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Un divorce (André Léo)/Chapitre 05

La bibliothèque libre.
Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 85-101).

CHAPITRE V


À dater de ce moment, leur intimité fut altérée. Claire nourrissait une rancune de la résignation trop facile de Ferdinand. Lui, peu à peu, reprit ses anciennes habitudes, sans paraître s’apercevoir — peut-être ne le voulait-il pas — de la mélancolie de sa jeune femme. Il sortait le matin après avoir pris le café, revenait pour dîner à midi, et sortait de nouveau une heure après, pour ne rentrer qu’à sept heures. Le nombre de minutes qu’il restait à causer avec sa femme après le repas, tout en fumant un cigare, devint pour Claire la mesure variable du bonheur de la journée. Sauf ces moments, et les deux heures qui suivaient le souper, elle était seule tout le jour. Elle se tenait dans sa chambre, assise devant sa table à ouvrage, à l’une des fenêtres. Sa broderie ne pouvant guère lui occuper l’esprit, elle s’absorbait en de profondes rêveries, et quelquefois ses longs cils devenaient brillants de larmes, qu’elle essuyait promptement, comme si elle eût craint, bien que seule, d’oser en verser.

Car un seul point, toujours le même, absorbait toute sa pensée : que faisait Ferdinand ? pourquoi ne revenait-il pas auprès d’elle à la même heure qu’autrefois ? Il alléguait toujours les affaires, et ce mot était devenu pour elle comme un sphinx, un monstre, dont elle s’efforçait vainement de saisir les formes fuyantes et fantastiques. Dans son attente, cependant, elle les réduisait volontiers aux formes les plus exiguës, et si Ferdinand lui avait dit en sortant qu’il allait faire une transaction, un traité avec quelqu’un, elle le conduisait de la pensée, le faisait entrer en matière, puis conclure ; la plume courait sur le papier, on signait, tout était dit ; il n’avait plus qu’à revenir alors, et elle l’attendait, prêtant l’oreille aux bruits de la rue et se demandant avec anxiété : Que peut-il faire à présent ?

Elle accusait alors les hommes d’exceller à perdre le temps, et de donner leurs affaires pour prétexte à cent flâneries. Y a-t-il donc tant d’affaires au monde ? — Au fond, elle n’en connaissait qu’une, l’amour, et soupçonnait toutes les autres de n’être qu’objets de convention, dont un homme amoureux devrait savoir se débarrasser au plus vite.

Les occupations de son mari lui étant à peu près inconnues, tout le détail lui en échappait ; le détail qui, dans notre pauvre vie, dépasse l’essentiel si largement. Elle aigrissait bien un peu son mal par l’ignorance ; mais enfin ces mêmes heures qu’il lui donnait autrefois, pourquoi ne les lui donnait-il plus ? Pourquoi ne rentrait-il maintenant qu’à sept heures, quand dès quatre heures autrefois elle le voyait revenir, empressé, joyeux ? Elle savait bien qu’alors ce n’était pas la promenade, le grand air et le paysage qui le charmaient, puisqu’il ne voyait, ne sentait, ne regardait qu’elle. Et s’il alléguait un surcroit d’occupations, elle n’y croyait guère : c’était lui qui avait changé.

Quand elle aboutissait à cette conclusion, elle pleurait beaucoup. Elle ne l’acceptait pas encore, cependant. Oh ! pourquoi Ferdinand l’aimerait-il moins ? C’était impossible ! Elle flottait ainsi entre ses impressions et ses pensées, revenant souvent du chagrin à l’espérance, du doute à la joie, mais souffrant au fond d’une déception réelle et persistante, de plus en plus douloureuse. Ce grand éclat de fraîcheur et de jeunesse dont elle rayonnait se voila ; ses yeux s’alanguirent.

M. Grandvaux la plaisanta quelque temps sur sa pâleur ; mais quand il fut reconnu que ce n’était pas l’effet d’une grossesse, on s’inquiéta, et la mère et la tante se mirent à la gronder de ce qu’elle ne sortait pas assez, de ce qu’elle n’allait à Beausite que le dimanche, et encore seulement quand Ferdinand l’y conduisait ; de ce qu’elle avait comme abandonné ses amies, et qu’on ne la voyait plus, et que c’était ridicule, et qu’il était bien étrange, à son âge, de se renfermer ainsi.

Claire céda à ces importunités, mais seulement par déférence ; car, il faut bien le dire, elle avait donné à Ferdinand, en même temps qu’elle-même, son père, sa mère, sa sœur, le passé comme l’avenir. Elle s’achemina donc vers Beausite, un jour, étonnée d’être seule pour cette promenade, et cherchant d’instinct le bras sur lequel elle aimait tant à s’appuyer, auquel elle s’attachait comme à sa propre et unique force en ce monde.

Cependant, à mesure qu’elle approchait de la maison, et que la frappaient tour à tour des objets amis, les impressions de la première jeunesse et son calme délicieux lui revenaient au cœur. Quels beaux jours elle avait passés dans ces champs, dans cette maison, où elle avait grandi sous la chaleur d’une tendresse invisible, mais constante ; sans transports, mais sans oublis !

C’était un jour d’octobre, pur et silencieux, largement éclairé de cette lumière aux tons jaunes qui colore en automne les feuilles et les pampres. La prairie, parsemée de crocus, au loin paraissait toute violette. Des feuilles de peuplier déjà tombées couraient çà et là. On allait bientôt faire les vendanges, et l’on voyait, en passant le long des vignes, des grappes aux grains transparents qui se gonflaient au soleil.

Les parents de Claire accoururent au-devant d’elle et lui firent fête à l’envi. Pendant tout le jour, par leurs soins, leurs prévenances et leurs caresses, ils lui témoignèrent le bonheur qu’ils éprouvaient de la posséder au milieu d’eux. Mais elle, tout entière à un autre sentiment, trouvait les heures longues et attendait celle du départ. Elle eut peine à cacher son impatience quand son père la retarda sous divers prétextes, et la douce conversation de sa sœur, qui vint l’accompagner jusqu’au bout de l’avenue, la fatigua. Lorsqu’elle fut seule enfin, un soupir de soulagement sortit de sa poitrine ; elle regarda sa montre et se mit presque à courir. Il était six heures et demie ; Ferdinand serait de retour avant elle à la maison !

Peut-être n’y avait-il pas à cela grand inconvénient. M. Desfayes se faisait si souvent attendre, qu’il eût bien pu attendre Claire à son tour ; mais la jeune femme n’en jugeait pas ainsi, car elle se hâtait de plus en plus, malgré sa fatigue. À la voir passer ainsi, haletante, les joues empourprées, le front perlé de sueur, avec ces regards ardents qui devancent le but, et ce pas emporté, on eût cru à de graves motifs de hâte. Il n’y avait en elle pourtant que cette pensée : Ferdinand m’attend ! qui l’excitait comme un aiguillon.

Elle arriva enfin, prête à se jeter dans les bras de son mari, qu’avec une joie secrète elle s’attendait à trouver impatient, même un peu grondeur. Mais la chambre était vide, aussi bien que le salon. Ferdinand n’était pas de retour encore. Ce fut pour Claire une surprise si pénible, qu’elle se prit à pleurer.

Certes, il n’y avait pas de quoi ; elle se l’avoua bientôt, se grondant elle-même. Incapable d’analyser ses propres sentiments, elle ne se dit pas que l’ardeur et l’agitation causées en elle par ce premier jour d’absence marquaient plus exactement la distance qui existait entre son amour et l’indifférence de son mari, lui qui restait loin d’elle par l’effet de sa propre volonté, sans ennui, sans désir et sans inquiétude.

Quand Ferdinand vint, il n’était pas seul : il amenait à souper M. Monadier.

Depuis la rencontre sur le bateau, Claire éprouvait pour cet homme une répulsion instinctive. Avait-elle raison ? Il était peut-être difficile d’en décider tout d’abord ; M. Monadier était mêlé à toutes sortes d’affaires politiques, commerciales, industrielles, judiciaires, communales, cantonales, fédérales et autres, et il avait deux réputations assez distinctes, les uns assurant que c’était un charmant garçon, les autres le déclarant une franche canaille. Il est vrai que dans les pays démocratiques ces expressions ont perdu beaucoup de leur valeur, par suite d’un usage excessif, et sont presque devenues des dénominations politiques.

M. Monadier eut pour Claire, au premier abord, des empressements exagérés ; puis il la laissa complètement de côté dans la conversation, qui tout le temps du souper roula sur les élections et sur les affaires. Monadier proposait à Ferdinand de le faire nommer député au grand conseil, et il énumérait les chances et les moyens d’obtenir le suffrage populaire avec un cynisme d’idées et d’expressions qu’il atténuait par un ton de franchise et de bonhomie. Ferdinand souriait à tout cela. De ce sujet l’entretien fut amené, par une pente habile, sur les propres affaires de Monadier, qui, de l’air modeste d’un homme supérieur, annonça qu’il venait de mettre la main sur une affaire d’or. C’étaient des mines d’anthracite dans le Valais.

— Qu’est-ce que l’anthracite ? demanda timidement Claire.

— Madame, c’est de la houille, à laquelle il manque seulement douze ou quinze mille ans de formation. C’est peu de chose : on les lui donnera. Figurez-vous, mon très cher, poursuivit-il en s’adressant à Ferdinand, que le fameux secret est trouvé. Oui, ce diable d’Ornuz a trouvé ça dans ses cornues, et, moi qui vous parle et qui ne suis chimiste, c’est moi qui lui en ai donné la première idée. Un véritable trait de génie ! Ma foi ! je puis bien le dire, puisque ça ne m’arrivera pas deux fois. En sorte que nous formons une compagnie de capitalistes dont je suis le gérant ; les capitaux affluent déjà : c’est une fortune, vous comprenez, pour tous ceux qui en seront ; de plus, une véritable révolution économique ; nous allons chauffer la Suisse entière pour presque rien. Ah ! l’industrie ! mon cher ! l’industrie ! Il n’y a plus que cela.

Ferdinand ayant émis quelques doutes, Monadier cita de nouvelles preuves, et fit sur les avantages de sa découverte une longue tirade au bout de laquelle il avait des larmes aux yeux.

Après que madame Desfayes eût quitté la table, les deux hommes y restèrent longtemps encore, fumant et buvant, et s’occupant de construire sur les cavités anthraciques châteaux et palais. Quand ils se levèrent enfin, M. Desfayes paraissait convaincu de la grandeur de la découverte, et fort excité par l’importance de ses résultats. Ils passèrent au salon, où Monadier se mit à se promener de long en large, les mains dans ses poches, le dos arrondi. Et tout à coup, frappant sur l’épaule de Ferdinand :

— Eh bien ! je vous enlève ! Vous allez venir avec moi au café du Nord, où j’ai donné rendez-vous à Ornuz. Allez-vous souvent au café du Nord ?

— Non.

— Mon cher, allez-y. Ce n’est plus comme au temps du père Schneider. Il est tenu maintenant par deux nouveaux mariés ; le vin y est bon, le café supérieur, et, quant à madame Fonjallaz, une petite femme délicieuse, délicieuse, mon cher !… répéta-t-il en se baisant le bout des doigts. Mais vous la connaissez bien.

— Non, répondit Ferdinand d’un air contrarié.

— Mais si, lui dit Claire, c’est mon ancienne couturière, mademoiselle Herminie.

— Ah ! oui, répondit-il, une petite coquette.

— Eh ! mon cher, elle en a le droit. Des yeux ! un corsage ! un air ! Elle mène déjà son mari par le bout du nez ; elle est pleine d’esprit, et il faut la voir trottant au milieu de son café et lançant tantôt une œillade, tantôt une riposte. Son mari est mon cousin au second degré. Allons, venez-vous ? Je suis bien cruel, madame, n’est-ce pas ? de vous enlever ainsi Desfayes ; mais il reviendra.

À son salut obséquieux et à son regard familier, ce fut à peine si Claire répondit. En ce moment, elle le détestait pour tout de bon. Elle n’avait pas vu Ferdinand depuis le matin ; il était plus de huit heures, et cet homme lui volait les seuls instants de la journée pendant lesquels elle jouissait pleinement de la présence de son mari.

Elle resta tristement assise auprès de son guéridon, remonta sa lampe et reprit sa broderie ; mais bientôt des larmes voilèrent ses yeux :

— Ô mon Dieu ! seule ! toujours seule ! Qu’avait-il besoin de suivre ce Monadier ?

Elle se demanda une centième fois quel plaisir les hommes pouvaient trouver ensemble, à causer de choses si ennuyeuses et à boire en fumant, accoudés. Quel attrait pouvait attacher Ferdinand à cet homme vulgaire ? Quoi ! c’était pour de pareilles gens qu’il la quittait ! Il n’y avait pas là d’affaires ; nul intérêt, nulle obligation. Elle vit bien que c’était en des passe-temps pareils qu’il dépensait désormais ces heures si chères, autrefois consacrées à leur amour. La facilité nonchalante avec laquelle il s’était laissé entraîner par Monadier lui avait révélé cela aussi sûrement qu’une preuve. Oh ! comment ce changement s’était-il fait en lui ?

Oui, Ferdinand avait changé ; il avait encore des transports, mais plus de ces élans de tendresse où, heureux, naïf, reconnaissant et presque pieux, il cherchait à exhaler son bonheur dans l’âme de Claire, en la regardant au fond des yeux. Oh ! serait-il possible que ces joies fussent passées, passées à jamais !

Souvent Ferdinand était distrait, préoccupé d’autre chose. Il semblait avoir perdu le goût du bonheur. Elle ne rencontrait plus son regard qu’après l’avoir longtemps appelé, ou quelquefois par hasard ; et lui qui arrivait autrefois d’un pas si rapide, et qui partait vite parce qu’il partait trop tard, il s’en allait et revenait posément, d’une mine et d’une démarche insouciantes, comme un flâneur. Bien souvent, quand le cœur tout plein elle n’attendait pour s’épancher qu’une bonne parole, lui, tout occupé du monde qu’il venait de quitter, l’apportait encore entre eux, comme si elle en avait que faire. Il lui était arrivé en partant d’oublier le baiser d’adieu.

Il n’aimerait plus l’amour, lui ! lui si amoureux, qui la traitait en idole !

Mais que ferait-elle alors de sa vie, mon Dieu ! Est-ce qu’on peut trouver en dehors de l’amour du bonheur ou de l’intérêt à quelque chose ? Elle a beau regarder en cherchant, elle ne voit pas. Les femmes sont nées pour aimer et n’ont point d’autre destinée : on le lui a dit. Elle n’a rien à faire au monde que d’être la femme de Ferdinand.

Alors, bien sûre qu’elle a raison, que l’amour est tout son avenir, sa vie légitime, elle se replonge avec passion dans ses exigences. Ce qu’il lui faut, c’est à toute heure la présence de Ferdinand, son sourire, sa voix, son âme, afin que s’opère incessamment le doux échange des impressions et de la pensée, de lui à elle et d’elle à lui. Le bonheur, c’est ce regard, rayon de lumière chargé des forces les plus vives de l’être, qui cherchant l’autre regard s’y mêle, et remonte plein de tout ce qu’il a reçu, libre de tout ce qu’il a donné.

Depuis leur mariage, pas une pensée ne se formulait en elle, pas un sentiment, qu’ils ne cherchassent dans le sentiment et la pensée de Ferdinand leur point d’appui, comme un enfant jumeau qui ne voudrait marcher qu’en donnant la main à son frère. Maintenant il n’existait plus en elle rien d’individuel, rien de solitaire. Elle ne disposait sa chambre, n’arrangeait ses cheveux, ne nouait un ruban que pour lui. Elle ne lisait quelquefois que pour lui parler de ce qu’elle avait lu, et ne remarquait les choses que pour les lui dire. Elle se regardait dans la glace avec les yeux de Ferdinand, et seulement pour voir comment il la verrait. Qu’il fût absent, qu’il fût là, constamment elle le cherchait, et son cœur et sa volonté n’avaient d’autre action que de se consacrer à lui. Mais, hélas ! elle ne le trouvait plus, même quand il était près d’elle.

Oh ! quand on ne sait pas aimer, il ne faut pas jeter dans le cœur d’une femme des paroles brûlantes, comme une étincelle sur la poudre. Non, c’est mal ! c’est mal ! Quand on ne peut disposer que de jours et d’heures, on ne doit pas promettre l’éternité. On trompe ainsi, on dévore, on tue ceux qui avaient confiance et qui croyaient.

En regardant à la pendule, elle s’étonne toujours ; car, sous l’empire de l’attente, la notion du temps s’est agrandie chez la jeune femme au point de diviser les minutes en innombrables instants. Les pulsations de son cœur l’étouffent ; son front est lourd et douloureux, et ses larmes tombent larges, chaudes et précipitées sur la petite table vernie, où la lumière de la lampe les fait briller.

Un bruit retentit. C’est lui peut-être ? La porte se ferme, on monte. Non, ce n’est point son pas ; ce n’est pas lui. Le temps s’écoule.

Claire pleurait amèrement, et les larmes qu’elle versait brûlaient ses paupières. Elle avait la gorge sèche, les lèvres, les mains brûlantes. Toutes les forces de son être rassemblées pour écouter s’ébranlaient au moindre bruit. C’était depuis leur mariage la première soirée qu’elle passait seule. Une crainte profonde la saisit que cette absence ne fût le commencement d’habitudes nouvelles.

Ébranlée de plus en plus par mille indices, toute sa sécurité l’avait abandonnée. À Lausanne, presque tous les hommes passent leur soirée au café. Allait-elle être abandonnée à ce point, elle aussi ? Oh ! non, c’était impossible. Elle répéta plusieurs fois ce mot : Impossible ; mais elle n’avait pas moins peur.

Quand onze heures sonnent, elle se lève tout éperdue. Ne serait-il point arrivé quelque chose à Ferdinand ? Le premier mouvement de Claire est de sortir, de l’aller chercher, de s’assurer… Mais les habitudes de crainte et de timidité qu’on lui a données comme seconde nature l’arrêtent et la font hésiter. Elle est seule, Louise est retirée là-haut dans la mansarde, où elle dort. Ceux qui rencontreraient madame Desfayes dehors, seule, à cette heure, que penseraient-ils ?

Il ne vient pas ! De temps en temps, dans la rue, des pas isolés se font entendre, mais ils s’éloignent. Il ne vient pas ! Oh ! combien elle souffre ! Elle marche, elle s’assied, elle joint les mains, elle se plaint tout haut.

C’est qu’une souffrance physique générale, profonde, se mêle aussi à ses tourments. Elle ressent des étouffements, un malaise vague et pénétrant qu’elle n’a jamais éprouvé, et elle est près de s’évanouir.

Jamais elle ne s’était trouvée si seule et si abandonnée. Elle se pelotonna sur le canapé, frissonnante, agitée de mouvements nerveux, toute baignée de larmes, navrée par le sentiment le plus amer : l’ingratitude de celui qu’elle aime. À ce qu’il lui semblait, elle souffrait à en mourir, et, dans son imagination exaltée, elle rêvait que, si Ferdinand la trouvait morte en rentrant, elle serait bien vengée.

Une heure avait sonné quand elle entendit son pas enfin. Elle tressaillit des pieds à la tête et une forte réaction se fit en elle. Les larmes vraies sont pleines de pudeur, et c’est toujours dans la solitude que se vide le plus amer du calice humain. Claire se releva, essuya ses larmes, et se tint toute raide dans l’attente.

Il mit bien plus de deux minutes à ouvrir la porte, et quand il entra son terne regard ne trahit aucune émotion ; son pas était indécis. Elle lui trouva l’air tout étrange. Il se laissa tomber lourdement sur une chaise, et dit avec indifférence :

— Quoi ! tu n’es pas couchée ?

— Je n’aurais pu m’endormir, répondit-elle d’une voix rauque et brisée.

— Pourquoi ça ? Il ne faut pas que tu m’attendes, vois-tu ? on ne sait jamais… Cet imbécile de Monadier, on ne peut pas le quitter ; et puis le vin d’Ivorne… C’était du quarante-neuf, et on en a trop bu, c’est bête ; j’ai la tête un peu alourdie… Ça ne m’arrive pas souvent au moins… Ça m’est arrivé la première fois à Thoune, parce que… Bah ! je tombe de sommeil ; je te conterai ça plus tard.

Il s’approcha du lit et se déshabilla ; puis il dit encore à Claire sans la regarder :

— Tu ne te couches pas ?

— Ne t’occupe pas de moi, répondit-elle.

Il se coucha sans rien objecter à cette réponse, sans remarquer l’amertume de la voix de sa femme, et quelques instants après il dormait profondément. Claire s’affaissa dans son désespoir, composé de deux seules pensées qui lui brisaient le cerveau : l’abaissement de son idole et la perte de son bonheur, de ce bonheur qu’elle avait possédé si peu de temps. Elle passa toute la nuit assise sur le tapis du foyer, s’appuyant sur une chauffeuse ; et la tête lui faisait tant de mal qu’elle eût voulu pouvoir ne plus penser afin de ne pas tant souffrir.

Le lendemain matin, en se réveillant assez tard, Ferdinand la trouva qui dormait ainsi, enivrée de larmes, pâle, les yeux gonflés, défigurée. Il devina quelque chose de ce qui s’était passé, et, la honte le rendant brutal, il l’éveilla durement, en lui ordonnant de se coucher et en s’emportant contre les ridicules simagrées des femmes. Claire obéit sans répondre un mot.

À l’heure du dîner, quand M. Desfayes rentra, il ne vit à table qu’un seul couvert, et Louise lui apprit que madame était malade, puisqu’elle n’était pas encore levée ; elle avait défendu qu’on la dérangeât. Ferdinand toutefois entra dans la chambre. Claire était immobile et avait les yeux fermés ; mais à un mouvement des paupières il crut voir qu’elle ne dormait pas.

— Claire ! dit-il.

Elle ne bougea point, et il se retira en fronçant les sourcils. Cependant il revint le soir d’assez bonne heure, et, trouvant sa femme alitée encore, il envoya chercher le médecin.

Claire avait une fièvre ardente et ressentait des douleurs générales dans tout le corps ; ses beaux yeux étaient cernés et un peu hagards. Cependant, après quelques remèdes, la fièvre baissa, et, dès le lendemain, le docteur déclara que ce n’était rien. N’était-ce rien ? Il y avait pourtant dans la voix, dans l’attitude, dans le regard de la jeune femme quelque chose qui dénotait l’ébranlement d’un coup fatal. Mais elle se ranima bientôt à vue d’œil, et de douces expressions revinrent sur son visage. La potion sans doute était bienfaisante, mais la main qui la versait était celle de Ferdinand, et pendant deux jours et deux nuits il veilla près de sa femme, attentif, inquiet.

En voyant Claire malade, il avait senti l’amour dominer en lui tout mauvais instinct, et, sans qu’un mot d’explication eût été échangé entre eux, ils s’étaient entendus et rapprochés. Et bientôt la confiance était revenue au cœur de la jeune femme, comme le flot d’une source pure, un instant détourné. La couleur rose de même revint à ses joues pâlies ; elle se leva au bout de trois jours, et, tendrement appuyée au bras de son mari, portant sur son visage alangui un charmant sourire, elle promena sa faiblesse de convalescente sous les beaux ombrages voisins de Montbenon.

Ferdinand avait laissé ses affaires pour s’occuper d’elle ; de temps en temps, à la promenade, il la faisait asseoir sur un banc, arrangeait son châle sur ses épaules, l’entourait de sollicitude et la caressait du regard. Il ne sortait et ne rentrait plus sans l’embrasser, en la regardant attentivement pour voir sur son visage si elle était bien.

Claire se reprit à croire au bonheur avec autant d’entraînement qu’elle en avait mis à s’estimer la plus malheureuse des femmes. En se rappelant la nuit terrible qu’elle avait passée, elle ne se comprenait plus et s’accusait. Oh ! oui, elle avait été bien coupable envers son Ferdinand, bien injuste ; il l’aimait, et, elle, elle avait méconnu son cœur. Elle avait des élans de remords où elle se confiait à lui, les yeux fermés, pour toujours.

Quand elle fut tout à fait guérie, un soir, après le souper, M. Desfayes annonça qu’il allait sortir. Claire ne répondit pas, mais ses traits s’altérèrent.

— Je reviendrai de bonne heure, dit-il.

— Est-ce pour quelque affaire ? demanda la jeune femme d’une voix un peu rauque.

— Certainement, répondit-il en l’attirant auprès de lui sur le canapé ; c’est toujours pour quelque affaire ; seulement je ne pourrais te dire laquelle ce sera ce soir. Vois-tu, chère petite, il ne faut pas t’imaginer que les occasions viennent nous trouver ; il faut les aller chercher au contraire. Il est nécessaire de voir les hommes, d’en être connu, de s’imposer à eux par l’habitude et par l’ascendant qu’on peut avoir ; il faut les forcer de penser à vous, et, quand l’occasion arrive, être là.

Elle l’écoutait, les yeux fixes et attentifs, en s’efforçant de le comprendre. Mais elle dit bientôt :

— Ainsi, la vie tout entière pour cela ? Et le bonheur ?

— Le bonheur ! Eh bien ! ne se retrouve-t-on pas toujours ? répondit-il en l’embrassant.

— Ah ! si c’est assez pour toi…

— Méchante ! voyons, ne sais-tu pas que je t’aime ?

— Oh ! si, je le crois, j’en suis sûre ; mais, mon Ferdinand, je n’ai que toi, vois-tu ! et… tu n’es jamais là…

Elle retint avec effort les larmes qui la gagnaient.

— Il faut te distraire un peu, chère petite ; il faut aller voir tes amies, ta sœur.

— Il me semble, dit-elle sans répondre à cela, qu’il serait bien plus simple qu’on vint te chercher quand on a besoin de toi. Pourquoi s’imposer aux gens ? Moi, je n’aimerais pas cela, à ta place.

— Alors autant vaudrait me croiser les bras, s’écria-t-il, et laisser faire aux autres toute la besogne. Tu ne sais donc pas qu’à présent c’est l’intrigue qui fait tout ; il n’y a plus que cela. Eh bien ! il faut que je fasse comme les autres. Les femmes ne comprennent rien aux exigences de la vie publique, ajouta-t-il en haussant les épaules avec humeur.

— C’est que je ne les connais pas, dit Claire doucement. Puis, craignant de l’avoir fâché et se rappelant tous les reproches qu’elle s’était faits à elle-même pour avoir douté de lui, elle lui jeta ses bras autour du cou :

— Eh bien ! je ne demande plus à être heureuse ; aime-moi bien seulement, aime-moi bien, cela me consolera ! Je ne veux pas te tourmenter.

— C’est cela ! tu es charmante, tu es bonne, ma Claire. Tu as vraiment bien raison, et tu obtiendras ainsi de moi beaucoup plus que tu ne ferais autrement. Tu verras ; je reviendrai de bonne heure ; on s’embrassera tout à son aise alors. Oui, sois gentille, gaie, raisonnable, je t’aimerai beaucoup ainsi.

— Alors, dit-elle en tremblant, tu sortiras tous les soirs ?

— C’est stupide, mais il le faut. Mes amis me reprochent que je néglige mes affaires, qu’on ne me voit plus, et ils ont raison. Un homme absent est un homme oublié. Tu sais que c’est ici l’habitude de tout le monde d’aller respirer un peu le soir au café, après le travail de la journée. Cela délasse et rafraîchit les idées. On se retrouve là tous, et l’on cause, et c’est de cette manière que les affaires s’emmanchent. Dubreuil et moi, vois-tu, nous spéculons à l’occasion. C’est aussi l’heure où les gens, débarrassés de leur fardeau, sont d’humeur plus ouverte et de volonté plus facile. Hein ! À quoi penses-tu ?

— Oh ! rien ; je trouve drôle qu’on ait l’air ainsi de vouloir se surprendre les uns les autres.

— Peuh ! voilà bien des scrupules de femme ! Eh bien ! le monde est comme ça ; que veux-tu ? Allons, ne va pas faire l’enfant ni t’ennuyer ; je reviendrai vers neuf heures.

Il partit ; elle resta triste, désolée, mais en se disant bien qu’elle avait tort, qu’elle n’était pas raisonnable, que c’était la faute du monde et non celle de Ferdinand. À neuf heures, elle attendait, le cœur serré ; mais quand il arriva, fidèle à sa promesse, elle se jeta dans ses bras, toute charmée, et le nomma des plus doux noms. Depuis qu’elle avait souffert, elle était devenue plus tendre, plus impressionnable et plus expansive. Et comme elle se reprochait certaines pensées qu’elle avait eues contre son mari, elle n’en était que plus soumise et plus résignée. Il y avait un mois, cette nécessité de sortir qu’il alléguait, elle n’eût pu l’accepter ; elle eût protesté contre elle par des larmes et de la colère. Maintenant elle consentait, mais non sans souffrance ; car, à partir de ce jour, Ferdinand se conduisit tout à fait comme les autres, et ne rentra chez lui que pour manger et dormir.