Un divorce (André Léo)/Chapitre 03

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 55-66).

CHAPITRE III


— Je vous jure que ce châle est trop ravissant !

— Moi, j’adore ce bracelet.

— Oh ! et cette robe de soie ! j’en suis amoureuse.

— Et cette épingle ! cette épingle ! regardez-moi cette épingle !

— Adorable !

— On ferait des bassesses pour l’avoir !

— Tenez, tout cela est trop séduisant ; je ne veux plus regarder, je suis envieuse !

— Il faut convenir que c’est bien agréable de se marier !

— Je vous dis qu’on se mettrait à genoux devant cette parure !

— Décidément, Claire, vous êtes trop heureuse !

Tout cela était chanté de voix de tête, avec cent modulations, par deux jeunes personnes, amies de Claire, devant la table sur laquelle étaient étalés les cadeaux de mariage. Madame Pascoud, leur mère, une grosse femme, joignait des exclamations plus graves à leur voix flûtée ; l’accent aigre de mademoiselle Charlet se mêlait au chœur. Et toutes ces mains, à la fois respectueuses et avides, s’allongeaient, se croisaient, dépliaient les étoffes, saisissaient les bijoux, et toutes les formules de l’enthousiasme se succédaient et s’entrechoquaient. Anna écoutait, le sourire aux lèvres, en regardant sa sœur, comme pour jouir de la satisfaction qu’elle devait ressentir. La belle fiancée, en effet, était heureuse et triomphante. Cependant au fond de ses yeux bleus on voyait une langueur rêveuse. Elle n’était, point toute à la vanité ; elle souriait bien à ce luxe mais quelque autre chose agitait son cœur. Deux ou trois fois son regard se porta furtivement sur la pendule et revint se poser distrait sur les beaux colifichets.

M. Desfayes a très-bien fait les choses, dit madame Pascoud. C’est tout à fait à son honneur. On voit qu’il a bon goût, et c’est vraiment très-agréable d’avoir un mari qui a du goût. Il y en a tant qui se soucient peu de voir leurs épouses mal habillées !

Elle poussait en même temps un long soupir.

— Oui, c’est de bon augure, dit la tante Charlet.

— Moi, je suis toute persuadée que M. Desfayes sera un mari charmant, s’écria la plus jeune des demoiselles Pascoud, Fanny.

— Frivole ! dit sa sœur.

— Oh ! parce que tu vas épouser un ministre, Louise ! Pourtant, j’espère bien que ses cadeaux de noces ne se borneront pas à un livre de psaumes.

— Non, non, reprit la mère. M. Boquillon sait trop ce qu’il se doit. C’est son devoir de prêcher en chaire contre les biens de ce monde, mais il sait qu’on ne peut pourtant pas faire moins que les autres à cet égard-là. C’est réellement un jeune homme tout en Dieu, ma chère, ajouta-t-elle en s’adressant particulièrement à mademoiselle Charlet, et je croirais volontiers que cette chère Louise n’aura pas dans le mariage une croix aussi lourde à porter que celle des autres ; car les hommes sont si versatiles et si changeants !

— N’effrayez donc pas Claire comme cela, maman, cria Fanny.

— Oh ! je ne m’effraye pas, dit Claire avec une expression charmante de confiance et de fierté.

— Vous êtes comme les autres, ma chère enfant ; à votre âge, on a toujours de si belles illusions !

Madame Pascoud avait terminé cette phrase par un troisième soupir ; mais c’était habitude chez elle, et ne tirait pas à conséquence. Quelques-uns prétendaient même que c’était un effet de sa constitution replète, et qu’il eût été injuste d’en attribuer la cause en quoi que ce fut au doux et vertueux M. Pascoud.

— C’est mademoiselle la couturière qui est là ! dit Jenny en ouvrant la porte et en s’arrêtant à contempler les belles choses qui couvraient la table. Mais avec l’épanouissement de son visage ébahi contrastait une large balafre de noir de charbon allant de la joue droite à la tempe gauche.

La couturière entra. C’était une ouvrière de grande ville, bien mise et gantée, portant chapeau de paille à rubans et mantelet noir, et possédant des yeux magnifiques et une éblouissante fraîcheur. Elle se présenta d’un air délibéré, en adressant un léger salut à tout le monde et, d’un ton sec et dégagé :

— Ah ! des toilettes de noce !

— Oui, mademoiselle, dit Anna.

Claire n’avait pas répondu. Les manières de cette fille lui étaient désagréables ; mais elle continuait de l’employer, parce que mademoiselle Herminie habillait bien et avait étudié à Paris.

— Je savais la nouvelle depuis quinze jours.

— Vraiment ?

— Oh ! les nouvelles ne nous manquent pas à nous autres ; nous allons dans tant de maisons !

— En effet ; mais ce doit être un état charmant que celui de couturière ! s’écria Fanny en allongeant sa jolie tête dont le seul défaut était de n’avoir d’autre expression que celle d’une volaille effarouchée.

— Ça n’empêche pas, dit mademoiselle Herminie de son air dédaigneux, que je n’aie bien plaisir à le quitter.

— Comment ! vous quittez votre état ?

— Seulement pour en prendre un autre. Je n’ai pas encore trouvé moyen de vivre de mes rentes. Je vais être dame de café.

— Alors vous vous mariez ?

Mon Père ! oui. J’ai trouvé un garçon assez gentil et qui a des avances. Il faut bien se décider. C’est le fils d’un cafetier d’Iverdon, et nous allons prendre l’établissement de la place Saint-Laurent ; j’espère bien, dit-elle en s’adressant à Claire, avoir la pratique de M. Ferdinand.

Cette familiarité parut choquante à la jeune fiancée. Elle trouvait, de plus, que le ton et le regard de la couturière étaient pleins d’impertinence et comme d’une secrète hostilité.

— Vous connaissez M. Desfayes ? demanda-t-elle avec assez de hauteur.

— Oh ! parfaitement ; c’est un des bons danseurs de Lausanne. Il est très-aimable. Nous avons bien ri ensemble la dernière fois.

Elle eut un petit sourire coquet à ce souvenir, puis elle fronça les sourcils, et de sa main nerveuse, par un geste presque brutal, elle se mit à froisser les plis d’une pièce de moire noire, en disant :

— C’est ça, la robe de mariage ? Tiens, j’en veux acheter une précisément comme ça.

— Pas du tout, répondit Claire sèchement ; je ne me marie pas en noir : c’est trop sombre et trop commun ; c’est bon pour les ouvrières. Ma robe sera de moire blanche.

Anna regarda sa sœur avec peine, et la tante Charlet sourit avec satisfaction, tandis qu’une rougeur de colère, chaude et vive comme une lueur d’orage, enflammait le visage de mademoiselle Herminie.

On convint de la forme et de la garniture de chaque robe, et mademoiselle Herminie se retira.

— Ma chère, comme vous l’avez blessée ! dit Louise Pascoud.

— Claire a eu raison, dit mademoiselle Charlet. Cette petite est d’un orgueil ! Pourvu seulement qu’elle ne lui gâte pas ses robes !

— Mais, observa timidement Anna, il y a pourtant des ouvrières dans notre famille, et si…

— Elle m’a porté sur les nerfs, dit Claire. Je ne sais pas ce qu’elle avait aujourd’hui ; mais elle me regardait avec une espèce de haine, et d’un air si insolent !… C’est une méchante fille.

Lorsque ses amies l’eurent quittée et qu’elle fut seule, la jeune fiancée tomba dans une rêverie pleine de riantes visions, tandis que le soleil, qui entrait à flots par la fenêtre, changeait la poussière de la chambre en poussière d’or. Assise près de la table, où se trouvaient étalés châles, bijoux et rubans, ses regards voilés glissaient sur ces jolies choses et se prolongeaient bien loin, au delà des murs, sur une perspective de l’avenir. Un vague sourire entr’ouvrait ses lèvres ; mais parfois il s’effaçait, et on pouvait deviner sur ce front, doux et uni comme celui d’un petit enfant, une inquiétude, mêlée à l’essaim joyeux des espérances. Oh ! c’était tout instinctif, et elle ne savait même pas pourquoi, tant elle avait confiance en son fiancé, tant en la vie ! Mais, par moments, elle avait le cœur serré, sans pouvoir s’en empêcher, car enfin elle allait se marier bientôt. C’était toute une existence inconnue, dont quinze jours à peine la séparaient.

L’inconnu ! mais n’y a-t-il pas en lui plus d’attrait que de terreur ? Et puis il l’aimait : elle en était sûre, oh ! mais sûre tout à fait. Il le lui avait dit avec tant de franchise et tant d’émotion ! Elle voyait bien que par moments il ne s’appartenait plus à lui-même, qu’il était vraiment à elle, qu’un désir exprimé par elle devenait aussitôt son désir à lui. Elle était fière de cela, mais encore plus touchée, et s’attachait sincèrement à lui de plus en plus.

Le premier jour, il lui avait, il est vrai, paru semblable à beaucoup d’autres ; mais peu à peu elle avait reconnu qu’il était bon, franc, délicat, juste, et, sans qu’elle eût elle-même beaucoup d’instruction, elle avait bien vu que c’était un homme très-capable, et que ses jugements étaient toujours les meilleurs. On eût dit au premier abord, — elle se le rappelait vaguement, — qu’il était de tournure un peu raide, et que ses traits, quoique beaux, étaient un peu durs ; mais à présent, au contraire, elle découvrait sur son visage mille indices de douceur et de sensibilité, avec des grâces toutes particulières qui le rendaient certainement le plus aimable des hommes.

Elle voulait le croire, du moins ; mais parfois elle soupirait en revoyant une autre image, que cependant elle écartait de tout son pouvoir. C’est Camille le premier qui lui avait fait pressentir quelle enivrante chose était l’amour. Mais elle ne l’aimait pas, oh ! non ! elle était même irritée à son souvenir. Il ne venait plus que fort rarement donner des leçons de dessin aux petits Anglais, — le père s’en plaignait, — et même alors il n’entrait plus chez les Grandvaux. On accusait le jeune Français d’être léger ; c’était vrai, sans doute ; Claire voulait le croire ; elle avait pleuré un soir qu’elle l’avait rencontré en sortant de chez les Schirling, et qu’il s’était borné à la saluer sans lui dire un mot ; c’était en effet bien léger, cela, bien ingrat peut-être, et M. Grandvaux avait eu raison de préférer pour sa fille un homme digne et sérieux comme Ferdinand.

Aussi voulait-elle être tout à lui, sans regret, sans arrière-pensée, puisqu’il était l’homme à qui elle devait appartenir, à qui le décret de Dieu l’avait destinée. Il était son devoir révélé, visible, et elle devait l’aimer de tout ce qu’il y avait dans son âme de respect pour les choses sacrées ; il était enfin son bonheur aussi, puisque c’était par lui qu’elle devait posséder tout ce que la femme attend et espère : son individualité plus marquée, sa fonction, son but, l’amour, les enfants, la vie tout entière.

Depuis l’enfance de Claire, à tout ce qui se disait autour d’elle, à tout ce qu’elle voyait et sentait, elle avait compris qu’elle grandissait pour quelque chose de grand et de mystérieux. Tout dans son éducation s’était rapporté à cela tacitement ; elle avait compris les sourires de complaisance que son père jetait sur elle, et l’orgueil qui brillait dans les regards de sa mère quand, parée d’une toilette nouvelle, heureuse elle-même de se trouver plus jolie, elle se rendait à la ville. Combien sa jeunesse avait été douce et radieuse dans l’attente de cette chose sublime, l’amour, qu’elle voyait confusément luire à l’horizon ! Elle y touchait enfin, elle l’avait atteinte. Qu’y aurait-il au delà ? Un serrement de cœur la prit encore, puis elle se mit à sourire, car elle entendait à son oreille tout un chuchotement de mots charmants qu’il lui avait dits, et qui l’accompagnaient partout de leur céleste harmonie : Je vous aime ! je vous aime ! Elle était aimée ! Eh bien ! n’est-ce pas tout le bonheur ? Et c’était pour toujours : il le lui avait juré.

Elle regarda l’heure de nouveau. Quatre heures. Il allait venir. En entendant un bruit dehors, elle se leva pour voir. Ce n’était pas encore lui, mais il ne tarderait point. Elle se mira dans la glace et arrangea ses cheveux ; puis, d’un air attentif et sérieux, elle se contempla pour savoir si vraiment elle était aussi belle qu’il le disait, et elle essaya les bijoux. L’anneau surtout et les bagues lui causaient une émotion pleine de fierté. Elle se vit jeune femme, dans un bel appartement, et se plut dans sa majesté nouvelle. Elle passerait dans la rue avec ce beau châle, en donnant le bras à son mari. Elle avait vu des jeunes femmes ainsi et les avait admirées ; et cet air qu’elles avaient, composé d’orgueil et de bonheur, l’avait fait songer.

Le soleil, baissant à l’horizon, se cachait à demi derrière le jeune cèdre, en face de la fenêtre, et rien n’était beau à voir comme ce délicat feuillage de l’arbre oriental, tout émaillé d’or. La jeune fille contempla cela longtemps avec admiration ; elle avait vu la même chose cent fois, mais ce jour-là c’était bien plus beau. Il y avait depuis quelques jours dans les choses je ne sais quoi de magique et de pénétrant dont les autres n’avaient pas l’air de s’apercevoir, excepté peut-être une fauvette, qui, perchée dans les acacias, s’en donnait à cœur-joie, et de petites bêtes qui criaient d’aise dans les herbes, et des moucherons dansants.

Au milieu de ces bruits, un autre bruit se fait entendre, un pas ! Oui, c’est son pas rapide, c’est lui ! Et le coup d’œil qu’elle a jeté par la fenêtre, il l’a surpris, car lui aussi la cherchait ; elle a reçu ce regard plein d’adoration et de joie, et, toute rougissante, elle s’abrite derrière la muraille, jusqu’à ce qu’elle l’ait entendu pénétrer dans la maison. Elle voudrait bien descendre alors, mais elle n’ose ; elle ne veut pas montrer tant d’empressement ; elle attend, mais les minutes lui semblent bien longues ! Comment, sa sœur ne viendra pas l’appeler ! Enfin du pied de l’escalier monte la voix de madame Grandvaux : — Claire ! — Elle descend, et d’un petit air d’indifférence elle ose bien demander à sa mère : — Que me veux-tu ?

On retint à souper Mathilde, qui donnait ce jour-là sa leçon aux enfants Schirling. Le soir, comme on se promenait dans l’enclos, en voyant les deux fiancés au bras l’un de l’autre, qui, absorbés et comme enivrés d’eux-mêmes, ne voyaient et n’entendaient qu’eux, bien qu’ils se parlassent à peine, Mathilde haussa les épaules et fit un sourire de mépris.

— Comprends-tu cela, toi, cet amour subit ? demanda-t-elle à Anna, qui marchait près d’elle.

— Moi ! oh ! je ne sais pas, mais je trouve charmant de les voir s’aimer ainsi.

— Aimer ! reprit la jeune philosophe avec dédain ; aimer ! est-ce aimer, cela ? Les gens ont un empressement à s’emparer comme cela des grands mots, comme s’ils pouvaient en même temps s’approprier les grandes choses. Non ! moi, cela m’irrite. Être poussé l’un vers l’autre par des convenances d’argent et de position, se voir, se saluer, échanger des banalités, bâtir un contrat, et puis tout aussitôt se précipiter dans les bras l’un de l’autre et monter sa lyre au ton des ravissements de l’amour céleste, ça, ma petite, vois-tu, c’est de la comédie. Ils ont l’air de se mystifier de bonne foi ; voilà tout ce que je puis leur accorder.

Anna secoua la tête et ne répondit pas.

— Eh bien ! quoi ! Tu as toujours l’air de penser quelque chose que tu ne veux pas dire.

— Oh ! ce n’est pas que je ne veux pas le dire, c’est que je ne le puis pas.

— Essaye, voyons.

— Non ! non ! reprit la timide enfant, qui, par le seul mouvement de ses longs cils abaissés, sembla s’envelopper de voiles. Non, je ne puis pas ; mais ne les regarde pas ainsi ; je t’assure qu’en ce moment ils sont très-heureux et très-bons.

— Très-bons ! répéta Mathilde, cela me rappelle qu’on m’a dit de ton futur beau-frère qu’il était violent et qu’il battait son chien.

— Est-ce possible ? On t’a trompée. L’autre jour, dans le bois, à ses pieds, un petit oiseau s’est tué en tombant du nid ; eh bien ! j’ai vu des larmes dans ses yeux.

— L’amour fait des miracles ! dit Mathilde avec ironie.

— Oui, c’est cela, répondit Anna, de sa voix douce et pénétrée.

Les deux fiancés avaient disparu dans le jardin, où, grâce à l’épaisseur des arbres fruitiers, ils se sentaient mieux seuls. Ils n’avaient point cependant de confidences à se faire, et n’en avaient déjà pas besoin ; ils se contentaient de se regarder, et, voyant bien qu’ils s’aimaient, n’en demandaient pas davantage et n’avaient rien à savoir de plus. Je t’aime ! ce mot ne contient-il pas toutes les promesses, tous les dévouements ! Je t’aime ! c’est-à-dire je suis à toi. De quoi donc s’enquérir, et que demander encore à l’être qui se donne lui-même tout entier ? Nul doute ne pouvait approcher de leur âme ; ils avaient trouvé la source de la certitude et y buvaient à longs traits ; ils n’avaient que de bonnes pensées et se sentaient capables de tout bien.

Mais tandis que le daim altéré retrouve le chemin de la fontaine où il s’est rafraîchi, l’homme n’a pu encore percevoir et saisir les fils invisibles qui le conduisent à ces effluves, ou les font déborder sur lui. D’instinct, il les cherche en haut, souvent les implore ; mais il ne les reçoit que par intermittences, impuissant à les garder comme à les ressaisir.

Le 2 juillet, jour fixé pour le mariage de Claire, fut radieux. Sous les voiles blancs de la mariée, Claire était si belle, que la foule des curieux venus au temple, émue d’admiration, la bénit de ses souhaits. Pendant le sermon du ministre, la bonne madame Grandvaux fondit en larmes, et la tante Charlet se frotta les yeux de son mouchoir. L’impressionnabilité de cette digne personne était à la hauteur de la solennité du jour, car elle était arrivée à l’église seule, et dans une exaspération visible.

Anna, inquiète de ne voir ni Mathilde ni son cousin, l’avait interrogée, et la tante avait répondu que probablement ils ne viendraient pas, ce qui était bien naturel, puisqu’on ne pouvait attendre d’eux rien d’ordinaire. Mademoiselle Charlet n’en dit pas davantage, sans doute à cause de son respect pour la maison du Seigneur ; mais les regards qu’elle lançait vers la voûte du temple auraient pu faire descendre la foudre sur les coupables, si cela se fût passé quelques siècles auparavant.

Anna devint alors distraite et préoccupée, et, pendant toute la première partie de la cérémonie, elle eut mille prétextes pour se retourner, en jetant de longs regards vers la porte. Enfin Étienne et Mathilde arrivèrent, et, à partir de ce moment, Anna ne tourna plus la tête et ne sembla plus faire attention à son cousin, qui était venu se placer à côté d’elle. Mais, de retour à Beausite, elle fit parler la tante Charlet, et apprit que le tailleur de ce malheureux Étienne lui avait refusé le matin même son habit neuf, à moins d’un à-compte, Étienne lui devant déjà beaucoup d’argent. La tante Charlet n’en savait pas davantage ; après avoir ajouté ses leçons à celles du sort, elle avait laissé son neveu au désespoir et dans l’impossibilité de se rendre au temple. Il fallait que Mathilde eût livré ses économies, ce que déplorait la tante Charlet ; car il eût mieux valu que la leçon fût complète, bien que ce triste garçon fût incapable de s’amender.

Anna ne dit rien ; mais ses longs cils s’abaissèrent sur ses yeux, et une ombre de tristesse se répandit sur ses traits. Tout le jour, elle fut plus affectueuse vis-à-vis de Mathilde, et elle parlait à son cousin de cet air à la fois tendre et grondeur dont une mère accueille un marmot incorrigible.

La noce eut des splendeurs gastronomiques auxquelles des estomacs suisses étaient seuls capables de résister. Vers quatre heures du soir, les deux époux, suivant la coutume anglaise adoptée en Suisse, montèrent en voiture, et partirent pour l’Oberland.