Un drôle de voyage/13

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J. Hetzel et Cie (p. 177-188).

XIII

à demain l’amérique.

Il va sans dire que les maraudeurs ne trouvèrent pas un mot en réponse à de si dures vérités, et qu’ils se contentèrent de regarder leurs sauveurs avec des airs aussi penauds que contrits.

Leur attitude disait clairement qu’ils ne demandaient qu’à s’en aller.

« Vous pouvez vous retirer, leur dit Giboulot avec beaucoup de majesté. Veuille Dieu que vous ayez chez vous des culottes de rechange !… »

Les mauvais garnements prirent aussitôt le large, heureux d’en être quittes à si bon compte.

« Sont-ils humiliés ! fit observer Mimile.

— C’est bien fait, reprit Charlot, car je suis bien certain que, si nous étions tombés dans la mare à leur place, ils nous y auraient laissés.

— Ça prouve que nous valons mieux qu’eux, et ce n’est pas dire grand’chose, malheureusement, dit Giboulot ; il serait triste qu’il n’en fût pas ainsi.

Voyons, reprit Mimile, il s’agirait maintenant de nous reposer pour tout de bon. Puisqu’il est arrêté que nous devons marcher toute la nuit pour passer plus facilement en Amérique, c’est bien le moins que nous reprenions des forces.

— C’est vrai, répondit Giboulot ; il faut en outre tâcher de nous reposer cette fois dans un endroit où personne ne puisse venir nous déranger, pas plus les rôdeurs que les gendarmes.

— La forêt n’est guère tranquille, dit Mimile.

— Ni guère sûre, ajouta Charlot.

— J’en conviens, répondit Giboulot. Je crois pourtant que j’ai notre affaire, et mon grand a été de n’y pas songer ce matin ; cela nous eût évité bien des ennuis. »

Il y avait dans un coin retiré de la forêt un ancien rendez-vous de chasse qui depuis fort longtemps tombait en ruines ; ce fut là que l’ex-gardeur d’oies conduisit ses deux compagnons.

« Voici notre auberge, dit-il en apercevant la masure à travers les arbres.

— Ça n’est guère beau, ton auberge, dit Mimile.

— Pas beau du tout, répéta Charlot.

— C’est suffisant pour y dormir quelques heures.

— C’est vrai, dit Mimile.

— Et je puis vous affirmer que vous y dormirez tranquilles.

— Ça, par exemple, on peut bien dire que c’est le principal, » dit Charlot, qui pour le moment ne soupirait qu’après une vie non accidentée.

Le rez-de-chaussée de ce bâtiment était soigneusement barricadé, ce qui pouvait faire supposer qu’il servait à serrer les piéges et les divers engins de chasse des gardes forestiers ; mais un escalier à ciel ouvert, aux marches déchaussées, branlantes, conduisait au premier étage, situé immédiatement sous le toit.

Les trois compagnons s’y élancèrent en même temps.

La porte de ce premier et unique étage, n’étant fermée qu’au loquet, fut ouverte en un tour de main.

« À la bonne heure ! s’écria Giboulot en apercevant une grande chambre absolument vide ; voilà bien l’appartement qui nous convient. Aussi impossible de salir les tapis que de casser les glaces. »

Charlot et Mimile s’étaient couchés sur le plancher sans faire la moindre observation.

Ils étaient harassés et s’endormirent côte à côte en moins d’une seconde.

Giboulot, comme un chien de garde, s’était allongé en travers de la porte, pour éviter toute surprise.

Tous les trois étaient immobiles depuis assez longtemps, et l’on aurait pu croire qu’ils dormaient tous également, quand Giboulot se dressa tout doucement sur son séant pour jeter un coup d’œil scrutateur sur Mimile et Charlot.

« Ils dorment à poings fermés, » se dit-il tout bas.

Et, tirant un carnet de sa poche, il écrivit rapidement quelques mots au crayon. Ouvrant ensuite la porte le plus discrètement possible, il descendit l’escalier avec des précautions infinies, tenant à la main le papier qu’il venait d’écrire, et s’enfonça dans la forêt.

Cent pas plus loin, il s’arrêta à l’angle d’un épais fourré.

« C’est bien ici, » dit-il en regardant autour de lui.

Puis, sifflant trois fois d’une façon particulière, il attendit en prêtant l’oreille. Un homme parut bientôt.

Cet individu n’était autre que l’espèce de sauvage qui s’était mis à la poursuite de Mimile et de Charlot à leur sortie de la cabane de Mange-tout-cru, c’est-à-dire le second de cet affreux chef de bandits, l’homme qui était revenu de ses longs voyages avec une seule oreille et un seul mollet, et qu’on nommait le lieutenant.

« Eh bien ? demanda-t-il d’un ton bref à Giboulot.

— Voici, répondit l’ex-gardeur d’oies en lui remettant le papier où il avait précédemment écrit quelques mots.

— Ah ! répondit l’homme.

— Oui, nous les tenons ; tous deux sont là, complètement endormis.

— C’est bien ; à demain donc. À demain l’Amérique ! »

Le lieutenant de Mange-tout-cru prononça ces derniers mots avec une ironie peu rassurante et disparut.

Quant à Giboulot, se glissant comme une ombre au milieu des arbres, il retourna auprès de Mimile et de Charlot.

Les deux cousins dormaient encore profondément lorsque Giboulot rentra dans la masure. L’ex-gardeur d’oies s’était fait si léger en remontant l’escalier en ruines, il avait rouvert la porte de leur chambre et s’était recouché sur le plancher avec tant de précaution qu’il n’avait pas fait le moindre bruit. Bien mieux ; il n’était pas couché depuis cinq minutes, qu’il dormait son tour comme un homme qui n’aurait pas le plus petit poids sur la conscience.

Le jour commençait à disparaître sensiblement, quand nos trois dormeurs furent réveillés simultanément par un coup de tonnerre si violent qu’il ébranla la masure jusque dans ses fondements.

« C’est un orage, dit Giboulot. S’il se met pleuvoir, ça va détremper les chemins… Et pour marcher la nuit… cela ne sera pas réjouissant.

— Quelquefois, dit Mimile, le tonnerre gronde sans qu’il pl… »

Une pluie torrentielle tomba juste à point pour lui couper la parole.

« C’est bien ennuyeux, ça, dit Charlot.

— Bah ! plus la pluie tombe fort, moins elle dure, reprit Mimile.

— C’est juste ! répliqua Giboulot. Après tout, la pluie et le tonnerre, c’est un accident comme un autre.

— Parbleu ! dit Mimile en se cambrant. Et ce n’est pas Charlot, qui s’est comporté comme un brave aujourd’hui, qui voudrait avoir peur du mauvais temps.

— Je n’ai plus peur de rien, » répondit Charlot en portant la main à son œil, devenu quelque peu gênant.

L’orage qui, pendant vingt minutes, avait déchaîné toutes ses violences, venait de s’apaiser tout à coup.

La nuit, une nuit noire et profonde, avait succédé à la bourrasque.

« Ma foi ! en route, compagnons, dit alors Giboulot ; nous avons de bons souliers, et puis par ici c’est tout sable ; on n’enfonce pas.

— En route ! » répétèrent vaillamment Mimile et Charlot.

Ils avaient si bien dormi, qu’ils se sentaient en état de faire le tour du monde sans reprendre haleine.

« Pas si vite, dit Giboulot en modérant l’ardeur de ses compagnons ; vous devez vous souvenir que l’escalier est difficile et qu’il faut prendre ses précautions pour le descendre autrement que sur la tête. Tenez la rampe sans trop vous appuyer dessus, et suivez-moi.

— Nous allons faire attention, dit Mimile. Je vais te tenir par ta blouse, pendant que Charlot me tiendra par ma veste. »

La descente s’opéra ainsi qu’il vient d’être dit sans accident. Quelques minutes plus tard, nos trois voyageurs se trouvaient en pleine forêt.

« Es-tu bien certain que nous suivons la route qui conduit en Amérique ? demanda Mimile à Giboulot.

— Nous allons vers le sud-ouest, c’est tout ce que je sais, répliqua celui-ci.

— Alors c’est bien ça, dit Mimile.

— C’est qu’il ne s’agit pas de nous perdre, fit observer Charlot.

— Soyez tranquilles, je suis sûr de mon chemin. »

Un reste de tempête passait de temps en temps au-dessus de la forêt et secouait les feuilles, dont l’eau tombait en véritable pluie. Le désagrément était mince, et nos petits amis ne faisaient qu’en rire.

« Dis donc, Mimile, dit tout à coup Charlot, il me semble que j’ai entendu quelque chose.

— C’est sans doute quelque animal qui court à travers les feuilles et les branches tombées, pour regagner son domicile où l’attendent sa femme et ses enfants, répondit tranquillement Giboulot.

— C’est peut-être ça, » reprit Charlot.

Un cri sinistre, plusieurs fois répété, retentit en ce moment au-dessus de leurs têtes.

« Qu’est-ce que c’est donc ? demandèrent Mimile et Charlot également effrayés.

— Ça, c’est le cri d’un oiseau de nuit qu’on appelle une chouette.

— Le vilain oiseau ! Il m’a fait peur, » reprit Charlot.

Giboulot poursuivit :

« C’est l’heure où il se lève pour aller à la chasse… Gare aux souris, aux mulots et aux lapins en bas âge qui se trouvent sur son passage ! il les croque sans merci.

— Il a une drôle d’heure pour exécuter tout cela, fit observer Mimile.

— Chut ! ne causons plus, dit Giboulot. Le temps est si noir que je n’aurai pas trop de toute mon attention pour ne pas m’égarer. »

On marcha en silence pendant un bon quart d’heure sans entendre le plus léger bruit.

« À vous ! » cria tout à coup une voix retentissante.

Tout aussitôt nos trois amis, qui s’étaient d’instinct serrés les uns contre les autres, se trouvèrent jetés par terre et enveloppés dans un immense filet.

« Nous les tenons !… Armez vos fusils ! cria une autre voix.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Charlot épouvanté.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Mimile.

— Arrêtez ! arrêtez ! cria Giboulot sans répondre à ses camarades, et tout en essayant de se relever.

— Oh ! oh ! le gros gibier qui parle à présent, s’écria un homme qui s’avança d’un air stupéfait, une lanterne sourde à la main.

— Belle capture ! dit l’un d’eux d’un ton de fort mauvaise humeur.

— Elle est bonne, la plaisanterie ! riposta Giboulot. C’est nous qui sommes bousculés, et ce sont les autres qui se plaignent.

— Pas tant d’histoires. Qu’est-ce qui m’a planté des pierrots comme ça, qui courent nuit dans la forêt pour empêcher les honnêtes gens de travailler ? dit l’homme à la lanterne.

— Tiens, est-ce que nous ne sommes pas libres de nous promener comme vous, méchants braconniers ? dit Giboulot avec colère.

— Finissons-en. Ouvrez le filet et qu’on leur flanque une tripotée avant de les relâcher, ça leur apprendra une autre fois à passer la nuit dans leur lit.

— Une tripotée ! s’écria Giboulot avec indignation.

— C’est-à-dire trois tripotées, afin que chacun ait la

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ouvrez le filet.
sienne, » répliqua le troisième braconnier tout en s’occupant à débarrasser nos petits amis du filet qui les enveloppait de la tête aux pieds.

Giboulot s’était penché, pendant cette opération, vers Mimile et Charlot, et leur avait dit tout bas :

« Laissez-moi faire ; vous n’aurez qu’à me suivre dès que je me sauverai. »

Mimile, Charlot et Giboulot, sortis enfin du panneau, avaient repris tout leur aplomb.

« Bastingard, dit l’un des braconniers, passe-moi la lanterne et tire-moi fort les oreilles à ces trois gaillards-là, car il faut leur tenir parole. Je me chargerai ensuite de leur allonger à chacun un coup de pied quelque part, pour les remettre en humeur de courir. »

Bastingard, débarrassé de sa lanterne, se disposait à exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir, quand Giboulot, qui guettait le moment, le renversa d’un violent coup de tête dans l’estomac. Bastingard poussa un cri de détresse.

Pendant ce temps, Giboulot, qui avait l’œil à tout, avait envoyé un coup de bâton sur la main qui tenait la lanterne, un autre coup sur la tête du troisième braconnier, puis il avait pris la fuite, suivi de ses deux compagnons. Et comme l’occasion était bonne pour utiliser son talent de ventriloque, il avait imité des voix lointaines qui disaient :

« Vite ! vite ! Il y a de mauvaises pratiques là-bas. »

Reprenant ensuite sa voix naturelle, il s’était écrié de toutes ses forces :

« Voilà les gardes ! voilà les gardes ! »

Ces cris, répétés par Mimile et Charlot, avaient produit un tel effet sur les braconniers, qu’à peine revenus de leur stupéfaction, ils avaient promptement ramassé leur filet et pris la fuite dans une direction opposée à celle de nos petits aventuriers.

Il va sans dire qu’il n’y avait pas, pour le moment, apparence de gardes forestiers, et que les cris proférés par Giboulot n’étaient qu’un stratagème pour se débarrasser de la poursuite des braconniers, en les inquiétant vivement sur leur propre compte. Certains de n’avoir personne à leurs trousses, nos trois compagnons d’aventure s’arrêtèrent après une course de quelques minutes.

« Hein ! dit Giboulot en riant, voilà ce qui s’appelle se tirer promptement d’affaire. Ces imbéciles-là, qui pensaient nous allonger les oreilles comme à de jeunes lapins !

— Ils ont reçu la volée qu’ils nous destinaient si gratuitement, dit Mimile.

— C’est joliment bien fait, ajouta Charlot ; c’est moi qui lui aurais donné un fameux coup aussi, s’il avait voulu me tirer les oreilles.

— Ils ont eu chacun leur compte, ça doit leur suffire et à nous aussi, dit Giboulot.

— C’est donc leur état, à ces gens-là, de tendre des filets dans les bois pendant la nuit ? dit Mimile.

— Mais oui ce sont des braconniers, des voleurs de gibier, répliqua Giboulot.

— Avec tout ça, fit observer le judicieux Charlot, je vois qu’on n’est pas plus tranquille la nuit que le jour quand on voyage, et ça, même dans les forêts. Qui est-ce qui aurait cru ça ? »

Des pas réguliers se firent entendre à peu de distance.

« Chut ! dit vivement Giboulot, ce sont pour le coup les gardes de la forêt qui font leur ronde ; il faut entrer dans le fourré et faire les morts, car m’est avis qu’ils ne se gêneraient guère de nous demander ce que nous sommes venus chercher ici à pareille heure. »

Nos petits amis s’étaient à peine mis à l’écart, que la patrouille passa silencieusement comme une escouade de fantômes. Sa mission était de surprendre les braconniers en flagrant délit, pour les arrêter et les conduire en prison, et elle faisait son possible pour s’en acquitter en conscience.

« En avant ! marche ! reprit Giboulot, mais à mi-voix, dès qu’il se fut assuré que la patrouille était trop loin pour les entendre.

— Ce n’est décidément pas gai pendant la nuit, une forêt, remarqua encore Charlot.

— Ce n’est pas fini ; nous allons peut-être nous amuser tout à l’heure, répondit Mimile.

— Oui, c’est fort possible, » ajouta Giboulot.

Ils marchèrent longtemps sans se heurter à aucun obstacle. Seulement, depuis quelques minutes, on entendait par intervalles des aboiements lointains, semblables à ceux des chiens de garde qui se répondent au milieu de la nuit.

Nous devons approcher des lignes de Mange-tout-cru, dit Giboulot en faisant halte pour mieux écouter.

— Tu crois ?… demanda Charlot avec une vivacité qui n’était pas exempte d’inquiétude.

— J’en suis de plus en plus certain, répondit l’ex-gardeur d’oies, prêtant toujours l’oreille.

— Après tout, dit bravement Mimile, puisqu’il nous faut passer sur le corps de ces bandits-là, et puisqu’ils nous interceptent l’Amérique, mieux vaut en finir tout de suite. Ce n’est pas déjà si amusant de patauger comme ça dans une forêt, sans plus voir qu’une taupe.

— Et sans jamais manger à ses heures, » ajouta Charlot, que rien ne pouvait distraire de cette idée depuis qu’il ne prenait plus ses repas qu’à l’aventure, et quels repas !…

Giboulot reprit :

« Seulement il est indispensable, avant d’aller plus loin, de convenir de nos faits et de nous tracer une ligne de conduite, ou plutôt un plan de campagne. »