Un double aveu
UN
DOUBLE AVEU
Marie (19 ans)… Mlle Reichemberg, de la Comédie-Française.
Jeanne (18 ans)… Mlle Ludwig, de la Comédie-Française.
UN
DOUBLE AVEU
Scène unique
Si tu m’en priais bien, je te ferais, Marie,
Un aveu ; mais il faut, il faut que…
Je t’en prie.
Eh bien, j’aime… quelqu’un.
Depuis ?
Depuis un mois.
Et tu m’en fais l’aveu pour la première fois ?
C’est vrai.
Et, puisque la franchise appelle la franchise,
J’aime aussi… quelqu’un.
Ah ! Depuis ?
Depuis trois mois.
Et tu m’en fais l’aveu… ?
C’est que, vois-tu, mon cœur n’est pas un cœur vulgaire,
Il est si grand, si pur !…
Tu crois être la seule à l’avoir pur et grand ?
Tout le monde est ainsi.
Mais moi, c’est différent.
Très bien ! et comme c’est toi qui fais le partage,
La différence doit être à ton avantage !
C’est possible ; en tout cas, j’ai la prétention
Qu’à chacune de nous, d’être une exception.
À ce compte, ta flamme est exceptionnelle ?
Et la tienne ?
La mienne est simple et naturelle.
Est-elle partagée au moins ?
C’est mon secret.
Tu me fais un aveu, mais un aveu discret.
Je n’ai le droit de rien exiger, mais en somme,
Tu peux bien me parler de ton joli jeune homme.
Pardon : d’abord il n’est ni jeune ni joli.
Ah ! c’est comme le mien.
Il est donc accompli.
Pas beau ?
Un gandin, un gommeux, une tête de cire ?
Il est vieux ?
Il a trente-deux ans.
Juste l’âge du mien.
Blond ?
Non. Blond ?
Non. Brun ?
Non, Brun ?
Non. Roux ?
Pas encore.
Ni blond, ni brun, ni roux… il est donc incolore ?
C’est châtain si l’on veut.
Châtain clair ?
Oh ! très clair.
Les feuilles quelquefois tombent avant l’hiver.
Bref, il est chauve ?
Évite le front bas et la tempe garnie.
Il est grand ?
Non.
Petit ?
Non.
Il est donc moyen ?
Oui, ni grand, ni petit.
Jeanne !
Marie.
Alors, je frémis.
C’est lui !
Ce ne peut être un autre.
Écoute !
Écoute.
Est-il négociant ? rentier ? agriculteur ?
Avocat ? médecin ? magistrat ? armateur ?
Ingénieur ? soldat ? marchand ? propriétaire ?
Avoué ? professeur ? journaliste ? notaire ?
Nous marcherions une heure ainsi sans faire un pas.
Arrêtons-nous : il est artiste, n’est-ce pas ?
Nous chercherions en vain à nous tromper nous-mêmes.
Son nom, tu le connais.
De quel droit l’aimes-tu ?
Tu ne peux alléguer qu’un mois, et j’en ai trois.
C’est la première fois qu’une femme se flatte
D’être l’aînée en âge et la première en date.
En revanche, je vois que les jeunes souvent
Ont plus d’instruction qu’on n’en puise au couvent.
Peut-être.
Je cherche ce qui peut te plaire en sa personne.
Ta seule expérience est mon unique loi.
Je n’ai fait que parler après toi, d’après toi.
Il n’est pas beau.
Mais non.
Pas jeune.
Il faut t’en croire.
Trente-deux ans, pas vrai ?
Si j’ai bonne mémoire.
N’ai-je pas entendu qu’il manque de cheveux ?
Si je l’ai bien compris, c’est un de tes aveux.
Cet ornement est bon pour les cerveaux infirmes.
C’est mon opinion, car c’est toi qui l’affirmes.
Pas grand et pas petit ? Médiocre.
Moyen.
Bref un homme qui passe et dont on ne dit rien.
Soit, n’en parlons plus.
Comment expliquerai-je un tel excès de zèle ?
Mon zèle trouvera son explication,
Madame, dans l’excès de votre passion.
Pour vous livrer ainsi, vous avez l’assurance
Qu’on ne pense qu’à vous ?
Madame, je suppose, est dans le même cas ?
Je ne saurais aimer qui ne m’aimerait pas.
Mais quand ainsi deux cœurs…
Deux ou trois !
Quelle preuve en a-t-on ?
Oh ! les preuves abondent.
C’est un signe, un regard, un serrement de main ?
Peut-être.
Voilà tout ?
C’est assez.
Et puis… ?
Je suis muette.
Il vous a fait des vers ?
Non, il n’est pas poète.
Je le sais.
Il a fait votre portrait ?
Il n’est pas peintre.
Il n’est pas peintre ?
Puisqu’il est architecte !
Toi le tien, moi le mien !
Bref chacune le nôtre !
Jeanne !
Tu m’as mise !
Et toi donc ! Enfant !
Pardonne-moi.
Dis donc, Marie, es-tu bien sûre, mais bien sûre
Qu’il est peintre ?
Et le tien, architecte ?
Que… que je n’ai jamais aimé monsieur…
Ni moi monsieur…
Tais-toi !
Que je ne nomme pas.
Peintre !
Architecte !
Le premier des beaux-arts !
Après l’architecture.
Oh ! que c’est bien à toi d’aimer ainsi le tien !
Et que c’est mieux à toi de n’aimer pas le mien !