Un drôle de voyage/21

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J. Hetzel et Cie (p. 265-275).

XXI

de surprise en surprise.

Les coups de massue retentissaient sur les dos comme sur des grosses caisses. Les cris des combattants étaient à faire frémir.

« Ils doivent tout de même se faire trop de mal, disait Charlot apitoyé. À leur place, moi, je me sauverais. »

Ce fut à croire que le conseil donné à voix basse par l’enfant avait été entendu. Les Vilains-Museaux, qui passaient évidemment un très-mauvais quart d’heure, se débandèrent. Les Nez-Rouges triomphants redoublèrent d’efforts.

Une dizaine de cadavres, que Charlot estimait à plus de cent, jonchaient la terre.

Un groupe de fuyards se dirigeaient éperduement du côté du fortin.

« Ah ! mais, dit Charlot, il ne faut pas de ça. Je ne veux pas qu’ils viennent chez nous, moi, d’abord.

— Sois tranquille, dit Mimile ; maintenant que nous avons nos bâtons, nous saurons bien les empêcher d’arriver jusqu’à nous. D’ailleurs, ils ne devineront jamais notre arbre. »

En cela Mimile se trompait. Les Vilains-Museaux étaient de vilains museaux, mais ils n’étaient pas plus bêtes que d’autres la première chose qu’ils firent, après avoir tourné une ou deux fois au pied du rocher, ce fut de grimper à l’arbre, et même sans attendre leur tour. Cinq ou six y grimpèrent à la fois ; des singes n’auraient pas mieux fait.

Charlot n’était pas content :

« Est-ce qu’ils n’auraient pas pu se sauver d’un autre côté ? disait-il ; pourquoi sont-ils venus du nôtre ? »

Giboulot et Mimile ne perdaient pas leur temps en lamentations. Deux têtes de Vilains-Museaux apparurent sur les hautes branches de l’arbre qui conduisait vers le plateau.

Pan ! Pan ! Chacune reçut son coup de bâton. Et les deux têtes se renfoncèrent comme celles des diables dans les boîtes à surprise.

Les Vilains-Museaux étaient bien étonnés. Ils ne s’étaient pas attendus à trouver du monde et des coups de bâton si haut. Ceux d’en bas, qui grimpaient à l’arbre derrière les premiers et que les Nez-Rouges poursuivaient, en les poussant de leurs piques dans les reins, piquaient à leur tour les premiers montés, sans s’expliquer les façons qu’ils faisaient pour sauter sur le rocher. Ils étaient entre deux feux et leur position n’était pas agréable.

Le premier qui avait reçu le coup de bâton de Giboulot et qui avait le nez tout en sang, était un chef. Il demanda à parlementer.

« Si vous nous laissez monter avec vous, dit-il, vous y aurez tout profit. Maintenant que les Nez-Rouges vous ont vus, ils ne vous laisseront pas tranquilles. Nous ne sommes que sept, mais nous avons de bonnes piques. Une fois avec vous sur le plateau, nous serons dix, et nous pourrons soutenir un siège en règle avec succès. Associons-nous contre les Nez-Rouges. Soyons alliés ! »

Le Vilain-Museau avait l’air de bonne foi. Giboulot et Mimile furent d’avis d’accepter ce qu’ils craignaient avec raison de ne pouvoir empêcher, car déjà, leste comme un singe, et d’une autre branche, un Vilain-Museau était parvenu, à l’aide d’un bond prodigieux, à sauter sur le plateau ; il y était tombé tout juste à côté de Charlot, subitement terrifié.

Les voilà donc tous les sept sur le rocher, avec Giboulot, Mimile et Charlot ; la garnison du plateau se montait à dix hommes. Trois se tinrent aux abords de l’arbre, pique en main et se relayant de cinq minutes en cinq minutes, car l’ouvrage était dur.

Les Nez-Rouges vainqueurs fourmillaient au pied du plateau ; le grand arbre en était garni au delà de tout ce qu’on eût pu croire possible. Les branches pliaient et craquaient sous le poids de ces grappes humaines. Pour deux qui tombaient sous les coups des guerriers en faction, trois remontaient. Cependant il en tomba tant, qui arrivaient à terre dans un état pitoyable, avec beaucoup de nez cassés, des yeux pochés, des mâchoires ou des bras en capilotade, que le chef des Nez-Rouges ordonna de suspendre cet inutile assaut. Il sentait le besoin d’assembler son conseil.

Charlot, qui avait été placé en vedette, avertit le premier les gens du plateau de cette nouvelle attitude de l’ennemi.

On voyait les Nez-Rouges, leur chef au milieu d’eux, pérorer avec une extrême volubilité. Chacun parlait à son tour, et s’ils n’avaient pas tous parlé si vite, on aurait presque pu entendre ce que les orateurs disaient.

Quand tous ceux qui avaient le droit d’exprimer un avis, dont le fond était toujours qu’il ne fallait pas qu’un seul Vilain-Museau survécût à cette journée, eurent cessé de parler, le grand chef prit à son tour la parole ; comme il avait naturellement, en sa qualité de chef, la voix plus forte que ses sujets, on ne perdit pas un mot de son discours.

« Sur un point, dit-il, tous les illustres orateurs que vous venez d’entendre ont raison, et sur ce point je suis d’accord avec eux. Oui, il faut en finir avec les Vilains-Museaux ; pas un seul ne doit survivre à cette journée ; elle doit être la dernière de cette race, de cette engeance maudite. Mais tous les moyens que vous m’avez énumérés pour en finir avec eux sont plus saugrenus, tranchons le mot, plus bêtes et plus ineptes les uns que les autres. J’en ai un bien meilleur à vous proposer et qui ne coûtera la vie ni un membre à ce qui me reste de sujets. Il y a assez de nez cassés, assez d’yeux en marmelade comme cela. J’entends venir à bout des gaillards de là-haut sans courir de nouveaux dangers.

« Vous allez, s’il vous plaît, — et j’entends que cela vous plaise, — vous disperser dans les bois au nombre de soixante, puis vous en reviendrez tous au bout de dix minutes avec un fagot, le plus gros possible, sur chaque épaule. Quand cet ordre sera exécuté, nous disposerons nos cent vingt fagots tout autour du rocher, à la plus grande hauteur possible ; nous y mettrons le feu, ainsi qu’à ce fameux arbre sur lequel les Vilains-Museaux de là-haut avaient compté pour faire retraite, et je vous réponds qu’en moins d’une heure il ne restera plus sur ce plateau que des Vilains-Museaux absolument fumés. »

Un cri d’enthousiasme accueillit d’en bas la proposition du grand chef.

Un cri de désespoir et d’horreur y répondit d’en haut.

Cependant les Vilains-Museaux, avec le stoïcisme particulier aux races sauvages, en avaient vite pris leur parti. Comprenant que la chose était sans remède, ils s’assirent tous en rond, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, et ils se mirent à chanter en chœur un chant lugubre, le chant des prisonniers qui n’attendent plus que la mort.

Le pauvre gros Charlot s’était jeté à genoux, et les noms de sa maman et de son papa se distinguaient entre chacun de ses sanglots. Il leur demandait pardon, ainsi qu’à Dieu, d’avoir fui la maison paternelle. Il demandait, dans ses prières incohérentes, pardon à ses maîtres, à ses professeurs, au collège tout entier, d’avoir pu quitter cet endroit où l’on était en somme si tranquille que l’on y ignorait jusqu’à l’existence des Nez-Rouges et des Vilains-Museaux.

Mimile et Giboulot étaient fort sérieux, on le croira sans peine ; la mort par le feu, ou même seulement par la fumée, leur paraissait à bon droit la plus horrible des morts. Ils faisaient, dans l’impuissance absolue où ils se sentaient réduits d’esquiver ce funeste sort, la seule chose qu’ils eussent à faire : ils recommandaient leur âme à Dieu et se résignaient.

« Il n’est pas sûr, dit cependant Giboulot, que les flammes ni même que la fumée puissent nous atteindre. Mais l’arbre, qui pouvait nous servir d’escalier pour faire retraite, une fois brûlé, notre sort n’en serait pas meilleur. »

Une parole du chef vint le confirmer dans la justesse de cette réflexion.

Il avait repris la parole, et répondant à une objection qui sans doute lui avait été faite par un des siens :

« Qu’importe ! disait-il ; si le feu n’a pas raison d’eux sur le plateau, la faim en viendra toujours bien à bout. Nous resterons de faction ici quinze jours, s’il le faut. J’y planterai ma tente jusqu’à ce que le dernier d’entre eux ait rendu le dernier soupir. »

Mourir de faim ! Charlot n’y avait pas pensé. Cette mort ne serait-elle pas plus terrible encore que la mort par le feu ou par la fumée ?

Les dix minutes ne s’étaient pas passées, que les Nez-Rouges envoyés au bois par le grand chef revenaient avec leurs fagots. Ils élevèrent tout autour du rocher une enceinte de fascines si haute qu’elle atteignait presque les parapets du fortin.

Ce qu’il y avait de pis, c’est que ces êtres féroces accomplissaient ce travail en l’accompagnant de ricanements et de lazzis à l’adresse de leurs victimes.

Il faut le dire à la louange des assiégés, ils furent assez dignes pour ne pas même essayer d’y répondre. Mimile seul eut un mouvement d’impatience que nous n’aurons pas le courage de lui reprocher. Pendant les funestes préparatifs, le grand chef des Nez-Rouges, comme s’il eût assisté à l’œuvre la plus simple, s’était insolemment couché sur le gazon, et après avoir ordonné qu’on le réveillât quand tout serait prêt, parce qu’il tenait à mettre de ses mains le feu à ce bûcher de son invention, il s’était endormi sur le dos.

La tranquillité de son sommeil agaçait extraordinairement les nerfs de Mimile. Avec ses bons yeux, il remarqua que cet être immonde dormait la bouche toute grande ouverte. La double rangée de ses grandes dents blanches luisait même au soleil. Pour comble, le ronflement sonore qui sortait de la vaste poitrine ou des vastes narines du bandit montait jusqu’à lui. Il n’y tint pas. Une pierre ronde comme un galet, de la grosseur d’une bille de billard, se trouvait sous sa main. Il la lança à toute volée sur la tête du dormeur, et telle avait été la précision de son coup d’œil, qu’elle entra comme un boulet dans bouche du dormeur, après en avoir fait sauter toutes les dents de devant.

Mimile espéra un instant qu’il l’avait tué sur le coup. Il vit son ennemi se tordre de rage et de douleur et essayer d’arracher de sa bouche l’engin qui s’y était si violemment introduit. Mais tous ses efforts furent inutiles. Sa bouche était à la lettre enclouée comme eut pu l’être la lumière d’un canon.

Le maréchal-ferrant, appelé en toute hâte, put seul, à l’aide de fortes tenailles et grâce aux soins que trois des plus forts. Nez-Rouges de la troupe prirent de tirer la grosse tête de leur chef en arrière pendant que l’opérateur tirait en avant, le maréchal-ferrant, disons-nous, ne put qu’après des efforts réitérés opérer enfin la difficile extraction.

Quand l’opération fut faite, le grand chef, à jamais défiguré, bondissait de fureur comme un taureau sauvage.

Ses sujets s’étaient tous écartés de lui avec terreur. Il brisait tout ce qui se trouvait à sa portée, et ne sortit de cet état aigu que pour crier qu’on lui apportât une torche.

« Le feu ! criait-il, le feu ! le feu partout à la fois ! Mort à tous ces gueux ! »

Bientôt on vit la flamme monter tout autour du rocher, transformé instantanément en un immense bûcher. Déjà d’épais nuages de fumée l’entouraient jusqu’à son sommet.

Les sept Vilains-Museaux étaient demeurés impassibles, ils n’avaient pas bougé. Cette façon d’attendre la

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le maréchal ferrant put seul opérer l’extraction.
mort a certes sa noblesse. Mais Giboulot, mais Émile,

mais le pauvre Charlot lui-même, les bras levés au ciel, imploraient le secours divin.

Il lui sembla tout à coup que, du milieu des cris et des hurrahs que poussait d’en bas, à la vue des flammes, l’armée ennemie, quelques notes d’une sorte de fanfare se faisaient entendre au loin.

« Qu’est-ce que cela peut être, Giboulot ? dit Émile. C’est une musique, une belle musique encore, pas une musique sauvage cette fois ; on dirait une musique militaire ?

— C’est vrai, répondit Giboulot, c’est ma foi vrai. Mais que veux-tu, mon pauvre Mimile ? quoi que ce soit, il est trop tard.

— Ah ! dit Charlot, c’est la musique du Paradis ; c’est parce que nous allons mourir, cette musique-là, et peut-être parce que nous sommes déjà morts. Je voudrais que maman sache que je l’ai entendue en ce moment.

— Si le vent pouvait s’élever, dit Giboulot, et chasser cette fumée maudite, déchirer ce nuage qui nous asphyxie, au lieu d’être dans un four, nous verrions au loin. Mais bah ! c’est peut-être tout bonnement que les sauvages de Nez-Rouges ont l’habitude de célébrer, par un concert final, la mort de leurs ennemis.

— Mais, Giboulot, dit Mimile, ça ne peut pas être cela ; c’est de la trop bonne musique qui vient de plus loin. »

Au même instant, comme si Dieu avait entendu la prière de ces infortunés, le vent s’éleva. De son souffle puissant, il emporta les acres vapeurs noires qui entouraient la cime du plateau. Et au loin, dans la plus large des routes qui débouchaient sur le carrefour où s’était livrée la bataille, on vit arriver, dans un ordre admirable, la plus belle, la plus surprenante armée qu’on puisse rêver ! Sur quatre éléphants, tout caparaçonnés d’étoffes rouges brodées d’or et de soie, quatre guerriers, splendidement habillés et couverts d’armes étincelantes, portaient chacun un drapeau sur lequel on lisait en lettres très-lisibles :

la tribu des francs-cœurs.

C’étaient ces éléphants et ces guerriers-là qu’on voyait les premiers, quoiqu’ils fermassent la marche, parce qu’ils étaient plus hauts que tout le reste du cortège.

Mais immédiatement devant eux marchait une troupe de cavaliers, montés sur de beaux chevaux noirs couverts de superbes selles turques agrémentées et enrichies de pierreries de toutes les couleurs ; les cavaliers étaient des hommes magnifiques, coiffés de turbans à plumes blanches et roses qui flottaient par derrière eux. Ils étaient armés de longues lances ornées de flammes aux trois couleurs.

Deux lions et deux tigres les précédaient, attachés à un char splendide, reluisant au soleil et sur lequel, comme dans les triomphes romains, se tenait debout, le casque en tête, un beau guerrier, la main appuyée sur une longue épée. À côté de lui, chose étrange, deux messieurs habillés comme les messieurs de Paris, pardessus de drap et chapeaux ronds, fumaient leur cigare.

Mimile, qui s’était étonné de voir deux simples Parisiens dans un tel cortège, fit remarquer à Giboulot et à Charlot, émerveillés par le surprenant spectacle qu’ils avaient sous les yeux, que ces deux Parisiens semblaient avoir des masques de velours noir sur la figure.

« Ce sont des ambassadeurs européens, répondit Giboulot. Ce ne peut être que cela. »

L’infanterie marchait tout à fait en avant, et s’avançait avec tant d’intrépidité qu’on eût cru voir des zouaves français. L’uniforme de cette troupe se rapportait beaucoup en effet à celui des zouaves.