est de voir mes petites heureuses et bien élevées.

— Vous pouvez être fier de vos filles, monsieur Grandvaux, dit le jeune homme d’un ton pénétré, et certainement votre ainée, mademoiselle Claire, est la plus belle personne du canton.

— Ah ! vous trouvez ? dit le bonhomme en lui lançant un coup d’œil pénétrant. Bah ! la beauté ce n’est rien ; mais ce que je puis dire, c’est que celui qui est là-haut m’a fait en elles deux un grand cadeau, car elles sont douces, bonnes, et d’excellentes ménagères, comme ma pauvre vieille. Ma foi ! ceux qui les auront ne seront pas attrapés ; mais je ne suis pas pressé de m’en défaire.

— Je le crois ; cependant il ne faut pas attendre trop longtemps pour marier les jeunes filles ; mademoiselle Claire est d’âge, il me semble.

— Oui ; elle va avoir ses vingt ans. Mais ça ne presse point. Déjà il ne manque pas de gens qui me l’ont demandée ; mais, moi, ce à quoi je tiens surtout, c’est à un honnête garçon, solide et rangé.

— Vous avez tout à fait raison, monsieur Grandvaux, et, si j’étais père, je penserais comme vous. Mais, bah ! la raison vient toujours une fois ou l’autre. Ce n’est pas que j’aie jamais fait de grandes folies, mais je me suis senti tout à coup las de vivre, comme ça, sans savoir pourquoi. Vous savez que je suis devenu l’associé de Dubreuil ?

— Oui, on me l’a appris ; et, ma foi ! à vous dire vrai, j’en ai été tout content. J’ai connu votre père, un digne et brave homme, et je m’intéressais à vous. Je trouvais que c’était dommage. Vous m’excuserez, n’est-ce pas ! Moi, j’ai le cœur sur la main, et je dis tout ce que je pense.

— Au contraire, je vous en remercie bien, monsieur Grandvaux.

— Oui, ç’aurait été dommage si le fils de votre père n’avait pas fini par devenir un homme sage, sérieux, distingué. Savez-vous que vous allez gagner de l’argent dans cette banque ? Dubreuil est une fine mouche, et il vous mènera bien. Il ne vous reste plus qu’à vous marier.

— C’est bien à quoi je songe, monsieur Grandvaux ; mais ce n’est pas une petite affaire. Tenez, vous qui êtes entendu à tout, vous devriez m’aider.

— Oui-da ! fit le bonhomme en goguenardant (mais ses yeux gris pétillaient de satisfaction), il sied bien à un vieux comme moi de s’occuper de choisir une femme. Vous riez ? Combien donc vous faudrait-il de dot ?

— Oh ! le plus est le mieux, il va sans dire. Mais je me contenterais d’autant que j’apporte, si la femme, du reste, me plaisait.

— Et combien apportez-vous ?

— Cinquante mille francs.

— Euh ! euh !… Ah çà ! nous ne buvons pas ; qu’est-ce que ça veut dire ? Goûtez-moi de ce vin du Rhin. C’est encore ma vigne qui me l’a donné. Et j’ai bu du johannisberg qui ne lui était pas supérieur. Mais vous m’en direz votre avis, là, franchement.

Dès lors ils ne s’occupèrent que de déguster et d’apprécier savamment le mérite des différents vins, debout en face l’un de l’autre, se passant le verre, buvant à petits coups, et laissant tomber entre deux gorgées, savourées avec lenteur, une phrase, un lambeau de phrase, quelquefois un mot. On le croira difficilement ; mais ce ne fut qu’au bout de deux heures que M. Grandvaux et son hôte reparurent à la lumière du jour, assez profondément émus l’un et l’autre, mais solides et bien portants.

Camille ne s’était pas dirigé du côté des bois ; il avait remonté l’avenue, où naturellement il rencontra mademoiselle Claire, qui, après avoir accompagné sa cousine jusqu’à la route, s’en revenait. En le voyant venir seul, elle sourit en rougissant. Camille n’avait plus son visage fin et moqueur, mais une expression de douceur timide, qui vraiment lui seyait fort bien. Ils se dirent bonjour une seconde fois, et tous deux en même temps, avec une entente remarquable, se mirent à casser une petite branche du sapin auprès duquel ils se rencontraient et qu’ils effeuillèrent les yeux baissés, avec une attention presque égale.

— Avez-vous fini votre paysage, monsieur ?

— Non, mademoiselle ; j’étais venu pour y travailler, mais j’ai rencontré quelqu’un et… je l’attends.

— Ce monsieur qui était avec vous ?

— Oui, mademoiselle ; il est maintenant à la cave avec votre père.

— Ainsi vous n’avez pas eu le courage… ? dit-elle avec un charmant sourire, où se lisait une sorte de reconnaissance pour les mœurs de bonne compagnie du jeune Français.

— Non, il m’en aurait fallu trop, répondit-il avec un regard très-expressif.

— Il fait si beau ! reprit-elle hypocritement, en baissant les yeux.

Camille soupira profondément. Il y eut un instant de silence qui embarrassa la jeune fille. Elle se remit à marcher, et Camille la suivit. Claire attachait ses yeux sur la prairie tout en fleurs, où étincelaient et bourdonnaient les insectes, et, respirant à pleine haleine l’enivrant parfum des tilleuls, elle sembla de ses lèvres roses et candides exhaler le bonheur, en disant :

— Quelle magnifique journée !… Et quel beau ciel ! ajouta-t-elle encore en regardant les nuages épars sur le vaste fond bleu.

— Oh ! je n’aime pas, s’écria Camille, ces ciels d’été avec leur éternel sourire suspendu. Ne trouvez-vous pas qu’ils semblent nous narguer quelquefois ?

— Mais non ! dit la jeune fille étonnée.

Avec ce dogmatisme religieux dont l’éducation protestante est imprégnée, elle ajouta :

— Ils me sembleraient plutôt comme un reflet de la bonté suprême de celui qui veille sur nous.

— C’est que vous êtes heureuse, vous, et nullement disposée à souffrir, dit-il avec amertume.

— Mais vous, monsieur Camille, vous avez quelque chose, quelque ennui, certainement ?

— Oui, répondit-il.

— Et… puis-je vous demander ? reprit-elle en hésitant.

— Jamais je ne raconte mes chagrins, mademoiselle.

— À personne ?

— À personne… excepté à ceux qui sauraient les deviner.

Claire ne répondit pas ; ils rentrèrent pensifs à la maison.

On retint à souper Ferdinand et Camille. Ce dernier refusa d’abord, et ne céda que par politesse. Il observait de l’œil Ferdinand, qui, de son côté, jetait des regards enflammés sur mademoiselle Claire, sans beaucoup lui parler d’ailleurs, bien qu’il fût assis à côté d’elle. Les mœurs protestantes, qui, inspirées de la Bible, en ont l’âpreté et la rudesse, n’offrent pas de milieu commun à l’homme et à la femme autre que ces rapports, marqués si largement et si principalement dans le livre antique, la table et le lit conjugal. Ils vivent séparés ; chacun a sa sphère : elle, la maison ; lui, la cité. Elle est Rébecca humble et soumise ; lui, le chef, le maître, Isaac.

Cette séparation a déposé fortement son empreinte sur l’un et sur l’autre : l’homme est lourd, rude, adonné à l’ivrognerie, et comme enveloppé dans sa gangue ; la femme, par un assemblage de tons heurtés, sous l’empire d’impressions contraires, est à la fois sèche, vulgaire et mélancolique. L’instruction qu’elle reçoit est assez étendue, mais en même temps bornée de toutes parts, et sa seule occupation étant le ménage, ces connaissances arrêtées, dont elle ne sait que faire, lui donnent facilement de la raideur d’esprit et de la pédanterie.

Les sujets de conversation que choisit le jeune prétendant, tout en dévorant du regard la belle proie qu’il convoitait, furent la chasse, qu’il aimait, et les affaires de banque. Le père Grandvaux paraissait trouver cela fort bien ; madame Grandvaux n’ouvrait la bouche que pour proposer quelques mets à ses convives, et veiller au service avec l’attention d’un humble fonctionnaire pénétré de ses devoirs. Claire était pensive ; Camille, par éclairs, lançait des boutades et des sarcasmes, dont Ferdinand riait beaucoup, ce qui irritait encore le jeune peintre.

— Qu’avez-vous donc ? lui dit à demi-voix la petite Anna en se penchant à son oreille. Vous n’êtes pas aimable comme à l’ordinaire.

— Je vous remercie de m’en avoir averti, répondit-il de même.

Il s’efforça de reprendre sa bonne humeur, mais l’âpreté perçait de toutes parts dans sa parole. Au dessert, les dames se levèrent de table, comme en Angleterre, et Ferdinand Desfayes et M. Grandvaux continuèrent de parler banque, affaires et marchés, tout en fumant de longs cigares et en dégustant de nouvelles bouteilles. Camille n’y put tenir et s’enfuit au salon.

— Quels pleutres que ces Français ! dit le père Grandvaux en haussant les épaules. Ça n’est bon qu’avec les femmes.

— Oui, mais ils les gâtent, observa Ferdinand d’un air profond.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Ils ont trop d’attentions et de politesses, et ils leur feraient croire aisément qu’elles sont plus qu’elles ne sont. Oh ! ça ne m’inquiète pas pour mes filles ; elles sont douces et souples comme de petites chattes, Claire surtout ; car l’autre, il faut bien avouer qu’elle a sa petite idée et qu’elle me fait faire tout ce qu’elle veut. Mais, avec l’aînée, jamais le moindre raisonnement, une douceur d’ange. Elle connaît bien ses devoirs, celle-là, et ce n’est pas elle qui cherchera jamais à en remontrer à son mari. Ah çà ! monsieur Desfayes, à présent il faudra que vous veniez me voir de temps en temps, quand ça vous plaira, sûr d’être toujours le bienvenu.

— Ma foi ! Louisa, dit à sa femme M. Grandvaux quand ils se furent retirés dans leur chambre le soir, je crois que je tiens mon gendre.

Madame Grandvaux tressaillit et attacha sur son mari un regard plein de trouble et d’inquiétude.

— Qui donc, Samuel ?

— Tu ne devines jamais rien. As-tu seulement regardé notre visiteur d’aujourd’hui ?

M. Desfayes ! Ah ! tu crois qu’il conviendrait ?…

— Il est venu pour Claire, j’en suis sûr ; il m’a dit toutes sortes de choses, et qu’il voulait se marier. Moi, je ne l’ai pas découragé. S’il a les cinquante mille francs qu’il m’a déclarés, et quand j’en serai bien sûr, l’affaire pourra s’arranger. Eh bien ! qu’est-ce qui te fait lever les yeux au plafond et prendre l’air effaré comme ça ?

— Je ne sais pas, dit madame Grandvaux en fondant en larmes. Si j’étais sûre que ce fût pour son bonheur !…

— Est-ce qu’on est jamais sûr ? Il faut pourtant bien marier ses filles ! Mais, toi, tu ne seras jamais qu’une imbécile, à qui l’on ne peut dire deux mots sans s’exposer à entendre des bêtises. Tâche de me laisser faire et de dormir tranquille là-dessus.

— J’ai entendu dire que ce M. Desfayes aimait tant à s’amuser ! reprit madame Grandvaux sans faire attention aux aménités de son mari ; c’est un jeune homme qui a été élevé grandement, et qui doit aimer beaucoup la dépense.

— Il s’est amusé, je ne dis pas ; mais il n’a fait rien de plus que les autres ; et, s’il n’a pas trop entamé son avoir, il n’y a pas de mal à ça. Tu ne trouves pas que c’est un joli parti pour la fille du vieux Grandvaux qu’un garçon de bonne famille comme lui, fils d’un ancien pasteur, et bien appuyé dans le pays ? Il a de l’éducation, de la fortune, il peut prétendre à tout, et il fera son chemin dans les emplois. On lui a déjà proposé de le nommer au grand conseil. Moi, ça me fera plaisir d’entendre appeler ma fille madame Desfayes. C’était un homme bien considéré que le père, Rodolphe Desfayes, tu sais ?

— Au moins, vois-tu, reprit la mère, il ne faut pas se presser, afin de bien savoir s’il convient à la petite, et…

— Et moi je te dis que tu n’y entends rien, que tu ne vois rien, que tu ne sais pas distinguer un chou d’une prune. Il faut se presser, au contraire. Ce diable de peintre m’ennuie, et l’on ne sait pas ce qui pourrait arriver.

— Oh ! dit madame Grandvaux, bouche béante, tu crois ?… Mais Claire sait bien qu’il ne te conviendrait pas.

— Sans doute ; seulement j’ai peur qu’elle ne l’oublie. J’ai très-bien vu qu’elle est toute contente quand il est là, avec sa langue mielleuse et ses belles manières, et je l’aurais bien jeté à la porte, ce beau monsieur, mais j’ai craint que ça ne mît plus tôt le feu aux poudres. On ne peut d’ailleurs pas l’empêcher de venir chez les Anglais. Mais le meilleur moyen d’ôter un galant à une fille, c’est de lui donner un mari ; il y a déjà quelque temps que j’en ai envie, et je n’attendais pour ça qu’une bonne occasion. Au reste, tu peux te tenir tranquille et ne pas te mêler de ça ; c’est mon affaire.

Madame Grandvaux soupira et se tut. Mais quelque éteint et placide que fût son visage, l’inquiétude et le trouble continuèrent de s’y peindre.

— Après tout, murmura-t-elle en se parlant à elle-même, il ne se fera rien que la volonté de Dieu.

Et, à demi rassurée par ce fatalisme, dont est pénétrée la foi protestante, après une fervente prière, elle s’endormit.

  1. Mon Père ! exclamation très-fréquente dans la Suisse française, et par laquelle la susceptibilité protestante a voulu remplacer l’exclamation : Mon Dieu !