Un divorce (André Léo)/Chapitre 16

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 355-391).

CHAPITRE XVI


Les premiers jours, Claire vécut dans une attente fiévreuse. Elle comptait de la part de Ferdinand sur des éclats de colère, sur quelque acte d’autorité, et le moindre bruit, un pas étranger glaçaient le sang dans ses veines. Il n’y eut rien cependant. Que pensait M. Desfayes ? Que se proposait-il ? On ne le savait.

La tante Charlet l’avait rencontré dans la rue, marchant de son pas ordinaire, et il avait eu l’impertinence de ne pas la saluer. Il avait l’air… elle ne pouvait trop dire comment. Tout ce que la tante Charlet avait pu savoir, c’est qu’il allait à son bureau comme auparavant, qu’il prenait ses repas chez madame Fonjallaz et rentrait chez lui vers dix heures, comme autrefois.

Car, dès le lendemain de la fuite de Claire, la tante Charlet était venue apporter à Beausite l’opinion du monde sur cette affaire. À voir seulement son air composé, Claire s’était trouvée mal à l’aise et avait senti peser sur elle un tas grondant de propos confus, plein de compréhensions étranges et perfides. La tante Charlet avait pourtant fait preuve de délicatesse et de générosité en disant tout haut que Claire était, après tout, trop malheureuse pour qu’on s’occupât de rechercher si elle avait bien épuisé tous les moyens de douceur et de conciliation avant d’en venir à une extrémité pareille.

Du reste, elle ne savait pas quel effet cela faisait dans la ville, car elle évitait d’en parler, et même ça l’empêchait de sortir. On n’aime pas à être regardée comme ça pour un scandale de famille ; dans la rue, elle filait le long des maisons, sans lever les yeux. Elle avait seulement rencontré madame Rovère, la femme de l’ancien syndic, une si digne personne, qui lui avait demandé si c’était bien vrai que madame Desfayes eût abandonné son mari.

Mademoiselle Charlet avait répondu qu’il fallait apparemment que sa nièce y eût été comme forcée ; et madame Rovère avait dit beaucoup de choses très-justes : qu’elle plaignait beaucoup cette jeune femme ; que c’était un acte bien grave ; que la jeunesse rendait impatient et faisait oublier que Dieu ne nous afflige que dans son amour ; et que cependant, quand nous prenions l’Éternel pour notre berger, nous ne trouvions nulle part de disette, car il nous faisait reposer dans des parcs ombreux, le long d’eaux paisibles ; mais la lumière du christianisme n’était devenue dans les âmes de ce siècle qu’un lumignon fumeux. — Madame Rovère avait aussi, d’un certain air, demandé si Claire n’était pas fort liée avec sa cousine Mathilde.

Enfin la chose était faite ; il n’y avait plus qu’à s’en remettre à la volonté de Celui qui prévoit tout. Hélas ! si Claire avait donné tout son cœur à cet amour-là, elle n’aurait pas trouvé la résignation si difficile.

— Une chose que je ne puis pas comprendre, ajouta mademoiselle Charlet, en s’adressant à Claire, c’est qu’il y a des gens qui assurent que tu refusais à ton mari tout témoignage d’affection. C’est une indigne calomnie, ai-je dit ; ma nièce connaissait trop ses devoirs… Il est vrai d’ajouter que d’autres prétendent, au contraire, que tu le fatiguais à force de tendresse. Enfin, vous savez, le monde se donne beau jeu à s’occuper de ce qui ne le regarde pas, et les langues en prennent à leur aise. Le mieux est de ne pas s’occuper de tout cela.

Mademoiselle Charlet, pourtant, continuait à ne pas parler d’autre chose. Claire, incapable de supporter plus longtemps cette conversation, s’en allait errer dans la prairie, remplie jusqu’aux lèvres de cette tristesse amère que nous avons tous, un jour ou l’autre, connue, et qui fait en nous de la vie comme un breuvage empoisonné.

Au milieu de l’atmosphère de l’automne, si pleine de douces choses et si délicieuse pour les cœurs heureux, sous un ciel ouaté de ces blancs nuages qui découvrent çà et là les profondeurs de l’azur, elle allait à pas saccadés sur l’herbe fleurie, ne voyant et ne sentant rien qu’une âpre souffrance.

Elle s’asseyait, se levait, marchait, au soleil ou à l’ombre, toujours la même, toujours dans l’ombre et dans le froid. Quelquefois, quand elle rasait les massifs de la prairie, d’un pas si morne qu’il n’éveillait aucun bruit, elle entendait son nom prononcé par ceux qui passaient, et, s’arrêtant alors, elle recueillait toujours quelque chose qui la blessait. Nul ne savait combien elle avait souffert, combien elle avait aimé, combien cruellement elle avait été frappée ; ils ne comprenaient pas, ne jugeaient qu’à la surface, et tous, hostiles ou bienveillants, l’insultaient toujours un peu.

Une fois, d’une fenêtre de la maison qui donnait sur la ferme, Claire entendit Louise qui la défendait avec chaleur ; mais en même temps, à l’appui de ses dires, cette fille entrait dans les détails les plus intimes et commettait mille bévues et mille indiscrétions.

Elle ne pouvait passer près des enfants anglais qu’ils ne la regardassent en chuchotant, avec une curiosité cruelle.

Mistress Schirling, qui se promenait le soir dans les allées, majestueusement drapée dans son châle, dès qu’elle apercevait Claire, se détournait brusquement et prenait un autre chemin.

Il est vrai que sir John Schirling, au contraire, saluait profondément madame Desfayes, et qu’il lui demanda plusieurs fois des nouvelles de sa santé ; mais cela ne comptait guère, puisqu’on savait bien que sir John Schirling était un original et un philosophe. Ce qui le prouvait, car il ne causait guère avec personne, c’était son intimité avec Mathilde, comme aussi cela faisait beaucoup de tort à Mathilde d’être liée avec sir John.

Il y avait une seule impression dans l’âme de Claire qui restait encore vive et fraîche comme une espérance ; mais elle était si profondément enfouie sous le chagrin que, pendant les premiers jours, elle fut comme anéantie.

L’apparition de Camille à Beausite la réveilla. Camille avait renoncé depuis longtemps à donner des leçons aux enfants Schirling, et il avait été remplacé dans ses fonctions par un artiste allemand, que sir John avait pris en grande amitié.

Le jeune Français donc n’avait plus aucun motif de venir à Beausite, d’autant qu’il avait négligé d’y faire visite depuis son retour d’Italie. Mais il se trouva, dans la première semaine du séjour de Claire, qu’il eut à voir sir John Schirling pour un échange de gravures ; après s’être entretenu un quart d’heure avec l’Anglais, il descendit, et, rencontrant le petit Fernand, passa près de deux heures à jouer avec lui, tout en causant avec sa mère et avec Anna.

Peu de jours après, Camille revint pour acheter de l’eau de cerises chez Giromey, et, se trouvant si près de la maison Grandvaux, il entra. Son emplette cependant surprit beaucoup madame Grandvaux, car elle avait remarqué à table que Camille refusait toujours de cette liqueur. Mais il n’y eut pas d’autre observation, le père Grandvaux n’étant presque jamais là dans la journée.

Les paroles de sympathie que le jeune peintre disait à Claire dans ces entrevues étaient si vives et si vraies qu’elle les conservait dans son cœur et se les répétait à elle-même souvent, pour se consoler un peu.

Aucune de ses amies n’était venue la voir, et on n’avait reçu de visite que de la part de quelques matrones, amies de madame Grandvaux, lesquelles, d’un air plein de réticences, avaient allégué, en manière de consolations, qu’il y avait certainement des positions bien pénibles, où la patience pouvait manquer, et que le monde était souvent beaucoup trop sévère.

Un jour que madame Desfayes se promenait sur la route, avec Anna et le petit Fernand, elles rencontrèrent M. et madame Renaud, qui les saluèrent d’un air très-embarrassé. Cependant on s’accosta, et Fanny et Claire, se prenant le bras, marchèrent en avant.

— Tu as dû trouver bien extraordinaire que je ne sois pas venue te voir, dit Fanny ; mais il ne faut pas que tu m’en veuilles ; moi, je le désirais, ta situation me faisait peine, et je ne calculais pas ; mais Adolphe s’y est absolument opposé. Ce n’est pas qu’il te blâme précisément ; non, il te plaint beaucoup au contraire ; mais il dit que c’est un mauvais exemple. Il dit que, si toutes les femmes qui ont à se plaindre de leurs maris faisaient comme toi, il n’y aurait plus de ménages possibles. Cependant une chose, paraît-il, te justifie beaucoup, c’est que ton mari aurait compromis ta dot.

— C’est le moindre des chagrins qu’il m’a faits, dit Claire.

— Enfin, que veux-tu, ma chère, moi, je suis obligée d’obéir à mon mari.

— Fanny, tu sais que nous ne pouvons, faire une longue promenade ! cria M. Renaud.

— Adieu, ma chère. Excuse-moi. Je t’assure que cela me peine d’être obligée de t’abandonner. Louise, en sa qualité de femme de ministre, est dans une autre situation que moi, et je sais qu’elle doit venir te parler.

Cependant M. Grandvaux avait eu une entrevue avec son gendre ; quand il revint de Lausanne, Claire était allée à sa rencontre, toute pâle de saisissement.

— La ! la ! je n’aime pas ces bêtises, dit le bonhomme, sur la figure duquel elle avait cherché vainement à lire, et qui avait seulement cet air actif et préoccupé que lui donnaient les affaires. Te voilà blanche comme une feuille de papier, comme si tu n’avais pas une famille qui te soutient, et un père qui entend les affaires et qui te sauvera de ce mauvais pas. Ce qui est fait est fait ; ce qui est à faire se fera ; voilà tout, et il n’y a pas à chercher autre chose, ni à fouiller dans le pot au noir. Je te répète que je sauverai ta dot. Avec les intérêts, tu auras largement de quoi vivre ainsi que tes enfants. Je ne te ferai pas payer une grosse pension, moi ; il faudra même que tu mettes beaucoup de côté. Tu verras que tu ne seras pas si mal avec ton vieux père, et ça ne me fera pas de peine de vous avoir chez moi, au contraire, pourvu que les petits soient dociles et pas trop criards.

— Mais, demanda-t-elle d’une voix tremblante, qu’a-t-il dit enfin ?

— Peuh ! ce qu’il a dit ! t’attendais-tu à ce qu’il allait se mettre à genoux ? Ah ! bien oui ! Il m’a adressé des reproches sur ta conduite envers lui, m’a dit que tu lui faisais tous les jours des scènes, et que tu avais fini par lui rendre l’existence insupportable ; puis, il s’est plaint qu’on lui avait volé ses enfants, et il a demandé qu’on lui rendît l’aîné.

— Ah ! s’écria-t-elle ; et elle semblait près de s’évanouir.

— Ne te tourmente donc pas comme ça, reprit le père ; sur ma parole ! tu es trop nerveuse. J’ai donc répondu à ton mari : « S’il y a des torts pour tout le monde, c’est comme dans toutes les affaires. Mais je sais bien qui les a eus le premier. C’est-il raisonnable à un homme marié, comme vous, d’avoir une maîtresse ? Et surtout quand on vous a donné pour femme la plus jolie fille du canton ! » Il m’a nié que la Fonjallaz fût sa maîtresse ; je crois qu’il ment ; et pourtant, en y songeant, c’est une fine mouche, et elle aura eu bien soin de lui laisser quelque chose à désirer. Mais, d’un autre côté, ça n’est guère possible : elle lui a déjà coûté trop d’argent. Laisse-moi faire, je les pincerai, je te le jure. Alors je lui ai proposé un arrangement, afin de mettre toutes les bonnes façons de notre côté, et je lui ai dit que tu reviendrais avec lui, s’il voulait s’engager par serment à ne plus remettre les pieds au café Fonjallaz. Il a refusé, disant qu’il ne voulait pas s’avouer coupable, que tu n’avais qu’à avoir confiance en lui ; mais qu’il ne pouvait pas faire de soumission vis-à-vis de toi, puisque alors il ne serait plus le maître. Je m’attendais à cela, et s’il avait accepté, d’ailleurs, je lui en gardais d’une autre ; je demandais la séparation de biens. Alors donc, je lui ai offert le divorce par consentement mutuel. Il a réfléchi un moment ; puis, en se tordant la moustache, il a répondu : « Non, puisqu’il faut en finir ; c’est trop chanceux et trop long. » Je te dis qu’il songe déjà à se remarier avec la Fonjallaz ; mais, sois tranquille, j’y mettrai bon ordre. À présent, patiente seulement, et laisse-moi faire ; tout ira bien, sauf que l’héritage qu’il laissera un jour à tes pauvres enfants ne sera pas gros. Hélas ! une si belle fortune ! À qui faut-il se fier ? Enfin, nous regagnerons toujours le nôtre, Dieu voulant !

Les jours s’écoulèrent, puis des semaines. Claire vivait à Beausite comme à Lausanne, tout occupée de ses enfants, mais plus triste que jamais, et son regard fixe et le pâle sourire, qu’elle accordait toujours quand on le lui demandait, témoignaient que, tout en s’efforçant de prendre part à la vie commune, elle habitait intérieurement le monde de ses regrets et de ses chagrins.

Cependant, la gaieté de ses enfants, leurs progrès et leurs gentillesses avaient le pouvoir de l’y arracher parfois et d’amener sur ses lèvres un vrai sourire, ce sourire maternel si pur, si oublieux de toute autre chose et qu’accompagne un regard si radieux et si croyant. Aussi la bonne Anna, qui folâtrait avec les enfants une moitié de la journée, avait-elle tous les jours à lui raconter quelque nouveau trait des plus étonnants ; car ils étaient vraiment, ces chers petits, deux merveilles, que tout le monde adorait.

Fernand avait maintenant trois ans et se trouvait très-bien pour sa santé du séjour de Beausite. Il courait par toute la campagne, se roulait sur l’herbe et cueillait pour sa mère, dans la prairie, des bouquets de ces crocus d’un violet tendre qui jonchent les prairies d’automne. Il essayait même, à l’émerveillement de sa jeune tante, de grimper sur les longues branches pendantes des sapins. Ses petits bras, si maigres et si frêles, grossissaient un peu, et ses joues prenaient des couleurs plus vives.

Sans doute aussi le calme qui régnait dans ce nouvel intérieur lui était bienfaisant. Le père Grandvaux ne se fâchait guère ; il est vrai que tout se faisait chez lui par sa seule volonté ; mais, à cela près, il était bonhomme et de bonne humeur. L’enfant n’avait plus sous les yeux de visages enflammés par la colère ; il n’entendait plus de paroles brutales et passionnées ; la mélancolie de sa mère était profonde, mais il la voyait pleurer moins souvent.

La large face, toujours affectueuse pour lui, de son grand-père, le visage doux et passif de sa grand’mère, le tendre sourire de sa petite tante, la société des animaux de la ferme, et toutes les choses bonnes et harmonieuses qui l’entouraient, le tenaient dans un milieu calme et sain, où sa frêle nature, trop facilement ébranlée, se fortifiait. Cependant, il était d’une sensibilité si vive, qu’il éprouvait toujours de temps en temps quelque grand chagrin. La première fois qu’il avait vu mettre à mort un des poulets de la basse-cour, il avait poussé des cris d’horreur et de désespoir ; on l’avait emporté promptement ; mais l’affreuse image était restée dans son esprit, et, pendant la fièvre qui le saisit bientôt après, il mettait ses mains sur ses yeux, comme pour ne plus voir, puis il sanglotait.

Longtemps après, ce souvenir, parfois, lui causait encore des tressaillements et des pleurs. La mère Giromey disait que c’était extraordinaire ; car son plus petit à elle, quand on saignait le porc ou la volaille, allait toujours s’asseoir à la première place pour voir, et ne bougeait que ce ne fût fini. Mais, pour Fernand, la souffrance d’autrui devenait aussitôt la sienne, et l’on ne savait plus quelles sortes de contes lui raconter, car les contes, aussi bien que les histoires, ne se passent guère sans malheurs.

Il aimait beaucoup sa petite sœur, qui l’aimait aussi. Attirées l’une vers l’autre, souvent, ces deux têtes mignonnes se choquaient dans un baiser maladroit. La vue de son frère suffisait à rendre gaie la petite Clara, et, quand elle pleurait, Fernand, accourant près d’elle, réussissait à la calmer par d’inintelligibles consolations. Cet enfant n’oubliait pas, comme font les autres, les personnes qu’il ne voyait plus ; car il répétait souvent, très-souvent : « Maman, où est papa ? Et pourquoi donc n’est-il plus avec nous ? »

On était à ces jours d’octobre chauds et purs où la vie dans les choses, pleine d’une grâce infinie, nous pénètre délicieusement. Les pampres de la tonnelle, quelques-uns d’un rouge éclatant, les autres d’un jaune pâle, s’affaissaient au bout de leurs tiges, d’un air de mélancolie et de mystère, comme s’ils eussent été silencieusement occupés de dénouer les fibres qui les attachaient à la vie.

Déjà dépouillés, et repliés sur eux-mêmes, les chèvrefeuilles, les platanes et les acacias laissaient le soleil chauffer vainement leurs troncs engourdis ; on marchait sur des feuilles tombées. Ce n’est point cependant la tristesse qui est l’âme de cette grande époque, mais une sorte de joie sereine, la satisfaction de l’œuvre accomplie, la douce langueur du repos après le travail.

Le petit Fernand était d’une gaieté extraordinaire et courait dans les allées, en poussant de petits cris, pareils aux chants des oiseaux.

— Vois comme il devient fort, et quelles fraîches couleurs il a ! disait Claire à sa sœur. La campagne lui fait du bien. Ah ! s’il en est ainsi, je ne suis plus aussi malheureuse.

— Tu dis toujours ce mot-là, observa Fernand, dont la figure s’attrista.

Mais les baisers de sa mère et de sa tante lui rendirent bientôt sa gaieté, et, grimpant sur les genoux d’Anna, d’un air câlin et de sa voix la plus douce :

— Tante Anna, raconte-moi encore le joli conte d’hier.

— Quel conte, mon chéri ? Celui du Grillon ? Non, il te ferait pleurer.

— Non, tante Anna, conte ; pas pleurer, dit-il en appuyant sa tête sur le sein de la jeune fille.

— « Il y avait un jour un enfant qui, en se promenant à petits pas dans les prés, entendit une chanson. Il écouta, la chanson venait de la terre. Et quand l’enfant s’approchait, la chanson ne chantait plus, mais s’il s’arrêtait longtemps, elle recommençait. Il se mit donc à poser les pieds l’un après l’autre, si doucement, si doucement, que l’herbe, à peine foulée, ne disait rien, et il arriva si près qu’il vit le petit chanteur. Il était tout noir. C’était le grillon des prés, au bord de son trou. Il chantait ! il chantait ! son gosier se vidait et s’enflait sans cesse, car il chantait de tout son cœur. »

Fernand écoutait avec une attention extrême ; à cet endroit, l’anxiété se peignit sur ses traits.

« Alors l’enfant, qui trouvait la chanson jolie, tandis que le pauvre grillon regardait ailleurs, jeta la main sur lui et le prit à travers l’herbe. Le chant cessa… »

— Fernand, que fais-tu ?

— J’écoute, balbutia-t-il d’une voix entrecoupée en se cachant le visage.

« L’enfant donc, ayant pris le grillon, le mit dans une boîte, où le pauvre grillon n’avait plus de soleil. Chante ! lui disait-il. Mais le grillon ne chantait plus. Il n’y a pas de joie pour le prisonnier. »

— Ah ! Fernand ! tu vois ! je te le disais ! Je ne te conterai plus ce conte-là.

L’enfant se frotta les yeux.

— C’est le soleil qui me fait pleurer, balbutia-t-il, en accompagnant cette excuse d’un sanglot de son cœur, gonflé par l’infortune du pauvre grillon.

« Alors, reprit Anna, l’enfant voyant cela reporta le grillon dans la prairie, et le grillon joyeux, ayant retrouvé son trou et sa liberté, recommença de chanter comme auparavant. »

— Est-ce bien vrai ? demanda Fernand, qui accompagna cette question d’un ardent regard. C’est bien vrai ? répéta-t-il avec doute, car il se rappelait un autre dénoûment, bien autrement lamentable, qui lui avait été raconté la première fois. Et il restait étonné, indécis, partagé entre le respect de la tradition et la joie de voir le grillon rendu au bonheur. Mais tante Anna lui assura si fort que c’était bien vrai, et que les choses s’étaient passées exactement comme cela, qu’enfin il accepta franchement cette heureuse issue, et repartit joyeux pour une excursion nouvelle, après avoir déchargé sa frêle poitrine de deux ou trois gros soupirs.

Claire le suivait d’un regard doux et charmé, quand tout à coup l’expression de son visage changea.

— Anna, dit-elle, qu’est-ce que cet homme vient faire ici ?

Cet homme était un personnage vêtu de noir, qui portait sous son bras un registre ; un procureur, comme ils disent au canton de Vaud ; en France, un huissier ; par tous pays, oiseau de malheur, dont la vue effarouche les pauvres passereaux de l’espèce humaine ; infortuné qui, pour un salaire, a consenti à ne soulever devant ses pas que crainte, désespoir ou malveillance.

— Oh ! c’est pour mon père, sans doute, dit Anna en se levant. Je vais voir.

Mais elle était tout émue.

Claire demeura seule et anxieuse. Le procureur, bientôt, repassa devant elle en s’en allant, et un moment après, elle vit sa sœur qui revenait, accompagnée de M. Grandvaux. Ils marchaient lentement, échangeant des paroles à voix basse. Le père haussait les épaules ; Anna semblait atterrée. Claire vit bien qu’elle ne s’était pas trompée, et qu’il y avait là un malheur pour elle.

— Eh bien ? murmura-t-elle, quand ils furent tout proche.

— Eh bien ! c’est des bêtises ! répondit d’un ton rude le père Grandvaux. Tu n’as pas à t’occuper de ça du tout ; et, pour mettre les choses au pire, s’il fallait en passer par là, ça ne serait que pour quelques jours ; ça ne durerait pas, je t’en réponds. Ayons seulement encore un peu de patience, il faut faire les choses à coup sûr.

Anna embrassa Claire en pleurant.

— Console-toi ; notre père assure qu’il ne l’aura pas.

— Fernand ! cria la pauvre mère d’un ton déchirant.

— Ne te désole pas, ma chérie ; nous avons huit jours, et d’ici là nous verrons, nous trouverons quelque chose… Sois tranquille, je t’assure que nous le garderons.

— M’ôter mes enfants ! dit-elle d’un air égaré ; mais c’est impossible ! ils sont à moi !

— Voyons, dit M. Grandvaux, tu sais bien que c’est le père qui est reconnu par la loi le seul maître des enfants. D’ailleurs, il ne demande que le petit ; mais sois tranquille.

— Est-ce possible, cela ? Non, cela ne doit pas, cela ne peut pas être. On ne peut pas m’ôter mon enfant. Moi seule, je le connais bien ; moi seule, sais ce qu’il lui faut ; c’est moi qui l’ai porté dans mon sein, qui l’ai nourri, qui l’ai élevé ! Non, je vous le répète, c’est impossible ; on ne peut pas faire une chose odieuse comme celle-là.

— Quand je te dis que c’est des bêtises, veux-tu me croire ? Ne suis-je pas là, moi ? On le verra bien. Sacrebleu ! dites-moi, est-ce qu’on a jamais entendu dire qu’on pouvait en remontrer au père Grandvaux dans une affaire ? Et croyez-vous que je ne saurai plus m’y prendre quand il s’agira de mes enfants ? Allons ! allons ! prenons seulement un peu de patience. Je n’aime pas voir qu’on s’emporte comme ça. Encore un peu de temps, et nous sommes de Berne[1].

Malgré ces encouragements, Claire fut au désespoir. Elle dévorait ses larmes, en regardant son cher enfant, qui n’avait jamais eu tant de grâce et tant de vivacité, ni des manifestations de tendresse plus vives pour sa mère, peut-être à cause de l’attraction magnétique exercée par les élans de son âme à elle, uniquement tendue vers lui.

Le septième jour vint, et Anna tremblante n’osait interroger sa sœur, quand elle la vit rassembler ses effets et ceux des enfants, et les ranger dans les malles.

— Tu pars ? s’écria-t-elle.

— Crois-tu que je le laisserai partir seul !

Elles s’embrassèrent en sanglotant.

— Ah ! ma pauvre Claire, tu as raison ; je ferais comme toi ; mais quelle existence tu vas avoir !

— Oh ! ce sera cruel et ce sera indigne, j’y compte. On m’abreuvera de toutes les hontes et de tous les tourments. Mais je supporterai tout, j’y suis résolue, et j’élèverai mon enfant, en tâchant de vivre, jusqu’à ce qu’il ait vingt et un ans. Oh ! ma chère Anna, pourquoi les femmes et les enfants sont-ils si malheureux en ce monde ?

— Je ne sais pas ; c’est qu’on n’a pas vu sans doute ce qu’il faudrait voir. On dit toujours : Il faut bien que quelqu’un soit le maître ; comme si l’accord ne se pouvait pas, et qu’il n’y eût que la force. Moi, je crois qu’il y a toujours un moyen de s’entendre ; mais il faut le trouver. Quelquefois, quand je songe à ton mari, je me dis : Mais lui aussi il aime ses enfants, et ils sont à lui ! Alors je sens que vous ne pouvez pas être séparés, qu’une loi véritable vous réunit, et je parle à M. Desfayes comme s’il était là, du fond du cœur, avec tant de force, que cela me fait pleurer, et que, s’il m’entendait, je suis sûre… Mais après, je ne retrouve plus aussi bien ce que je disais.

— Moi aussi, j’ai rêvé de revenir à lui, de le toucher. Je l’ai cherché tout un soir par la ville ; mais à présent, quand même ce serait possible qu’il voulût changer, moi je ne pourrais plus avoir confiance et l’aimer comme autrefois ; non, je suis trop lasse, trop écrasée ; il m’a fait trop souffrir. Et maintenant que je comprends mieux les choses, je ne me rappelle pas d’avoir senti battre vivement son cœur. Il n’a que de la passion, ou il est froid. Je souffrirai par lui toute ma vie, et, quand même il cesserait d’aimer cette femme, je ne serai jamais heureuse ; car je sais maintenant comment j’aurais pu l’être et tout ce que j’ai perdu.

Elle s’accouda sur la fenêtre et cacha son front dans ses mains. Anna la regardait avec une compassion profonde, quand toutes deux elles tressaillirent au bruit d’un pas. C’était Camille.

— Le recevras-tu ? demanda la jeune fille agitée.

— Certainement ! s’écria Claire avec exaltation ; n’est-ce pas la dernière fois ?

Elle descendit aussitôt dans le petit salon, où Fernand saluait déjà par des cris de joie l’arrivée de son ami. Ils échangèrent un serrement de main et s’assirent l’un près de l’autre, occupés de l’enfant en apparence, mais surtout de mêler leurs regards et leurs pensées. Au front pâle et fermé de Claire, à son attitude brisée, à son regard désespéré, Camille devina une résolution prise. Laquelle ? Plusieurs fois il l’interrogea de son regard anxieux et tendre, qu’elle ne fuyait pas toujours.

Il était, en effet, bien dangereux, Camille, pour cette jeune femme, qui, ne se voyant au monde que l’amour pour destinée, tendait de toutes les forces de son être à l’accomplir. Il avait l’intelligence du cœur ; il aimait. Elle, élevée dans l’infériorité de la femme biblique, il la traitait en reine, mais sans fausseté, avec un vrai respect et beaucoup d’amour. Il souffrait réellement de ses peines, toute atteinte portée à Claire était une blessure pour lui ; on le voyait à son regard courroucé, à sa parole incisive, à une sourde colère qui perçait de toutes parts. Claire, dans ces moments-là, sentait bien qu’elle l’aimait trop, et elle baissait les yeux, pénétrée jusqu’au fond de l’âme d’attendrissement, de joie et de crainte.

Elle ne répondit point aux muettes questions de Camille, craignant sans doute qu’il ne combattît sa résolution et ne diminuât son courage.

Cependant, le petit Fernand ayant entraîné sa mère au jardin, Camille observa combien le séjour de Beausite était favorable à ce frêle enfant, et il ajouta :

— Vous passerez l’hiver ici, n’est-ce pas, madame ?

Claire ne répondit pas ; mais des larmes lui vinrent aux yeux.

— Ah ! vous partez ? s’écria-t-il. J’en étais sûr ! Quand partez-vous, Claire ? Où allez-vous ?

Elle ne lui demanda point compte du ton impérieux dont il la questionnait ainsi ; elle hésita un peu, et, sans répondre davantage, voulut retourner vers la maison ; mais lui, saisissant sa main, l’entraîna au contraire vers le fond de l’allée des noisetiers, où le jardin se terminait par une cloison de planches, peinte en vert, pour les espaliers, et qui, disjointe, laissait voir par ses interstices la prairie.

— Où allez-vous ? répéta-t-il ; vous ne devez pas me le cacher, Claire, vous savez bien… Ne me connaissez-vous pas ? vous défiez-vous de moi, madame ?

— Oh ! non ! dit-elle en accompagnant ce mot d’un regard qui le ravit. J’hésitais seulement à vous le dire, parce que… parce que cela vous fera du mal et que vous chercherez peut-être à m’en détourner, mais il le faut : M. Desfayes exige qu’on lui rende Fernand. Moi… vous devez le croire, je ne quitterai pas mon fils.

— Vous retournez habiter avec votre mari ? s’écria Camille.

Près de lui, monsieur, répliqua-t-elle vivement.

Le visage du jeune homme s’illumina d’amour et de bonheur. Il mit sur la main de Claire un ardent baiser, et plia le genou devant elle en murmurant un mot… N’était-ce pas : Merci ! Mais il était dit si bas qu’il n’exigeait pas de réponse.

Elle rougit, et, confuse de ce qu’elle avait dit, elle se dégagea de son étreinte, et fit quelques pas, la tête baissée.

— Votre courage est admirable, Claire, dit Camille d’une voix émue ; mais n’est-il point supérieur à vos forces ? Vous allez trop souffrir ! Non, ne faites pas cela.

— Et mon enfant ! croyez-vous que je puisse l’abandonner.

— Non ! non ! et cependant c’est aux dépens de votre santé, peut-être même de votre vie que vous allez le protéger. Ah ! Claire, il eût fallu trouver un autre moyen, tenter l’extraordinaire, l’impossible, vous confier à moi, vouloir ! Vous disposez d’un homme dévoué, vous le savez bien.

— Mais je veux rester une honnête femme, dit-elle à voix basse. Je ne dois pas maintenant songer au bonheur ; il faut que j’accepte mon sort ; il faut que je reste malheureuse.

— Bien malheureuse !… et bien aimée !… dit-il avec passion.

— Oh ! alors !… répondit-elle sans songer à ce qu’elle disait ; mais l’expression de son visage avait donné tout leur sens à ces deux mots, et ils contenaient un aveu si naïf du bonheur qu’elle éprouvait à être aimée de Camille, qu’il en fut enivré.

Elle vit bien qu’il l’avait comprise, quand il se rapprocha d’elle, le visage transfiguré par une joie ardente. Mais il voulait qu’elle achevât.

— Alors, reprit-il en l’entourant de ses bras, et en la suppliant du regard, alors !…

— Oh ! laissez-moi, balbutia-t-elle, j’ai eu tort ; je ne devais pas…

— Claire, faisons un pacte ; aimons-nous. Je vous donne mon cœur et ma pensée, mon bras aussi, et soyez sûre, chère femme, que vous serez bien aimée ! bien aimée ! et par conséquent moins malheureuse ! Vous me donnerez aussi votre cœur et votre pensée, rien de plus, et cela me rendra, moi aussi, très-heureux. Le voulez-vous ?

— Ah ! oui, je le voudrais ! Mais ce serait mal !

— Et comment serait-ce mal, pauvre chère enfant. Que ferez-vous de l’amour qu’il y a dans votre âme, dont M. Desfayes ne veut pas et que vous ne pouvez plus lui donner ? L’éteindre ? ce serait un crime ! Vous ne le pourriez pas d’ailleurs. Ne vous défiez pas de moi, Claire. Je sais que les plus délicieuses émotions de la vie, ce sont les plus hautes, et c’est de celles-là surtout que je veux vivre. Il ne me viendra jamais à la pensée de chercher des joies dans vos troubles et dans vos chagrins. Je vous ai aimée avant votre mariage, puis j’avais étouffé cet amour ; mais il m’est revenu en vous voyant si malheureuse. Ne craignez rien. Ne comprenez-vous pas que je serai assez heureux d’être, moi, votre seule espérance et votre seule joie, de vous soutenir, de vous aider, de vous consoler, ma pauvre Claire, si bonne et si belle, qui mériteriez tant de bonheur, et qui n’avez rien ! Si vous saviez quelle immense indignation j’éprouve de vous voir souffrir ! Eh bien ! si vous consentez à puiser votre consolation dans mon amour, je souffrirai moins pour vous, et ce sera mon bonheur, à moi.

— Oh ! que vous êtes bon ! dit-elle, vivement touchée. Camille, je vous l’avoue, je me suis dit souvent, non sans me reprocher ces pensées, que j’aurais été bien heureuse avec vous.

— Oui, Claire, oui, vous l’auriez été ; je vous aime tant, que j’en suis certain. Mais vous étiez faible, indécise. Je vis dans vos yeux de la bonté, de la sympathie, une préférence peut-être, mais non cet amour, qui est en même temps une foi. Mes efforts n’auraient abouti sans doute qu’à vous créer des chagrins et à m’attirer des humiliations. Je restai muet.

— Je savais que mon père n’eût jamais consenti…

— Non, il lui fallait un gendre qui pût se ruiner, comme le fait M. Desfayes, et non pas un homme vivant largement d’un travail qui fait sa joie. Tenez, chère amie, il faut qu’autrefois d’affreuses misères, un dénûment épouvantable, aient fait passer dans le sang de l’homme la haine de la pauvreté ; car il n’a d’autre soin au monde que de la fuir, d’une course folle, dans laquelle il dépasse toujours le bonheur. Que vous a valu votre richesse, ma pauvre Claire ?

— Mon ami, je n’ai jamais connu même l’aisance. Chez mon père, je ne disposais de rien ; chez mon mari, j’étais chargée de faire face à de nombreuses dépenses avec peu d’argent, et placée sous son exigence, j’ai connu tous les ennuis des nécessiteux. J’avais de beaux meubles et de belles robes, voilà tout.

— Et vous avez si peu besoin de belles robes pour être belle, dit-il en déposant un baiser sur ses cheveux.

Claire se dégagea doucement des bras du jeune homme, et s’écartant un peu de lui, elle s’adossa contre la cloison de planches. Camille lui reprit la main.

— Eh bien ! dit-il, je suis à vous maintenant, vous le savez. Quoi que vous décidiez, je suis à vous. Je me suis imposé la loi, vous aimant d’amour, de ne point vous donner de conseils contre votre mari. Vous épuiserez vis-à-vis de lui toutes les mesures de douceur et de longanimité qu’il vous plaira. Vous porterez, s’il faut, cette chaîne toute votre vie, soit que vous ne puissiez la rompre, soit que vous ne l’osiez pas. Je ne dirai rien ; je ne réclamerai pas ; je souffrirai, j’attendrai, j’espérerai peut-être ; mais je ne dirai rien. Le jour seulement où vous serez enfin lasse, et où vous aurez besoin que la force d’action d’un homme dévoué s’ajoute à la vôtre, vous m’appellerez, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Claire ? ajouta-t-il, avec une si vraie tendresse, que les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes.

— Oh ! que vous êtes dévoué ! Oh ! que vous êtes bon ! dit-elle.

— Pas complétement, chère amie, il me faut en retour un don, une promesse de vous.

— Laquelle ? demanda Claire avec empressement.

— Ce que je vous demande, vous l’avez dit de vous-même tout à l’heure. C’est une mesure protectrice pour vous, nécessaire à votre dignité ; mais je veux que ce soit aussi un engagement sacré entre vous et moi. Vous allez donc me promettre, à moi, vous entendez, à moi, Claire, de ne plus être la femme de celui qu’on appelle encore votre mari.

Claire baissa la tête en rougissant, et pendant quelques instants elle hésita.

— Oh ! Camille, il me semble que je ne dois pas faire cela, Que je décide ainsi, dans ma conscience, à la bonne heure. Mais vous promettre cela, à vous, ce serait vous accepter pour amant.

— Et ne le suis-je pas ? s’écria-t-il. Chère naïve, de quoi parlons-nous ? Et de quoi notre cœur est-il plein en ce moment, si ce n’est d’amour ? N’ayons pas peur des mots : soyons francs, va, nous n’en serons que plus honnêtes. J’ai vingt-neuf ans ; je ne suis lié par devoir ni par amour à aucune autre femme : vous êtes jeune, belle, adorable, malheureuse, et nous sommes là tous deux, tournés l’un vers l’autre et pleins de trouble, d’enthousiasme, d’enivrement. Oh ! certes, ma Claire, c’est bien de l’amour. Mais je ne vous demande qu’une promesse. Je vous demande seulement cette promesse ; mais il me la faut, pour mon honneur et pour ma sécurité. C’est parce que je ne suis pas votre ami, c’est parce que je suis bien votre amant que je la veux ; je consens à ne vous adorer que de loin, mais à la condition que mes pensées n’iront pas vous trouver dans les bras d’un autre. Faites-moi donc ce serment, Claire, je vous en prie.

Elle se taisait, le front rouge et baissé, pleine de souffrance et d’anxiété.

— Vous me refuseriez cela, Claire ? quand je vous donne en échange tout mon amour, tout mon dévouement, et moi aussi, madame, toute ma fidélité ?

Tremblante, elle mit la main dans celle du jeune homme.

— Est-ce votre promesse, Claire ?

— Oui, dit-elle d’une voix altérée.

Ils confondirent leurs regards ; mais les yeux seuls de Camille brillaient de triomphe et de joie. Dans ceux de la jeune femme, le trouble et l’inquiétude se mêlaient à la tendresse. Ils s’abaissèrent avec plus de trouble encore sur son enfant, qui vint se jeter contre ses genoux.

— D’où viens-tu ? lui demanda-t-elle ; car pour la première fois elle l’avait oublié.

Puis elle le prit dans ses bras et alla s’asseoir, à quelque distance de là, sous un platane, que traversaient les rayons du soleil couchant. Là, tout agitée encore et confuse, elle cacha son visage derrière la blonde petite tête et couvrit de baisers le cou de son enfant. Debout, près d’eux, Camille les regardait avec un sourire doux et mélancolique.

— Maman, où est papa ? demanda le petit Fernand.

Il demandait cela pour la centième fois ; mais cette question fut pour Claire plus douloureuse que jamais.

— Georges dit qu’il s’ennuie de ne pas me voir, maman. Est-ce vrai ?

— Georges ! répéta Claire, Georges Giromey ? où est-il donc ?

— Là, de l’autre côté, dit l’enfant, en montrant la cloison de planches. Moi, j’ai passé par là-bas, à la petite porte, et je l’ai vu, et il m’a parlé tout bas.

Claire devint subitement pâle.

— Où est-il ? Montre-moi l’endroit, Fernand.

— Là, répéta l’enfant, en étendant de nouveau la main dans la direction où peu d’instants auparavant se trouvaient Claire et Camille.

— Cet homme nous aura entendus ? murmura la jeune femme, en jetant à Camille un regard de terreur.

Il s’efforça de la rassurer ; mais ils regagnèrent la maison pleins d’inquiétude.

Quand le jeune peintre fut parti, madame Grandvaux, après avoir toussé plusieurs fois, dit à sa fille :

— Ne trouves-tu pas que M. Camille vient un peu trop souvent ? Autrefois il ne venait pas du tout. Dans ta position, ma bonne Claire, il faut tant de prudence !…

— Oh ! c’est un bien honnête garçon ! se hâta de dire Anna, en remarquant la rougeur et l’émotion de Claire. C’est notre malheur qui l’attire auprès de nous.

— Je ne dis pas le contraire, reprit madame Grandvaux ; mais tu sais que ce que les gens imaginent tout de suite, c’est le mal. Il vaut mieux y prendre garde. Ne voyez-vous pas Mathilde ? On a eu beau lui dire depuis longtemps que l’on jasait de l’amitié de l’Anglais pour elle et de toutes leurs conversations ; elle n’a pas voulu en tenir compte ; eh bien, voilà que mistress Schirling est devenue si jalouse, que Mathilde n’y peut tenir et abandonne les leçons. Si elle avait été prudente, et ne s’était occupée que des enfants, cela ne serait pas arrivé, et elle aurait conservé là un joli revenu, puisque sir John voulait encore rester ici deux ou trois ans. On ne peut pas empêcher les gens de parler, il vaut mieux ne donner aucun prétexte.

— Quelle horrible méchanceté ! dit Anna. Sir John Schirling est comme un père pour ma cousine. Il a voulu, tout dernièrement encore, la marier avec son professeur allemand.

— Il n’y a plus à s’inquiéter, quant à moi, des visites de M. Camille, dit Claire avec amertume. Je pars demain.

Cette résolution causa du chagrin à madame Grandvaux ; mais elle ne la désapprouva pas.

— On ne sait cependant ce qui peut arriver, dit-elle. Ton père n’a pas dit un mot hier soir ni ce matin en se levant, et il est parti de bonne heure pour la ville.

Claire passa le reste de la soirée dans une exaltation fiévreuse. Elle allait beaucoup souffrir, sans aucun doute ; mais, avec l’appui moral que lui donnait l’amour de Camille, un amour si beau, si chaste, si dévoué, elle se sentait forte, courageuse, élevée au-dessus d’elle-même. Elle avait désormais un idéal d’amour, c’est-à-dire de quoi vivre ; elle saurait souffrir.

Comme à l’ordinaire, elle coucha les enfants, aidée de sa sœur. La toilette de la petite Clara était bientôt faite, et à peine l’avait-on mise dans ses vêtements de nuit qu’elle s’endormait en gazouillant ; mais pour Fernand, c’était autre chose. Il était tout impatient ce soir-là ; il pleurait sans cause, ses mouvements étaient brusques, et son malaise ressemblait à ce qu’il éprouvait d’ordinaire à l’approche d’un orage, bien que le ciel fût pur et l’air froid.

Longtemps sa mère le garda dans ses bras, les lèvres collées sur son front, mais sans le pouvoir calmer ; peut-être, pour cela, son sein à elle-même était-il trop agité. Anna le prit à son tour et le berça d’une chanson. I s’alanguit enfin, étendit ses petits bras, et consentit à être couché dans son berceau, où sa mère le frictionna longtemps. Enfin il s’endormit ; mais ses yeux fixes demeurèrent à demi ouverts, ce qui lui arrivait souvent et donnait à son sommeil quelque chose d’effrayant et de mystérieux.

La jeune mère accablée s’assit au bord de son lit. Elle n’avait qu’une chose dans sa pensée : demain, et ne s’inquiétait guère de se coucher, ne pouvant dormir. Cependant tandis qu’Anna, tout en lui parlant, dénouait ses longs cheveux, Claire détacha son corset, qu’elle jeta loin d’elle, en respirant fortement ; mais la cause de l’oppression était plus profonde ; elle mit la main sur son cœur et pencha la tête avec tristesse.

Dix fois, en répondant à sa sœur, le nom de Camille vint sur ses lèvres.

Anna devint pensive, tout à coup s’asseyant près de sa sœur et l’entourant de ses bras :

— Il est très-bon, dit-elle d’une voix caressante, mais je crains…

— Vas-tu me disputer, toi aussi, les consolations que je puis avoir ? demanda Claire avec un peu d’aigreur.

— Oh ! tu sais bien que ce n’est pas mon intention, chère sœur ; mais… enfin… si M. Camille avait de l’amour pour toi ?

— Eh bien ? dit Claire.

— Eh bien ! répéta la jeune fille en attachant sur sa sœur des yeux étonnés.

— Parce que mon mari ne m’aime pas, faut-il que je renonce absolument à être aimée ?

— Oh ! Claire… Mais tu ne peux être sa femme !

— Est-ce donc toi, chère petite, qui ne croiras pas à un amour chaste ? Vois-tu, dit-elle, en baissant la voix et en se penchant sur l’épaule de sa sœur, Camille est le plus noble et le plus généreux des hommes. Si tu l’avais entendu !… Ah ! que ne l’ai-je connu plus tôt !…

Elle fit de ses beaux bras un geste de désespoir ; ses cheveux dénoués ruisselèrent sur ses épaules nues, en nappes où la lumière brilla ; son visage sembla tout à coup plus pâle, son sourcil plus fier, ses yeux plus grands, plus étincelants et plus profonds. Anna la regarda et baissa les yeux avec embarras.

— N’as-tu pas compris ? dit Claire.

— Oui, ma sœur ; mais pourtant… je crois.

— Et que crois-tu, ma pauvre enfant ? Tu es bien prudente pour ton âge.

— Oh ! je ne sais rien, moi, que ce qu’on dit ; mais tu es si belle ! et, dans l’idée de tout le monde, un homme est très-malheureux de ne pouvoir épouser la femme qu’il aime.

— Peut-être y en a-t-il un qui ne ressemble point aux autres, dit Claire avec orgueil, en contemplant de souvenir la figure de Camille, éclairée par l’enthousiasme des nobles passions.

— Alors tu renonces tout à fait à ton mari ?

— L’aimer encore ! Est-ce possible ? Ne m’a-t-il pas suffisamment insultée ? Ne m’a-t-il pas fait souffrir assez ?

— Oui ; mais il est toujours ton mari, et vos deux existences, tu le vois bien, sont forcément unies. L’abandonner de cœur et vivre avec lui…

— Il n’est plus à moi et je ne suis plus à lui, puisqu’il s’est donné à une autre. Il m’a frappée des coups les plus sensibles ; il a détruit pièce à pièce, malgré moi, l’amour que j’avais pour lui. Tu ne sais pas ce que c’est, ma petite, que d’être trahie par son mari, un homme à qui l’on s’est donnée tout entière, corps et âme, de passé comme d’avenir, trahie, rudoyée, outragée pour une créature indigne ! Et tu veux que je l’aime encore, lui qui ne m’aime plus ? que je rejette pour lui un des êtres les plus nobles et les plus désintéressés qui soient au monde, un homme qui me dit : Je ne vous demande d’autre bonheur que de vous laisser aimer !… Ma chère, c’est impossible, il faudrait avoir plus que du courage, il faudrait n’avoir point d’âme. Eh bien ! ajouta la jeune femme, en regardant sa sœur qui baissait les yeux toute pensive, à quoi songes-tu ?

— Oh ! je te comprends bien, dit Anna…

Mais, dans ses réticences, Claire sentait une opposition.

— Me blâmes-tu ? Parle, je veux savoir toute ta pensée.

Elle la pressa quelque temps encore, et la jeune fille, avec peine, dit enfin :

— Je comprends que tu ne peux t’empêcher d’aimer M. Camille ; mais je comprends aussi que ton mari et toi vous ne vous êtes jamais aimés.

— Jamais aimés ! répéta Claire avec stupéfaction. Lui, peut-être, mais moi ! Moi je l’aimais avec une ardeur, un dévouement…

— Tu le croyais ; et moi aussi je l’ai cru, en vous voyant, dans les premiers temps, si occupés l’un de l’autre, si heureux ensemble. Cela m’étonnait un peu ; je n’avais jamais imaginé que l’on pût s’aimer si vite. Mais non, vois-tu ! on ne peut s’aimer si vite ; il faut se connaître. Quand on ne se connaît pas, qui aime-t-on ? Un autre. On reconnaît bientôt que l’on s’est trompé, et l’on n’aime plus. Il faut s’aimer tel qu’on est, alors c’est fini pour la vie ; alors, — elle fondit en larmes, — alors, ni faiblesse, ni folie ne rebutent, ni ne découragent ; on aime toujours, parce que c’est lui !…

Elle se leva, et, toute baignée de pleurs, elle s’enfuyait ; mais sa sœur la retint dans ses bras, et, avec une sorte d’effroi :

— C’est donc ainsi que tu aimes Étienne ? lui demanda-t-elle.

— Oui, répondit la jeune fille, si bas qu’il eût semblé que c’était son cœur même qui répondait.

Et elle s’enfuit dans sa chambre, éperdue et tremblante, d’avoir, pour la première fois, découvert le fond de son cœur.

Claire la suivit d’un regard triste et plein de trouble. Puis, elle acheva lentement sa toilette de nuit, enferma sous un bonnet garni de dentelles ses longs cheveux, couvrit ses épaules d’un mantelet blanc, et s’approcha machinalement du lit… Mais absorbée, la tête chargée de pensées, elle s’assit au bord seulement, à demi couchée, le front dans sa main et les yeux fixés à terre, tandis que, sur la commode, la lampe pâlissait, et que des deux berceaux, placés tout près d’elle, s’élevaient deux respirations douces et inégales.

Claire songeait à ce que sa sœur venait de lui dire, et, bien qu’elle eût été étonnée, et que d’abord elle eût protesté, elle commençait à comprendre.

En se décidant à retourner chez son mari pour ne pas abandonner son enfant, elle n’entendait faire qu’une démarche temporaire, et sur laquelle, en raison des événements, elle aurait ou non à revenir. C’était un sacrifice d’amour maternel, et loin qu’elle songeât à ramener son mari, comme semblait le lui conseiller Anna, elle ne le considérait en cette circonstance que comme son ennemi et son bourreau.

Supporter ses dédains et ses persécutions sans haine, avec patience, avec espoir ; essayer de le vaincre à force d’abnégation ; l’entourer, quoi qu’il fît, d’une affection fidèle, c’était beau, sans doute ; mais où prendre tant de courage ? Où puiserait-elle la force nécessaire pour résister à tout sans se lasser : injures, humiliations, duretés, injustices ?

Non, son cœur n’y était plus. Elle ne pouvait se replonger aux sources taries ; son idole était brisée ; elle se retrouvait en état de veille, vis-à-vis d’un rêve évanoui. Cet amour immuable et persévérant dont sa sœur aimait Étienne, Claire le voyait et le comprenait ; mais d’une manière effrayante ; car elle le comprenait pour Camille, non pour Ferdinand.

Et elle en vint à douter, avec honte et désespoir tout ensemble, si en effet elle avait réellement aimé son mari.

Elle se souvint comment les choses s’étaient passées ; qu’il lui avait été imposé par son père, et que d’abord, à cause de son penchant pour Camille, elle avait souffert ; mais elle s’était soumise comme à l’ordinaire ; elle avait accepté cet homme devenu son avenir, le pivot de son existence, et alors jeune comme elle était, pleine de la volonté d’être heureuse, elle s’était donnée à son époux de toute son espérance et de toute sa foi ; mais était-ce bien lui qu’elle aimait ? peut-être n’avait-elle fait que chercher en lui l’amour et le bonheur, sans vouloir s’avouer pendant longtemps qu’elle ne les y trouvait pas ? Elle l’avait embrassé désespérément par cela seul qu’il était tout son avenir de femme. Cela eût peut-être suffi, s’il l’eût voulu, pour que leur union fût pieuse et paisible, heureuse même ; mais Ferdinand avait pris à tâche de détruire l’illusion, de rompre leurs liens, d’apprendre à sa jeune femme qu’il n’y avait rien de plus entre eux que le hasard d’une union formée par certaines convenances, elle qui dans son enthousiasme rêvait une union prédestinée, consacrée par Dieu et prolongée dans l’éternité.

C’était Camille qu’elle devait aimer, et c’était lui qu’elle avait trahi en épousant Ferdinand…

Lassée de soutenir son front lourd et brûlant, Claire laissa tomber sa tête sur l’oreiller et ferma les yeux. Dans un rêve sans sommeil, elle se vit la femme de Camille, et tous les détails de l’intimité facile et charmante que devait créer autour de lui ce caractère humain, simple et franc, se figurèrent à ses yeux. On l’eût dite en extase, avec ses lèvres entr’ouvertes et son œil ardent sous le voile du rêve, quand un léger cri de sa petite fille la fit tressaillir. Elle courut au berceau. Quelque douleur passagère, causée par la dentition peut-être, car elle trouva l’enfant rendue tout entière au sommeil et à la plus douce quiétude ; tout en elle était repos, ses membres étendus, son front sans pli, sa bouche demi-close, son souffle égal. Elle dormait, oublieuse de tout, sinon qu’elle avait sa mère.

Celle-ci se mit à la contempler avec amour.

Une chose alors frappa la jeune femme : c’était la ressemblance de cette enfant avec son père. On l’avait déjà constatée ; mais jamais elle n’avait été si frappante aux yeux de Claire. Et plus elle regardait sa fille, en cherchant à saisir des différences, plus lui apparaissait, évidente et irrécusable, cette ressemblance, qui mêlait étrangement à la chaste douceur de la belle petite le type régulier, mais dur et sensuel, de Ferdinand. Claire en devint comme hallucinée. C’était bien lui, tel qu’autrefois elle le voyait quand ils s’aimaient, quand elle le trouvait beau et le croyait bon.

Elle éprouva alors une impression si amère qu’elle fondit en larmes. Elle s’arracha de ce berceau pour aller à celui de Fernand ; il dormait aussi, mais dans une pose tourmentée, et le cœur gonflé de soupirs. Elle détendit et frotta doucement les petits membres crispés de l’enfant, l’établit dans une position plus commode, et changea son oppression en doux rêves par de longs baisers. Celui-là rappelait le visage de sa mère, et surtout il était sien par l’âme et par des souffrances communes.

Mais, âme ou corps, chair ou pensée, ils étaient l’un et l’autre, elle et Ferdinand, dans ces deux enfants, et la petite fille appartenait à sa mère comme Fernand à son père par le plus étroit des liens de la vie.

Tout ce que le mariage renferme en soi de redoutable et de sacré, la jeune mère le sentit à ce moment, et le rêve qu’elle caressait tout à l’heure lui inspira des remords. Ne venait-elle pas d’être adultère dans sa pensée ? Le sang lui afflua au visage, elle marcha dans la chambre avec agitation, confuse d’abord, puis, peu à peu remplie d’une sourde et profonde irritation.

Est-ce donc sa faute à elle si le crime de Ferdinand a perdu leur avenir ? Il faut pourtant pour vivre s’attacher à quelque chose, et puisqu’elle ne peut plus aimer M. Desfayes, pourquoi n’aimerait-elle pas Camille ?

Appuyant sur le marbre de la commode son beau bras souple et frémissant, elle penche son front et rêve. Une conseillère lui parle à l’oreille ; c’est Mathilde, dont elle se rappelle les opinions. Mathilde est traitée de folle, d’esprit pervers ; mais Claire a senti la force de sa cousine ; elle l’estime, pourquoi dès lors ne la croirait-elle pas ?

Selon Mathilde, — et ce n’était pas son opinion à elle seule, mais celle de tous les gens avancés, comme elle disait, — dès que l’un des époux avait trahi la foi jurée, l’autre était libre par cela même, et devait, sous peine d’infamie, rompre tous rapports avec le coupable. Le lien du mariage était placé très-haut et très-honoré, mais, d’autant plus fragile qu’il était plus sacré, une faute le brisait sans retour ; selon ces croyances, l’union de l’homme et de la femme n’a d’autre base légitime qu’un amour sincère. Le mariage sans amour est un lien odieux. L’amour seul est prêtre, le cœur seul est juge ; et chacun dans sa conscience est libre de rompre ou de contracter de semblables liens.

Si tout cela est vrai, — et dans son cœur il le lui semble, — les remords de Claire sont puérils. Elle peut recommencer une existence nouvelle, et, sans courir les chances d’un divorce, fuir avec Camille en Amérique. Le monde où elle a vécu la déclarera coupable, mais elle sera bien loin ; et puis qu’importe, si réellement elle n’a pas mal fait ?

Son œil d’un bleu sombre, que la flamme de la bougie illuminait, sans l’éclairer jusqu’au fond, dardait un regard ardent sur le monde des théories, trop vague pour elle et trop inconnu. Elle releva la tête, et son bras, se couchant sur le marbre, s’y roidit avec force.

— Ah ! si c’était vrai ! pourquoi donc irait-elle demain accepter une vie d’insultes et de tortures, quand elle pourrait, non-seulement être heureuse, mais rendre heureux cet être si noble ! qui l’aime tant ! Il fallait avertir Camille, hâter le départ… toute sa volonté s’élança…

Mais les enfants rendaient la chose embarrassante et longue. — Les enfants !…

Claire fit quelques pas brusquement, puis, s’arrêta de nouveau les bras croisés, l’œil fixe, abaissé sur le plancher.

Les enfants ! avait-elle le droit de les emmener ! sous l’autorité d’un autre époux, loin de celui qui était leur père ? Elle est libre, elle, soit ; mais les enfants ? Mathilde n’a point parlé des enfants. On ne parle jamais des enfants dans tout cela !…

Le désespoir la prit de ne pouvoir discerner ce qu’elle devait faire et de se voir ainsi de tous côtés arrêtée sans trouver son chemin. Elle restait là, debout, morne, frissonnante, quand un coup subit frappé à sa porte faillit lui briser les nerfs, si bien qu’elle resta quelque temps sans pouvoir répondre.

— Est-ce que tu es malade ? dit la voix de M. Grandvaux. Peut-on entrer ?

Claire s’ébranla péniblement et alla ouvrir.

— Est-ce que tu es malade ? répéta le père en entrant. Il est deux heures.

Sa voix forte, son pas lourd et sa taille massive changèrent à l’instant l’atmosphère de cette chambre, que remplissaient tout à l’heure les émanations d’une douleur muette, mais passionnée.

— J’ai été tout surpris, en arrivant, de voir ta chandelle encore allumée. Mais ça se trouve bien ; car j’aurais été capable de te réveiller. Assieds-toi là. J’ai à te dire de fameuses nouvelles.

Un frémissement parcourut le corps de la jeune femme, tandis que, obéissant à l’ordre de son père, elle s’asseyait en face de lui.

— Eh bien, je reviens de Lausanne. Tu peux être tranquille à présent, il n’enverra pas chercher le petit demain.

Elle joignit les mains.

— Tu vois que j’avais raison de dire qu’il fallait se fier à moi. Nous l’avons pris comme un rat dans une souricière.

— Ferdinand ! dit-elle.

Et elle rougit.

— Il y avait assez longtemps que je le faisais guetter par un finaud que je ne veux pas nommer, et qui vaut à lui seul toute la police du canton, ce qui n’est pas assez dire. Je l’avais donc chargé de l’affaire ; il faut avouer en passant que ça te coûte assez gros ; mais bah ! nous avons sauvé le reste. Il m’avait déjà dit que ton mari ne rentrait chez lui, des fois, qu’à quatre heures du matin, et je m’étais bien imaginé que depuis ton départ il devait être au mieux avec la Fonjallaz, si ce n’était fait d’avance. Alors, nous avons arrangé la chose de manière que mon homme s’en est allé avec deux autres, le soir, un peu tard, au café Fonjallaz, et que naturellement ils demandèrent de rester après onze heures. Je pense que tu n’es pas sans savoir que tous les cafés doivent être fermés à cette heure-là… Tiens, le petit est réveillé.

Les deux mains accrochées aux bords de son berceau, Fernand allongeait entre les rideaux sa pâle et intelligente figure, et regardait son grand-père d’un air étonné.

Claire essaya vainement de le rendormir ; il voulut se lever et savoir pourquoi le grand-père était là. Afin qu’il restât tranquille, elle finit par le mettre dans son lit à elle, au bord duquel elle s’assit, les mains de l’enfant dans les siennes.

Le père Grandvaux reprit son histoire :

— Eh bien donc, la première fois ils n’ont rien vu, ni rien entendu ; mais ce soir, comme ils entraient, la Fonjallaz fit la grimace et dit qu’elle ne les garderait pas plus tard que onze heures. Mon finaud ne dit rien ; mais, les onze heures venues, il fit cent contes, et elle finit par s’en aller dans sa chambre, en adressant un coup d’œil à Georgine pour lui recommander de les mettre dehors le plus tôt possible.

Eux continuèrent de plus belle et de boire et de causer, et mon Bache… eh ! mon homme, je veux dire, voyait Georgine qui regardait la pendule et s’impatientait. Puis elle allait sans cesse de la salle à la cuisine ; car tu sauras que la porte de la cuisine donne sur la ruelle derrière la maison, et elle avait envoyé coucher l’autre servante. Il écoutait de toutes ses oreilles, de sorte qu’il a entendu la porte s’ouvrir et quelqu’un monter l’escalier. Moi, j’étais sur la place quand m’arriva aux oreilles le refrain de la chanson dont nous étions convenus pour signal. Tout aussitôt, je cours chercher le commissaire, lui disant que je venais d’être volé de ma montre et que je croyais avoir vu le filou se glisser dans le café Fonjallaz où il y avait encore des chants et de la lumière, quoiqu’il fût près de minuit. Le commissaire m’a suivi ; il a tout d’abord constaté le délit de contravention, ce qui fait que la Fonjallaz en sera pour une bonne amende ; puis j’ai demandé mon voleur, et Bachelard a dit alors que, un moment auparavant, il avait entendu quelqu’un monter l’escalier. La Georgine s’était esquivée.

Nous montons. Et voilà que madame Fonjallaz paraît sur le palier ; elle était en toilette de nuit et faisait semblant de n’avoir pas les yeux ouverts. Si tu l’avais entendue ! En voilà une qui a de la tête et du bec ! Le commissaire en était tout ébouriffé ; moi, j’ai tenu bon, et à la fin j’ai dit qu’une honnête petite veuve comme elle ne devait pas tant crier pour une visite dans sa maison, de peur que ça donnât à penser. Ma petite, le coup d’œil qu’elle m’a lancé m’a fait froid dans le dos. Le commissaire, voulant être aimable, a refusé d’entrer dans sa chambre ; j’en ris encore ; elle s’est perdue par sa précaution ; mais je n’en savais rien, moi, aussi je suis resté devant la porte pendant que le commissaire et mes trois drôles furetaient partout. Pour en finir, devine où l’on a trouvé Ferdinand ?

Claire hésita et ne répondit pas ; elle avait le cœur serré d’un sentiment de honte et de peine, que jamais elle n’eût prévu.

— Dans la chambre de Georgine. Et croirais-tu que cette effrontée coquine a déclaré que c’était bien pour elle qu’il était venu ? C’est le bien de tes enfants qui lui servira de dot à celle-là. Hélas ! hélas ! mon Père ! quelle abomination ! Il faut que les gens d’aujourd’hui n’aient plus de cœur ! Une si belle fortune que vous avez eue et qui pouvait si joliment s’arrondir ! Ah ! j’en avais fait des rêves, moi, pour ces pauvres petits !

Il passa le revers de sa manche sur ses yeux et se leva :

— Enfin !… Il s’agit d’y porter remède et de faire tout de suite la part du feu. Tu viendras avec moi demain matin faire ta demande en divorce au tribunal, et…

— En divorce ! répéta-t-elle de ses lèvres pâles.

— Parbleu ! Est-ce que les choses peuvent rester comme ça ? Le scélérat nous doit trente mille francs, il faut bien qu’il nous les rende avant d’avoir mangé sa dernière bouchée. Ah ! je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir trompé comme ça ! Tu comprends qu’à présent nous avons beau jeu. Nous demanderons en même temps que les enfants te soient laissés jusqu’à la fin du procès.

— Jusqu’à la fin du procès ! répéta-t-elle encore avec effroi.

— Sans doute, et après aussi ; cela va de soi. Crois-tu que, s’il est condamné pour adultère, on lui laissera les enfants ? Allons, tâche maintenant de te tenir tranquille, et couche-toi bien vite, parce que, aussitôt que tu seras réveillée, au matin, nous partirons :

M. Grandvaux sortit alors de la chambre. Claire demeurait immobile et comme atterrée, quand la voix de l’enfant s’éleva :

— Maman, c’est donc papa qui était le voleur ?

Elle tressaillit et fondit en larmes. Vainement elle s’efforça d’ôter à l’enfant cette idée ; il y revenait toujours, et ses yeux fixes et son front pensif témoignaient combien fortement elle l’occupait. La lumière éteinte, il resta longtemps sans dormir, à côté de sa mère, qui entendait sa respiration oppressée, tandis qu’elle se sentait, elle, comme anéantie, au point même de ne plus souffrir. Elle n’avait plus à choisir. On avait décidé pour elle. Cependant elle ne savait si elle devait se plaindre de son père ou le remercier, et contemplait avec une sorte d’étonnement son passé d’un côté, son avenir de l’autre, séparés par un abîme. La liberté lui était rendue, mais elle ne s’en réjouissait pas. Elle était comme foudroyée et sentait quelque chose de brisé en elle. Pour la première fois peut-être, elle voyait la vie sans prestige, sans charme, sans goût. La pensée même de Camille ne lui apportait pas de bonheur. Elle se demanda avec terreur si elle n’aimait plus.

  1. Locution conservée depuis la domination bernoise. Être de Berne, c’était avoir tous les avantages, tous les droits.