Un drôle de voyage/Texte entier

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J. Hetzel et Cie (p. 1-290).

UN
DRÔLE DE VOYAGE


I

découverte de l’amérique par deux écoliers.

Charles et Émile, que l’on nommait familièrement l’un le gros Charlot, et l’autre le brave Mimile, étaient cousins germains.

Leurs mères étaient sœurs et avaient épousé les deux frères qui exerçaient la même industrie. Ils étaient marchands de métaux.

Assez gênés au début de leur association, ils s’étaient enrichis par un travail persévérant et une stricte économie. Les deux familles n’en formaient qu’une. Elles demeuraient sous le même toit et prenaient leurs repas à la même table. Elles n’avaient point de maison de campagne, et passaient l’été à Paris pour ne pas négliger leurs affaires, qui nécessitaient une surveillance d’autant plus grande qu’elles avaient pris une importance extrêmement considérable.

« Le travail nous amuse, disaient-ils à leurs amis qui leur reprochaient de n’avoir pas un train de maison en rapport avec leur fortune, de ne pas quitter leur maison d’affaires et de n’avoir pas même une maison de campagne aux environs de Paris ; quand nous serons vieux, nous penserons au repos. Cela ne va pas tout seul, une maison aussi compliquée que la nôtre, et si nos fils étaient d’âge à nous suppléer, nous serions aussi aises que d’autres d’aller demander à la campagne un air plus pur que celui de Paris. »

Les deux frères avaient chacun un garçon et une fille.

Les filles, Louise et Dorette, plus jeunes que leurs frères, n’avaient jamais quitté la maison de leurs parents.

Les garçons avaient été placés tous deux en qualité d’internes au collège Chaptal, car ce qu’on voulait pour eux c’était une instruction industrielle et commerciale très-solide, qui leur rendît possible de prendre à un moment donné la suite des affaires de leurs pères.

Si M. Charlot et M. Mimile n’étaient pas les premiers de leur classe, ils n’en étaient pas non plus les derniers. C’étaient en somme des garçons intelligents. Le malheur voulut que Charlot fût paresseux, et que Mimile, bien qu’il ne manquât pas de bon sens, fût si turbulent, que l’application souvent lui était difficile. Bien que les caractères des deux cousins fussent très-différents, ils s’étaient toujours entendus à merveille. L’un complétait l’autre, et c’était peut-être là le secret de leur mutuelle affection.

Le gros Charlot était naïf et crédule à l’excès. Son plus grand bonheur était de pouvoir écouter, la bouche toute grande ouverte, les histoires les plus extraordinaires. Il aurait passé ses nuits à en lire si la consigne de Chaptal le lui eût permis. Les récits de voyages, notamment, ne trouvaient pas d’auditeur à la fois plus attentif et plus ému, d’admirateur plus complaisant.

Les jours de congé, on le voyait le nez au vent, immobile et l’œil fixe, interrogeant le ciel et les horizons lointains pendant des heures entières. L’esprit du gros Charlot faisait évidemment plus de chemin que ses jambes et se lançait volontiers à travers les espaces.

M. Mimile, au contraire, était toujours en mouvement ; il était de ces enfants qu’on accuse d’avoir du vif-argent dans les veines et qui, plutôt que de se tenir tranquilles, trouvent mille moyens de remuer, même sur place. À l’étude, en classe, partout, en écrivant, en lisant, en faisant ses devoirs, il remuait ; quand ses mains étaient occupées, ses pieds sous table battaient la mesure. Il était si peu à ce qui se passait autour de lui, qu’un jour son professeur d’histoire lui demandant le nom de l’assassin d’Henri IV, il lui répondit, très-occupé qu’il était d’une marche de tambour qui se faisait entendre dans la rue : « Monsieur, je crois que c’est le rappel. »

On juge du succès qu’obtint sa réponse et du nombre de mauvais points qu’elle lui valut.

Jouait-il, sa voix dominait tous les bruits de la récréation. Il faisait plus de gambades en deux minutes qu’un autre dans une heure. Il sautait comme un chevreuil et pirouettait comme un toton. Ses maîtres l’appelaient M. Salpêtre. Ses camarades l’avaient, nous l’avons dit aux premiers mots de cette histoire, surnommé le brave Mimile.

Vous allez croire qu’il était batailleur, querelleur ; pas le moins du monde pour son compte, il était doux comme un mouton, mais pour le compte des autres, c’était un foudre de guerre ; pour défendre ses camarades opprimés, pour bondir au secours de son cousin Charlot, c’était un lion. Il avait en outre quelques qualités qui, au collège, passent à bon droit pour des défauts. Il connaissait à fond la cuisine qu’on peut faire dans un pupitre. Cette science, qu’on n’enseignait cependant pas à Chaptal, lui avait valu plus de pensums que ses devoirs ou ses leçons, car il ne se passait guère un jour sans qu’il confectionnât indûment quelque friandise à son profit, au profit de Charlot et de leurs amis communs.

Pour faire du chocolat dans une timbale, au risque d’incendier son pupitre, pour introduire des pommes de terre dans le four du poêle sitôt que le professeur avait la tête tournée, l’audacieux Mimile n’avait pas de rival. Les pommes de terre, passe encore, cela cuit discrètement, mais les marrons, quand on oublie de les fendre, comme cela lui était arrivé un jour, c’est une autre affaire.

Ce fut subitement une série de détonations telles que l’on crut que les murs de la salle allaient crouler, et qu’un ennemi du collège Chaptal avait caché dans le poêle une machine infernale.

Cette équipée avait valu un mois de retenue à l’élève Mimile.

Cela ne l’avait pas entièrement corrigé ; mais cela avait donné au professeur la sage idée qu’un poêle dans un collège ne devait être orné d’aucun four, et le four avait été impitoyablement supprimé. Sublata causa, tollitur effectus. Ceux de mes jeunes lecteurs qui apprennent le latin, traduiront cette maxime ; cela les punira d’avoir ri de l’équipée du coupable Mimile.

Si pensif que Charlot fut d’ordinaire, il n’en était pas moins toujours prêt à applaudir aux folies de Mimile.

En classe, Charlot avait pour voisin un garçon de quinze ans qu’on avait envoyé à Paris pour y faire ses études. Il se nommait Harrisson.

Harrisson ne cessait d’entretenir Charlot des splendeurs de l’Amérique et de la vie heureuse et aventureuse qu’on y menait. Selon lui, on ne pouvait pas y faire un pas sans rencontrer des forêts enchantées, pleines d’animaux terribles ou charmants et plantées d’arbres aux fruits délicieux.

Avait-on besoin d’un beefsteack, on tuait sans façon un bœuf pour sa consommation ; d’un gigot de mouton, on mettait à la broche un mouton tout entier ; d’un oiseau quelconque, on tirait un coup de revolver au hasard, et il en tombait à foison qu’on n’avait pas besoin de faire cuire ; comme les alouettes, ils tombaient tout rôtis dans la bouche.

À l’entendre, la vie libre des forêts était la plus désirable de toutes. Là, nul besoin d’études, nul besoin d’argent ; la nature suffisait à tout.

Désirait-on un cheval, on en trouvait à volonté dans les bois ; on sautait dessus, et tout était dit. Préférait-on un éléphant, on en rencontrait par troupeaux, qui se mettaient à genoux pour qu’on pût, s’asseoir sur leur dos, sans se donner la peine d’y grimper.

Quand Charlot avait longtemps écouté Harrisson avec la plus respectueuse attention, il ressentait comme un vague besoin de traverser de part en part des forêts vierges, de rencontrer des cocotiers, de ramasser des tortues énormes sur le bord des fleuves, d’affronter des torrents et de dormir à la cime des arbres.

Son imagination prenait le galop. Il rêvait la nuit qu’il combattait des sauvages, des bêtes féroces, et qu’il rentrait chez lui couvert de leurs dépouilles — et de gloire !

Il racontait alors son rêve à Mimile, qui d’abord s’enflammait, mais qui bientôt pensait à autre chose de plus pratique, il faut dire, car Mimile, malgré sa pétulance, avait l’esprit juste. Les usines de son père et de son oncle, quand l’âge aurait calmé sa turbulence, pouvaient espérer de trouver en lui un directeur habile. Ses jambes l’entraînaient à mille escapades, mais sa tête le ramenait à une plus droite appréciation des choses.

« Dis donc, dit un jour Charlot à Mimile, c’est aujourd’hui dimanche, j’ai une idée.

— Laquelle ? demanda Mimile en sautillant.

i
il rêvait qu’il combattait des sauvages.

— Je voudrais aller en Amérique, répondit Charlot tout bas ; tu sais, dans le pays d’Harrisson.

— En Amérique ! Mais c’est très-loin, s’écria Mimile.

— Oui ! mais en marchant bien… et en courant un peu… répliqua Charlot. Nous irions tous les deux, et quand nous serions fatigués, nous nous reposerions. »

Cette fois, Mimile fit un saut de stupéfaction. Les rôles étaient intervertis ; pour la première fois qu’il avait une idée folle, le gros Charlot le dépassait de cent coudées.

« Mais, lui dit-il, nous ne pourrons peut-être pas revenir le soir même ; nos parents nous croiraient perdus, et ça leur ferait beaucoup de chagrin. »

Charlot garda un moment le silence, n’ayant pas songé tout d’abord à cette grave objection.

Il reprit enfin :

« Mais, d’un autre côté, si nous leur en demandons la permission, il est possible qu’ils disent non.

— Bien sûr, ils diront non, répondit Mimile.

— Et alors nous continuerons donc à rester toute notre vie enfermés dans un collège ? Il me semble, Mimile, que lorsqu’on sait lire, écrire, calculer et surtout nager comme nous, — car nous nageons très-bien tous les deux, — on sait tout ce qu’il faut pour très-bien voyager.

— Mon papa et le tien trouveront peut-être que nous n’en savons pas encore assez, répondit Mimile, à qui son âge donnait un peu plus de raison.

— Papa tient beaucoup à la géographie, reprit Charlot ; eh bien, je crois que le seul moyen de l’apprendre est de voyager.

— Ça, c’est vrai, dit Mimile en sautant à pieds joints sur une chaise.

— Quand on pense, poursuivit Charlot, que nous avons, moi plus de neuf ans, toi presque douze, et que nous ne sommes jamais sortis tout à fait de Paris, même pendant les vacances !

— C’est encore très-vrai, dit Mimile en faisant une culbute sur le lit de Charlot, nous ne savons pas ce que c’est que la campagne.

— Nos petits camarades vont tous à la campagne, aux bains de mer, en Suisse ou ailleurs.

— Tous ? pas tous ! Il y a Philippe qui est comme nous.

— Oui, Philippe, je ne dis pas.

— Et Auguste, et Guillaume, et Henri, et le grand Gaspard, et Jules lui-même… et bien d’autres qui passent leurs vacances au collége et sortent encore moins que nous, riposta Mimile, qui, pour le moment, s’occupait à attraper des mouches.

— Oui, mais chacun n’est pas fait de même. Moi, j’ai des dispositions pour voir des choses extraordinaires, pour rencontrer des serpents, des lions, des tigres, des éléphants, des ours et des oiseaux à grandes pattes rouges et à long bec.

— Eh bien, tu n’as qu’à aller au Jardin d’Acclimatation ou au Jardin des Plantes, » répliqua Mimile en tombant en garde comme pour faire de l’escrime.

M. Charlot fit une grimace peu flatteuse pour les bêtes de ces deux jardins.

« Des animaux toujours en retenue, toujours en prison, et qui ont l’air de s’y ennuyer encore plus que moi quand je suis privé de sortie.

— Tiens, il faudrait peut-être leur faire de la musique, les laisser promener sur les boulevards ou leur donner des petits garçons à manger dit Mimile, qui avait pris la canne de son père et espadonnait contre le mur.

— Tu me réponds des bêtises quand je te parle sérieusement. Moi, je voudrais voir tous ces animaux-là dans les forêts, poursuivis par des sauvages ; voilà ce que je voudrais.

— Je comprends, dit Mimile sans interrompre ses exercices, ça pourrait être divertissant.

— Je voudrais, continua Charlot, aller tout le jour à la chasse et dormir la nuit dans les bois, ou bien sur la mer dans un vrai vaisseau, couché dans des hamacs…

— Avec des ours blancs tout autour, comme j’en ai vu dans un tableau, n’est-ce pas ? ajouta Mimile, qui suait à grosses gouttes à force de gesticuler.

— Oui, je tirerais dessus dès que je serais réveillé, et toi qui es brave, tu en abattrais encore plus que moi.

— Paf paf ! Et ils rouleraient les uns sur les autres en se noyant, ajouta Mimile.

— Au moins ce serait amusant à voir, dit Charlot.

— Mais où prendrais-tu tes repas ? demanda Mimile, qui savait que le gros Charlot pensait volontiers au positif.

— Je vivrais de ma chasse, répondit Charlot, et de la tienne, car tu es plus adroit que moi.

— Tu mangerais du lion et du tigre, dit Mimile, qui, éprouvant le besoin de se reposer un peu, s’était assis par terre, les jambes croisées, devant Charlot.

— Et de l’éléphant aussi… très-bien, de la trompe surtout et des pieds cuits dans le sable avec des cailloux.

— Au fait, c’est peut-être très-bon, tout ça…

— Harrisson m’a dit que c’était excellent, les pattes de derrière surtout.

— Et les pattes de devant, qu’est-ce qu’on en fait ? demanda Mimile, qui n’était pas fâché de s’instruire en passant.

— Harrisson ne me l’a pas dit on les leur laisse.

— Ça n’est pas sûr, et il faudra le demander à Harrisson, » répondit d’autant plus gravement Mimile qu’il retenait une forte envie de rire.

Charlot reprit :

« Il y aussi du bœuf et du mouton, pour ceux qui aiment leurs habitudes. Ils passent devant vous et on en mange un morceau, celui qu’on préfère ; Harrisson me l’a dit.

— Ça, c’est commode ; mais il faut les faire cuire.

— D’abord, tu es un très-bon cuisinier, reprit Charlot, ça c’est connu ; et puis ensuite Harrisson m’a dit que par là tout se faisait cuire rien qu’au soleil.

— De cette façon, ça ne peut pas sentir la fumée, comme la cuisine que Rosalie nous fait quelquefois, fit observer Mimile.

— Oh ! pas du tout ! ça ne sent que le soleil, répondit sérieusement Charlot.

— Il y a probablement du gibier aussi ? dit Mimile.

— Certainement ! Et des fruits ! Il y en a sur tous les arbres et qui sont gros comme ma tête.

— Quel dommage s’écria Mimile enthousiasmé, que nous ne puissions pas y aller tout de suite.

— Pourquoi pas ? Il fait si beau temps.

— Tu sais bien que papa et mon oncle disent qu’on ne doit rien entreprendre avant d’avoir terminé ses études, qu’il faut apprendre un état, sous peine de mourir de faim, répondit Mimile.

— Nous serons chasseurs, voilà tout, répliqua victorieusement Charlot, c’est un bel état par là-bas ! On mange les bêtes et on vend les peaux.

— Nos parents diront que ce n’est pas un vrai état et qu’ils préfèrent que nous soyons ingénieurs pour diriger plus tard nos usines.

— Moi, d’abord, je ne veux rien diriger du tout.

— Mais tu sais bien qu’un enfant n’est pas son maître. Tant que nous n’aurons pas vingt et un ans, nous ne pourrons pas aller en Amérique, ni ailleurs, sans permission.

— C’est ça ! attendre jusqu’au moment où nous serons tout à fait vieux.

— Ah ! que tu es bête, Charlot !

— C’est possible, mais chacun a ses idées.

— Puisque tous les enfants vont au collége ou en pension et apprennent un état, il faut bien que ce soit nécessaire, répliqua Mimile, qui était sûr de toujours donner de l’ouvrage à ses jambes sans aller en Amérique.

— Moi, je ne trouve pas ça.»

Ils en étaient là de leur conversation quand on vint les prévenir que, le temps étant très-beau, on allait faire une promenade en famille sur les buttes Montmartre, d’où la vue s’étend très-loin autour de Paris.

Les deux cousins sautèrent de joie à cette nouvelle et s’empressèrent de prendre leurs chapeaux.

Le père de Charlot et celui de Mimile, deux frères, nous l’avons dit, se nommaient Thirion — Thirion frères.

Ils demeuraient rue de Trévise.

MM. Thirion frères sortirent donc de chez eux en tenant chacun sa petite fille par la main.

Charlot et Mimile les suivaient.

La circulation dans les rues de Paris, spécialement le dimanche, est devenue difficile ; on y est toujours occupé à se garantir des voitures et des passants, et cela rend la conversation entre plusieurs personnes, obligées la plupart du temps de se suivre, presque impossible ; aussi nos promeneurs arrivèrent-ils au pied des buttes Montmartre sans avoir échangé vingt paroles.

« Allons, mes enfants, le moment est venu de délier nos jambes ! » s’écria M. Thirion aîné.

Charlot, Mimile, Dorette et Louise ne se firent pas répéter l’invitation et s’élancèrent à l’assaut de la montagne.

Les deux papas restèrent en arrière pour aider, au besoin, les deux petites filles, dont les petites jambes ne pouvaient, dans une pareille ascension, rivaliser avec celles de leurs frères.

La montée est un peu rude, et ce ne fut pas sans s’arrêter de temps en temps, pour reprendre haleine, qu’on atteignit le plateau.

L’herbe, incessamment foulée, piétinée, n’est pas là d’une grande fraîcheur, ce qui n’empêcha pas Louise et Dorette de s’y asseoir aussitôt arrivées. Mimile, lui, se mit à faire de très-jolies culbutes pour le divertissement de sa petite sœur et de sa cousine.

Quant à Charlot, debout entre son père et son oncle, il ne daignait pas regarder la ville, qui n’était pour lui qu’une vaste fourmilière. Ses yeux avides contemplaient l’univers entier qui suffisait à peine à son regard.

« Tout de même, le monde est grand ! dit-il avec admiration à son père.

— Et encore n’en vois-tu qu’un bien petit morceau, répondit M. Thirion en se retournant. Nous irons voir le reste un jour ou l’autre quand tu seras grand, ajouta-t-il en s’apercevant de la déconvenue de son fils.

— Dis donc, papa, reprit tout à coup Charlot, de quel côté est l’Amérique ?

— L’Amérique !… c’est par là, répondit son père en indiquant le sud-ouest avec le bout de sa canne.

— Tout droit par là ?… poursuivit Charlot.

— Tout droit. Quant à l’Italie, si tu tiens à le savoir, elle se trouve plus à gauche, ajouta M. Thirion en désignant le sud-est.

— Ah ! » répondit Charlot, sans même tourner la tête.

Que lui importait l’Italie ? Maître Charlot ne s’en souciait guère. Ce n’était pas assez loin.

M. Thirion entraîna Charlot sur le versant opposé.

Mais là, le père eut beau vouloir attirer l’attention de monsieur son fils sur la situation géographique de l’Angleterre, de la Russie, de la Chine, etc. ; enfin il eut beau lui faire continuer la rose des vents, à laquelle il avait paru d’abord s’intéresser, il ne put y réussir.

Deux heures après, on rentrait à la maison.

Charlot ne se trouva pas plus tôt seul avec Mimile, dans la chambre qui leur était réservée, qu’il lui dit :


« Je sais maintenant où se trouve l’Amérique ; papa me l’a fait voir du haut des buttes Montmartre ; ça paraît très-joli.

— Il fallait m’appeler, je l’aurais vue comme toi, répondit Mimile.

— Dame, elle a si peu l’air de t’intéresser, l’Amérique ! répliqua Charlot.

— Moi… mais si ! répliqua Mimile. Un pays où tous les fruits sont gros comme ma tête, même les cerises, ça m’irait joliment.

— Eh bien ! viens-y avec moi. Une fois arrivés, nous écrirons à nos parents pour qu’ils ne s’inquiètent pas de nous.

— Si l’on pouvait partir le matin et revenir le soir, je ne dis pas ; mais s’en aller pour trop longtemps, et ne plus voir ni papa, ni maman, ni Dorette, ni Louise, ça m’ennuierait trop.

— Cela m’ennuierait certainement beaucoup, moi aussi, répondit Charlot. Mais cela nous amuserait tant d’être ailleurs qu’au collège !

Bah ! le collége a du bon, dit Mimile ; les récréations, les jours de sortie… »

Charlot ne se donna pas la peine de répondre un mot à son ami Mimile. Pour la première fois, il commença à craindre qu’il ne devînt jamais un héros.

Le soir, il refusa de dîner.

Le lendemain, il était hors d’état de se lever, le pauvre gros Charlot, il avait la fièvre.

Huit jours après, il était malade tout à fait, et ce qui inquiétait le plus ses parents, c’est que le médecin avouait qu’il ne comprenait absolument rien à son mal ; ses joues étaient mates, il maigrissait à vue d’œil.

Grâce à quelques indiscrétions involontaires de Mimile, le médecin comprit enfin que Charlot était sous l’empire d’une idée fixe ; or, chacun sait que c’est là une maladie qui ne laisse pas que d’être très-dangereuse.

Toute la famille tint conseil. Mimile, poussé à bout, et dans l’intérêt de son ami, raconta toute la conversation de Charlot à la suite de leur promenade aux buttes Montmartre, et on apprit ainsi que la maladie de Charlot était son idée fixe d’aller en Amérique.

Que se dit-il ? quelle résolution prit-on dans cet entretien solennel, où le docteur lui-même assistait, et où de graves questions, toutes relatives à l’état extraordinaire de Charlot, s’agitèrent ? Nul ne le saura jamais, tous les assistants s’étant juré le secret.

Toujours est-il qu’après une nuit passée au chevet de Charlot, qui avait eu une sorte de délire, si bien que c’était à croire qu’il devenait fou, Mimile, profitant d’un moment où il n’y avait personne que lui dans la chambre de Charlot, lui dit confidentiellement qu’il était son homme et que, toute réflexion faite, il était prêt à partir avec lui pour l’Amérique et à le suivre jusqu’au bout du monde s’il le fallait.

D’un bond, le petit malade se dressa sur son lit.

« Vrai, Mimile, tu veux bien venir partout avec moi ? demanda-t-il à son cousin d’un air anxieux.

— Puisque cela te rend malade de rester ici, répondit Mimile, il le faut bien. »

Charlot sauta à bas de son lit, se jeta au cou de Mimile et l’embrassa à l’étouffer.

« Pauvre Charlot ! murmura Mimile.

— Partons tout de suite, le temps est si beau ! » lui dit Charlot tout bas à l’oreille.

On était au milieu de l’été.


II

le départ

« Tout de suite ! c’est qu’on nous verrait et qu’on nous empêcherait de partir, répondit Mimile.

— Mais quand, alors ?

— Dans deux heures, quand mon oncle et ma tante seront sortis avec Louise et Dorette.

— Et si mon oncle nous voit objecta Charlot à son tour.

Papa est parti pour l’usine depuis ce matin, et il ne reviendra que demain soir.

— Que nous allons être heureux ! » s’écria Charlot, qui n’était plus du tout malade.

Et se frottant les mains, il se mit à danser avec Mimile, qui profita de l’occasion pour essayer des pas de sauvages, comme il disait.

Cela dura quelques minutes.

Puis comme Mimile, malgré sa gaieté, était un garçon plus pratique que Charlot, il s’arrêta court en disant :

« Tout ça, c’est très-bien, mais il faut faire nos apprêts de voyage, si nous voulons partir.

— Quels apprêts ? demanda Charlot étonné.

— D’abord, tu ne peux pas t’en aller en chemise jusqu’en Amérique.

— Ça, c’est vrai, répondit Charlot, qui passa aussitôt son pantalon.

— Il faut ensuite que nous mettions de bons souliers… tu sais, pour la grande marche que nous avons à faire… En voilà justement deux paires. Regarde comme ils sont forts… on dirait même qu’ils sont tout neufs.

— Ce sera pour aller à la chasse au lion et marcher sur les serpents, lit observer Charlot tout joyeux.

— Il nous faut au moins chacun deux chemises de flanelle ; c’est nécessaire pour les voyages ; les voici. »

Mimile avait ouvert à deux battants l’armoire où on serrait les effets à leur usage et il puisait à même.

Il continua :

« Voici six mouchoirs, chacun trois, et autant de paires de chaussettes.

— Maintenant, il nous faut des armes, dit Charlot.

— Nous avons nos arcs et chacun une douzaine de flèches pour tuer les sauvages s’ils nous cherchent querelle.

— Et pour les lions demanda Charlot.

— Sois tranquille, j’ai notre affaire… Attends un peu. »

Et Mimile sortit d’un air mystérieux.

Peu de temps après, il revint avec deux grands couteaux de cuisine enfermés dans leur gaîne.

Charlot eut un air désappointé.

« J’aimerais mieux un grand sabre, » dit-il.

Mimile tira un des couteaux de sa gaîne.

« Ceci est bien préférable regarde comme ça coupe et comme c’est pointu.

— C’est trop court, répondit Charlot en maniant l’ustensile.

Justement !… c’est plus commode. Écoute-moi bien : le lion, qui est très-sournois, s’approche pour te mordre ; tu n’as pas l’air de faire attention… mais dès qu’il arrive un peu trop près, tu te retournes et tu lui plonges ton couteau dans l’estomac… c’est lui qui est attrapé !

— Sans doute, objecta Charlot ; mais si j’avais un grand sabre, très-grand, je le lui enfoncerais dans la gueule, et de loin, et cela l’embrocherait jusqu’à la queue. Cela le tuerait davantage.

— Bah ! pourvu qu’il soit mort assez pour que nous puissions lui prendre sa peau.

— Au fait, » dit Charlot.

Mimile, qui avait déjà passé son couteau à sa ceinture, fut immédiatement imité par Charlot.

« Maintenant, dit Mimile, il faut casser nos tirelires pour prendre notre argent.

— Pourquoi faire, de l’argent ? demanda Charlot. On a tout pour rien en Amérique.

— Tiens, pour acheter n’importe quoi, ne fût-ce que des poupées sauvages à nos petites sœurs ; ça se paye, ces choses-là, ça ne se trouve pas sur les arbres.

— Quand on va dans le pays où l’on n’a qu’à faire un trou pour en tirer de l’or et de l’argent, il est bien inutile d’en charger ses poches en partant.

— C’est égal, j’emporte mon argent… j’aime mieux ça.

— Voilà une idée ! dit Charlot.

— Et si en route nous avons besoin d’acheter un sucre d’orge, un petit pain, ou de monter en omnibus ?… » répliqua Mimile, qui était décidément un garçon prévoyant.

Charlot haussa les épaules.

« Tu sais bien que papa a dit qu’il fallait beaucoup d’argent pour voyager, reprit Mimile.

— Eh bien, prends ton argent avec le mien, et tu le jetteras s’il t’embarrasse. »

Mimile répondit par un signe de tête affirmatif, brisa les deux tirelires et fit le compte de l’argent qu’elles contenaient. Il y avait cent cinq francs dans chacune, en tout deux cent dix francs.

Cette somme importante, tout en or, provenait de leurs étrennes accumulées depuis trois ans et des libéralités qu’on leur faisait à certains jours de fête, et aussi quand ils avaient de bonnes places et de bonnes notes, ce qui arrivait quelquefois.

Mimile entassa son trésor dans son porte-monnaie, qu’il serra dans la poche intérieure de sa veste.

Ils prirent alors leurs sacs de collégiens, en ôtèrent les livres, y substituèrent leurs effets, placèrent sur le dessus leurs arcs démontés et leurs flèches ; bouclèrent le tout et se tinrent prêts à partir.

Charlot était radieux.

« Tout le monde vient de sortir !… s’écria bientôt Mimile, qui faisait le guet depuis un quart d’heure ; en route !… »

Cependant, au moment de franchir la porte de sa chambre, Charlot eut un remords et dit à Mimile, d’une voix qu’il essayait de rendre ferme :

« Mimile ! J’ai envie, d’écrire à maman que nous sommes obligés de partir en voyage. Il faut qu’elle sache, il faut qu’elle n’ait pas de chagrin, ni papa, ni Louise, ni Dorette, ni tes parents non plus. Il faut… »

Il ne put achever sa phrase. Mimile vit bien que les yeux du gros Charlot se remplissaient de larmes. Mais le sort en était jeté. Il fit celui qui ne voit rien et se contenta de répondre :

« Ce sera mieux. Ce sera même plus… convenable.

— C’est nécessaire, » dit Charlot.

Et revenant sur ses pas, il se mit à écrire rapidement ce qui suit :

« Chers parents,

« Vous voulez que je guérisse, eh bien ! il n’y a qu’une chose qui puisse couper ma fièvre, c’est de faire pour ma santé un petit tour en Amérique.

« Je pars avec Mimile, qui n’avait pas d’abord envie de venir, mais qui ne veut pas m’abandonner. Nous avons bien du chagrin d’être obligés de partir sans vous embrasser, mais vous êtes tous sortis, et nous sommes bien pressés. Pardonnez-nous de nous en aller sans votre autorisation.

« Je dois aussi vous dire de ne pas nous attendre pour dîner. Mais nous reviendrons le plus tôt possible.

« Mimile et moi nous vous embrassons tous, chers parents. N’ayez pas peur pour nous, nous emportons tout ce qu’il faut, et je vous promets que nous serons bien sages.

« Votre dévoué
« CHARLOT. »

Puis il laissa sa lettre très en vue sur la table en disant :

« Je suis plus content d’avoir fait cela. Partons.

— Partons… » répéta Mimile.

L’après-midi s’avançait.

Cinq minutes après, ils étaient dans la rue, le sac au dos, guêtres jusqu’aux genoux, leur couteau à la ceinture, le chapeau rond sur l’oreille, une canne à la main, et ils se dirigeaient à grands pas vers l’Amérique.

Après s’être consultés un moment sur la route qu’ils devaient suivre, car c’était, bien entendu, par le plus court qu’ils voulaient se rendre à leur destination, ils traversèrent le boulevard Montmartre pour gagner la rue Richelieu qui devait les conduire tout droit à la place du Carrousel, et enfin au bord de la Seine.

Voici ce qui avait déterminé leur itinéraire :

ii
cinq minutes après, ils étaient dans la rue.

Mimile, qui semblait avoir pris tout à coup la direction de l’expédition, avait dit à son cousin :

« Écoute, Charlot, tu parlais d’aller à pied en Amérique, mais je pense qu’il vaudrait mieux nous embarquer sur un navire, ce serait moins fatigant.

— Sur un navire !… s’écria Charlot étonné.

— Oui ; tu sais bien que nous en avons visité un avec papa, la dernière fois que nous sommes allés tous ensemble au Jardin du Luxembourg.

— Je me le rappelle, un très-joli navire qui se trouve tout près des Tuileries.

— Et qui revenait du Japon, tu sais bien ?

— Parfaitement, répliqua Charlot.

— Le capitaine a l’air d’un bon enfant, et il voudra peut-être nous emmener.

— On peut toujours le lui demander, » fit observer Charlot.

C’est alors que nos petits voyageurs avaient pris le chemin dont nous avons parlé.

Leur tenue étrange, aussi bien que leur marche rapide, affairée, les faisait remarquer par tous les passants.

« Tiens ! On dirait les enfants de Robinson ; il ne leur manque qu’un parapluie, » disaient les uns.

Et en voyant leurs couteaux de cuisine :

« Ce sont des marmitons en voyage, bien certainement, disaient les autres.

— Mais non ; ce sont de petits saltimbanques qui vont rejoindre leur troupe.

— Ou de petits Auvergnats qui vont poser chez un peintre. »

Charlot et Mimile n’entendaient guère ces observations, et ils continuaient à trotter comme des lapins fraîchement sortis de leurs terriers.

« Si nous achetions chacun un gros bâton de sucre de pomme pour sucer en route ? dit tout à coup Mimile en s’arrêtant devant un confiseur.

— Comme tu voudras, » répondit Charlot.

Mimile fit l’emplette, en y ajoutant une livre de chocolat, et ils poursuivirent leur chemin.

Quelques pas après, il s’arrêta devant un charcutier en disant :

« Dis donc, Charlot, si nous achetions un saucisson un peu gros ? on peut avoir faim en route, ça se voit tous les jours dans les voyages que j’ai lus.

— Achète ! » dit Charlot, à qui ce détail paraissait de la dernière insignifiance, mais qui ne voulait pas contrarier son compagnon.

Mimile acheta non-seulement deux livres de saucisson, mais encore une douzaine de ces petits pains fourrés de jambon qu’on nomme des sandwichs.

Puis, comme toutes ces emplettes commençaient à l’embarrasser, il s’arrêta devant un bazar pour y acheter un sac de voyage où il installa toutes ses provisions. Il profita même de cette occasion pour acheter deux bouteilles recouvertes d’osier qu’il fit remplir d’eau et de vin chez un épicier. Enfin, ses deux bidons étant garnis des cordons nécessaires, il s’en passa un en sautoir et donna l’autre à Charlot qui en fit autant.

« Toutes ces choses-là vont beaucoup nous embarrasser pour courir après les lions, disait-il.

— Nous les poserons à terre, avant de nous élancer, voilà tout, répliqua lentement Mimile.

— Je crois qu’il est bien inutile de penser à tant de choses, reprenait Charlot ; on trouve de tout en Amérique, surtout dans les forêts. Harrisson m’a tout dit.

— Nous verrons ! nous verrons ! répondit Mimile ; il serait possible pourtant que nous ne trouvions ni vin, ni saucisson, ni chocolat sur les arbres, ni même du sucre de pomme, et dans le doute il n’est pas mauvais de s’en précautionner. Tu l’aimes beaucoup, le sucre de pomme, Charlot.

— C’est vrai, mais j’aimerai bien mieux le sucre des cannes à sucre ; c’est là le vrai sucre, et là-bas il y en a partout, on marche dessus ! c’est de l’herbe. Dépêchons-nous. »

Charlot était décidément très-pressé d’arriver en Amérique.

Cinq minutes plus tard, ils débouchaient sur le quai, en face de Paris-Port-de-Mer ; c’était le nom du navire dont nous avons parlé plus haut.

Nos deux petits voyageurs s’arrêtèrent un moment pour contempler avec admiration ce superbe bâtiment.

« C’est un joli bateau tout de même, dit Mimile.

— Nous aurons le temps de le regarder quand nous naviguerons dessus, dit Charlot. Allons tout de suite trouver le capitaine. »

Charlot craignait évidemment de voir le navire s’éloigner sans eux.

« Allons ! » répondit Mimile en descendant aussitôt l’escalier qui conduit sur la berge.

Charlot se précipita sur ses talons.

Dès qu’ils furent en bas, Mimile se retourna vers Charlot en lui disant :

« Je vais passer devant, tu me laisseras parler au capitaine.

— C’est ça, tu lui parleras le premier, » dit Charlot, qui aimait autant ne pas se risquer.

En quelques pas ils furent sur le pont volant qui conduisait au navire.

« Ces messieurs veulent visiter le bateau ? » demanda le matelot qui se trouvait sur leur passage.

Il est bon que vous sachiez, chers lecteurs, que Paris-Port-de-Mer, pendant qu’il stationne à Paris, est visible pour les amateurs, à raison de cinquante centimes par personne. C’est d’ailleurs une véritable curiosité qu’un navire à voiles mouillé dans les eaux de la Seine.

Mimile répondit aussitôt :

« Nous voulons parler à M. le capitaine.

— Très-bien, messieurs. Le capitaine est justement là, je vais vous conduire auprès de lui.

— Il a dit : « Messieurs, » fit observer Charlot en se rengorgeant.

— Je l’ai entendu, répondit philosophiquement Mimile.

— Qu’est-ce ? demanda le capitaine en apercevant nos petits voyageurs.

— Ce sont ces jeunes messieurs qui désirent vous parler, mon capitaine, répondit le matelot avec un singulier clignement d’yeux.

— C’est bien, laisse-nous. »

Puis se tournant brusquement vers Mimile et Charlot :

« Parlez ! Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Monsieur le capitaine, répondit Mimile, qui ne manquait pas d’assurance, nous sommes venus vous trouver, Charlot et moi, pour vous prier de nous conduire en Amérique.

— Oh ! oh ! dit le capitaine d’un air goguenard.

— Oui, monsieur, dit Mimile.

— Et vous voudriez y aller tout droit, sans vous arrêter en chemin ?

— Oui, monsieur le capitaine, tout à fait tout droit, dit vivement Charlot.

— D’emblée enfin, comme un coup de canon qui arrive presque en même temps qu’il part.

— C’est juste ça, dit Mimile.

— Très-bien. Et que voulez-vous faire en Amérique ?

— Nous voulons aller tuer des lions et des tigres, dit Charlot.

— Parfait !… Mais alors, c’est dans la zone torride de l’Amérique méridionale qu’il vous faut aller, reprit le capitaine en conservant son air goguenard.

— Ça ne fait rien, nous irons où il faudra, répondit bravement Charlot.

— On ne saurait mieux parler, et je vais vous y conduire.

— Merci, monsieur le capitaine !

— Il est bien entendu que vous avez de quoi payer votre traversée ?

— Combien est-ce ? dit Mimile en tirant son porte-monnaie.

— Ce sera trois mille francs pour vous deux, nourriture et bagages compris.

Mimile regarda Charlot d’un air consterné.

— Trois mille francs ! répéta Charlot.

— Vous n’avez pas d’argent, je vois ça, reprit le capitaine.

— Nous n’avions pas cru, monsieur le capitaine, que ce fût aussi cher, dit Mimile.

— Voyons, il y a peut-être moyen de s’arranger… Ce ne sera rien du tout, si vous voulez me servir en qualité de mousses pendant le voyage.

— Nous voulons bien, monsieur le capitaine, dit vivement le gros Charlot, qui ne se rendait pas compte de l’engagement qu’il allait prendre.

— Qu’est-ce que nous aurons à faire ? demanda Mimile.

— Oh ! presque rien, dit gravement le capitaine ; vous n’aurez qu’à frotter le navire du haut en bas pour le faire reluire comme une glace, battre les habits des passagers, laver la vaisselle, et enfin remettre tout en place après les repas.

— Ce n’est pas bien difficile, dit Charlot.

— Pas le moins du monde, ajouta Mimile.

— Maintenant, vous connaissez la discipline du bord ?

— Non, monsieur, répondit Charlot.

— Oh ! elle est très-douce. À la première faute, vous recevrez vingt coups de garcette, — et il montra aux enfants un martinet de cordes dont chacune se terminait par un nœud ; — cinquante à la seconde…

— Et à la troisième ? demanda Charlot avec une vague inquiétude.

— À la troisième, on vous attache un boulet au pied et l’on vous jette à la mer ; c’est autant de gagné pour les requins qui suivent le bâtiment. »

Mimile regarda Charlot en faisant une grimace très-significative.

« Ça vous fait réfléchir, mes petits messieurs ?

— Être jeté aux requins, ce n’est pas gai, fit observer Mimile.

— Oui, mais si l’on fait bien son devoir ? demanda Charlot.

— Oh ! alors, vous serez traités comme des princes. Vous aurez du bœuf salé, de la morue et des haricots cuits au naturel à tous les repas. »

Mimile fit une nouvelle grimace pendant que Charlot se hâta de répondre :

« Mimile et moi nous ne sommes pas gourmands.

— C’est décidé, alors, à la condition que vous entrerez immédiatement en fonction, afin de montrer ce que vous savez faire. »

Le capitaine siffla après avoir prononcé ces paroles, et le matelot qui avait introduit nos voyageurs parut sur le seuil.

« À partir d’aujourd’hui, ces gaillards-là font partie de l’équipage en qualité de mousses ; je compte sur toi pour les mettre au courant de leur besogne ordinaire, et à la raison si c’est nécessaire. »

Le matelot cligna de l’œil, s’inclina, se retourna, et poussa Charlot et Mimile devant lui, sans beaucoup de cérémonie.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, que les deux cousins, débarrassés de leur attirail de voyageurs, étaient en fonction, c’est-à-dire que Charlot lavait la vaisselle et que Mimile tenait un chiffon de laine à la main et frottait l’intérieur du navire avec acharnement.

Le moins amusé était le premier des deux, qui ne savait pas plus manœuvrer sa vaisselle que le linge dont il se servait pour l’essuyer.

Enfin, comme les assiettes lui échappaient facilement des mains et qu’il avait déjà failli en casser plusieurs, il s’était décidé à s’asseoir et à les appuyer sur ses genoux.

Le moyen n’était pas mal imaginé ; par malheur, le matelot qui était son chef immédiat lui ordonna de se mettre sur ses pieds, en lui faisant observer assez vertement qu’un pareil travail s’était toujours fait debout, et qu’il faut être bien paresseux pour avoir l’idée d’y procéder différemment.

Charlot était devenu rouge comme une pivoine à cette sévère apostrophe ; mais il s’était remis sur ses pieds sans souffler mot.

La vaisselle essuyée, le matelot alla chercher les bottes du capitaine et les fit cirer sous ses yeux par le nouveau mousse.

Charlot, en sa qualité de fils de famille, n’était pas plus habile à ce travail qu’au premier, ce qui lui valut d’être rabroué une seconde fois, et plus énergiquement que la première, par le matelot.

Tant bien que mal, les bottes se trouvèrent cirées.

« J’espère que ça reluira mieux que ça la prochaine fois, dit le matelot d’une voix rude. Tu sauras, méchant môme, que le capitaine veut pouvoir se mirer absolument dans ses bottes. Il n’a pas d’autre miroir. »

Mimile, pendant ce temps, se démanchait toujours les bras à frotter les planches du navire.


III

l’embarquement.

« Tout de même, se disait Charlot, ce n’est pas amusant d’être mousse ; mais une fois en Amérique, nous nous en donnerons joliment.

— Ici tous les deux ! cria le matelot ; c’est l’heure où le capitaine passe l’inspection de l’équipage, et vous devez être là pour le saluer et recevoir ses ordres, s’il lui convient de vous en donner. »

Le capitaine parut au même instant.

La vaisselle essuyée par Charlot était là, en pile, à côté des bottes qu’il venait de cirer.

« Ah ! ah ! dit le capitaine, voilà le travail de nos petits drôles. Diable ! diable ! ajouta-t-il en regardant les assiettes, tout cela n’est pas très-net. Quant à mes bottes, j’entends que demain elles brillent comme une glace, sinon… gare les coups de garcette ! Tu m’entends, maître Charlot ? »

Maître Charlot baissa les yeux pour toute réponse.

Le capitaine reprit alors, en s’adressant à Mimile :

« C’est toi qui as frotté toutes ces planches ? C’est très-bien, mon ami, on voit que tu as des dispositions ; en les cultivant douze heures par jour, tu finiras, j’en suis certain, par faire ton chemin sur mon bord et dans le monde.

— C’est mon espoir, monsieur le capitaine, répondit doucement Mimile en s’essuyant le front.

— À propos, reprit le capitaine, vous allez me remettre vos papiers ?

— Quels papiers, monsieur le capitaine ? demanda Charlot.

— Vos passe-ports, parbleu ! ou tout au moins une autorisation de voyager, signée par vos parents et légalisée par le commissaire de police.

— C’est que… balbutia Mimile.

— Oui, monsieur le capitaine, c’est que… murmura à son tour Charlot.

— Comment ! vous êtes sans papiers ? s’écria le capitaine avec une grande colère. Ainsi vous êtes venus ici pour vous moquer de moi ! ou pour me faire mettre à l’amende et en prison comme un voleur d’enfants ? Mille sabords ! »

Puis, se tournant vers son matelot, il lui dit de sa grosse voix :

« Saturnin ! vite ! vite ! des cordes, que nous attachions ces deux mauvais sujets ensemble. Moi, je vais, pendant ce temps, chercher une cravache afin de leur administrer la correction qu’ils méritent. Cela fait, nous les reconduirons à leurs familles. »

Et aussitôt matelot et capitaine disparurent.

Charlot, épouvanté, restait immobile sur ses deux pieds.

« Sauvons-nous ! sauvons-nous donc, Charlot ! s’écria Mimile en tirant son compagnon par le bras.

— Sauvons-nous ! répéta Charlot en recouvrant sa présence d’esprit.

— Et nos sacs ! il ne faut pas oublier nos sacs !… Les voici ! »

Et Mimile s’élança sur le pont en poussant Charlot devant lui.

Ils traversèrent ensuite la berge et montèrent quatre à quatre l’escalier qui conduit au quai. Ils ne se retournèrent pas une seule fois, de peur d’être poursuivis.

« Par ici, » reprit Mimile en enfilant le pont des Saints-Pères qu’ils parcoururent jusqu’au bout, traînant leurs bagages qu’ils n’avaient pas eu le temps de replacer sur leurs épaules.

« Descendons au bord de l’eau, nous nous cacherons derrière les planches qui sont là, » dit Mimile toujours prudent.

Ils ne tardèrent pas à s’installer au milieu d’un amoncellement de pavés qui formaient comme un camp retranché.

« Remettons nos sacs, dit Mimile.

— Dis donc, reprit Charlot dès qu’ils se retrouvèrent en tenue de voyage, si le capitaine vient nous chercher ici, nous lui enverrons des flèches ; il faut apprêter nos arcs.

— Non, non, répondit vivement Mimile, les sergents de ville pourraient nous voir et nous emmener en prison. Tu sais bien qu’il est défendu de tirer de l’arc dans Paris.

— Je ne savais pas, dit Charlot.

— Hein, quel vilain monsieur que ce capitaine ! Te faire laver la vaisselle et cirer ses bottes ! et vouloir nous battre par-dessus le marché ! dit Mimile.

— J’en ai encore les mains noires, fit observer Charlot. Si maman voyait ça…

— Et le nez donc ! ajouta Mimile.

— Le nez aussi ? demanda vivement Charlot.

— Mais oui, des deux côtés. C’est Louise qui rirait… »

Charlot tira rapidement son mouchoir et essuya si fort son nez qu’il le fit passer au rouge vif, de noir qu’il était.

« Arrête donc, tu vas t’écorcher, lui dit enfin Mimile.

— C’est que je n’aime pas avoir le nez sale, répondit Charlot.

— Bah ! en voyage. Avec tout ça, je t’avais bien dit qu’on ne pouvait pas se mettre en route sans la iii

ces messieurs désirent peut-être s’embarquer ?
permission de ses parents. Comment allons-nous faire ?

— Nous irons à pied en Amérique, voilà tout, dit Charlot.

— À pied ? dit Mimile ; mais quand nous arriverons à l’eau ?

— Puisque nous savons nager tous les deux… » répondit bravement Charlot.

Un homme en costume de canotier très-élégant s’approcha d’eux en ce moment. Il sortait d’un petit vapeur à hélice, charmant bateau d’amateur, amarré à distance.

« Ces messieurs, leur dit-il d’un air insinuant, désirent peut-être s’embarquer ?

— Oui, monsieur, » répondit aussitôt Charlot, qui ne perdait pas un instant son idée de vue.

Mimile le retint un moment par la manche.

« C’est que nous n’avons pas de papiers, dit-il.

— Pas de papiers du tout et pas beaucoup d’argent, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, répliqua Charlot, ravi d’être si bien compris.

— Et ou prétendez-vous aller, mes enfants ?

— En Amérique, répondit Charlot sans hésiter.

— Peste ! C’est encore plus loin que Saint-Cloud. »

Charlot, inquiet, resta bouche béante.

« C’est peut-être un trop grand voyage pour votre bateau, monsieur ? demanda Mimile.

— Après ça, je pourrais vous conduire à mi-chemin… Une fois là, vous trouveriez facilement un autre bateau qui… ou bien…

— Nous ferions le reste à pied, dit Charlot en l’interrompant.

— Ce serait encore plus simple, fit observer le canotier.

— C’est ce que je disais à Mimile tout à l’heure.

— À deux surtout, c’est très-commode ; le moins fatigué porte l’autre, et l’on finit toujours par arriver, dit tranquillement le canotier.

— Ce sera très-gentil ! » s’écria Charlot au comble de la joie.

Le canotier reprit :

« Il ne s’agit plus que de nous entendre sur les conditions du transport.

— Je sais, dit Charlot, il faudra laver la vaisselle, cirer les bottes, frotter le navire.

— Du tout ; à mon bord, tout le monde mange à la même table et sur du papier, qu’on jette ensuite par la fenêtre, et tout est dit. Quant à des bottes, je n’en porte jamais, ainsi que vous le voyez. Ainsi, ni vaisselle, ni bottes, c’est plus économique. Seulement, vous aurez à casser du charbon et à alimenter la machine, à nettoyer mes pipes et à les bourrer ; enfin, à faire les lits.

— À faire les lits ? répéta Mimile.

— Ah ! ce n’est pas très-difficile. Nous couchons tous deux dans de grands paniers remplis de paille. On se fourre au milieu, et ça sert en même temps de matelas, de draps et de couvertures.

— C’est bien commode, fit observer Charlot.

— Par exemple, le matin, il faut remuer la paille pour lui faire prendre l’air, et éviter d’avoir trop de puces.

— Ah ! on a des puces ? dit Charlot avec une répugnance visible.

— Oh ! de petites puces très-propres ; elles ne sont pas comme ces puces de corps de garde qui mordent tout le monde ; celles-là sont des puces à nous, et c’est infiniment plus agréable.

— Infiniment plus, » dit Mimile.

Puis, s’adressant à Charlot, qui, à son insu, avait pris un air très-dégoûté :

« Dame, tu comprends que ce n’est pas comme à la maison.

— Après ça, mes petits amis, c’est à prendre ou à laisser, » dit le canotier.

Puis il ajouta, en donnant une petite tape sur la joue de Charlot :

« J’aime beaucoup les gros enfants, mais je ne puis en leur faveur rien changer aux habitudes de mon équipage. Dites-moi vite si vous acceptez ou non.

— Nous acceptons, monsieur, dit Charlot, comprenant qu’il ne devait pas reculer devant un désagrément pour faire son fameux voyage.

— Réfléchis, lui dit Mimile ; nous pouvons encore retourner à la maison, tandis qu’une fois embarqués…

— Ah ! dame, une fois partis, il faudra aller jusqu’au bout, dit le canotier.

— Je veux aller en Amérique ! s’écria résolument Charlot.

— C’est dit, et puisque c’est dit, il faut monter tout de suite à bord, car le jour baisse, et je dois prendre les dispositions nécessaires afin de partir dès que la nuit sera venue. »

Et le canotier étendait le bras du côté de son bateau pour en indiquer le chemin aux petits voyageurs.

« Montons… répliqua Charlot en passant le premier.

— Tu as bien réfléchi ? lui demanda une dernière fois Mimile, en le suivant.

— Mais oui, mais oui ! » répondit Charlot avec impatience.

Charlot eut à peine mis le pied sur le vapeur qui devait l’emporter, lui et son cousin, qu’il se trouva face à face avec un homme noir de la tête aux pieds ; c’était le chauffeur de la machine.

« Voilà deux jeunes passagers que nous allons mener à la frontière, lui dit le canotier, qui était vraisemblablement le maître du bâtiment.

— Très-bien, patron, répondit l’homme noir. Faut-il chauffer tout de suite ?

— Immédiatement, car ces messieurs sont pressés. Nous dînerons pendant que le feu s’allumera. »

Cette dernière phrase alla au cœur des deux enfants, qui commençaient à avoir passablement faim.

Le chauffeur se mit à la besogne.

« Par ici, mes enfants, » dit le patron, en dirigeant Charlot et Mimile vers un petit escalier qui accédait à une petite salle en contre-bas du pont.

Il y avait une table et des chaises en chêne au milieu de cette pièce. Charlot paraissait ravi de se trouver là.

« Débarrassez-vous de votre bagage qui est gênant, leur dit le patron d’un air aimable.

Le chauffeur reparut bientôt pour placer un gros fromage au milieu de la table, un pain, des gobelets de fer-blanc, quelques couteaux et un morceau de papier à chaque place. Il y ajouta, comme complément, une cruche de boisson puisée à même la rivière.

« Patron, dit-il, dès qu’il eut fini ces somptueux apprêts, le diner est servi.

— Tant mieux ! car j’ai grand’faim. »

Et le patron s’empara d’un couteau, tailla un gros morceau de pain à chaque convive, donna à chacun sa part de fromage et se mit à table en disant :

« À table, mes enfants ! »

Mimile et Charlot obéirent, en regardant d’un air désappointé le repas qui leur était offert.

Le fromage sentait pas mal fort et le pain était de l’avant-veille.

« Mangez, mes enfants, il ne s’agit point de faire la fine bouche, » continua le patron.

Mimile et Charlot, qui craignaient de l’indisposer contre eux, se mirent à manger du bout des dents.

« Bon fromage, disait le chauffeur.

— Excellent ! disait le patron en lorgnant les enfants du coin de l’œil.

— J’aurais été bien heureux d’en trouver un pareil en Amérique, reprit le chauffeur… Vous vous souvenez, patron, de cette fois où nous sommes restés trois jours sans trouver autre chose qu’un lézard, que nous avons coupé en deux pour en manger chacun la moitié. Je me rappelle que j’ai eu le côté de la tête, ce qui n’était pas le plus avantageux.

— Le lézard, ça pouvait encore passer. Mais as-tu oublié le jour où nous n’avions à nous mettre sous la dent que chacun trois cigales ? Ah ! dame, cela était sec et peu nutritif !

— Je ne l’oublierai de ma vie, répondit le chauffeur. J’ai fermé les yeux pour avaler les miennes, sans avoir à les goûter, et le pis, c’est que, dès que j’y pense, je crois entendre ces diables de bêtes qui chantaient encore dans mon estomac huit jours après. »

Charlot, qui écoutait avec la plus grande attention, dit timidement :

« Harrisson m’a dit qu’il y avait de tout en Amérique et tant qu’on pouvait en désirer.

— Il y a de tout, c’est vrai, mon garçon, mais ça dépend des jours et des endroits. »

Charlot allait hasarder une nouvelle question, quand Mimile fit un soubresaut. Ses yeux étaient ouverts comme des portes cochères, et il avait l’air terrifié en regardant son fromage.

« Eh bien, garçon, qu’est-ce qui te prend donc ?…

— C’est que, répondit Mimile, qui ne pouvait en croire ses yeux, c’est que ça remue beaucoup dans mon fromage.

— Bah ! dit le chauffeur, faut pas faire attention ; il est un peu fait, notre fromage, voilà tout. À la guerre comme à la guerre. »

Charlot et Mimile avaient cessé de manger en même temps.

« Il me semble que nous dinons sans boire, » dit le patron, que cet incident ne semblait pas avoir frappé.

Et il versa lentement de l’eau dans les timbales de ses convives.

Charlot et Mimile burent avidement.

« On ne vit pas pour manger, ajouta le patron en se levant, on mange pour vivre. Allons vite sur le pont, ça favorisera notre digestion. »

Le grand air et la vue de la machine à vapeur firent oublier peu à peu à nos jeunes voyageurs l’incident qui avait terminé le repas, le plus frugal qu’ils eussent fait jusqu’à ce jour.

La nuit étant venue depuis longtemps déjà, le patron fit transporter dans la salle où nous avons déjà conduit nos jeunes lecteurs les deux paniers remplis de paille où Mimile et Charlot devaient dormir pendant la traversée.

Ces lits improvisés semblaient avoir été faits pour les deux cousins. Ils s’y glissèrent sur l’ordre du patron.

« On est très-bien là dedans, bien mieux que dans un lit, n’est-ce pas, Mimile ?

— Certainement, répondit celui-ci.

— Eh bien, dormez, car demain il faudra travailler ferme.

— Est-ce que le bateau va partir ? demanda Charlot.

— À l’instant, » répondit le patron. Deux hommes dont on ne pouvait distinguer les traits, à cause de l’obscurité, s’étaient alors approchés du patron et lui avaient serré affectueusement la main.

« Soyez tranquilles, leur avait-il dit. Nous allons forcer la vapeur, et demain nous serons à V****. Tout est-il prêt dans la propriété de M. L**** ?

— Tout, fut-il répondu.

— Bien, le programme sera accompli scrupuleusement.

— Merci, » dirent à la fois les deux inconnus, qui s’éloignèrent aussitôt.

Que signifiaient les paroles échangées entre eux et le capitaine du petit vapeur ? Nous ne saurions le dire. Existe-t-il sur la Seine, entre Paris et le Havre, un endroit appelé V**** ? Nous l’ignorons. Il y a bien un village de ce nom qui nous est connu : mais il se trouve précisément en sens contraire, en remontant le fleuve, au-dessous et à peu de distance de F****. Ce n’est pas du tout dans la direction de l’Amérique. Cependant, en faisant un crochet, il n’y a pas impossibilité absolue. Nous n’avons, après tout, aucune raison de supposer que ce capitaine veuille trahir la confiance de ses voyageurs. Quoi qu’il en soit, bientôt le bruit de la vapeur se fit entendre, et le petit bâtiment se mit immédiatement en marche, contre le courant, la vérité nous oblige à le dire.


IV

une rude journée

La porte de leur chambre fut à peine refermée que Mimile sortit doucement de son panier.

Charlot, qui l’entendit, mit aussitôt la tête hors du sien.

« Où vas-tu donc ? » demanda-t-il tout bas à son compagnon.

Mimile était allé faire un petit tour à son sac de provisions.

« Chut ! » fut sa seule réponse.

Il revint presque en même temps auprès de Charlot, auquel il donna une sandwich et une tablette de chocolat.

« Prends, lui dit-il, croque toujours ça, car rien n’est plus mauvais que de se coucher l’estomac vide.

— Ce que tu fais là est très-gentil, lui dit Charlot, qui n’eût pas osé lui avouer qu’il avait faim.

— Et toi qui ne voulais pas qu’on achetât rien pour la route, qui trouvais cela inutile ! »

Charlot, évidemment dans son tort, se contenta de croquer son chocolat pour toute réponse. Mimile en fit autant de son côté.

Quand ils eurent achevé ce repas plus distingué que substantiel, ils s’accommodèrent de nouveau au milieu de leur paille dans l’intention de s’endormir.

Dès lors, on n’entendit plus que le bruit régulier de l’hélice qui battait les eaux du fleuve.

« Hé ! Mimile, dit Charlot au bout d’un instant.

— Quoi ? demanda son compagnon avec un peu d’impatience.

— C’est que j’ai une puce dans le dos.

— Bah ! ne crois donc pas ça, c’est une idée, une paille qui te chatouille, répliqua Mimile, qui voulait dormir.

— Je te dis qu’elle me pique, je le sens bien.

— Alors, passe-la-moi, je lui tordrai le cou.

— Comme si j’avais une main dans le dos pour la prendre.

— Eh bien, patiente un peu ; elle te laissera tranquille quand elle aura fini de souper.

— Ah ! tu te moques de moi, dit Charlot désolé.

— En voilà un voyageur qui a peur d’une puce !

— Je n’en ai pas peur, mais ça me pique, ça me démange. »

Mimile, impatienté, sortit une seconde fois de son panier en disant à Charlot :

« Voyons, lève-toi. »

Charlot se dressa sur ses pieds.

Mimile se mit alors à lui frotter vigoureusement le dos avec son poing.

L’opération dura une bonne minute.

« Je suis certain qu’elle ne te piquera plus maintenant, lui dit-il.

— Tu crois qu’elle est morte ? demanda Charlot.

— Tu ne l’as donc pas entendue claquer ? dit gravement Mimile.

— Je n’ai rien entendu.

— Moi je l’ai entendue… Recouchons-nous. Bonne nuit ! »

Soit que Charlot fit erreur en se croyant piqué par une puce, soit que l’insecte existât et que Mimile l’eût véritablement tué, notre enragé voyageur finit par s’endormir, et par conséquent laissa reposer Mimile, qui ne demandait pas mieux.

Mimile, excellent enfant qui n’avait consenti à suivre Charlot que par intérêt pour sa santé, dormait paisiblement comme tous ceux qui ont la conscience tranquille. Charlot, au contraire, tout entier à son escapade, était, même en dormant, en proie à une agitation voisine du cauchemar. Il se mit à rêver qu’ils étaient arrivés en Amérique. Il traversait une grande forêt, et là, au pied d’un rocher, il rencontrait un lion immense qui se jetait sur lui.

Charlot, terrifié, fit un tel saut pour l’éviter que le panier qui lui servait de lit se renversa, comme un couvercle, sur le panier où reposait Mimile, si bien que Charlot, tombé à pic sur son cousin, se crut entre les griffes de son lion et se mit à taper et à mordre le malheureux Mimile.

« Charlot ! Charlot ! Veux-tu bien finir ! » s’écria Mimile en lui rendant bourrades pour bourrades et en le rejetant, lui et son panier, à l’autre bout de la soupente.

Charlot, subitement réveillé, s’excusa comme il put.

« Je rêvais, dit-il à Mimile, que je tuais un lion.

— Tu ne fais que ça depuis huit jours, mon pauvre Charlot, lui répondit le bon Mimile, mais il ne faudrait cependant pas venir tuer les lions sur ma tête.

« Voyons, relève-toi et place ton lit un peu plus loin du mien. De cette façon, tu seras plus libre dans tes combats et exercices. »

Mimile, on le voit, commençait à se moquer de Charlot. Celui-ci, confus, s’empressa pourtant de lui obéir.

Bientôt après, le bruit de l’hélice se faisait seul entendre.

Les deux enfants, couchés dans leur paille, essayaient, mais en vain, de se rendormir.

Charlot, que sa surexcitation portait à la conversation, reprit la parole :

« Dis donc, Mimile, sais-tu qu’il marche très-bien, le bateau ?

— Oui, très-bien, répondit Mimile.

— Si on pouvait nager comme un bateau à vapeur, c’est ça qui serait fameux, n’est-ce pas, Mimile ?

— Oui, très-fameux, mais ce qui serait plus fameux encore, ce serait de faire un très-bon somme. »

Charlot poursuivit, sans tenir compte de l’insinuation du pauvre Mimile :

« Ou bien encore il faudrait pouvoir voler comme un grand oiseau ; on irait très-loin, très-loin, enfin partout, sans se gêner. Les hirondelles vont en Amérique en un rien de temps…

— Et sans prendre d’omnibus, dit Mimile.

— Par exemple, reprit Charlot, je n’aimerais pas être poisson ; l’hiver, l’eau est trop froide.

— Bah ! dit Mimile, tu finirais peut-être par trouver une place bien chaude dans une poêle à frire.

— Tu te moques de moi, dit Charlot. Ce n’est pas bien, Mimile.

— Non, dit Mimile, je rêve aussi. »

Charlot était lancé dans le pays des hypothèses ; il poursuivit :

« Dis donc, Mimile, si on parvenait à faire des souliers à vapeur, cela irait-il aussi vite que les bottes de l’ogre ? »

Mimile ne répondit pas à cette belle demande, persuadé que le silence était le seul moyen de forcer Charlot à se rendormir.

« Réponds-moi donc, Mimile, » répéta Charlot.

Un ronflement lui répondit.

« Comme il dort ! » se dit Charlot, qui, ne pouvant se résigner à se taire, prit le parti de converser avec lui-même, pour utiliser son insomnie.

Mais ces conversations-là ne durent jamais longtemps.

L’avant-dernière pensée de Charlot fut plus sage que les autres : « C’est égal, se disait le pauvre garçon, on était bien mieux couché chez maman. » Et la dernière pensée fut bonne tout à fait : « Dès que nous serons arrivés en Amérique, nous écrirons à nos papas et à nos mamans pour leur demander pardon de les avoir quittés. » Et comme une bonne pensée en amène une autre : « Si je faisais ma prière, se dit-il, cela défâcherait le bon Dieu, qui n’est peut-être pas content non plus. »

Il la commença avec ferveur, sa prière ; je crois bien cependant qu’il s’endormit avant de l’avoir terminée tout à fait, mais l’intention y était.

Mimile et Charlot reposaient donc profondément depuis quelques heures quand le jour reparut.

Un vacarme effrayant les réveilla en sursaut.

Tous deux, comme s’ils étaient mis en mouvement par un même ressort, se trouvèrent assis sur leur paille dans la même seconde.

Ils se regardèrent alors avec une surprise mêlée d’un certain effroi.

« Qu’y a-t-il ? demanda enfin Mimile.

— Je ne sais pas, » répondit Charlot.

La porte de leur chambre à coucher s’ouvrit alors avec fracas, et leur patron, qui les avait accueillis si gracieusement la veille, entra en s’écriant d’une voix rude :

« Allons !… debout les mousses ! Le moment est venu de gagner sa pitance ; on vous attend sur le pont. »

Nos deux voyageurs, qui n’auraient pas mieux demandé que de prolonger leur somme, sortirent chacun de son panier.

Ils étaient couverts de brins de paille, ils en avaient jusque dans les cheveux ; mais l’ordre de leur chef était si impérieux qu’ils ne pouvaient, pour le moment, s’occuper de leur toilette.

Ils s’élancèrent donc en cet état sur le pont du bateau, où le chauffeur les attendait.

« Allons, toi, dit-il à Charlot, il s’agit de me casser ce tas de charbon. Voici un marteau… Fais vite, et surtout ne va pas le réduire en poussière, sans cela… tu m’entends ? »

Puis, s’adressant à Mimile :

« Toi, prends cette écope et vide la cale ; travaille sans relâche. »

Les deux enfants obéirent.

Le tas de charbon de terre était si gros, que Charlot le considéra avec stupeur.

Enfin, il se mit à l’ouvrage.

Mimile travaillait déjà avec ardeur.

Les coups de marteau de Charlot et les écopées d’eau que Mimile restituait à la rivière, alternaient régulièrement, et c’était un plaisir de voir les deux amis à l’œuvre.

Au bout d’un grand quart d’heure, la fatigue s’empara d’eux, et ils se reposaient depuis un moment quand la voix du chauffeur retentit :

« Hé ! là-bas ! voulez-vous bien continuer votre ouvrage ? Croiriez-vous, par hasard, qu’on va vous promener et vous nourrir pour vos beaux yeux ? Piochez, mille sabords ! Piochez ferme ! ou gare les coups !… On n’a droit de s’arrêter que pour manger et dormir. »

Mimile et Charlot se hâtèrent de reprendre leur besogne, après avoir échangé un regard où se peignait leur déconvenue.

« À la bonne heure ! » reprit le chauffeur.

Le bateau filait droit son chemin, se croisant de temps en temps avec de lourds chalands qui descendaient le fleuve. Quel fleuve ? Nous ne saurions le dire au juste ; ce devait être la Seine, mais nous ne pourrions l’affirmer. Ce que nous savons, c’est que ce fleuve était coupé par des ponts en ruine et que des ponts de bateaux, destinés à les suppléer, s’ouvraient de temps en temps pour livrer passage à la navigation.

La guerre devait avoir passé par là. Le patron du bâtiment qui emportait à grand train nos petits amis, rejoignit en ce moment le chauffeur, et ils s’entretinrent longtemps à voix basse. Leur attitude avait quelque chose de mystérieux, et ils semblaient très-préoccupés.

Charlot, qui n’osait trop les observer qu’entre deux coups de marteau, était très-inquiet.

« Bah ! dit tout à coup le patron en s’éloignant du chauffeur, s’ils viennent, nous les recevrons ; l’important est de préparer nos armes. »

Cette dernière phrase, que Charlot avait entendue très-distinctement, ne fut pas sans augmenter ses alarmes ; il aurait voulu en conférer avec Mimile, mais Mimile travaillait dans son coin.

L’air du matin, aussi bien que le travail, avait creusé l’estomac des deux cousins, et ils se demandaient tout bas s’il n’allait pas être bientôt question de déjeuner.

Quelques instants après, le chauffeur, qui paraissait être à bord pour tout faire, passa dans la cuisine, où on l’entendit remuer des casseroles.

« On va donc enfin s’occuper du déjeuner, » pensa Charlot.

Puis il ajouta mentalement :

« Pourvu que le café ou le chocolat soit aussi bon que chez papa. »

Le repas de la veille ne lui avait donné, on le voit, qu’une idée fort succincte de la nourriture qu’on pouvait espérer dans sa nouvelle condition.

« Allons, les mousses ! venez chercher vos écuelles ! » s’écria tout à coup le chauffeur.

Charlot et Mimile parurent aussitôt sur le seuil de la cuisine.

Le chauffeur, qui les considérait d’un air narquois, leur dit en les voyant paraître :

« Ah ! ah ! nos gaillards, il y a des ordres qu’il ne faut pas vous répéter deux fois, il paraît. »

Et comme Charlot et Mimile, la mine déconfite, regardaient les deux bols de soupe qui leur étaient destinés, il reprit :

« Prenez-moi ça, et ne faites pas la petite bouche, sarpejeu ! on ferait le tour du monde sans rencontrer une soupe à l’oignon aussi délicieuse que celle-là. Une !… deux !… Enlevez la chose. Vous n’avez qu’une demi-heure pour vous délecter… Après cela, au travail jusqu’à midi… À midi, par exemple, vous aurez du rôti, du vrai rôti. »

Mimile s’était bravement emparé de son bol, pendant que Charlot regardait le sien d’un air indécis.

« Eh bien, que fais-tu là, toi ? dit le chauffeur.

— C’est que je voudrais un peu de savon.

— Du savon pour mettre dans ta soupe ? drôle de goût, par exemple !

— Non, monsieur, c’est pour me laver les mains avant de manger. Regardez, elles sont toutes noires.

— Te laver les mains !… mille sabords ! En voilà une idée !… Il faut laisser ça aux belles dames. D’abord, ici, c’est défendu… Regarde… »

Et le chauffeur étala sous le nez de Charlot deux mains formidables, d’un plus beau noir que le charbon qui lui servait à alimenter sa machine.

Charlot les considérait d’un air consterné.

« Se laver les mains ! reprit le chauffeur en éclatant de rire ; il faut vieillir pour entendre dire de pareilles choses à bord. Tu ne sais donc pas, petit malheureux, que ça amollit la peau, et qu’avec des mains molles on n’est plus bon à rien en voyage ?… Une dernière fois, enlève ta soupe et détale. »

Charlot prit son bol d’un air piteux et s’en alla rejoindre Mimile, qui mangeait tranquillement sa soupe en se promenant.

« Est-ce que tu trouves ça bon, toi ? lui demanda-t-il en réprimant une moue dédaigneuse.

— Tiens, tu crois peut-être, répondit Mimile, que je vais me laisser mourir de faim devant une soupe à l’oignon. Rappelle-toi le fromage d’hier. J’aime mieux ceci, après tout ; c’est chaud.

iv
tu veux te laver les mains !…

— C’est vrai, répondit Charlot en étouffant à demi un soupir.

— J’ai entendu dire qu’en voyage on était quelquefois obligé de manger des racines d’arbres, et tu comprends que j’aime encore mieux la cuisine du chauffeur, » reprit Mimile.

Charlot, grâce au bon exemple de son compagnon, se décida à expédier sa soupe. Il espérait bien se rattraper sur le rôti du second déjeuner.

« Dis donc, Mimile, reprit-il en se frottant l’estomac pour aider la soupe à passer, as-tu entendu le patron qui disait au chauffeur qu’il fallait apprêter les armes ?

— Je n’ai rien entendu du tout.

— Je l’ai entendu, moi ; mais je ne sais pas ce que cela veut dire.

— Dame ! on va peut-être livrer une bataille. Qui sait ?… En voyage, ça peut arriver tous les jours. »

Le chauffeur, quittant ses fourneaux, vint se placer tranquillement devant Charlot.

« Dis-moi, mousse, est-ce que tu aurais peur d’être tué, toi ?

— Moi ? répondit Charlot interloqué.

— Très-bien. Je vois que tu n’as pas peur.

— Je n’ai pas peur, répondit Charlot, mais Mimile est encore plus brave que moi.

— Est-ce vrai ? reprit le chauffeur en s’adressant à Mimile.

— Moi, je fais de mon mieux quand il le faut, dit tranquillement celui-ci.

— Tant mieux !… Autrement je vous aurais dit qu’il était encore temps de retourner chez vous ; nous changerions de direction ; ce serait très-vite fait.

— Nous sommes partis pour l’Amérique, s’écria le gros Charlot, rouge de honte, nous ne pouvons revenir qu’après l’avoir visitée tout entière. N’est-ce pas, Mimile ?

— C’est entendu, reprit Mimile d’un air décidé.

— Très-bien, mousses. J’aime qu’on ait du caractère… Et maintenant, le diable et la tempête peuvent faire rage sur le bâtiment, nous serons là pour leur tenir tête. »

Puis le chauffeur ajouta :

« En attendant, au travail ! au travail ! »

Charlot retourna à son charbon, et Mimile à son écope.

Leur travail, qu’ils commençaient à trouver très-fatigant, ne fut de nouveau interrompu que vers midi, heure du second déjeuner.

Charlot, de plus en plus noir, avait maintenant le visage de la couleur de ses mains ; il se fit peur à lui-même en se regardant à un petit miroir accroché sur le pont.

« Comme je suis sale ! murmura-t-il. Maman ne serait pas contente de me voir comme ça, et je n’aime pas ça non plus, moi. Tu es bien heureux, Mimile, tu n’as pas, comme moi, l’air d’un sac à charbon.

— C’est vrai, mais j’ai mes guêtres toutes mouillées… et maman serait bien tourmentée si elle le savait… Mais que veux-tu, Charlot ? il faut accepter ce qu’on ne peut empêcher.

— Ici !… les mousses !… cria le chauffeur, et que chacun vienne prendre sa part de pain et de rôti.

— Du rôti !… répéta joyeusement Charlot en avançant la main vers sa ration.

— Oui, du rôti de hareng saur, ce qu’il y a de plus savoureux dans la cuisine française.

— C’est très-bon ! s’écria Mimile en attaquant son poisson par la queue.

— C’est excellent ! ajouta Charlot en emportant le sien, étendu tout de son long sur une épaisse tranche de pain blanc.

— Dites donc, les mousses, si par hasard le festin vous altère, vous savez que la rivière n’est pas loin.

— Nous le savons, chauffeur, » répondit gaiement Mimile.

Le premier mouvement de Charlot avait été d’envoyer son rôti par-dessus le bord ; il ne s’était arrêté qu’en voyant le regard du chauffeur fixé sur lui d’un air gouailleur.

Mimile dit vivement à son compagnon, dès qu’il se retrouva seul avec lui :

« Charlot, pas de bêtises ! il ne faut pas jeter ton déjeuner, et d’ailleurs il faut nous habituer à manger de tout. Tu comprends, en voyage… Je crois que je m’y ferai, moi, au hareng.

— Eh bien, moi aussi je m’y ferai, » dit courageusement Charlot. Puis, une heureuse idée lui venant tout à coup, il posa son hareng saur sur le bord du bateau, divisa son pain en deux tartines, plaça son rôti au milieu, et put de cette façon avaler ce sandwich au hareng saur sans trop de répugnance.

« Ce n’est pas bête, ça, lui dit Mimile pour l’encourager.

— Maintenant, vois-tu, dit Charlot, flatté du compliment, je comprends qu’il ne faut être difficile en rien.

— Pourvu qu’on s’amuse quand on est arrivé, dit Mimile.

— Et bien sûr on doit s’amuser, repartit Charlot.

— Ohé ! les mousses, vous avez peut-être bientôt fini de bavarder !… À l’ouvrage ! à l’ouvrage !… leur cria le chauffeur.

— Voilà ! voilà ! répondit Mimile.

— On n’a pas seulement le temps de causer un peu, dit tout bas Charlot.

— Que veux-tu ?… Faut gagner sa vie, répondit Mimile, et ce n’est pas avec rien que des récréations qu’on peut y arriver. »

Tous les deux retournèrent à leur poste.

Le patron du bâtiment, qui ne s’était pas montré depuis le matin, parut sur le pont une lorgnette à la main.

« Mille sabords !… s’écria-t-il, après avoir examiné l’horizon de tous côtés, cela ne me parait pas très-rassurant.

— Qu’y a-t-il, patron ? demanda le chauffeur.

— Il y a des hommes là-bas qui ne me paraissent pas animés des meilleures intentions.

— Vous croyez décidément qu’on se donnera des coups avant ce soir ?

— Ou dans la nuit, répondit le patron.

— Va pour les coups, ça nous distraira, répondit le chauffeur.

— C’est que nous ne sommes guère en force, objecta le patron.

— Bah !… les deux petits sont très-décidés.

— C’est possible, mais ils ne connaissent pas le maniement des armes.

— On peut le leur apprendre en quelques heures, objecta le chauffeur.

— L’idée n’est pas mauvaise… Oui, mais s’ils étaient blessés, ou pis encore, dans la bagarre ?… »


V

la bataille.

« La belle affaire ! Leurs parents sont riches et ils en achèteraient d’autres. »

Charlot, qui n’avait pas perdu un mot de cette conversation, commençait à réfléchir. Il voulait bien tuer des bêtes féroces et même des sauvages, mais il n’avait jamais songé qu’on pût le tuer lui-même.

« Ici, les mousses » cria le chauffeur.

Charlot et Mimile accoururent.

Le chauffeur leur dit alors sans plus de façons :

« Mousses !… comme nous courons le risque d’être attaqués par des bandits quelconques, je vais vous donner à chacun un fusil et vous apprendre à faire l’exercice. Vous pourrez, après cela, si l’occasion s’en présente, nous donner un coup de main au patron et à moi.

— Ce sera très-amusant ! s’écria Mimile… N’est-ce pas, Charlot ?

— Pas si l’on nous tue ! » répliqua Charlot.

Ce qui était assez singulier, c’est que Mimile, qui n’avait quitté la maison paternelle que pour aider à la guérison de Charlot, semblait, après ses premières hésitations, le plus déterminé des deux.

Le chauffeur, qui s’était éloigné un moment, revint avec trois fusils : un fusil de taille ordinaire et deux mousquetons. Il donna un mousqueton à Charlot, un à Mimile, et garda le fusil, afin de pouvoir indiquer les mouvements qu’il allait commander à ses mousses.

Mettant aussitôt l’arme au pied, il commença son métier d’instructeur en criant d’un ton bref :

« Placez-vous tous deux à côté l’un de l’autre, les coudes au corps, les talons réunis, le fusil à droite, posé à terre, la crosse contre le pied droit, le canon le long de l’épaule droite. »

Charlot et Mimile n’avaient rien compris à ces commandements débités tout d’une haleine, et ils avaient remué les bras et les jambes de droite à gauche dans une sorte d’ahurissement.

« Très-bien ! » dit le chauffeur, qui ne voulait sans doute pas les décourager.

Puis il reprit :

« Garde à vous ! Mettez la main à plat sur la bretelle de votre fusil. — Bien !… Empoignez brusquement votre arme à onze centimètres de la platine, sans tourner l’arme et en l’élevant un peu. »

Mimile et Charlot, par suite de mouvements contraires, s’étaient mutuellement cognés à la tête.

« Bien ! très-bien ! » cria l’instructeur, pendant que les deux enfants se frottaient naïvement le dessus de l’oreille.

Il ajouta brusquement :

« On ne se gratte pas sous les armes, ça nuit à la grâce des mouvements.

— C’est que… répondit Charlot.

— Silence ! On ne parle pas sous les armes. Attention ! Je vais compléter votre instruction militaire.

« Présentez armes ! C’est-à-dire, tournez l’arme avec la main gauche, la platine en dessus ; saisissez en même temps la poignée du fusil avec la main droite et la main gauche, le petit doigt à deux centimètres au-dessus de la platine, le pouce allongé le long du canon, l’avant-bras collé au corps, sans être gêné, la main à la hauteur du coude. — Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est que ça ?… On ne se mouche pas sous les armes, ça nuit à la grâce des mouvements. »

Le chauffeur tint ainsi pendant plus d’une heure les deux enfants gesticulant au hasard, brouillant tout, confondant leur droite avec leur gauche, le bas avec le haut, la crosse avec le canon, la batterie avec la bretelle ; faisant en un mot l’exercice comme des échappés de Charenton.

Ils étaient de plus sur les dents.

« Reposez-vous un moment, pendant que je vais voir où nous en sommes, » leur dit enfin le chauffeur.

Charlot et Mimile se hâtèrent de déposer leurs fusils.

La nuit était proche, et l’on avait oublié le diner.

« Je n’en puis plus, dit Charlot, ce fusil est très-lourd… n’est-ce, pas Mimile ?

— Si c’était un fusil de grand soldat avec une baïonnette au bout, ce serait encore bien plus lourd.

— Je le crois, répondit Charlot, mais ça piquerait ferme aussi, et je crois que les lions en auraient joliment peur ; nous aurions dû en emporter chacun un.

— Bon, dit Mimile, voilà que maintenant tu trouves que nous n’en avons pas assez à porter. »

Le patron du bâtiment était remonté sur le pont. Il s’y promenait à grands pas et en gesticulant.

« Le moment est venu ; que faut-il faire ? lui demanda le chauffeur assez haut pour être entendu des deux enfants.

— Chauffer aussi fort que possible, afin de marcher plus vite.

— Et après ?

— Après ?… Nous nous tiendrons sur nos gardes… Je regrette seulement d’avoir embarqué si peu de monde… Mais bah !… Dieu nous aidera. »

Charlot regarda Mimile d’un air inquiet, et il s’apprêtait à conférer avec lui sur la situation, qui ne leur paraissait pas très-claire, quand le patron leur dit brusquement :

« En faction, les mousses !… Regardez de ce côté pour voir si une ou plusieurs barques ne s’avanceraient pas sur nous ; vous m’en avertiriez aussitôt.

— Oui, monsieur !… dit Mimile.

— Jusque-là ne retournez pas la tête, quel que soit le bruit qui se fasse derrière vous. Vous m’entendez bien ? ne retournez pas la tête, ou je vous la casse d’un coup de revolver.

— Oui, monsieur !… » répondit Mimile.

Charlot n’osait plus remuer, d’autant plus que la nuit était presque venue.

Le bateau avançait toujours ; le bruit de l’hélice était le seul qu’on entendît.

Je me trompe ; en approchant son oreille de la poitrine du gros Charlot, on aurait entendu aussi les battements de son cœur. Que voulez-vous ? chacun connaît cette émotion inséparable d’un premier début ; les plus intrépides ont passé par là.

Les rives du fleuve étaient désertes.

Un clapotement lointain traversa l’espace en ce moment.

« Attention ! ne bougez pas. Surveillez bien la rive droite, » cria le patron à Charlot et à Mimile.

Les deux enfants semblaient pétrifiés, tant ils étaient immobiles.

Le bateau poursuivait son chemin. Mais une rumeur étrange, qui augmentait de seconde en seconde, semblait courir après lui. D’où partait-elle ? Rien ne le révélait.

Tout à coup, une demi-douzaine d’hommes, qui, depuis quelque temps sans doute, s’étaient, sans qu’on les vît, accrochés à l’arrière du bâtiment, se précipitèrent sur le pont en poussant des cris furieux.

Les quatre premiers se jetèrent sur le patron et le chauffeur, qui, ne les attendant point de ce côté, furent pris au dépourvu et garrottés en une seconde.

En un tour de main les autres s’emparèrent de Charlot et de Mimile.

Tous deux, roulés dans de longs manteaux, furent jetés comme des balles de café dans le fond d’une barque sans qu’ils eussent pu pousser un seul cri.

Ceux qui les enlevaient ainsi nageaient à force de rames vers la rive droite du fleuve.

Dans le premier moment, nos petits voyageurs avaient, on le suppose bien, essayé de se débattre ; mais leurs efforts avaient été vite maîtrisés par une force supérieure.

« Le premier qui bouge, le premier qui se permettra de pousser un cri, leur avait dit le plus grand des assaillants, est un homme mort. »

Si ces procédés étaient fort humiliants pour de futurs tueurs de lions, on peut affirmer, de plus, qu’ils étaient souverainement désagréables.

Un sinistre silence planait sur cette terrible scène.

La barque fendait les eaux et filait comme un train : en quelques minutes, elle atteignit la rive sans encombre.

« Portez les prisonniers à terre ! » cria une voix farouche, inconnue aux deux enfants.

L’ordre fut vite exécuté, et les deux petits compagnons se trouvèrent étendus sur l’herbe.

« Emportez ces paquets et déposez-les à côté des prisonniers ! » reprit la même voix.

iv
tous deux roulés dans de longs manteaux.

Cet ordre fut exécuté comme le premier.

« Maintenant, allons chercher les autres ! » ajouta la voix.

On entendit presque aussitôt la barque qui prenait le large.

Mimile et Charlot ne se trouvèrent pas plus tôt seuls, qu’ils commencèrent à se débattre dans leurs liens. Par un hasard providentiel, au lieu d’être nouées avec des nœuds, de ces nœuds marins qui sont si difficiles à dénouer pour les gens de terre, les cordes qui les garrottaient n’étaient nouées autour des poignets et des jambes de Charlot qu’avec des boucles.

« Attends, » dit Mimile, qui, dans ce péril extrême, n’avait pas perdu la tête.

Et, se roulant jusqu’auprès de Charlot, il défit avec ses dents la boucle qui serrait les poignets.

« Maintenant que tu as les mains libres, lui dit-il, débarrasse-moi vite à mon tour de ces affreuses ficelles qui m’entrent dans les chairs. »

Après les mains, ce fut le tour des pieds. En un clin d’œil, les deux captifs se trouvèrent sur leurs jambes.

La nuit n’était pas absolument noire, et ils se regardèrent un moment sans oser dire un mot.

« Ils sont partis, les corsaires ? dit enfin Charlot tout tremblant.

— Oh ! ils ne vont pas être longtemps sans revenir, répondit Mimile.

— Si nous nous sauvions tout de suite ? dit Charlot.

— Laisse-moi d’abord regarder ce qui se passe sur la rivière. »

Et Mimile avança sur l’extrême limite de la berge qui, en cet endroit, surplombait la surface des eaux de quelques mètres.

« Je n’aperçois ni bateau, ni personne, dit-il ; c’est un désert d’eau…

— Le bateau de notre patron se sera sauvé, dit Charlot.

— Et les brigands courent sans doute après avec leur barque, » fit observer Mimile.

Et il ajouta :

« Ce qui nous arrive est bien extraordinaire tout de même.

— Oh ! oui ; mais où sommes-nous maintenant ? »

Le pauvre Charlot regardait autour de lui avec une profonde inquiétude.

« Je ne sais pas ; on dirait des champs, répliqua Mimile.

— S’il faisait clair, encore ! dit Charlot en se serrant contre Mimile.

— Et puis j’ai une faim de cannibale.

— Moi aussi, dit Charlot.

— Si nos sacs n’étaient pas restés sur le bateau, nous pourrions du moins manger nos sandwichs. C’était bien la peine de les acheter ! ce sont les brigands qui vont les manger, à présent.

— Avec ça qu’on avait oublié de nous donner à diner, dit piteusement Charlot.

— C’est ma foi vrai ; l’exercice du fusil a remplacé le dîner…

— Je me contenterais bien du hareng d’hier ; le pain était bon, soupira Charlot.

— Qu’est-ce qu’il y a donc là, à terre ? s’écria Mimile, qui, au lieu de gémir, cherchait et furetait.

— Quel bonheur !… ce sont nos sacs ! dit en sautant de joie Charlot, qui ne quittait pas son cousin d’une semelle.

— Nos sacs ! oui, nos sacs ! »

Ce cri de Mimile fut accompagné d’une danse circulaire de son invention, qu’il exécuta autour des sacs avec un entrain extraordinaire.

« Nos sacs ! reprit-il, après le premier moment donné à l’expansion de sa félicité, et autre chose encore : un panier, et un panier joliment lourd encore.

— S’il était plein d’excellentes choses ! s’écria Charlot.

— Nous verrons ça plus tard. Pour le moment, il s’agit de décamper et de ne pas attendre là comme des imbéciles que les corsaires viennent nous reprendre. Fais comme moi, mets ton sac sur ton dos, prenons chacun d’une main l’anse du panier, et enfonçons-nous dans les terres pour y trouver une cachette qui puisse nous servir de salle à manger. »

Sûrs qu’ils étaient de les retrouver à côté de leurs captifs, les brigands avaient laissé deux manteaux sur la rive. Mimile trébucha contre l’un d’eux.

« C’est de bonne prise, dit-il, nous dormirons dedans ; la nuit peut être fraîche.

— Oui, mais en attendant il va falloir les porter, dit Charlot, qui n’aimait pas les paquets.

— Roulons-les autour de nous à la manière des soldats, ça ne pèsera pas une once. Allons, Charlot, du courage !

— Je jetterai le mien s’il est trop lourd, dit Charlot.

— C’est bon, c’est bon. En attendant, prends une anse du panier ; je vais prendre l’autre… Marchons. »

Ils n’avaient pas fait trois pas que Charlot se cognait le nez contre une branche d’arbre en poussant un cri.

« Tais-toi donc ; tu vas donner l’éveil aux brigands.

— C’est que mon nez me fait très-mal.

— Pense à autre chose. En voyage, est-ce qu’on pense à son nez !

— Tu me fais aller trop vite aussi, dit après quelques minutes le gros Charlot ; je suis tout essoufflé, j’ai trop chaud, je vais m’enrhumer.

— Arrêtons-nous un instant, dit tout bas Mimile ; il me semble que je vois quelque chose là, tout près.

— Quoi donc ?

— Un gros tas noir, là, sur la gauche.

— Si c’était une bête féroce ? dit Charlot effrayé.

— Ce serait tant mieux ; nous avons nos couteaux, et ce serait une bonne occasion pour s’en servir. Mais ça ne remue pas… avançons toujours… et tiens ferme le panier.

— S’il faisait clair encore, je tuerais bien un lion, mais quand on n’y voit goutte…

— Quel malheur ! je crois que ce n’est qu’une cabane, dit Mimile ; c’est égal, marchons dessus. »

Charlot était rassuré, mais il commençait à se faire traîner.

« C’est que tout ça est très-lourd, et je suis moins fort et moins leste que toi, murmura Charlot ; tu devrais penser à ça, Mimile. »

Ils étaient arrivés devant la masse noire.

« J’en étais sûr, ce n’est qu’une cabane ! J’avais espéré d’abord que ce serait au moins un éléphant. Puisque la voilà, cherchons la porte. Tiens, elle est fermée.

— Il faudrait peut-être savoir, avant d’entrer, qui est-ce qui demeure là dedans ? demanda Charlot tout bas.

— Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? dit l’intrépide Mimile. Ce n’est pas un ogre, c’est du monde comme toi ou moi.

— Ou peut-être un repaire de brigands, » soupira Charlot.

Il avait une furieuse envie de déguerpir.

« Si nous allions plus loin ? dit-il.

— Merci ! Premièrement, tirons nos couteaux. Secondement, frappons à la porte. »

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Ce ne fut pas sans inquiétude que Charlot entendit le toc-toc sonore que produisit sur la porte le manche du couteau de Mimile.

« Il est trop brave aussi, disait-il, il ne craint rien ! »

Il y avait de l’admiration, mais pas d’envie dans cette réflexion de Charlot. Son cousin se changeait pour lui en héros.

Aux premiers toc-toc :

Aucune réponse.

Nouveaux coups plus forts que les premiers :

Même silence.

« Il n’y a personne, dit Charlot un peu rassuré.

— C’est drôle ; la porte me paraissait fermée tout à l’heure, et il me semble maintenant qu’elle est ouverte, dit Mimile.

— Ouverte ? » dit Charlot.

Et il se plaça prudemment derrière son compagnon.

« Attends, dit Mimile ; elle est ouverte, mais elle est fermée tout de même ; elle ne veut pas s’ouvrir tout à fait, elle est peut-être rouillée. Il faut la pousser ferme ; viens m’aider, et surtout fais comme moi. »

Charlot aurait eu mauvaise grâce à refuser à son cousin le genre de secours qu’il lui demandait. Il était en fonds pour le lui donner.

Les deux enfants se retournèrent.

« Écoute-moi bien, dit Mimile. Je compterai jusqu’à trois, et au troisième coup, un, deux, trois, pan ! nous pousserons ensemble. »

Ils poussèrent ensemble en effet, et si bien que, la porte cédant tout à coup à leur double et vigoureux effort, ils se trouvèrent instantanément tous les deux assis sur leur derrière au fond d’une pièce très-sombre.

« Nous avons trop poussé, dit Charlot, je t’ai trop aidé ; je suis tombé très-fort, moi, j’en ai mal à la tête ; et toi ? »

Mais il n’attendit pas la réponse de Mimile ; dans un angle, à l’extrémité de la chambre, et comme à ras de terre, il venait d’apercevoir, luisant au milieu des ténèbres, deux points lumineux assez semblables à ceux qu’auraient pu produire deux yeux de loup.

« Allons-nous-en ! dit tout bas Charlot.

— Si c’étaient cependant les yeux d’un lion ? répondit à mi-voix Mimile. Ce serait bien amusant de le tuer. Nous ne chasserons jamais si nous nous en allons quand le gibier est là.

— Je te dis qu’il ne fait pas assez clair, répliqua Charlot, dont le cœur battait très-fort.

— J’ai des allumettes, répondit Mimile en fouillant dans ses poches.

— N’allume pas, n’allume pas, le lion nous verrait ! cria Charlot en tirant l’imprudent Mimile par sa manche. Il ne faut pas du tout que le gibier voie le chasseur. Tu ne sais pas chasser, toi, tu ne sais pas tout ce que Harrisson m’a appris. »

Mais le bouillant Mimile avait déjà fait de la lumière, et il se trouva que les yeux de bête fauve que les deux voyageurs avaient vus n’étaient autre chose que l’extrémité de deux tisons qui achevaient de se consumer tranquillement dans une cheminée rustique.

« Tiens, dit Mimile, qui parut très-désappointé, ce n’est qu’un reste de feu.

— J’aime mieux ça, dit Charlot, je n’avais plus chaud du tout. Nous pourrons le rallumer, dis ?

— Quelle chance ! il y a une chandelle sur la cheminée, » s’écria Mimile.

Charlot se mit à inspecter la masure dès qu’il la vit complètement éclairée.

« C’est drôle ici, dit-il en regardant autour de lui ; c’est une vraie cabane de sauvage. Bien sûr, il avait fait sa cuisine sur ce feu-là.

— De sauvage ou de pas sauvage, ça m’est bien égal ; ce qui me fait plaisir, par exemple, c’est qu’il y a de la paille et que nous allons pouvoir nous reposer dessus… Mais il faut avant tout aller chercher notre grand panier, que nous avons laissé à la porte. J’ai joliment envie de savoir ce qu’il y a dedans.

— C’est ça, » dit Charlot.

Le panier fut apporté ; mais Charlot ferma d’abord la porte de la cabane. Il avait remarqué qu’elle était munie d’un bon verrou à l’intérieur, et il trouva sage de s’assurer contre toute surprise en le poussant.

« Maintenant, nous voilà chez nous, dit Mimile.

— Et si le sauvage revenait ? fit observer Charlot.

— Nous le laisserions coucher dehors, dit Mimile.

— Et s’il n’était pas content… vlan ! Un grand coup de couteau dans le gosier… n’est-ce pas ?

— Oui, par le trou de la serrure, répondit Mimile, qui s’occupait déjà de déballer le panier. — Mille brioches ! ajouta-t-il, qu’est-ce que je vois là !! Un grand pain de quatre livres… et du sucre… et un petit pot de beurre !!! »

Mimile et Charlot se mirent à improviser une sarabande autour de ces provisions inespérées. C’était l’habitude de Mimile quand il était très-content, et Charlot, dans cette occasion, suivit d’enthousiasme son exemple.

« Est-ce qu’il n’y a plus rien dans le panier ? demanda Charlot.

— Si ; de la paille, si le cœur t’en dit… Ah ! voilà un petit miroir… c’est drôle.

– Les brigands avaient pris leurs précautions pour souper en route et faire leur toilette demain matin, dit Charlot.

— Et c’est nous qui ferons tout cela à leur place, répondit joyeusement Mimile.

— C’est fameux ! reprit Charlot en saisissant la balle au bond, j’ai une terrible faim.

— Et moi donc ! »

Ce disant, Mimile tira son grand couteau de sa gaîne, coupa deux morceaux de pain et en présenta un à Charlot.

« Si nous mettions le beurre dessus ? dit celui-ci.

— Soyons économes, dit Mimile, ne mangeons pas tout en une fois ; nous aurons pour ce soir nos sandwichs qui deviendraient trop dures ; commençons par là. »

Mimile ouvrit aussitôt son sac de provisions.

« Tiens, Charlot, en voilà trois pour toi et trois pour moi ; le reste sera pour demain.

— Avec le pot de beurre et le saucisson ?… ajouta Charlot.

— Tu, tu, tu, tu ! n’allons pas si vite ; en voyage, tu sais, on doit être prudent.

— Ça n’empêche pas de manger quand on a faim, dit Charlot.

— Et surtout quand on a de quoi manger ; un peu plus, tu le vois, nous n’avions rien du tout.

— C’est vrai, pourtant… Et quand on n’a rien à manger ?

— On se serre le ventre, » dit Mimile.

En attendant cette dure extrémité, Charlot se bourrait comme un canon de l’ancien système.

« Bois donc, lui dit Mimile, tu vas t’étouffer. »

Charlot déboucha son bidon et suivit le conseil de son cousin.

« Ah ! dit-il après avoir bu, c’est du vin trop pur, et je n’aime pas ça.

— Nous pouvons retourner à la rivière chercher un peu d’eau, ce n’est pas très-loin ; veux-tu ?

— Il fait trop noir, répliqua vivement Charlot, que la nuit ne rendait décidément pas très-brave ; et puis, si nous allions être repris par les corsaires ou rencontrés par les sauvages, — peut-être qu’ils nous guettent, — ça ne serait pas amusant.

— Assez mangé ! dit tout à coup Mimile en ramassant les provisions qu’il serra dans le panier, passé à l’état de buffet, et surtout assez causé. Couchons-nous. »

Fatigués par le travail et pas mal secoués par les émotions de la journée, nos petits coureurs d’aventures ne demandaient pas mieux que de prendre du repos. Ce fut donc par un mouvement simultané qu’ils se retournèrent vers le lit de paille qui occupait un bon tiers de la cabane.

Cette paille, une bonne fortune dans leur position, était d’ailleurs fraîche et engageante ; un bon génie semblait l’avoir apportée là tout exprès.

Mimile, plus avisé que Charlot, plia les deux manteaux qu’ils devaient aux brigands et les plaça en guise d’oreiller sur la litière ; puis tous les deux s’étendirent sans façon, après s’être assurés une dernière fois que leur porte était bien close et avoir éteint soigneusement leur chandelle.

Mais il arrive souvent qu’on se couche pour dormir et qu’on se voit contraint de passer son temps à toute autre chose.

Charlot et Mimile allaient en faire la dure expérience.

Ils n’avaient guère dormi plus de deux heures, quand ils furent réveillés en sursaut par des coups violents frappés à la porte de leur maisonnette.

« Ouvrez ! ouvrez ! » criait une voix aigre.

Les deux enfants s’étaient levés à moitié et écoutaient avec épouvante, se serrant l’un contre l’autre.

« Ouvrez ! ouvrez ! répéta la voix avec un accent plus impératif.

— Il ne faut rien dire, murmura Charlot ; c’est peut-être le sauvage qui veut rentrer chez lui.

— Ne bougeons pas, dit Mimile à voix basse.

— Tu vois bien qu’il n’y a personne, reprit une voix plus épouvantable que la première.

— Ce vieux brigand de Mange-tout-cru se donne donc les airs de découcher ? fit observer la première voix.

— C’est qu’il avait sans doute quelque mauvais coup à faire.

— Oui, j’y suis ; il m’a dit l’autre jour qu’il voulait entreprendre une tournée pour ramasser tous les petits vagabonds qu’il pourrait rencontrer.

— Qu’est-ce qu’il veut en faire ?

— Il veut en faire de petits esclaves et les forcer de travailler aux carrières, pour en tirer profit.

— Et s’ils ne veulent pas travailler ?

— Le vieux Mange-tout-cru n’est guère embarrassé de se faire obéir, vous le savez bien ; avec des coups, il les fera marcher.

— C’est un vieux brigand qui n’est pas commode.

— Après tout, puisqu’il n’est pas là, allons-nous-en.

— Allons-nous-en ! » répéta la grosse voix.

Et l’on entendit des pas lourds qui s’éloignaient.

Les deux enfants commencèrent à respirer plus librement.


VI

chez les sauvages.


« Il parait que notre propriétaire est un vilain monsieur, dit Mimile.

S’il allait revenir et nous trouver installés chez lui ? répondit Charlot un peu tremblant.

— J’espère qu’il est en voyage et ne reviendra pas de sitôt, répliqua Mimile ; tâchons de nous rendormir.

— Avec ça que c’est facile dit Charlot.

— Dame ! ce n’est pas comme à la maison. Allons, bonsoir. »

Mimile se rendormit assez vite. Charlot y mit plus de temps, et encore ne finit-il par se rendormir que pour rêver à Mange-tout-cru.

Tant bien que mal ils sommeillaient depuis longtemps déjà, quand ils furent réveillés, mais cette fois par des détonations d’armes à feu. Ils furent debout en une minute et allèrent en tâtonnant jusqu’à la porte, dans l’espoir de découvrir, à travers le trou de la serrure, ce qui se passait au dehors. La fusillade s’arrêtait de temps en temps, interrompue par des cris sauvages.

« Si nous ouvrions la porte pour voir ? dit Mimile.

— Non ! non ! s’écria Charlot ; nous n’aurions qu’à nous trouver tout à coup avec Mange-tout-cru…

— Tant mieux ! Nous lui tomberions dessus, pendant qu’il se battrait avec les autres.

— Je te dis qu’il ne fait pas clair.

— Nous allumerons notre chandelle et tu la tiendras, pendant que je taperai sur Mange-tout-cru.

— Je ne veux pas la tenir, je serais le plus exposé.

— Ce n’était pas la peine de te mettre en route pour ne rien faire du tout. Reste ici si tu veux ; moi, je vais entr’ouvrir la porte pour voir ce qui se passe.

— Je ne veux pas rester seul ! » dit Charlot avec une grande émotion.

Mais la porte était ouverte et Mimile regardait déjà dehors.

L’obscurité était profonde. On ne voyait personne et l’on n’entendait aucun bruit.

« Ils sont partis… viens plutôt voir, Charlot. »

Charlot risqua la moitié de sa tête, puis l’autre moitié ; puis un pied, puis une jambe, et en définitive le reste du corps.

« Comme tout est noir par là ! murmura-t-il. Je n’aime pas l’ombre.

— Il ne fait pas clair la nuit, fit observer Mimile.

— À Paris, il y a du gaz la nuit, répliqua Charlot.

— Il y a aussi papa, maman, mon oncle, et Dorette, et Louise, et les domestiques ! Et puis à manger quand on a faim, et à boire quand on a soif, et un bon lit pour dormir à volonté quand on a sommeil. »

Charlot ne répondit pas ; il se contenta de pousser un soupir étouffé.

« Mais bast ! il ne faut plus penser à cela, poursuivit Mimile ; nous sommes partis pour l’Amérique, et il faut y aller. On se moquerait trop de nous si nous revenions sur nos pas ; d’abord nous ne le pourrions plus. »

Une gerbe d’eau, partie du milieu de l’ombre, vint en ce moment frapper Mimile et Charlot en plein visage.

Charlot ne put retenir un cri et rentra aussitôt dans la cabane, en entraînant son compagnon.

« Tais-toi donc ! lui dit Mimile en refermant la porte derrière lui ; ça ne sert jamais à rien de crier.

— Comprends-tu cette eau ? demanda Charlot stupéfait.

— Non. Après ça, c’est peut-être une trombe.

— En tout cas, ce n’est pas amusant, se contenta de dire Charlot, ça saisit et ça mouille ; cela doit pouvoir enrhumer.

Bah ! essuyons-nous, » dit l’imperturbable Mimile,

Le jour commençait à poindre.

« Voici le jour !… s’écria joyeusement Charlot.

— Nous allons donc pouvoir courir la campagne ! répliqua Mimile en se frottant les mains.

— Tâchons de ne pas rencontrer Mange-tout-cru, fit observer Charlot.

— Cependant, répliqua Mimile, si nous ne rencontrions jamais personne, nous n’aurions jamais d’aventures, et c’est pour en avoir que nous avons quitté la maison.

— Nous en avons eu déjà beaucoup, dit Charlot d’un air pénétré.

— Il faut partir tout de suite, Charlot.

— Si nous déjeunions d’abord ? dit Charlot.

— Il n’est que trois heures du matin, répondit Mimile en consultant sa montre, qu’il avait régulièrement montée depuis son départ. Nous mangerons plus tard, sous un arbre, ce sera plus gai.

— Et notre panier ?… Qui est-ce qui va le porter ? demanda Charlot.

— Personne !… Nous le laisserons à Mange-tout-cru.

— Comment ?

— Après l’avoir vidé. Nous allons tout de suite prendre chacun la moitié du pain que nous mettrons dans nos sacs, comme des soldats.

— Et le petit pot de beurre ? demanda Charlot avec le plus vif intérêt.

— Je le mettrai dans mon sac à provisions, avec le miroir, dit Mimile.

— Le miroir, c’est moi qui veux le porter, dit le gros Charlot, qui n’était pas fâché, chemin faisant, de s’assurer de l’état de sa toilette.

— Prends-le… Bon ! voilà que tu te regardes ! Tu sais bien qu’en voyage on ne s’occupe pas de ces bêtises-là.

— C’est ennuyeux d’avoir le visage aussi noir que ça.

— Au contraire, tu feras peur à Mange-tout-cru, qui te prendra pour un diable.

— Tu crois ?

— J’en suis certain. Allons ! en route !…

— Dis donc, Mimile, si je suçais un peu mon sucre de pomme en marchant, rien que pour me faire bonne bouche ?

— Suce !… suce !…Tiens, le voici. »

Puis Mimile, qui avait hâte de prendre le grand air, ouvrit la porte de la cabane en poussant Charlot devant lui.

Jamais nos petits aventuriers, qui ne connaissaient que Paris, ne s’étaient trouvés devant un site aussi riant.

Ils regardaient, dans un ravissement impossible à décrire, les champs, les collines et les bois qui les environnaient de tous côtés.

Charlot en oubliait son sucre de pomme !

« Nous sommes dans un joli pays ! s’écria-t-il, et il y a une bonne odeur ici !

— C’est très-beau et ça sent très-bon ! répliqua Mimile.

— Est-ce que c’est déjà l’Amérique ? demanda Charlot.

— Je ne le crois pas.

— Papa m’a dit l’autre jour, en me montrant les buttes Montmartre, qu’elle était située au sud-ouest. Où est le sud-ouest ? Le sais-tu, Mimile ?

— Avec ça qu’il y a des girouettes par ici ! Mais attends donc… Ah que nous sommes bêtes !

— Oui, nous sommes très-bêtes, » répéta consciencieusement Charlot.

Mimile poursuivit en cherchant à s’orienter :

« L’est est du côté où se lève le soleil, et le soleil se lève là ; ça se voit tout de suite.

— Oui, il se lève là, répéta Charlot.

— Le sud est donc sur la droite, et le sud-ouest un peu plus loin du même côté. C’est donc par là qu’il faut que nous allions pour rencontrer l’Amérique… Marchons ! car il ne faut pas perdre de temps.

— Marchons ! » répéta Charlot.

Et ils s’éloignèrent chargés comme des mulets, chacun ayant son arc à la main, et deux flèches passées à la ceinture, en cas d’alerte ; Charlot avait de plus son sucre de pomme entre les dents.

Chose inexplicable ! ils n’avaient pas aperçu un être étrange qui se tenait couché sur le toit de la cabane où ils avaient passé la nuit.

Ce singulier personnage, tatoué comme un Indien, avait de longs cheveux mal peignés et relevés en plumeau sur sa tête, un pantalon à larges rayures bleues, une casaque de couleur fauve et des espadrilles en guise de souliers… Il portait pour toute arme un long bâton ferré.

Il ne vit pas plus tôt Charlot et Mimile s’éloigner, qu’il se laissa glisser le long de la cabane ; il les observa longtemps en se tenant caché… et finalement se mit à ramper sur leurs talons.

Charlot et Mimile, excités par l’air frais du matin, poursuivaient grand train leur voyage, sans se douter qu’ils étaient suivis de si près.

Charlot ravi disait :

« C’est tout de même trop gentil de se promener le matin dans les champs et d’entendre chanter les oiseaux ! On se sent plus fort.

— On a moins peur le matin que la nuit, ajouta malignement Mimile.

— Dame ! répliqua Charlot, on verrait clair pour taper, s’il le fallait.

— Quand on a son lion devant soi, on le tue comme une mouche, poursuivit Mimile.

— On en tuerait même deux sans se gêner, dit Charlot.

— Trois même, s’ils n’étaient pas trop gros, ajouta Mimile en souriant.

— Oui, ça dépendrait de leur grosseur, répondit imperturbablement Charlot.

— Il n’y a qu’un empêchement à cette belle chasse, c’est que les lions ne sortent guère que la nuit.

— Que la nuit ? répéta Charlot d’un air étonné.

— Je l’ai vu dans la Chasse au lion de Jules Gérard. Ils dorment pendant le jour, et dès que la nuit vient, crac ! ils s’en vont chercher leur nourriture.

— Ah !… c’est la nuit ? Ça m’ennuie de savoir ça ! C’est très-désagréable et bien moins commode.

— Bon ! voilà une rivière qui nous barre le chemin ! s’écria tout à coup Mimile.

— Ah ! mon Dieu !… dit Charlot en ouvrant de grands yeux, comment allons-nous faire ?

— C’est bien simple, il va falloir se mettre à la nage.

— Et nos habits, nos armes, nos provisions, qui est-ce qui les passera ? dit Charlot.

— Tu as raison, Si nous avions seulement un baquet, nous mettrions nos effets dedans et nous les pousserions devant nous en nageant.

— Il n’y pas de baquet, dit Charlot attristé. Mais, Mimile, nous trouverons un pont plus loin.

— J’y suis !… s’écria Mimile en se frappant le front, nous allons faire un radeau, comme dans les naufrages, tu sais ?

— Un radeau… et avec quoi ?

— Avec du bois, des herbes, avec n’importe quoi tu vas voir. »

Et Mimile se mit à regarder autour de lui.

Des touffes de peupliers et de petits arbres croissaient en cet endroit, sur la berge.

« Voici notre affaire ! s’écria Mimile ; il ne s’agit plus que de couper une douzaine de ces petits arbres que nous attacherons ensemble avec des branches ; puis nous les couvrirons de paquets d’herbes, et notre radeau sera terminé. Ensuite, nous disposerons tout dessus, et il n’y aura qu’à le mettre à l’eau et à le pousser en avant jusqu’à l’autre bord.

— Coupons les arbres ! » s’écria Charlot enthousiasmé.

Les deux enfants tirèrent leurs couteaux.

« Coupons d’abord celui-là, dit Mimile en désignant un petit peuplier qui était devant lui.

— Coupons ! coupons ! » répéta joyeusement Charlot.

Mais nos petits aventuriers s’étaient à peine accroupis au pied du jeune arbre, pour commencer leur besogne, que l’homme étrange dont nous avons parlé plus haut, et qui avait réussi à les dépasser et à se glisser le long de la berge, se dressa tout à coup devant eux en criant :

vi
touche à mon cousin, si tu l’oses !

« Halte-là ! polissons !… On ne touche pas à mes arbres… ou sinon… »

L’homme agita son grand bâton ferré.

L’aspect de l’homme et sa subite apparition firent un tel effet sur Charlot et Mimile qu’ils reculèrent de six pas pour le moins.

Charlot en laissa tomber son sucre de pomme.

« C’est sans doute Mange-tout-cru, » murmura Mimile à l’oreille de Charlot.

L’homme étrange reprit :

« De quel pays êtes-vous donc pour croire qu’il est permis de couper les arbres qui ne vous appartiennent pas ? Vous êtes donc des sauvages venant du fond de l’Amérique ? Vous n’avez donc vécu qu’avec des bêtes féroces ou des bandits ?… Je ne sais ce qui me retient de vous frotter le dos avec ce bâton ; le tien surtout, vilain petit moricaud. »

Et l’homme étrange regardait Charlot en brandissant son bâton ferré.

À cette vue, Mimile oublia tout, sinon qu’il était le protecteur naturel des faibles, des opprimés et particulièrement de Charlot. Il dégaina son couteau en se mettant devant Charlot :

« Touche à mon cousin, si tu l’oses ! s’écria-t-il.

— Tais-toi donc ! lui dit vivement Charlot en le tirant par la manche.

— Laisse-moi faire, répondit Mimile, ou plutôt fais comme moi, et il verra à qui il a affaire. S’il croit que parce qu’il est le plus grand nous reculerons, il a tort, par exemple. »

Mimile était superbe.

« Si c’était un lion, répondit Charlot, bien sûr je t’aiderais.

— Ah !… » murmura Mimile, humilié pour son cousin.

L’homme s’était avancé d’un pas :

« Remettez vos eustaches dans vos poches, dit-il aux enfants. Je veux bien vous faire grâce, mais décampez, et plus vite que ça ! »

Et du doigt il leur indiquait le bord de la rivière, ce qui les obligeait à se diriger vers le nord, au lieu de continuer sur le sud-ouest.

« Allons par où il veut, dit Charlot en entraînant Mimile.

— Si c’est par là que tu penses aller en Amérique… dit celui-ci.

— Nous verrons après, quand il sera parti… répliqua tout bas Charlot.

— Après tout, je m’en moque, » reprit Mimile en suivant son cousin.

L’homme avait disparu.

« Nous aurions dû, avant de partir, lui envoyer une flèche, dit Charlot.

— Il est trop tard, dit Mimile en haussant un peu les épaules.

— Les arbres et les champs appartiennent donc à du monde, dans ce pays-ci ? demanda Charlot.

— Comme les maisons de Paris à Paris, répondit Mimile.

— Alors, on ne peut pas abattre les arbres qu’on voit ni aller où l’on veut ?

— Il paraît… répliqua Mimile.

— Harrisson m’a dit qu’en Amérique on peut abattre l’arbre qu’on veut, aller où l’on veut et manger de tout à volonté.

— Eh bien, ce qui nous arrive prouve que nous ne sommes pas encore en Amérique ; quand nous y serons, nous verrons bien, » dit Mimile.

Ils marchaient depuis un quart d’heure en silence, quand Charlot, tout à fait rassuré, reprit la parole :

« Dis donc, Mimile, il y a longtemps que nous marchons, et je commence à avoir joliment faim.

— Oh ! la jolie petite bête ! s’écria Mimile en apercevant un rat d’eau qui se promenait tranquillement dans les hautes herbes qui croissaient sur le talus de la berge.

— Où donc ? demanda Charlot.

— Tiens… là… à nos pieds.

— Je la vois, répondit Charlot, qui s’était penché en avant.

— C’est un rat. Il nettoie son museau avec ses petites pattes ! Est-il gentil ! reprit Mimile.

— Bon !… il nous a entendus… le voilà qui plonge !… il traverse la rivière, regarde !

— Il nage bien ! dit Charlot avec admiration.

— Oui, c’est une espèce qui se nourrit de poissons ; j’en ai entendu parler par papa.

— Est-ce que ça se mange ? dit Charlot, qui ne quittait pas l’animal des yeux.

— Je crois que oui.

— Le voilà passé, il est entré dans un trou.

— Lui, au moins, il peut aller où il veut, il n’a besoin ni de sacs à provisions, ni d’habits, ni de mouchoirs ; il trouve partout sa nourriture, comme s’il était en Amérique, dit Mimile.

— Il est bien heureux, dit Charlot ; moi, j’ai joliment faim.

— Tu ne penses qu’à manger, répliqua son compagnon.

— Il faut bien déjeuner.

— Il n’est encore que cinq heures, répondit Mimile, qui avait tiré sa montre.

— L’heure n’y fait rien ; c’était bon quand nous étions au collège, dit Charlot.

— Eh bien, mangeons… Seulement, il faut auparavant trouver un autre arbre. »


VII

dans une île.

« En voilà un très-beau là-bas ! dit Charlot en désignant un gros noyer qui se trouvait au milieu d’un champ.

— Allons-y, » répondit Mimile.

Ils y coururent à travers les terres labourées, après avoir rempli à la rivière leurs bidons à moitié vides.

« Nous serons très-bien ici, dit Mimile en déposant son sac au pied de l’arbre.

— Très-bien, » ajouta Charlot, qui n’était pas fâché de se débarrasser du sien.

Mimile fit aussitôt un nouvel inventaire de ses provisions.

« Il faut finir nos sandwichs, dit-il, il nous en reste chacun trois.

— Encore des sandwichs ! fit observer Charlot.

— Tu préférerais du café à la crème, avec des petits pains au lait… mais dame !…

— Si nous mangions du saucisson, pour changer ? hasarda Charlot.

— Non, non… ce sera pour midi.

— Alors, nous allons mettre un peu de beurre sur le jambon ?

— Pas de beurre non plus, » répliqua résolument Mimile.

Charlot n’osa plus faire aucune objection et se contenta de croquer des sandwichs, dont le pain était naturellement de plus en plus rassis ; le jambon seul, serré au milieu du pain, avait conservé une fraîcheur relative.

Ce repas, très-arrosé d’eau rougie, tirait à sa fin, quand nos petits voyageurs aperçurent une charrette attelée d’un vigoureux cheval. Elle contenait plusieurs personnes et arrivait grand train de leur côté.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Mimile. Vite !… remettons nos sacs… Il ne faut pas se laisser surprendre.

— Si nous nous sauvions tout de suite ? dit Charlot.

Non ! ils croiraient que nous avons peur. Restons là tranquillement, ils ne pourront rien nous dire, nous ne faisons de mal à personne… »

Charlot obéit malgré lui. Il ne quittait pas des yeux le rustique attelage qui n’était plus guère éloigné d’eux que d’une centaine de pas.

Enfin, la charrette quitta la route pour se diriger vers le champ où se tenaient les deux amis.

« Ils viennent, ils viennent droit à nous ! dit Charlot, qui n’était pas à son aise.

— Nous n’avons pas le droit de les en empêcher, » répondit Mimile avec calme.

La voiture s’arrêta en ce moment à six pas des deux cousins, et trois personnes en descendirent c’étaient des paysans. Un homme s’occupa du cheval qui était en nage, un autre, qui était suivi de sa femme, marcha tout droit à Mimile et à Charlot.

« Que faites-vous là, vauriens ? leur demanda-t-il d’une voix rude.

— Nous nous étions assis sous cet arbre pour déjeuner, répondit le jeune Parisien sans s’émouvoir.

— Et pour abattre mes noix à coups de pierres, bien certainement.

— Quelles noix ?… demanda Mimile.

— Celles qui sont sur cet arbre, parbleu !

— Nous ne les avions seulement pas vues, dit Charlot.

— Ma foi non, ajouta consciencieusement Mimile.

— Vous faites les innocents !… reprit l’homme en les regardant de travers.

— C’est bien sûr de la bande à Mange-tout-cru, répliqua la femme en s’approchant.

— Vous vous trompez, madame ! s’écria sagement Mimile.

— Nous ne sommes de la bande à personne, entendez-vous ? dit à son tour Charlot.

— Tiens !… il parle, ce mal débarbouillé ! reprit la femme avec un ton méprisant ; c’est un négrillon, sans doute ; comment se trouve-t-il par ici ?

— Un négrillon ? pas même, reprit l’homme. M’est avis que c’est plutôt un singe. »

Charlot resta coi à cette insulte.

S’il n’avait pas été si noir, il eût été rouge comme un coquelicot.

Le paysan reprit :

« Ça vous a des couteaux, des flèches et des sacs !… ça ressemble aux petits sauvages qu’on montre pour deux sous dans les foires.

— Nous sommes des voyageurs de Paris, riposta fièrement Mimile.

— Et nous allons en Amérique pour notre éducation, dit Charlot.

— En Amérique ! répéta le paysan en haussant les épaules ; si on ne devrait pas donner le fouet à ça !

— Essayez donc un peu ! » répliqua Mimile en tirant son couteau.

Charlot, entraîné cette fois par l’exemple, dégaina à son tour, mais en se plaçant derrière Mimile.

« Des couteaux longs comme le bras rien que ça… Dis donc, femme, passe-moi donc ma fourche qui est dans la voiture. »

La femme exécuta cet ordre immédiatement.

Le paysan saisit alors l’instrument aratoire, et reprit en le brandissant :

« Filez vite par là, petits drôles, ou je vous embroche comme des alouettes ! »

Et le paysan désignait du doigt le côté nord de la plaine, comme l’homme étrange l’avait fait avant lui.

La fourche avait un si long manche que Mimile, et surtout Charlot, trouvèrent prudent de rengainer leurs couteaux et de se retirer au plus vite dans la direction qu’on leur indiquait.

Ils furent poursuivis dans leur retraite par les rires moqueurs des trois paysans.

Bientôt fatigués de leur course, ils s’arrêtèrent pour deviser sur l’incident.

« Eh bien, ils sont gentils dans ce pays-ci ! s’écria Mimile. Les uns vous menacent de leur bâton, les autres parlent de vous embrocher à coups de fourche.

— On ne peut pas même s’asseoir pour manger, poursuivit Charlot indigné.

— Et puis, on dirait qu’ils s’entendent pour nous barrer le chemin qui conduit en Amérique, reprit Mimile.

— En suivant toujours la rivière, nous finirons peut-être par trouver un pont, dit Charlot, et une fois de l’autre côté, nous serons libres d’aller où nous voudrons.

— On ne sait pas… Vois-tu, Charlot, maintenant que nous sommes en route, il faut nous attendre à tout. Qui est-ce qui aurait pu croire qu’en voyage on n’est pas plus libre d’aller à droite ou à gauche qu’au collège ? Il n’y a qu’une différence, c’est que, pour vous faire aller, les surveillants ont des gourdins et même des fourches.

— C’est vrai, » dit Charlot en baissant la tête.

Il la releva un instant pour dire à Mimile d’un air désolé :

« Et on ne peut pas même manger tranquillement.

— Comme c’est heureux, reprit Mimile, que nous ayons encore du pain, du saucisson et du beurre !

— Oui, et du sucre, et du sucre de pomme, et du chocolat, reprit Charlot avec satisfaction.

— Mais tout cela ne durera pas longtemps, mon vieux Charlot, dit Mimile. Bah ! quand ça sera usé, nous verrons bien.

— Une chose qui m’ennuie, reprit Charlot, c’est d’être appelé moricaud par tout le monde… Si je me lavais dans la rivière ?

— C’est une bonne idée ; nous pouvons même prendre chacun un bain, ça nous rafraîchira.

— Tiens, là, la place est belle, dit Charlot, en désignant une échancrure de la rive entourée de jeunes saules et qui formait comme un petit havre. Et puis, tu vois, ce n’est pas profond ; nous aurons pied.

— Faudrait pas compter d’avoir pied dans la mer, quand nous y serons, mon gros Charlot.

— Bien sûr, répondit Charlot ; mais quand ce n’est pas la mer, autant avoir pied. »

Charlot allait se mettre à se déshabiller, quand Mimile tout à coup l’arrêta.

« Charlot, dit-il, nous sortons de déjeuner, et tu sais que le docteur disait toujours à papa qu’il ne fallait jamais se baigner que trois heures après avoir mangé. On me gronderait beaucoup si on savait que je t’ai laissé faire une imprudence.

— Tu as raison, dit Charlot ; mais alors, reposons-nous jusqu’au moment du bain. Il fait très-chaud, mon sac est de plus en plus lourd ; je suis un peu las, Mimile.

— Couchons-nous dans les grandes touffes qui sont là, dit Mimile, on ne pourra pas nous y voir.

— Tout de suite, tout de suite, » répondit Charlot.

Mimile descendit le talus qui dominait l’endroit qu’ils avaient choisi. Charlot le suivit.

Les deux cousins se mirent immédiatement à l’aise, se servant de leurs sacs et de leurs manteaux roulés comme oreillers.

« Il faut, avant tout, voir l’heure qu’il est, » dit Mimile en tirant sa montre.

Puis il ajouta :

« Il est six heures… À huit heures et demie, nous nous baignerons.

— Entends-tu le bruit de l’eau qui coule ? dit Charlot ; ça fait comme une petite musique.

— Tu aimes mieux entendre ça que la cloche du collège.

— Oui ; et toi ?

— Moi, dit Mimile, si la cloche du collège pouvait sonner régulièrement l’heure des repas, j’en serais bien aise. Je ne trouve pas le collége ennuyeux. Dans les leçons, on apprend bien des choses qu’on est content de savoir.

— C’est toujours la même chose : finir un devoir pour en commencer un autre.

— Tu préfères laver la vaisselle, cirer des bottes et casser du charbon de terre, ou encore faire reluire les bateaux et les vider. Tu trouves que c’est plus varié.

— Ce n’est que pour le commencement, répondit Charlot, et c’est tout de même passé.

— Alors tu es certain que maintenant ça va aller tout seul ? Compte là-dessus. Moi, je crois plutôt que Harrisson ne t’a raconté que des mensonges avec ses voyages et son Amérique… Nous sommes à peine en route, et déjà nous avons été pris deux ou trois fois pour des voleurs ou des malfaiteurs ; nous avons failli mourir de faim et être assommés, puis embrochés ; nous avons été garrottés, faits prisonniers, jetés par terre comme des paquets, sans compter que le bateau qui nous a amenés ici a été capturé par des pirates… et que le patron et le chauffeur ont peut-être été massacrés tous les deux. Nous n’échappons à un danger que pour tomber dans un autre. Ose donc dire que ça t’amuse ?

— Non, ça ne m’a pas bien amusé jusqu’à présent, mais je crois que nous nous amuserons beaucoup, plus tard, dit l’obstiné Charlot ; tu verras, quand nous serons en Amérique !  !

— En attendant, faisons un somme de deux heures, répondit Mimile.

— Est-ce que tu ne trouves pas qu’on est bien sur l’herbe ? dit Charlot.

— Ça dépend, répondit Mimile, de ce qui peut survenir. Si tu m’en crois, tirons par précaution nos couteaux de nos ceintures pour être prêts en cas d’attaque, et gardons-les chacun dans notre main droite en dormant.

— Je veux bien, » répondit Charlot, dont les yeux se fermaient.

Nos deux amis, après avoir exécuté ce programme, s’endormirent presque simultanément, tant la marche et la chaleur les avaient fatigués

Leur sommeil dura plus de trois heures, pendant lesquelles leurs couteaux s’étaient échappés de leurs mains.

« Où sont nos couteaux ? » s’écrièrent-ils en se réveillant.

Et ils regardaient d’un air effaré devant eux.

Le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était singulier en effet.

Leurs armes favorites étaient à deux pas d’eux, plantées, jusqu’au manche, dans une énorme citrouille.

Quel pouvait être l’auteur d’une pareille mystification ? Qui donc, dans cet endroit isolé, avait pu venir et profiter de leur sommeil pour leur jouer un pareil tour ?

« Il y a peut-être des fées par ici ? fut la première réflexion de Charlot.

— Des fées il n’y en a nulle part que dans les vieux livres, répondit Mimile. Mais c’est drôle tout de même ce qui nous arrive. Dans tous les cas, celui qui a fait cela est quelqu’un qui aime à rire et qui n’est pas du tout méchant, car il aurait pu nous faire du mal pendant notre sommeil, répondit Mimile.

— J’aurais bien voulu le voir, dit Charlot en écartant les branches qui étaient à sa portée.

— Bah ! quand on a fait une bonne farce, on s’en va bien content, dit Mimile en faisant une grimace particulière… Le passant qui a fait cela doit être loin à présent. Je crois que nous pouvons nous baigner sans crainte d’être dérangés par lui.

— Je vais donc enfin pouvoir me dénoircir, » dit vivement Charlot, qui, n’ayant pas l’habitude d’aller au fond des choses, n’insista pas davantage pour découvrir l’auteur de cette étonnante plaisanterie. Et il ajouta, non sans tristesse :

« Quand je n’étais pas bien débarbouillé, maman et papa n’aimaient pas du tout m’embrasser. »

Mimile réfléchissait.

« À quoi penses-tu ? lui dit Charlot.

— Je pense qu’il faut garder nos pantalons et nos chemises ; si quelqu’un venait. ! !… Nous nous laverons les jambes et le visage seulement, c’est le plus important.

— Oui, mais moi retrousserai mes manches de chemise pour bien me laver les bras, et je rabattrai mon col pour mieux me laver le cou, qui est tout noir encore de charbon.

— C’est cela, répondit Mimile.

— Donne-moi donc la petite glace, elle m’aidera à voir où je dois frotter le plus.

— La voici dit Mimile, après avoir pris dans son sac l’objet demandé par Charlot.

— Je suis un vrai nègre ! s’écria Charlot avec un geste d’horreur dès qu’il eut consulté le miroir. Le paysan au bâton avait bien raison. Louise ne me reconnaîtrait pas. »

Mimile avait déjà défait ses guêtres. Quelques minutes après, assis au bord de la rivière, il prenait un bain de jambes, pendant que Charlot, debout et les deux pieds dans l’eau, en puisait dans le creux de sa main et se

vii
plus je frotte, plus je suis noir.
frottait le cou et le visage avec toute l’énergie du désespoir.

« C’est terrible ! dit-il tout à coup en consultant de nouveau son miroir, plus je frotte et plus je suis noir.

— La poussière du charbon de terre est grasse, il faudrait du savon pour la délayer, et nous n’en avons pas. »

Charlot continuait à se frotter sans plus de succès avait sali ses trois mouchoirs sans arriver à se blanchir.

— Ce maudit noir ne s’en ira jamais ! s’écria-t-il en laissant tomber ses bras, découragés.

— Attends, dit Mimile, je vais essayer de le faire partir, moi. J’ai une idée… »

Ramassant alors un peu de terre glaise délayée, si commune au bord de l’eau, il ordonna à Charlot de fermer la bouche et les yeux, et se mit à lui en couvrir la face, la nuque et les yeux.

Le pauvre Charlot avait l’air d’avoir fait un plongeon dans la boue.

« Cela me dégoûte ! s’écria-t-il, ça me dégoûte trop.

— Tais-toi, ou tu vas en avaler, dit Mimile, qui, à son tour, frottait son cousin à tour de bras.

— Et puis aussi tu m’écorches, ça me cuit ! finit par dire Charlot.

— Patience, patience. Là, ça y est. Tu n’as plus qu’à te rincer. »

Charlot ne se le fit pas dire deux fois, et bientôt il se retrouvait avec sa couleur naturelle, un peu plus rouge seulement, par suite de la rude friction que Mimile lui avait fait subir.

« Enfin ! s’écria-t-il en se regardant une dernière fois dans son miroir, on ne pourra toujours plus m’appeler négrillon ou singe.

— Tu vois, il ne s’agit que de savoir s’y prendre, dit Mimile.

— Le savon est bien plus doux que la terre glaise, reprit Charlot.

— Que veux-tu ? en voyage…

— Ça me cuit toujours… dit Charlot.

— Voilà grand’chose !… Allons, il faut te rhabiller et se remettre à courir les aventures pour tout de bon ; autrement, ce ne serait pas la peine d’être parti.

— Habillons-nous, dit Charlot, tout heureux d’avoir fait peau neuve.

— Suivons toujours la rivière ! » s’écria Mimile, dès qu’ils furent en état de continuer leur voyage.

Il était onze heures du matin.

Nos deux voyageurs, rafraîchis, ne s’étaient jamais trouvés plus alertes, et ils trottaient tout en gambadant, malgré la charge qu’ils avaient sur leurs épaules.

« Mimile ! dit tout à coup Charlot, j’aperçois un bateau… là-bas, là-bas… Il a l’air d’être attaché au bord de l’eau. »

Mimile regarda et vit que Charlot ne s’était pas trompé.

« Quelle chance ! s’écria-t-il, nous allons pouvoir passer de l’autre côté. Hâtons-nous !… hâtons-nous !… »

Ce qu’on croit être tout près en rase campagne est souvent encore très-éloigné, et Mimile et Charlot durent marcher encore près d’une heure, avant d’arriver à leur but.

Le point noir, aperçu de si loin par les deux enfants, était bien réellement un bateau retenu à un vieux saule par une longue amarre, ce qui lui permettait de s’avancer sur l’eau et d’être visible à distance.

« Quel bonheur ! s’écria Charlot en battant des mains, nous allons enfin pouvoir traverser la rivière. »

Mimile, détacha la barque, l’attira à lui et s’y élança le premier pour tendre la main à Charlot.

Il y avait deux rames et une gaffe au fond du bateau. Mimile, qui avait appris à ramer à Paris, en compagnie de son père et de son oncle, dirigea l’embarcation avec tant d’adresse qu’elle gagna la rive opposée sans avoir beaucoup dévié de la ligne droite.

Charlot ne se sentait pas de joie ; il sauta le premier à terre, où Mimile arriva sur ses talons, traînant après lui l’amarre qu’il s’empressa de nouer au premier arbre venu.

« Nous y sommes !… s’écria Charlot, qui se voyait déjà en Amérique.

— Il faut nous remettre sans tarder dans la direction du sud-ouest, reprit Mimile d’un ton sérieux et en hâtant sa marche.

Immédiatement ! » répondit Charlot en lui emboîtant le pas.

Mais… ô stupéfaction ! ô douleur !… Ils marchaient depuis vingt minutes environ, quand ils acquirent la certitude qu’ils étaient dans une île, et ce qui était plus triste encore, dans une île complétement déserte.

Ils se regardèrent d’un air consterné. Leur seule ressource était de s’en retourner comme ils étaient venus. Il était désolant de revenir ainsi continuellement sur ses pas, mais il fallait s’y résoudre, à moins de vouloir mourir de faim.

« En route ! dit Mimile ; il faut prendre son parti de ce qu’on ne peut empêcher. »

Hélas ! ils n’étaient pas au bout de leurs peines, car, revenus à leur point de départ, ils s’aperçurent avec effroi que le bateau dont ils s’étaient servis pour traverser la rivière avait disparu.

« Nous voilà prisonniers dans une île déserte ! » s’écria Mimile consterné.

Charlot baissa tristement la tête.


VIII

plus de bateau…

« Personne ! personne ! répétait Charlot en regardant de tous côtés. Et cependant, ce bateau n’a pas pu se détacher tout seul. »

Mimile haussa les épaules en disant :

« Qui sait quelqu’un, oublié, perdu dans l’île comme nous, n’a pas profité de l’occasion du bateau pour se sauver ?

— Tu crois ?

— Dame ! je ne vois pas d’autre explication à ce qui nous arrive, car j’avais très-solidement, attaché le bateau à cet arbre.

— Que faire ? dit Charlot.

— Impossible maintenant de sortir d’ici, à moins de nous jeter à la nage, quand nous n’aurons plus rien à manger, et d’arriver avec nos habits ruisselants d’eau de l’autre côté ; cela ne serait pas commode pour nous remettre en route.

— Il viendra peut-être un bateau, dit Charlot.

— Ne comptons pas là-dessus. Ma foi, tant pis ! il faut tâcher de nous amuser quand même, ça ira tant que ça pourra. Être dans une île comme Robinson, c’était notre rêve, Charlot ! »

Mimile jeta son chapeau en l’air sur ces belles paroles.

Charlot se hâta de l’imiter.

Puis, comme le grand air et les émotions lui creusaient incessamment l’estomac, il reprit :

« Si nous mangions un peu de saucisson pour nous donner des forces et de la patience ?

— Mangeons du saucisson ! mangeons du beurre ! du chocolat !… »

Mimile s’était arrêté court ! et venait de pousser un cri.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Charlot. Qu’est-ce qu’il y a, Mimile ? Tu m’as fait peur avec ton cri ! J’ai cru que tu avais aperçu un crocodile. »

Mimile restait bouche béante.

« Il y a, dit-il enfin, que nos provisions sont restées dans le bateau et que nous n’avons plus rien à manger.

— Plus rien à manger… » répéta lentement Charlot.

Et il s’affaissa au pied d’un grand arbre, où il versa d’abondantes larmes.

Mimile n’était pas moins désolé, mais, comme c’était un garçon mieux trempé que Charlot, sa gaieté naturelle ne fut pas longtemps à reprendre le dessus, et il s’écria subitement :

« Ah çà, Charlot, j’espère que nous n’allons pas rester là à pleurnicher comme des petites filles qu’on a privées de déjeuner. Ce serait trop bête pour des chasseurs de lions… D’ailleurs, j’ai une idée et je vais la mettre immédiatement à exécution.

— Qu’est-ce que c’est que ton idée ? demanda Charlot en se remettant sur pied.

— Regarde ce grand peuplier qui est là, tout près de nous.

— Je le vois, il est très-grand.

— Eh bien, je vais monter tout en haut pour voir ce qui se passe aux environs. Je redescendrai pour te le dire, et nous verrons ce qu’il faudra faire.

— C’est cela, il faut y monter tout de suite. »

Nos deux amis s’approchèrent de l’arbre.

Mimile en eut bien vite atteint les premières branches, et, quelques minutes après, il était tout en haut.

« Vois-tu quelque chose ? » lui cria Charlot, resté au pied du peuplier.

Mimile, d’un geste, lui imposa silence, demeura longtemps encore en observation, puis descendit rapidement de l’arbre.

Charlot l’attendait avec impatience.

« Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Mon pauvre Charlot, il faut nous cacher au plus vite, ou nous sommes perdus.

— Perdus !… répéta vivement Charlot.

— Dame ! il y a là dans les champs, pas très-loin de nous, une bande de vilains individus, conduits par un grand diable qui a l’air d’un voleur bien plus que d’un gendarme ; ils fouillent tous les buissons et regardent dans tous les trous. On dirait qu’ils nous cherchent.

— Si c’était la bande de Mange-tout-cru ? dit Charlot tout tremblant.

— Cela pourrait bien être, en effet, répondit Mimile.

— Qu’est-ce qu’ils feront de nous ? s’écria Charlot.

— Tu as bien entendu ce que disaient les hommes qui sont venus cette nuit frapper à la porte de la cabane où nous dormions. Ils disaient qu’ils nous feraient travailler dans les carrières.

— Quel malheur que notre île ne soit pas déserte dit Charlot, nous n’aurions eu personne pour nous tourmenter.

— C’est on ne peut plus vrai, dit Mimile ; mais tout seuls, nous aurions eu aussi bien de la peine à nous tirer d’affaire. Il n’y a pas de cocotiers dans cette île-ci, et puis Robinson avait de tout dans le vaisseau naufragé. Nous n’avons pas de vaisseau naufragé…

— Que faut-il faire » demanda Charlot en réunissant leur bagage épars sur l’herbe.

Mimile poursuivit :

« J’ai aperçu, du haut de mon arbre, un grand nombre de maisons, là-bas, derrière nous, plus loin que la rivière et tout près d’une forêt ; ce doit être un village.

— Eh bien ?

— Eh bien, il faudrait tâcher d’y arriver sans être vus des brigands de Mange-tout-cru. Reprenons vite nos sacs et cherchons d’abord une bonne cachette, en attendant que nous puissions nous sauver d’ici. »

On apercevait sur ce point de l’île une sorte de monticule entouré de gros arbres très-feuillus.

Ce fut vers cet endroit que les deux amis se dirigèrent, non sans prêter de temps en temps l’oreille aux bruits éloignés.

Ils n’en étaient plus qu’à une très-faible distance, quand Mimile dit à Charlot :

« Il me semble que j’ai vu remuer le feuillage de cet arbre, là-bas ; on dirait qu’il y a quelque chose de gros sur les branches.

— C’est peut-être le vent, dit Charlot en se rapprochant de son compagnon.

— Le vent ? il n’en fait pas ; non, il doit y avoir là-haut quelque créature vivante…

— Approchons doucement, et tirons nos couteaux pour être prêts à en faire usage si cela devenait nécessaire. »

Charlot obéit, mais il était facile de voir à son attitude qu’il ne fallait pas compter sur lui pour un combat à outrance.

Leur marche se ralentissait graduellement… Ils s’arrêtèrent enfin, le cou tendu, le regard anxieux, l’oreille inquiète.

Tout à coup le feuillage s’ouvrit avec violence, et une famille de faisans, aux ailes dorées, aux queues élégantes prirent leur vol au-dessus de leurs têtes avec une telle impétuosité, un tel frou-frou, que Charlot en tomba la face contre terre.

Mimile s’était mis à danser.

« Ah ! ah ! ah ! Charlot qui a peur des oiseaux ! » s’écriait-il.

Charlot releva la tête à ces mots, et regardant Mimile d’un air confus, il lui dit en cherchant autour de lui :

« Si j’avais su que c’étaient des oiseaux, je n’aurais pas eu peur. On peut bien être surpris par ce qu’on n’attend pas. »

Mimile se mit à rire de la naïveté de Charlot et pénétra dans le fourré qui était devant lui.

Charlot se demandait s’il devait suivre son cousin, quand celui-ci lui cria :

« Quelle chance ! quelle chance ! Charlot, viens donc voir. »

Charlot n’hésita plus à rejoindre Mimile.

« Regarde donc, Charlot, la jolie petite salle de verdure !… et ce banc de gazon qu’il y a là, et puis tous ces grands arbres qui forment comme une voûte d’église !

— Que c’est beau ! Ah ! que c’est beau ! répétait Charlot enthousiasmé. C’est peut-être ce qu’on appelle une oasis dans les déserts…

— Il faudra demeurer ici aussi longtemps que nous le pourrons, quitte à jeûner un peu, » dit Mimile en se frottant les mains.

Mais un grand bruit de voix se fit entendre en ce moment.

Charlot jeta un regard terrifié sur Mimile.

« Ce sont eux !… Vite ! vite ! s’écria Mimile, grimpons dans un arbre, tiens, dans le gros que voici. Alerte ! passe le premier, je vais te faire la courte échelle. »

Charlot s’élança vers l’arbre, sur lequel Mimile s’empressa de le hisser.

« À mon tour » dit Mimile en grimpant comme un chat.

En quelques minutes les deux enfants avaient disparu dans l’épais feuillage.

Les voix s’étaient rapprochées.

« C’est Mange-tout-cru et sa bande, » dit tout bas Mimile à Charlot.

Il ajouta presque aussitôt :

« Tâche donc de les voir. Du haut de l’arbre, je ne m’étais pas aperçu qu’ils étaient séparés de nous par la rivière. La rivière était cachée par les arbres du bord. Le village n’était pas dans l’île, ni les brigands non plus. Mais bien sûr ils y viennent maintenant. Ils sont montés dans un bateau c’est une flotte, ce sont des brigands marins !

— Des corsaires dit Charlot, tout fier d’en remontrer à son grand cousin.

— Oui, des corsaires, reprit Mimile ; les barques sont pleines… »

Charlot avait fini par trouver une position de laquelle il pût voir la flotte des corsaires s’avancer.

« Ils sont affreux ! dit-il en se cramponnant à son arbre.

— Les brigands ne sont jamais bien gentils, dit Mimile. Les voici ! Chut ! et ne bougeons plus. »

La bande de Mange-tout-cru se composait d’un assez vilain monde.

Presque tous ceux qui en faisaient partie étaient vêtus de sales bourgerons, de pantalons en loques et chaussés de souliers éculés. Leurs casquettes graisseuses s’aplatissaient sur des cheveux incultes.

« Ils n’ont pas l’air de gens à leur aise, dit Charlot.

— S’ils étaient riches, dit Mimile, ils ne feraient peut-être pas un si vilain métier. »

Celui qui semblait les commander, était un grand sacripant affublé d’une manière d’uniforme dont les pièces dépareillées avaient appartenu à l’infanterie, à l’artillerie et même à la cavalerie.

Ainsi sa tête était coiffée d’un chapeau de gendarme, ses épaules revêtues d’une veste à petites basques et à boutons de cuivre, ses jambes couvertes d’un pantalon rouge, et il avait des bottes qui lui montaient plus haut que les genoux. Il portait à la main, en signe de commandement, un grand sabre nu à lame droite.

Le chef et sa bande formaient un ensemble qui faisait peur à voir.

Ils eurent à peine abordé dans l’île qu’ils se divisèrent en trois bandes de force égale.

La première prit à gauche, la seconde à droite ; la troisième, conduite par son chef, marcha tout droit au fourré où se tenaient cachés Charlot et son cousin Mimile.

Quelques minutes plus tard, ils se trouvèrent installés dans la salle de verdure située au centre de ce bouquet de bois.

Une chose à remarquer, c’est que l’homme singulier

viii
j’ai fait garder par mes hommes tous les chemins
qui conduisent en amérique.
que nous avons vu suivre la piste de nos deux amis à

leur sortie de la cabane de Mange-tout-cru, et qui s’était opposé si énergiquement à la construction de leur radeau, était assis à la droite du chef.

« Mille carabines ! s’écria alors Mange-tout-cru, voilà deux galopins qui nous font courir comme de vrais lévriers ! Ils n’ont pu se réfugier que dans cette île, et nous allons enfin leur mettre la main sur le collet.

— Je l’espère, lui dit son lieutenant. Mais nous ne les tenons pas encore. Ils sont futés, ces deux bambins ; ils pourraient bien avoir déjà pris la poudre d’escampette.

— Ils ne sauraient aller bien loin, dans tous les cas, car j’ai fait garder par nos hommes tous les chemins qui conduisent en Amérique, où tu m’as dit que les deux marmots avaient l’intention de se rendre. Une fois dans l’île, ils n’ont pu, sans bateau, se réfugier ni dans le village qui est là derrière, ni dans le château qui est sur la droite, ni dans la forêt qui est plus loin. Nous les tenons.

— Ah cà ! capitaine, tu tiens donc beaucoup à t’emparer de ces deux galopins ?

— Si j’y tiens ! D’abord, j’ai plus que jamais besoin de petits ouvriers pour exploiter ma carrière. Ensuite, j’ai appris par mes espions que ces deux marmots avaient fui la maison paternelle pour voyager à leur guise, c’est-à-dire pour vagabonder et ne rien faire d’utile, et que le gouvernement avait promis une forte récompense à qui les ramènerait morts ou vifs. L’avis du gouvernement est qu’il ne faut pas de paresseux dans le monde et que celui qui veut manger doit travailler.

— C’est juste, mais…

— Il n’y a pas de mais J’ai dix fois raison ! répliqua Mange-tout-cru avec violence. Comment ! voilà deux marmots qui ont le bonheur d’avoir des papas qui peuvent leur faire faire des études, qui veulent en faire des ingénieurs, et ils se sauvent pour ne pas obéir ! Ah ! ah ! mes petits gaillards ! Vous ne voulez pas étudier pour devenir des ingénieurs ? Très-bien, polissons ; mais alors vous deviendrez de simples hommes de peine, des hommes de corvée ; vous pousserez la brouette. Vous obéirez au lieu de commander… Au lieu d’être bien vêtus, d’avoir de beau linge, de jolies bottines à boutons, de manger du pain blanc et du beefsteak aux pommes de terre, vous serez habillés comme des propres à rien et vous mangerez du pain dur et du fromage moisi. À chacun selon ses œuvres ! Voilà la bonne maxime ; elle est juste, celle-là, n’est-ce pas, mes enfants ?

— Bravo ! s’écrièrent tout d’une voix ces honnêtes brigands.

— Vous avez raison, capitaine ; si j’avais écouté mon père, qui voulait faire de moi un habile ouvrier, je n’aurais pas traîné la savate toute ma vie ; mais j’ai voulu faire à ma tête, et…

— Et, répondit Mange-tout-cru, tu es revenu de tes voyages les poches vides, avec une oreille et un mollet de moins.

— C’est un ours qui m’avait mangé les deux choses, pendant que j’étais gardien de ménagerie à Londres. J’en ai la chair de poule toutes les fois que j’y pense. Il me semble que j’ai encore son énorme gueule sur la figure.

— En résumé, reprit Mange-tout-cru, tu as encore été plus heureux que beaucoup d’autres qui sont restés dans ce ventre d’un tigre ou d’un lion, et ne sont par conséquent jamais revenus de leurs voyages. — Ah çà, reprit-il brusquement, est-ce que le reste de la bande ne va pas revenir ? Il me semble qu’ils sont bien longtemps à faire leur patrouille.

— Les deux petits pendards que nous poursuivons ont peut-être tué nos camarades à coups de flèches.

— Allons donc ! des flèches de jour de l’an, bonnes au plus à crever l’œil d’un friquet. »

En ce moment, les hommes de Mange-tout-cru reparurent. Ils étaient furieux d’avoir fait une battue inutile.

« Eh bien ? demanda le chef.

— Rien encore, dirent-ils tous.

— Sapristi s’écria Mange-tout-cru en se levant, est-ce que cette marmaille nous échapperait ? Ce serait un peu violent si nous ne pouvions pas en venir à bout ! »

Puis il reprit, après un instant de réflexion :

« Compagnons, il faut retourner dans la plaine, où nous les trouverons bien certainement cachés sous quelque tas de bois. »

Toute la bande, son chef en tête, quitta le fourré sur ces paroles.

Dix minutes après, elle avait repassé la rivière.

Charlot et Mimile avaient attendu ce moment pour respirer à l’aise et descendre de leur arbre.

Le premier était pâle et silencieux.

Quant à l’autre, il n’eut pas plutôt mis le pied à terre qu’il fit deux ou trois gambades en s’écriant :

« Enfoncé le Mange-tout-cru !… Ah ! ah ! ah ! il n’est pas très-malin non plus, le vieux brigand, car il aurait pu se douter que nous étions cachés dans un arbre.

— C’est un bien vilain homme ! dit enfin Charlot.

— Mais non, reprit Mimile, et je trouve même que, pour un brigand, il a dit de bien honnêtes choses ; il faut croire que le métier ne l’a pas tout à fait endurci. Qui sait, Charlot ? Mange-tout-cru finira peut-être par se repentir.

— Ainsi, reprit Charlot, tu crois que ce que disait Mange-tout-cru est bien vrai ?

— Quoi donc.

— Que ceux qui ne travaillent pas ne doivent pas manger, qu’ils sont pendant toute leur vie malheureux, et qu’ils se promènent sans souliers ?

— Mais oui, c’est vrai ; tu comprends bien que si tu ne sais pas fabriquer quelque chose, tu ne pourras jamais le vendre à personne, et que tu n’auras jamais ni argent, ni rien du tout. Les marchands ne peuvent pas donner les choses gratis, le pain pas plus que les souliers. C’est clair comme deux et deux font quatre. — Mais il ne s’agit pas de cela, pour le moment ; il faut d’abord savoir de quel côté s’est dirigé Mange-tout-cru.

— Bien certainement, répondit Charlot.

— Reste là sans bouger, je vais me glisser à quatre pattes dans l’herbe pour voir si le brigand est décidément parti avec tout son monde.

— Non, non ! Je ne veux pas rester seul, dit Charlot épouvanté.

— N’aie donc pas peur, je reviens tout de suite. »

Et Mimile, sans attendre la réponse de Charlot, s’élança hors du fourré et se mit à traverser l’espace qui les séparait de la rivière avec une si grande rapidité qu’un lièvre n’aurait pas couru plus vite.


IX

entrée en scène de giboulot.

Arrivé sur la berge, il se dressa derrière un grand arbre, regarda devant lui pendant quelques secondes, puis se remit à quatre pattes pour rejoindre Charlot.

Toute son expédition n’avait pas duré plus de cinq minutes.

Il retrouva son compagnon mourant de peur. Il était certain d’avoir entendu éternuer derrière lui.

« Tu as rêvé, lui dit Mimile.

— Je te dis que non.

— Je te dis que si. — Tu vois bien qu’il n’y a personne, reprit Mimile après avoir regardé de tous côtés.

— Je l’ai parfaitement entendu, » répliqua obstinément Charlot.

Mimile se contenta de hausser les épaules.

« Ce que j’ai vu, moi, bien vu, tout à fait vu, par exemple, c’est que Mange-tout-cru a placé des sentinelles de l’autre côté de la rivière, si bien qu’il ne va pas être facile de sortir de l’île sans être vu, à moins pourtant qu’il n’ait négligé d’en mettre derrière nous. Si nous allions nous en assurer, hein, Charlot ?

— Alors, allons-y tous deux et tout de suite, répondit vivement Charlot.

— Soit ! » répondit Mimile.

Ils quittèrent le fourré, sans plus de commentaires.

Le côté nord de l’île était bordé par un petit bras de rivière, navigable seulement pour de petits bateaux, par suite du grand nombre d’arbres échoués qui encombraient son lit… De plus, il était en certains endroits entièrement couvert de nénuphars et d’herbes marines.

« La singulière petite rivière s’écria Mimile qui, pas plus que Charlot, n’avait jamais rien vu de pareil.

— C’est un vrai jardin flottant, fit observer Charlot.

— Ce qui me plaît par-dessus tout, dit Mimile, c’est que Mange-tout-cru n’a pas jugé utile d’y placer des sentinelles.

— C’est bien heureux ! répondit Charlot.

— Quelle chance ! quelle chance ! s’écria de nouveau Mimile.

— Quoi donc ?

— Tu vois bien là-bas ce grand arbre couché, qui forme comme un pont sur les deux tiers de la rivière ?

— Je le vois, dit Charlot.

— Eh bien, Charlot, c’est par là que nous allons pouvoir nous sauver.

— Comment… puisqu’il ne va pas jusqu’à terre ?

— Tu vas voir ça… Suis-moi. »

Les deux enfants se trouvèrent bientôt au pied de l’arbre qu’ils avaient aperçu et dont les plus grosses racines, minées par l’eau, n’adhéraient plus guère au sol que par leur extrémité.

« Comprends-tu, Charlot dit Mimile.

— Non, répliqua celui-ci.

— Déshabillons-nous d’abord ; tu comprendras après. »

Mimile avait donné l’exemple : déposant son bagage, il avait ensuite quitté sa veste, sa chemise, ses souliers, ses chaussettes, et même, puisqu’il le fallait, son unique pantalon. Mais il garda son caleçon en se disant qu’il serait toujours facile de le faire sécher.

Charlot s’était mis dans le même état.

« Il ne s’agit plus que de diviser tout cela en quatre paquets, » dit Mimile.

Les paquets furent faits immédiatement. Charlot l’y aidait de confiance.

« Et ma montre ? s’écria tout à coup Mimile en se frappant le front.

— Quoi… dit Charlot.

— Quoi ?… quoi ?… Comment ! tu ne comprends donc pas que si je mets ma montre dans un paquet et que je la jette avec, elle se cassera, et que si je la suspends à mon cou… et que je plonge, elle se mouillera, et que, des deux façons, elle ne pourra plus nous donner l’heure ?

— Ce serait ennuyeux, ça, dit Charlot.

— Une idée ! dit tout à coup Mimile en faisant un entrechat ; je vais l’envelopper d’un mouchoir et l’attacher au bout d’une perche ; comme cela, je pourrai la tenir au-dessus de l’eau en nageant. Si nous avions eu le temps de faire notre radeau, ç’eût été plus commode ; mais ce brigand de Mange-tout-cru n’aurait qu’à revenir sur ses pas…

— Il faut éviter ça, dit vivement Charlot.

— Ah ! dame, nous serions pincés sans rémission. »

Mimile avait déjà coupé sa perche et solidement installé sa montre à l’un des bouts.

« Attends-moi là, » dit-il en fichant l’autre extrémité en terre.

Prenant alors un paquet de chaque main, il monta sur l’arbre, qui était, ainsi que nous l’avons dit, couché en travers de l’eau.

« Reste là, » dit-il à Charlot.

Et il se mit en marche.

Il avait l’air d’un acrobate au milieu de ses exercices.

Arrivé à l’extrémité du tronc d’arbre, il se campa résolument sur ses pieds et envoya l’un après l’autre ses paquets sur la rive opposée, qui ne se trouvait plus guère éloignée que de deux à trois mètres.

Il revint immédiatement sur ses pas pour chercher ses deux derniers paquets, qu’il expédia de la même manière.

Il ne leur restait plus qu’à aller rejoindre leurs colis.

Mimile fit donc signe à Charlot de venir le rejoindre.

Celui-ci, moins fort en gymnastique que son cousin, ne se rendit auprès de lui qu’en marchant à quatre pattes, et en s’accrochant de temps en temps à toutes les aspérités de l’arbre pour ne pas choir dans la rivière.

Dès qu’il l’eut rejoint, Mimile lui dit :

« Maintenant, tu vas te mettre à l’eau et nager jusqu’au bord.

— Je vais me jeter, répondit Charlot.

— Mais pas du tout ! reprit vivement Mimile ; tu sais bien que papa nous a dit qu’il ne fallait jamais plonger dans une eau remplie d’herbes, parce qu’elles s’enroulaient autour des jambes et vous retenaient alors comme attaché… Tu dois te rappeler qu’il nous a cité l’exemple du petit Victor Garnier, qui s’est noyé l’année dernière de cette façon.

— Comment faire alors ? demanda Charlot.

— Il faut nager à fleur d’eau en faisant la planche… Tiens : couche-toi sur le dos… »

Charlot obéit.

Mimile le prit alors par la ceinture de son caleçon, et le poussant doucement dans l’eau, il l’y retint à la surface pendant quelques secondes ; puis, il lui dit :

« Nage maintenant tout droit derrière toi. Je vais rester là jusqu’à ce que tu sois à terre. »

Charlot, qui nageait du reste très-bien, atteignit le bord, où il s’empressa de prendre pied.

« Bravo ! » lui cria Mimile.

Et, n’ayant plus aucune inquiétude au sujet de son compagnon, il courut chercher sa montre, qu’il rapporta en la tenant, comme un étendard, devant lui.

Revenu à l’extrémité de l’arbre, il se laissa glisser dans la rivière, où il fit immédiatement la planche, tenant fort joyeusement sa perche à un mètre au-dessus de l’eau.

En quatre coups de jarret, il eut franchi la distance qui le séparait de Charlot.

L’occasion de se divertir un peu était si belle, que nos deux amis se mirent à danser pieds nus sur l’herbe, en plein soleil, ce qui leur permit de faire sécher leurs caleçons et de se sécher eux-mêmes.

Après ce dernier transport donné à la joie d’être enfin hors de leur île et d’avoir échappé à Mange-tout-cru, ils se rhabillèrent lestement.

« Où allons-nous ? demanda Charlot.

— Au village qui est devant nous, répondit Mimile, puisque c’est le seul moyen, pour le moment, de nous soustraire aux recherches des brigands.

— Qu’est-ce que nous ferons là ?

— Nous y attendrons que les chemins soient libres pour passer en Amérique.

— Ah ! dit Charlot, dont l’enthousiasme pour les voyages semblait s’être refroidi sensiblement depuis qu’il avait entendu la conversation de Mange-tout-cru.

— Nous y vivrons comme des bourgeois, reprit Mimile.

— Et manger ?

— Puisque nous avons emporté notre argent ! Tu vois que j’ai joliment fait de ne pas t’écouter ; nous serions obligés de travailler pour vivre, ou, ce qui serait pis, de mendier. »

Charlot ne répondit rien ; c’était son habitude lorsqu’il se sentait dans son tort. D’ailleurs, l’idée qu’il pourrait être obligé d’implorer la charité des passants, ses yeux s’étaient remplis de larmes.

Nos petits aventuriers n’étaient plus qu’à deux ou trois cents pas des premières maisons du village où ils se rendaient, quand ils aperçurent un paysan en train de faucher de la luzerne.

« Si nous lui demandions de nous indiquer une bonne auberge ? dit Mimile.

— Comme tu voudras, répondit Charlot.

— Monsieur… dit Mimile en s’avançant vers le paysan, son chapeau à la main.

— Quoi ? fit le paysan en toisant les deux voyageurs.

— Nous voudrions vous demander de vouloir bien être assez bon pour nous indiquer la meilleure auberge du village.

— Des auberges, répondit-il brutalement, ça n’est pas fait pour les vagabonds. »

Mimile et Charlot se regardèrent d’un air désappointé.

« En voilà un ours ! » dit Mimile.

Puis il ajouta, après avoir jeté un regard furieux au vieux paysan :

« Viens, Charlot. »

Ils marchèrent quelque temps en silence.

Au détour d’un bouquet d’arbres, ils entendirent un bruit confus : c’était un troupeau d’oies occupées à commérer sur le revers d’un fossé.

Un grand garçon maigre et efflanqué, le gardien du troupeau sans doute, était couché tout de son long à quelques pas de ses élèves.

« V’là deux drôles de petits gars, tout de même, s’écria-t-il en les apercevant ; qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir sur le dos ?

— Ça ne te regarde pas, dit Mimile. Mais ce qui le regarde, c’est ce que je vais te dire. Veux-tu gagner vingt sous ?

— Vingt sous ! Vingt sous pour tout de bon ? » s’écria-t-il.

Il était déjà sur ses pieds.

« Et à quoi faire ? ajouta-t-il.

— Oh ! ça ne sera pas difficile. Es-tu du village là-bas ?

— D’où que vous voulez que je sois ? dit-il.

— Alors, tu connais bien le village ?

— Faut bien, puisque j’en suis jamais sorti…

— Tu connais peut-être aussi Mange-tout-cru ?

— Que trop, répondit le jeune gars ; c’est une vilaine bête, méchant comme un chien enragé, un ramasseur d’enfants qu’il fait travailler de force dans ses carrières. Heureusement qu’il lui est défendu de venir de ce côté de la rivière, où le garde champêtre et les gendarmes ne peuvent pas le souffrir. Sans cela, je serais pas si tranquille à garder mes oies. »

Satisfait de ce premier renseignement, Mimile donna un autre cours à son interrogatoire.

ix
vingt sous ! vingt sous pour de bon !

« Alors, tu aimes mieux garder les oies que de travailler dans les carrières de Mange-tout-cru ?

— Pour ça oui. C’est dur, les carrières de celui-là. Tout de même, si je savais faire autre chose, je ne garderais pas les oies ; mais quand on ne sait ni a ni b

— Il n’y a donc pas d’école dans ton village ?

— Que si, il y en a, et même une belle, et même une bonne, et couverte en tuiles. Mais grand’mère me gâtait, j’ai jamais voulu y aller ; j’ai jamais voulu apprendre un état ; alors, en attendant que je sois soldat, je ne suis bon à rien qu’à être derrière des bêtes.

« J’aimais mieux courir les champs et les bois, chercher des fraises, des mûres, des noisettes, dénicher des moigneaux et n’être bon à rien.

« C’est ça qui fait que je suis gardeur d’oies, et c’est pas lucratif, ni agréable, allez !

« On n’est pas considéré, tout le monde vous appelle imbécile, on est le valet des valets, le dernier des derniers. J’ai été bien bête ! Mais grand’mère est morte, peut-être de chagrin, il est trop tard pour mieux faire. Quand je serai soldat, on verra. Faudra bien marcher… »

Charlot ne perdait pas un mot du discours du gardeur d’oies ; sa figure s’était contristée à mesure que le pauvre garçon parlait.

Mimile approuvait de la tête les paroles du pauvre diable et n’avait pas songé à l’interrompre. Il avait du bon, M. Mimile ; ce qui était sensé le frappait.

Quand il vit que le pauvre diable avait tout dit, il lui montra une pièce de vingt sous.

« Je te donnerai ces vingt sous-là si tu peux m’indiquer une maison de ton village qui ne soit pas une auberge, où en payant on veuille nous héberger pendant quelque temps.

— Foi de Giboulot, dit le gars, je connais pas ça… »

Mais comme il se grattait le front, il en fit sortir une idée.

« Tout de même… ajouta-t-il. Peut-être bien que Mme Hubert pourrait faire votre affaire. Elle a une maison à louer d’abord.

— Une maison, dit Charlot, une vraie maison ? Ça m’arrangerait joliment.

— Est-ce une bonne femme que cette madame Hubert ? dit Mimile.

— Oh ! la crème des bonnes femmes, et qui est gaie comme les fêtes de Pâques.

— Où demeure-t-elle ?

— Au bout du chemin, dans la grande rue du village, vers le milieu, à gauche ; on voit toujours un gros chat jaune couché en travers de la porte.

— C’est très-bien, Giboulot, voilà les vingt sous que je t’ai promis.

— Grand marci, dit Giboulot, j’ai jamais été si riche. »

Et il considérait avec joie la pièce de monnaie qui était toute neuve.

« Voilà, par-dessus le marché, une tablette de chocolat et un morceau de sucre, dit Charlot.

— Dites donc ? fit Giboulot attendri, vous ne payez pas de mine, mais vous êtes peut-être de bons petits messieurs tout de même, et si je pouvais laisser là mes oies, je vous y conduirais, chez Mme Hubert. »

Nos petits voyageurs, munis des renseignements du gardeur d’oies, se dirigèrent vers la maison de Mme Hubert avec l’espoir d’y trouver un asile. Giboulot, lui, les avait suivis du regard assez longtemps ; puis, certain qu’il ne pouvait être vu par eux, il s’était hâté de ramasser sa volaille et de rentrer au village par un chemin détourné.

On eût dit qu’il venait de jouer un rôle.

Non-seulement Mimile et Charlot trouvèrent, sur le seuil d’une maison fort coquette, le gros chat jaune signalé par Giboulot, mais ils y trouvèrent encore Mme Hubert elle-même ; elle les aurait attendus que ça ne se serait pas passé autrement. C’était une femme de quarante ans, assez jolie, et qui avait l’air très-avenant. Mimile, à qui Charlot laissait toujours la parole dans les grandes occasions, s’approcha d’elle le chapeau à la main.

« Madame, lui dit-il, on nous a assuré que vous aviez une maison à louer ?

— Vous êtes parfaitement renseignés, mes enfants, répondit la dame en souriant ; mais c’est pour votre papa sans doute que vous voulez louer une maison ?

— Non, madame, c’est pour Charlot et pour moi, répondit vivement Mimile.

— Très-bien, très-bien ; mais alors une chambre vous suffira ?

— Oui, madame, avec un lit et une casserole, répliqua vivement Mimile.

— Et un fourneau, et des assiettes, et des verres, et une fontaine ?… reprit Mme Hubert en souriant.

— Peut-être bien, répondit Mimile, abasourdi par cette nomenclature.

— Il vous faudra aussi des draps, des serviettes, une cuvette, une glace ?

— Nous avons une glace, se hâta de dire Charlot.

— Ah ! c’est déjà une bonne chose ; mais il vous faudrait encore des chaises ?

— Nous pourrions nous asseoir sur le bord du lit, fit observer Mimile, qui aimait à se montrer très-accommodant.

— Pour écraser mes matelas ! non, non, vous aurez des chaises. — Une question : Vous avez de l’argent ?

— Oui, madame.

— Beaucoup d’argent ? demanda Mme Hubert.

— Nous avons plus de deux cents francs.

— Deux cents francs ! Mais c’est une fortune. Vous pouvez aller au bout du monde avec une pareille somme, surtout si vous faites votre cuisine vous-mêmes, ce qui est très-économique.

— Oui, nous ferons notre cuisine, dit Mimile, qui ne doutait de rien.

Entrez alors, entrez, mes enfants ; vous allez être installés avant cinq minutes. »

Mimile et Charlot pénétrèrent dans la maison avec une satisfaction visible.

Mme Hubert conduisit elle-même nos petits aventuriers dans une chambre du rez-de-chaussée, dont la porte-fenêtre s’ouvrait sur un vaste jardin. Il y avait là un lit, une armoire, une toilette et des chaises… Tout cela très-simple, mais fort propre. Des draps, tout frais revenus du blanchissage, étaient pliés et posés sur le lit. Des serviettes se trouvaient de même sur la toilette.

« Voici du linge pour votre lit, et des serviettes pour vous débarbouiller.

— Merci, madame, » dit Mimile, qui, ainsi que Charlot, s’était déjà débarrassé de son bagage.

Mme Hubert reprit :

« Suivez-moi, mes enfants. »

Et elle les conduisit dans une pièce contigüe.


X

essais de cuisine.

« Voici votre cuisine, leur dit-elle ; voyez, le fourneau en est très-commode. Vous trouverez du charbon dans cette boîte et des copeaux dans ce grand sac. La fontaine est remplie d’eau ; n’oubliez pas que le filtre est à gauche. Voici encore, sur ce buffet, un pot d’excellent lait que vous pourrez boire si cela vous convient. — Ah ! j’oubliais de vous dire que cette porte s’ouvre sur la rue, et que le boucher, le boulanger, la fruitière et l’épicier sont à quelques pas.

— Je vous remercie, madame, dit Mimile.

— Vous êtes très-bonne, ajouta Charlot.

— Il est bien entendu maintenant que vous êtes chez vous et que le reste vous regarde.

— Oui, madame. »

Dès que Mimile et Charlot se retrouvèrent seuls, le premier dit à l’autre :

« À ouvrage, Charlot ! Tu vas allumer le feu, pendant que je vais aller aux provisions.

— Il faut acheter des côtelettes, dit Charlot.

— Et des œufs et du beurre, ajouta Mimile.

— Et du fromage de Gruyère, hein ?

— Et du vin, reprit Mimile.

— Et des confitures, » ajouta Charlot.

Des que Mimile fut sorti, Charlot s’occupa de faire du feu, ce à quoi il réussit avec infiniment de peine et de copeaux.

Le malheureux suait à grosses gouttes lorsque son compagnon rentra.

« Voilà ! s’écria joyeusement Mimile, en étalant ses provisions sur la table de la cuisine.

— Les belles côtelettes ! s’écria Charlot.

— Ce sont des côtelettes de veau… dit Mimile ; je les aime parce qu’elles sont plus grandes.

— Oh ! dit Charlot, les côtelettes de mouton, c’est trop petit pour des voyageurs.

— Ce n’est pas tout, dit Mimile ; regarde ces œufs. Sont-ils assez gros, hein ?

— Ça va nous faire une fameuse omelette, fit observer Charlot.

— Voici notre beurre et notre fromage. Je voulais acheter une salade, mais il aurait fallu l’éplucher.

— Et des confitures ? demanda Charlot.

— Il n’y en avait pas, mais le marchand m’a donné du raisiné ; il paraît que c’est meilleur. J’ai acheté aussi un petit pot de miel et deux boîtes d’allumettes, pour ne pas en manquer ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Tu as bien fait, dit consciencieusement Charlot, surtout pour le miel, je l’aime beaucoup.

— En le mêlant avec le raisiné, ça doit être excellent, dit Mimile.

— Ça doit être excellent, ajouta Charlot.

— Voilà aussi une bouteille de vin ; le marchand me l’a vendue vingt sous, mais la bouteille nous appartient tout à fait. Ça n’est pas cher ! C’est même un très bon marché que nous avons fait là ! Voyons, il s’agit maintenant de faire notre dîner, car j’ai une faim…

— Est-ce que tu sauras bien le faire cuire ? demanda Charlot.

— Très-bien : est-ce que je n’ai pas vu Rosalie bien des fois faire la cuisine à la maison ? ce n’est pas difficile. D’abord, nous allons mettre les côtelettes sur le gril… Où est le gril ? Le voici ; il faut l’essuyer, car il ne s’agit pas de faire des côtelettes à la poussière. Il y a bon feu, et ça va cuire tout de suite… En attendant, il faut casser les œufs pour faire l’omelette… Tiens, voilà un petit saladier qui sera très-commode pour les battre.

— Je m’en charge, laisse-moi faire, dit Charlot.

— Fais, » dit Mimile, qui n’était pas contrariant.

Charlot se mit l’œuvre.

Malheureusement son adresse était loin d’égaler sa bonne volonté, ce qui obligea Mimile d’intervenir tout à coup en s’écriant :

« Pas comme ça ; fais donc attention, il ne faut pas écraser les œufs… Tiens, laisse-moi, que je te montre.

— Non, non ! Je vais faire attention. »

Et Charlot continua opérer absolument de même, ce qui finit par faire des œufs un agréable mélange mi-partie blanc mi-partie jaune, où des éclats de coquilles surnageaient en abondance.

Mimile ouvrait la bouche pour faire une remarque critique à ce sujet, quand une forte odeur de brûlé se répandit dans la cuisine.

« Nos côtelettes ! » s’écria-t-il.

Et il s’élança vers le fourneau ; mais il les retourna si vivement qu’il se brûla les doigts.

Charlot était rapproché de Mimile.

« Comme elles sont devenues noires ! dit-il d’un air désolé.

— Oh ! d’un côté seulement, dit Mimile, ce n’est rien ; mais je vais surveiller l’autre, afin qu’il soit mieux cuit. »

Charlot était déjà retourné à son omelette qu’il battait avec acharnement, quand une idée lumineuse surgit tout à coup dans son cerveau. Il se souvenait d’avoir mangé des omelettes aux confitures, dans sa famille, et il voulait en faire une au raisiné. Immédiatement, sans consulter Mimile, il avait mêlé la moitié de son raisiné aux œufs, et s’était remis à battre le tout ensemble.

L’incorrigible Mimile avait encore une fois quitté son fourneau pour examiner ce que faisait son camarade.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? s’était-il écrié en voyant que les œufs de Charlot avaient pris une teinte très-foncée.

— C’est une omelette au raisiné, répondit Charlot d’un air enchanté.

— Quelle idée !

— Ce sera très-bon, tu verras, dit Charlot.

— Très-bon !… très-bon !… répéta Mimile peu convaincu.

— Ça ne peut pas être mauvais, » dit Charlot.

Une nouvelle odeur de brûlé, plus forte que la première, se fit sentir en ce moment.

Mimile épouvanté s’élança au secours de l’autre moitié de ses côtelettes.

« Encore brûlé !… s’écria-t-il en s’arrachant les cheveux. Sais-tu que c’est très-difficile de faire la cuisine !… On a beau être là… »

Il essaya de retourner encore une fois ses côtelettes… mais, hélas ! elles avaient, d’un côté comme de l’autre, des teintes très-prononcées de charbon.

Charlot, qui avait compté qu’elles seraient au moins excellentes d’un côté, en fut vivement contrarié.

Mais il fallut en prendre son parti.

« Heureusement, poursuivit-il, que nous avons une délicieuse omelette pour nous rattraper.

— Tu la feras cuire toi-même, dit brusquement Mimile, que ses insuccès culinaires rendaient de très-mauvaise humeur.

— Oui, moi-même, » répéta Charlot avec un air de suffisance.

Les deux côtelettes, grattées à outrance, furent mises sur un plat par manière d’acquit.

Elles n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes, quelque chose de lamentable.

Charlot prit une poêle, et, la plaçant sur un feu très-vif, il y précipita, sans la moindre réflexion, ses fameux œufs au raisiné.

Mais, soit ignorance, soit étourderie, il avait omis de commencer par y mettre du beurre.

L’effet de cette négligence fut aussi prompt que déplorable. Une fumée épaisse, accompagnée d’une nouvelle odeur de brûlé plus âcre que les deux autres, remplit la pièce en quelques secondes : elle en était empestée à ce point que Mimile dut courir à la fenêtre et l’ouvrir toute grande pour ne pas suffoquer.

Charlot, pris à la gorge par cette vapeur, avait lâché la poêle, laquelle s’était vidée en partie dans le feu, ce qui avait, augmenté encore le désastre.

Les deux amis, accoudés à la fenêtre, toussaient comme s’ils avaient eu une très-grosse coqueluche.

Il leur eût été impossible d’échanger une parole.

Le plus fâcheux, c’est que l’amalgame formé par les œufs et le raisiné, qui était resté dans le feu, continuait de brûler et de leur envoyer un nuage de fumée noire.

Ils se résolurent enfin à sauter dans le jardin pour donner un peu d’air pur à leurs poumons, ce qui devenait indispensable.

Chaque chose a son temps ; lorsqu’ils virent que la fumée avait entièrement disparu, ils purent retourner dans leur cuisine.

x
charlot pris à la gorge avait lâché la poêle.

« Quel malheur ! hein ? répondit Charlot.

— Quelle idée aussi de vouloir faire une omelette sans beurre ! dit Mimile.

— Est-ce que je le savais ? répondit Charlot.

— Cela nous prouve une fois plus, Charlot, qu’on ne sait que ce qu’on a appris. »

Mimile, on le voit, devenait de plus en plus moraliste.

Charlot réfléchit de nouveau sans répondre.

Puis, comme, en définitive, ils ne pouvaient dîner par cœur, et que l’un pas plus que l’autre n’était disposé à recommencer sa malencontreuse cuisine, ils se rabattirent sur les provisions que le feu avait épargnées, et se bourrèrent de pain, de fromage, de miel, de raisiné, arrosant indifféremment le tout et du vin qu’ils avaient acheté, et du lait qu’ils devaient à la libéralité de leur hôtesse.

La nuit n’était pas loin ; comme ils s’étaient levés dès l’aube et que leur journée avait été très-rude, ils s’endormirent le nez dans leur assiette, après avoir échangé quelques menus propos sur les incidents de leur voyage.

Mme Hubert, qui n’avait pas reparu jusque-là, entra en ce moment.

« Pauvres enfants ! » murmura-t-elle, ils sont accablés de fatigue.

Jetant ensuite un regard sur le fourneau, elle sourit en apercevant les côtelettes carbonisées, restées sur un plat, et le résidu de l’omelette au raisiné.

« Comment ! comment ! Est-ce qu’on dort sur une table ? »

Mimile et Charlot, se redressant sur leur siège, regardèrent leur hôtesse d’un air confus.

« Allons, levez-vous pour gagner votre lit, où vous reposerez plus à l’aise, » reprit celle-ci.

Mimile et Charlot gagnèrent leur chambre en trébuchant.

« Bonsoir, mes enfants, leur dit Mme Hubert.

— Bonsoir, madame, » répondit Mimile.

Charlot, le pauvre Charlot, tendait la joue comme il avait coutume de faire quand sa mère le quittait, mais Mme Hubert ne le vit pas.

Les yeux des enfants étaient si lourds que le courage leur manqua pour faire régulièrement leur lit, et ils se couchèrent tous les deux sur les matelas, après avoir pris la précaution de retirer leurs chaussures.

Ils demeurèrent là jusqu’à six heures du matin, c’est-à-dire pendant dix heures consécutives, sans plus remuer que s’ils eussent été de pierre. Ils y seraient restés plus longtemps si leur hôtesse n’était venue les tirer brusquement de leur sommeil.

Une bien grosse affaire l’avait amenée ; vous en jugerez, chers lecteurs.

La gendarmerie du pays avait reçu l’ordre, par le télégraphe, d’arrêter, partout où on les trouverait, deux jeunes garçons qui s’étaient enfuis de chez leurs parents, et de les ramener à Paris de brigade en brigade.

Notez que les signalements des deux déserteurs se rapportaient assez fidèlement à nos petits coureurs d’aventures. Toujours prêts à faire leur devoir, les gendarmes s’étaient, ce jour-là, levés de très-bonne heure pour exécuter cet ordre, et déjà ils avaient fouillé une grande partie des maisons du village.

Comme on le suppose, la rumeur était grande parmi les habitants, qu’on n’avait pas l’habitude de déranger ainsi.

Mme Hubert, instruite une des dernières de ce qui se passait, et redoutant un scandale pour sa maison, aussi bien qu’un dérangement pour ses locataires qu’on avait pu voir la veille en plein village, avait pris sans balancer la résolution de les faire évader au plus vite.

Mimile et Charlot, très-effrayés de ce qu’elle était venue leur annoncer, s’étaient mis rapidement en état de continuer leur voyage, ou tout au moins d’échapper au sort qui leur était réservé par les gendarmes, lesquels ne sont pas dans l’usage de plaisanter.

Cependant Mme Hubert, excellente femme au fond, ne voulut pas que ses hôtes s’éloignassent sans avoir pris chacun un bouillon gras, qui leur parut ce qu’il y a de plus délectable au monde. Elle les munit encore d’un morceau de pain et de quelques pommes, pour qu’ils ne fussent pas exposés à mourir de faim.

« Au revoir, mes enfants, leur dit-elle ; je vais vous ouvrir la porte qui donne sur les champs. Une fois dehors, vous n’aurez qu’à suivre le mur que vous verrez à votre droite, et vous arriverez dans la forêt où vous pourrez vous cacher, en attendant que vous trouviez bon de continuer librement votre voyage ou de retourner dans vos familles, ce qui serait plus honorable et plus sûr que de vous y faire ramener par la force publique. Allez, mes enfants, et bon voyage.

— Mille remercîments, madame, de vos bontés, répondit Mimile.

— Madame, dit Charlot en pleurant, voulez-vous m’embrasser comme maman avant que je parte ?

— De tout mon cœur, mon pauvre enfant, dit la brave femme.

Charlot, à la fois attendri et désorienté, dit à Mimile après un moment de silence :

« Je suis bien fâché de ne pouvoir être tranquille nulle part ; ça m’aurait fait bien plaisir de rester très-longtemps avec Mme Hubert. Ça me faisait penser à maman de là-bas.

Chez nos mamans, repartit Mimile, après un bon dîner tout fait, nous trouvions de bons lits tout faits aussi ; le matin, avant de partir, nous n’avions pas besoin de demander qu’on nous embrasse. Et une fois dehors pour aller au collège, nous n’avions pas les gendarmes à nos trousses.

— Ni Mange-tout-cru, dit Charlot.

— Nous savions comment se passerait la journée ; il ne dépendait que de notre conduite qu’elle fût bonne. Tandis que maintenant… nous sommes obligés d’avoir peur de bien des choses.

— De tout, dit Charlot, en poussant un très-gros soupir.

— Mais bah ! reprit Mimile, je veux être battu comme plâtre si tous ces gens-là nous empêchent d’aller en Amérique, où nous nous amuserons du matin au soir pour rattraper le temps perdu. Par exemple, j’aime mieux y être que d’y aller… Mais patience, patience mon vieux Charlot ; nous y arriverons tôt ou tard. Il m’est venu une idée tout à l’heure, et tu vas voir qu’elle est très-bonne.

— Tu crois ? répondit sans ardeur maître Charlot.

— C’est de dormir pendant le jour et de ne voyager que la nuit. De cette façon, nous ne serons tracassés par personne. Dès que les autres se mettront au lit, crac !… nous nous lèverons tous les deux pour voyager à la sourdine. Nous passerons très-facilement au milieu des sentinelles de Mange-tout-cru. Quant aux gendarmes et aux gardes champêtres, ils sont comme tout le monde ; la nuit, ils aiment mieux dormir que courir, bien sûr, et on ne va jamais les chercher que quand les accidents sont arrivés. Sois tranquille, Charlot ; moi, je suis comme les chats, je distingue de très-loin les objets dans les ténèbres. D’ailleurs, nous aurons de temps en temps le clair de la lune, et comme disait mon oncle à Jean son domestique, qui était poltron, un soir qu’il avait à lui faire faire une course hors de Paris : on a moins chaud quand on marche la nuit ; on ne risque pas d’attraper des coups de soleil. »

Ce tableau, si séduisant qu’il fût, ne produisait qu’un médiocre effet sur Charlot, qui marchait l’œil fixe et la tête inclinée. Mimile reprit alors :

« Tu ne dis plus rien ? Charlot.

— C’est que je suis fatigué d’hier.

— Fatigué !… Mais nous avons passé une si bonne nuit, sur de bons matelas… Qu’est-ce que tu diras donc quand nous passerons des nuits entières à guetter les lions ? Je sais bien qu’on est alors distrait par l’émotion et qu’on se dit tout le temps : Est-ce-moi qui vais tuer le lion, ou bien est-ce lui qui va me manger ? »

Mais plus Mimile parlait, plus le visage de Charlot se rembrunissait. La forêt où ils allaient se réfugier n’était qu’à quelques pas. Ni Mimile ni Charlot n’avaient encore assisté au spectacle grandiose que présente cette immense étendue d’arbres qu’on nomme une forêt. Ils venaient de s’arrêter au milieu d’un premier carrefour formé par trois routes ombreuses qui s’enfonçaient sous bois à perte de vue, et dont un point lumineux indiquait seul l’extrémité.

« C’est très-beau une forêt ! dit enfin Mimile.

— C’est effrayant aussi, balbutia Charlot ; il y a trop de silence. »

Pauvre Charlot ! il se plaignait vraiment que la mariée fût trop belle. À peine venait-il de se plaindre de n’être dérangé par aucun bruit, qu’une voix bizarre, qui partait on ne sait d’où, leur cria comme à travers un cornet :

« Ah ! ah ! Vous voilà par ici !… »

Mimile et Charlot eurent un tressaillement, et ils regardèrent assez longtemps autour d’eux sans apercevoir personne.

Un gros rire se fit entendre, un gros rire suivi d’un sourd bruissement de feuilles.

Puis une créature humaine dégringola d’un arbre, un gourdin à la main et un bissac sur le dos.

« Giboulot ! s’écria Mimile.

— Giboulot ! répéta Charlot. Ah ! comme il m’a fait peur.

— Peur ! dit Giboulot, y a pas de quoi. Eh oui, c’est Giboulot. J’ai appris par Mme Hubert que vous étiez partis en forêt, et j’ai planté là mes oies et mes dindons pour m’en venir avec vous.

— C’est aimable de ta part, dit Mimile.

— Je voulais m’assurer que vous n’étiez pas en peine.

— Nous te remercions bien, Giboulot, dit Charlot.

— C’est pas nécessaire, allez, car je ne me suis jamais tant égayé que depuis ce matin. Les pauvres gendarmes en avaient-ils un pied de nez !…

— Comment ? demanda Mimile.

— Ils avaient mis sens dessus dessous toutes les maisons du village sans trouver ce qu’ils cherchaient, et ils s’en retournaient les bras raides, traînant leurs bottes, leurs sabres et les cordes qu’ils avaient apportées pour vous lier ensemble…

— Par exemple ! dit Mimile, nous ne sommes pas des malfaiteurs…

— Et pourtant nous avons déjà été garrottés, dit Charlot.

— Oui, mais ce n’était pas par des gendarmes.

— C’est toujours la même chose, répliqua Charlot.

— Pas du tout, répondit Mimile. Les brigands comme ceux qui nous ont ficelés ne garrottent jamais que des honnêtes gens, mais les gendarmes, ça ne garrotte que des voleurs. Être garrotté par des brigands, ce n’est pas un affront.

— C’est bien ennuyeux tout de même, » murmura Charlot.

Giboulot les interrompit :

« Faites excuse, dit-il, si je vous coupe la parole. À présent que vous n’avez plus de logis, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Nous !… dit Mimile fièrement, nous allons vivre dans la forêt en attendant que nous puissions passer en Amérique.

— En Americ ? qué que c’est que ce pays-là ?

— C’est un pays magnifique où l’on chasse des lions, des tigres, des éléphants tant que la journée dure et encore pendant la nuit.

— Mais ce sont des bêtes féroces, ces animaux-là. Quand on les attaque, ça doit se défendre, dit Giboulot.

— Bien sûr, dit Mimile. Mais quand on sait s’y prendre, on en vient tout de même à bout, et on vend leur peau très-cher. C’est un très-bon commerce ; nous nous mettrons fourreurs, n’est-ce pas, Charlot ?

— Dites donc, si j’allais avec vous ? insinua Giboulot.


XI

l’épisode des ours.

« Et tes oies ?

— Je les laisserai, sauf votre respect, en compagnie de notre maître.

— Et tes parents ?

— Est-ce que, si j’en avais, je penserais à les quitter ? Je resterais pour les aider à faire leur ouvrage, bien sûr. »

Charlot, en écoutant cette déclaration de Giboulot, eut un accès subit de toux.

« Je ne te croyais pas enrhumé, lui dit Mimile.

— C’est d’être dans la forêt, » répondit Charlot en rougissant.

Il n’aimait pas mentir. Mais Mimile n’avait pas attendu sa réponse pour reprendre la conversation avec Giboulot.

« Alors, tu désires venir avec nous ?

— Dame, oui… et quand j’aurai tué beaucoup des grosses bêtes que vous dites et vendu beaucoup de peaux très-cher, je reviendrai ici et je m’achèterai une belle vache, deux belles vaches, avec une maisonnette, et je serai un gros monsieur comme tant d’autres ; j’aurai des souliers cirés et une casquette en beau drap.

— Viens donc avec nous ; tu nous aideras, et à trois nous ferons de plus belles affaires qu’à deux ; nous serons plus en force, — n’est-ce pas, Charlot ?

— C’est vrai, répondit Charlot, à qui cet arrangement paraissait convenir.

— D’abord, monai, reprit Giboulot, je vous serai utile, car je sais faire bien des petites choses… Et puis, je suis très-fort… à preuve qu’il y avait un jour un gros porc qui s’était jeté furieux sur une petite fille à notre maître pour li faire des misères, et que je l’ai tué d’un seul coup de bâton sur la tête.

— Ah ! dit Charlot émerveillé.

— D’un coup de ce bâton-là, ajouta-t-il, en faisant admirer son gourdin ; c’est un pied de cornouiller. C’est solide, allez !… »

Et le gardeur d’oies faisait tournoyer son bâton avec rapidité.

« Eh bien, puisque nous voilà associés, reprit Mimile, tu vas commencer par nous conduire dans un endroit de la forêt où nous pourrons nous établir en attendant le moment de partir pour l’Amérique.

— Quant à ça, je crois que j’ai notre affaire… Je connais une belle grotte où nous pourrons boire de l’eau à volonté… et la meilleure du pays.

— Ce sera très-commode, dit Mimile en se frottant les mains ; n’est-ce pas, Charlot ?

— Mais oui, mais oui… » répondit Charlot, qui avait repris sa bonne humeur en songeant que Giboulot était très-fort, qu’il ne les quitterait plus, et qu’ils allaient demeurer dans une grotte.

En sa qualité de guide, Giboulot avait pris l’avance de quelques pas, faisant force moulinets avec son gourdin, à l’imitation des tambours-majors qui font les beaux à la tête de leur régiment.

« Par ici ! dit-il tout à coup, après un quart d’heure de marche ; nous voici arrivés. »

Il entraîna ses deux compagnons par un étroit sentier bordé de grès abrupts et de ronces, où Mimile et Charlot s’égratignèrent en passant, à la grande surprise de Giboulot, dont la peau, tannée depuis longtemps par le vent et le soleil, était à l’abri de ces petits désagréments.

La grotte se trouvait au bout de ce sentier fort court. Elle formait une salle ronde dont l’aire, bien battue, était de niveau avec le sol extérieur. Des amas d’herbes sèches, sortes de litières, attestaient qu’elle avait dû souvent servir de refuge à maints rôdeurs de forêts.

Un terrain assez vaste, recouvert d’une herbe épaisse et de hautes bruyères, s’étendait autour de la grotte, dont la fraîcheur était entretenue par l’ombre que projetait une vingtaine de vieux hêtres plantés circulairement.

En été, ce kiosque naturel était admirablement choisi pour un campement.

« Oh ! le bel endroit ! s’écrièrent Mimile et Charlot.

— C’est que je connais ma forêt comme mon Pater, dit Giboulot.

— Les belles culbutes qu’on peut faire là-dessus ! reprit Mimile enthousiasmé.

— En v’là la preuve ! » répliqua Giboulot, qui se mit à faire la roue, à marcher sur les mains en tenant ses jambes en l’air et à faire différents sauts de carpe très-divertissants.

En un instant, Mimile et Charlot avaient quitté leurs sacs et jeté leurs bâtons pour imiter Giboulot.

Ce divertissement durait depuis quelques minutes et allait sans doute se prolonger longtemps, quand Charlot poussa tout à coup un cri terrible.

Mimile et Giboulot se redressèrent aussitôt.

Tous les trois se trouvèrent alors en présence d’un ours noir, de taille moyenne, qui, bien d’aplomb sur son gros derrière, les regardait fort tranquillement comme un spectateur assis commodément dans sa stalle au théâtre.

« Un ours !… » s’écrièrent-ils tous à la fois.

Le premier mouvement de stupéfaction passé, Giboulot sauta sur son gourdin et Mimile sur son long couteau.

Charlot, selon sa louable habitude, s’était déjà placé derrière eux, plus tremblant qu’une feuille agitée par l’ouragan. Il venait de se rappeler l’histoire du compagnon de Mange-tout-cru, dont une oreille et un mollet avaient été dévorés par un ours.

L’horrible animal restait immobile et paraissait sourire.

L’attitude prise par Mimile et Giboulot, au lieu de l’inquiéter, semblait l’intéresser vivement.

Le plus profond silence s’était établi.

« Ah çà, qu’est-ce que c’est que ce particulier-là, et d’où sort-il ?… dit enfin Giboulot.

— Est-ce qu’il n’y a jamais eu d’ours dans cette forêt ? demanda Mimile, les yeux toujours fixés sur l’animal.

— Pas plus que sur la main, répliqua le gardeur d’oies dont l’étonnement était au comble.

— C’est drôle, dit Mimile.

— C’est plus que ça, ajouta Giboulot.

— Est-ce qu’il va toujours rester là à nous regarder comme une grosse bête ? dit Charlot.

— Il faudrait peut-être l’asticoter pour le mettre en mouvement, dit Giboulot.

— Ce serait un bon moyen, répondit Mimile.

— Si j’allais lui taper sur la tête avec mon gourdin ?…

— Attends, Giboulot, j’ai une idée, » reprit Mimile.

Il cria aussitôt, sans perdre l’ours de vue :

« Charlot ! Charlot ! Où es-tu, Charlot ?

— Je suis là… répondit l’enfant d’une voix étranglée, là, derrière un arbre.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis prudent, je me prépare.

— À quoi ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, moi, je le sais à quoi il faut te préparer. Vite ! prends ton arc et tes flèches et tire sur l’ours ; ajuste-le bien dans l’œil, si tu peux.

— Ça va le mettre en colère, dit Charlot.

— C’est ce que nous voulons… fais vite. »

Charlot se décida, en quelque sorte malgré lui, à obtempérer à cet ordre.

« Dépêche-toi donc ! dit Mimile.

— Voilà, dit Charlot, je le vise dans l’œil. »

La flèche partit et atteignit l’animal au milieu du ventre, ce qui attira à peine son attention.

« Recommence ! Mais dans l’œil, cette fois. Entends-tu, rien que dans l’œil ? »

Une seconde flèche s’enfonça dans les longs poils de l’animal, à la hauteur de sa cuisse, et y resta sans produire plus d’effet que la première.

« Vise donc dans l’œil ! cria Mimile avec impatience.

— Je vise comme je peux, répliqua Charlot.

— En voilà un chasseur ! » dit Mimile.

Charlot, stimulé par cette moquerie, envoya coup sur coup six autres flèches, dont trois passèrent par-dessus la tête de l’ours, et trois allèrent se loger toujours dans ses poils, dans les environs de la première.

L’ours jeta un coup d’œil de haut en bas sur l’ornement qu’on lui infligeait et resta impassible.

« Il est aussi par trop patient, cet ours-là ! s’écria Mimile.

xi
il se mit à danser à côté de son camarade.

— Attendez, dit Giboulot, j’vas aller lui dire quelque chose de plus intéressant. Seulement, faudra venir tout de suite à mon aide, monsieur Mimile, et avec votre couteau encore.

— Sois tranquille, Giboulot. »

Le gardeur d’oies s’avança alors résolûment sur l’ours, en brandissant son gourdin.

« Quel gaillard ! » disaient les deux enfants.

Mais, ô miracle ! ne voilà-t-il pas que le féroce animal, au lieu de s’élancer sur Giboulot pour le dévorer, tourna sur lui-même et se mit à danser.

Giboulot s’arrêta, stupéfait, au milieu de sa course.

Mimile, qui le suivait à un pas de distance, prêt à le secourir, en resta bouche béante ; il n’y eut pas jusqu’à Charlot qui ne fit trois pas en avant pour jouir de cet étrange spectacle.

« Ah ben !… ah ben !… dit Giboulot, dès qu’il fut remis de sa première surprise, v’là qu’il danse maintenant. On dirait le père Chevillard à la noce de sa fille.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Mimile.

Nos petits voyageurs n’étaient pas au bout de leur étonnement, car tout à coup un second ours, en tout pareil au premier, déboucha sur le lieu de la scène.

À cette vue, les physionomies changèrent encore une fois, et Giboulot, Mimile et Charlot firent trois brusques sauts en arrière.

Le second ours s’arrêta pendant quelques secondes, comme pour se rendre compte de la situation, et subitement se mit à danser à côté de son camarade.

Nos trois spectateurs poussèrent alors un grand éclat de rire qui parut encourager les ours dans leurs galants exercices.

La position de nos trois chercheurs d’aventures, si comique qu’elle leur parût, ne laissait pas que de les inquiéter au fond ; ils comprenaient qu’ils ne pouvaient rester bien longtemps en présence de pareils compagnons.

Se débarrasser d’un ours, c’était déjà une grosse affaire ; mais de deux, c’était, selon le mot de Giboulot, une bien autre paire de manches.

Cette réflexion les avait subitement rendus extrêmement sérieux, quand un troisième ours accourut pour se joindre aux deux autres.

Cette fois, ce n’était plus tolérable. La figure de Mimile et celle de Giboulot lui-même s’allongeaient visiblement.

Charlot n’était pas loin de défaillir.

Le troisième ours soufflait encore de la longue course qu’il venait probablement de faire, quand des clameurs d’hommes, des aboiements et des coups de fouet retentirent dans les environs.

À ce bruit qu’ils paraissaient connaître et redouter, les danseurs s’arrêtèrent brusquement, regardèrent le troisième ours qui eut l’air de les deviner, et tous trois détalèrent à travers bois, sans plus s’occuper de nos petits voyageurs que s’ils ne les avaient jamais vus.

« En voilà une histoire ! s’écria Mimile en les voyant s’éloigner.

— Je n’ai jamais vu sa pareille, » dit Giboulot.

Il s’arrêta court en apercevant deux hommes en blouse, armés de longs bâtons, et qui débouchaient par le sentier.

« Vous n’auriez pas vu nos pensionnaires ? demanda l’un d’eux à Mimile.

— Quels pensionnaires ?

— Les ours savants du père Coquille, le montreur de bêtes ; ils se sont échappés ce matin de l’écurie où on les avait enfermés en attendant la foire du pays.

— Ils dansaient là il n’y a qu’un instant, répondit Mimile, mais les aboiements de vos chiens leur ont fait prendre la fuite. Ils se sont enfoncés dans les bois par ce sentier à droite.

— Ah ! les gredins ! nous ont-ils fait faire du chemin depuis ce matin. Heureusement qu’ils ne sont pas méchants et qu’ils s’étaient bourrés jusqu’à la gueule avant de partir ; sans cela, ils nous auraient fait de belle besogne. »

Cela dit, nos deux hommes sifflèrent leurs chiens et s’élancèrent sur la trace des fuyards.

L’aventure se terminait si heureusement et d’une manière si inattendue que Giboulot s’écria :

« En v’là une ! Je m’attendais pas ce matin à voir danser gratis aujourd’hui des ours savants.

— Et la représentation a été pour nous seuls, ajouta Mimile.

— Tout de même, reprit Giboulot, si les flèches de M. Charlot avaient été plus pointues, le premier ours, aurait été tué six fois pour une.

— Ça, c’est joliment vrai, dit Charlot, qui prit la plaisanterie au sérieux.

— Ce combat d’ours nous aura formés, dit Mimile, et nous serons au fait la première fois que nous rencontrerons des lions.

— Ça ira tout seul, reprit Charlot. Et puis, quand on est trois…

— C’est très-commode, dit Giboulot, car il y en a un qui se tient derrière les deux autres et qui se bat plus à son aise. — Tiens, ajouta-t-il, la vue des ours, ça m’a donné de l’appétit.

— Et à moi aussi, dit Mimile.

— Et à moi aussi, » dit Charlot.

Giboulot avait déjà ouvert son bissac, et Mimile s’était dirigé, en compagnie de Charlot, vers l’entrée de la grotte, où ils avaient en arrivant déposé leur bagage, quand un bruit de voix arriva jusqu’à eux.

« Diantre ! dit Giboulot, on dirait qu’il y a de la compagnie là-bas… Écoutons. »

Tous les trois se mirent à écouter. Le bruit se renouvela, mais sans se rapprocher.

« Les gens que nous entendons, dit Giboulot, sont encore loin… C’est égal, faut pas s’endormir en forêt, et je vais aller voir ce qui se passe… Restez là, vous autres, je reviens tout de suite. »

Le gardeur d’oies s’éloigna aussitôt.

Cette dernière alerte avait coupé l’appétit à nos deux aventuriers. Ils restèrent sur le qui-vive en attendant le retour de Giboulot.

Celui-ci reparut au bout d’une demi-heure.

« Il faut jouer des pattes, leur dit-il tout essoufflé ; les gardes forestiers et les gendarmes organisent une battue, afin de pousser le gros gibier dans un autre canton de la forêt.

— Qu’est-ce qu’il faut que nous fassions ?

— Détaler. Je connais un endroit où personne n’aura l’idée de nous chercher. »

Mimile et Charlot ne se firent pas répéter l’invitation, et, le sac à l’épaule, ils repartirent conduits par leur vaillant ami Giboulot.

Après un quart d’heure de petit trot, celui-ci s’arrêta devant deux chênes immenses. Ces rois de la forêt dataient de trois à quatre siècles, pour le moins. Leurs troncs étaient énormes, et quant à leurs branches principales, elles étaient plus grosses que le corps d’un homme.

« Je n’ai jamais vu de si beaux arbres ! » s’écrièrent à la fois Mimile et Charlot.

— Le plus intéressant pour vous, c’est qu’ils sont creux, et que vous allez pouvoir vous y loger comme dans une petite chambre.

— Creux, ces arbres-là ! dit Mimile, qui tournait autour sans voir la moindre trace d’ouverture.

— Ils sont creux, mais on ne peut y pénétrer que par la fourche au-dessus du tronc. Attendez un peu. »

Giboulot avait ramassé des pierres tout en parlant.

« Regardez bien cela, » reprit-il.

Ce disant, il jeta adroitement plusieurs pierres qui allèrent retomber et s’engouffrer dans le creux de l’arbre.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écrièrent en même temps Mimile et Charlot.

— Ça, dit Giboulot, c’est les locataires de votre arbre, et mes pierres étaient pour les prier de vous céder leur appartement. »

Une grande chauve-souris s’était élancée du vieux tronc d’arbre, puis une autre, puis six autres ; il en sortit ainsi plus de vingt, qui s’envolèrent de tous côtés, aveuglées, ahuries et battant de l’aile.

— Celui-là est nettoyé ; passons maintenant à l’autre, » dit Giboulot.

Mais l’autre n’était pas habité ; Giboulot eut beau y envoyer des pierres, il n’en sortit pas le moindre oiseau de nuit.

« Personne dans celui-ci, dit Giboulot ; tant mieux, il sera plus propre que le premier. Je vais y jeter un coup d’œil. »

Le vieux chêne était rugueux malgré sa hauteur, aidé par quelques gros nœuds et par d’assez nombreuses aspérités, le gardeur d’oies y grimpa avec l’agilité d’un écureuil… Arrivé à la fourche de l’arbre, il jeta un regard investigateur dans la profonde cavité qui s’y trouvait, et s’écria :

« C’est propre comme un sou, là dedans. Laissez-moi descendre, je vous aiderai à monter. N’ayez pas peur, nous en viendrons à bout. »

En cinq minutes, Charlot et Mimile furent installés dans ce singulier logement.

Pendant ce temps, la battue avait commencé, et l’on entendait distinctement la voix des hommes, qui poussaient de grands cris pour effaroucher le gibier et le faire sortir de ses gagnages ordinaires.

« Ils arrivent ! dit Giboulot ; je vais aller à leur rencontre en ayant l’air de chercher des champignons. Je profiterai de la chose pour les empêcher de flâner trop longtemps par ici. Vous, restez bien cois dans votre cachette sans bouger ; vous en sortirez quand je viendrai vous le dire.

— Oui, Giboulot, » répondit Mimile.

Giboulot descendit de l’arbre, s’enfonça sous bois et tranquillement commença à faire semblant de chercher des champignons.

Il fut bientôt troublé dans cette feinte occupation par le gros et le menu gibier que les rabatteurs chassaient de son côté.

Les cerfs, les biches, les lièvres passèrent en foule à ses côtés, effarés et guidant leurs petits vers une autre partie de la forêt… De temps en temps, la fuite des traînards était accélérée par quelques coups de fusil que les gardes tiraient en l’air.

Cette grande battue dura plus de deux heures, pendant lesquelles Giboulot avait fini par s’asseoir à terre, le dos appuyé contre un gros arbre, pour éviter d’être éborgné par les cerfs et bousculé par les autres animaux.

Mimile et Charlot, pendant ce temps, risquant chacun un œil hors de leur trou, avaient suivi les diverses phases de cette longue opération.

Leur plaisir eût été grand sans la gêne qu’ils éprouvaient dans leur étroite cachette. Ils étaient obligés de s’y cramponner des pieds et des mains comme des ramoneurs dans un tuyau de cheminée, et cela ne laissait pas d’être fatiguant.

Le pis de l’affaire, c’est que les gendarmes qui avaient jusque-là suivi la chasse, avaient choisi, pour y faire une halte, le talus recouvert de gazon où s’élevait le vieil arbre, refuge de Mimile et de Charlot. Les deux enfants les entendaient distinctement.


XII

les gendarmes interloqués.

Les gendarmes, qui ne s’étaient pas assis depuis le matin, se trouvaient de fort méchante humeur. Le brigadier surtout. Cet homme, très-gras et dont les jambes étaient fort gênées dans ses grosses bottes, ne cessait de maugréer.

« Plus je vieillis, plus je vois que tout n’est pas couleur de rose dans la gendarmerie, » disait-il en tirant sa pipe pour se consoler.

Puis il ajouta, en s’adressant à l’un de ses hommes :

« Qu’en pensez-vous, Formose ?

— Ne vous en déplaise, brigadier, je pense que vous avez dix fois raison. »

Le brigadier reprit :

« Autant l’état est honorable, autant il est pénible.

— Surtout pour les gens qui ont des cors aux pieds et le ventre trop gros, » ajouta une voix qui venait on ne sait d’où.

Les gendarmes, étonnés, se regardèrent pendant que le brigadier, qui avait d’abord cherché derrière ses bottes, se levait pour voir s’il ne s’était pas assis sur quelqu’un, par l’effet du hasard.

« Par ici ! brigadier ! » reprit la voix.

Le brigadier, ainsi que ses compagnons, écarquillèrent les yeux et se tournèrent de tous côtés sans voir personne.

« Ah ! mais je crois qu’on se moque de l’autorité, dit le brigadier avec une nuance de colère.

— Je voudrais bien voir ça ! dit Formose, qui était très-susceptible.

— C’est sans doute quelque galopin qui est grimpé dans cet arbre, reprit le brigadier en indiquant le vieux chêne où Mimile et Charlot se tenaient soigneusement cachés.

Tous les gendarmes s’étaient groupés autour de l’arbre qu’ils exploraient du regard.

« Attends un peu, mauvais sujet, que j’aille te dénicher ! » disait Formose.

Nos petits aventuriers eurent la chair de poule en entendant cette menace.

« Ohé ! ohé !… par ici ! » cria une voix dans l’éloignement.

Les gendarmes firent volte-face.

« Le mauvais drôle qui nous a interpellés s’est sans doute sauvé, reprit le brigadier ; laissons-le courir, il serait trop content de nous faire trimer à sa poursuite.

— Vous avez dix fois raison, brigadier, » ajouta Formose, qui ne demandait pas mieux que de rester assis.

Le brigadier, ainsi que ses hommes, avaient repris leur place sur le talus.

« Je vous disais donc, Formose, que notre service est bien pénible.

— Oui, brigadier, c’était bien là le vrai sens de vos paroles.

— J’allais ajouter que je le quitterais volontiers tout de suite, si je n’étais pas si près de ma retraite, et si je ne pensais être récompensé de mes grands services par la médaille militaire.

— Veux-tu bien te taire ! » cria la voix, éclatant comme un coup de pistolet à l’oreille du brigadier, qui fit un soubresaut, ainsi que tous ses hommes.

« Mille milliards de sapristis ! » s’écria le brigadier en se levant avec fureur.

Formose et tous ses compagnons s’étaient déjà remis sur pied et regardaient inutilement de tous côtés.

« Formose, reprit le brigadier dans la dernière humiliation, la gendarmerie est mystifiée par un être incompréhensible ; il ne faut pas avoir l’air de s’en occuper, et nonobstant veiller au grain du coin de l’œil.

— Vous avez dix fois raison, brigadier, répliqua Formose, qui alla se rasseoir avec les autres.

— Formose, reprit le brigadier après de mûres réflexions, la finesse d’un gendarme doit venir en aide à sa puissance ; je vous recommande donc d’être fin, le plus fin possible, dans toutes les circonstances où vous le jugerez nécessaire.

— La recommandation est excellente, brigadier, et je… »

Des cris surhumains, étranglés et entremêlés d’aboiements terribles, coupèrent la parole à Formose, et ce fut dommage, car il allait probablement dire de fort belles choses.

Tout ce vacarme paraissait venir d’une assez grande distance.

Les gendarmes s’étaient de nouveau levés comme un seul homme.

« Cette fois, reprit le brigadier, je crois qu’il se passe quelque chose de majeur et que notre présence est nécessaire là-bas. En route, compagnons, le devoir avant tout ! »

Les cris recommencèrent.

« Pas accéléré ! » cria le brigadier qui, malgré ses cors aux pieds et ses grosses bottes, se dirigea rapidement du côté d’où partaient les cris.

Les gendarmes étaient à peine hors de vue, que Giboulot sortit en quelque sorte de dessous terre. Le malicieux garçon s’était si bien aplati dans les broussailles à vingt pas des gendarmes, qu’il avait échappé à la vigilance de leurs regards. Doué d’un très-beau talent de ventriloque, il s’en était servi afin de taquiner le brigadier, et finalement, le faire déguerpir de la place qu’il avait choisie pour philosopher avec son inférieur. Sans ce joli stratagème, la halte de la force publique aurait pu, en se prolongeant, devenir funeste à Mimile et à Charlot, qui devaient étouffer dans leur cachette.

« Il n’est pas malin, le gros brigadier ! » s’écria Giboulot en se frottant les mains.

Puis, se tournant du côté où se tenaient ses petits compagnons, il s’écria :

« Messieurs Mimile et Charlot, vous pouvez sortir de votre caverne en bois ; il n’y a plus le moindre danger. »

Deux têtes effarées apparurent à la fourche du vieux chêne.

« Allons, descendez vite, » reprit Giboulot.

Mimile sortit le premier ; le malheureux avait les jambes engourdies par une trop longue immobilité, et il dut rester quelques minutes à les détendre, avant de pouvoir aider son cousin Charlot à sortir du trou qui leur avait servi de domicile.

Tous les deux ne cessaient de s’étirer sur leur arbre, quand Giboulot, impatienté, leur répéta l’injonction d’en descendre au plus vite.

Les deux enfants se laissèrent glisser l’un après l’autre comme des sacs.

Giboulot les reçut dans ses bras pour amortir un choc possible.

« Oh ! la la ! s’écria Charlot en essayant de se remettre en marche.

— J’ai des épingles plein les mollets, ajouta Mimile.

— Bon, ça va se passer, dit Giboulot. L’important est d’avoir échappé aux ours et aux gendarmes.

— C’est égal, j’ai eu très-peur, quand un gendarme a parlé de monter dans l’arbre, dit naïvement Charlot.

— Aussi l’ai-je bien vite fait revenir sur sa dangereuse idée en l’appelant d’un autre côté.

— Comment, c’est toi qui ?…

— Parbleu !… dit Giboulot d’un air capable.

— Tu es donc ventriloque ? demanda Mimile.

— C’est un saltimbanque qui m’a appris ça, dit Giboulot ; ce n’est ni le maître d’école, ni M. le curé, bien sûr… Enfin, puisque pour une fois cela m’a servi à quelque chose, faut pas que je m’en repente.

— Cela doit tout de même être bien amusant d’être ventriloque, fit observer Mimile.

— Oui, mais cela fait joliment enrager les autres quand on s’en sert pour les faire aller, dit Charlot.

— Dis donc, Charlot, dit Mimile en tapant sur l’épaule de son cousin, ça devient drôle notre voyage. Ma foi, je ne me repens pas d’avoir voulu voir du pays.

— Tu ne penses donc jamais à ta maman, » lui dit à brûle-pourpoint l’ingrat Charlot.

Mimile fit un bond ; son regard flamboya. Charlot, stupéfait, crut que son cousin allait se jeter sur lui. Son poing était déjà levé. Mais un subit effort opéré sur lui-même lui fit vite retrouver son sang-froid, et il se contenta de lui répondre :

« Mes parents savent que je ne suis pas une heure de la journée sans penser à eux. Si tu n’avais pas… »

Il n’acheva pas sa phrase, et le gros Charlot, tout interdit de l’air sérieux qu’avait pris la figure de Mimile, n’osa pas lui en demander la suite.

Giboulot arriva heureusement pour faire une diversion.

Il avait mis, comme on dit, la table et le couvert, le tout par terre, et il invitait les deux cousins à prendre leur part du déjeuner.

Ils ne s’étaient pas fait prier et faisaient honneur au festin, quand un nouvel incident vint encore les interrompre dans cette utile occupation.

Un chien de taille moyenne, l’œil éperdu, le poil trempé de sueur, débouchait du bois, poursuivi à coups de pierres par une douzaine de petits maraudeurs. À la vue du groupe formé par nos trois amis, la malheureuse bête, hésitante et croyant se trouver en présence de nouveaux ennemis, s’était arrêtée un instant. Cet instant avait suffi au plus avancé de ses persécuteurs pour lui asséner sur les reins un coup de bâton qui l’eût assommé, si le pauvre animal, en se couchant à plat ventre comme pour lui demander grâce, n’avait amorti la violence du coup.

Au lieu d’être touché de la soumission de sa victime, l’affreux garnement allait redoubler, quand Giboulot, sautant sur lui, lui arracha son bâton et le cassa en deux sur son genou, comme si ce n’eût été qu’une baguette.

« Qu’est-ce que ce chien t’a fait ? dit-il au jeune gaillard qu’il avait désarmé ; il n’est ni malade, ni méchant, je le connais ; pourquoi le poursuivez-vous ?

— Qu’est-ce que ça te fait ? répondit l’impudent drôle, nous l’avons chassé, nous l’avons forcé, nous voulons le noyer dans la mare aux cerfs.

— Eh bien, dit Giboulot avec un calme que Mimile admira, votre chasse est finie, vous ne noierez rien, c’est moi qui vous le dis.

— En v’là un qui a de l’aplomb ! s’écria le vaurien. Dites-donc, les autres, nous sommes onze, les voilà trois, et ils se mêlent de commander.

— C’est comme ça, répondit Giboulot. Si vous n’êtes pas contents, vous allez voir.

— Ah ! tu veux voir ! Eh bien ! regarde ça d’abord, » répondit le plus grand de la bande, en allongeant un coup de poing à Giboulot. Celui-ci n’eut pas le temps d’esquiver le coup, mais il s’élança sur son adversaire qu’il terrassa immédiatement.

Ce fut le signal d’une lutte générale. Mimile et Charlot s’étaient rangés tout naturellement aux côtés de Giboulot, et distribuaient des coups de pied et des coups de poing en abondance. De leur côté, les dix camarades du vaincu s’étaient rués sur eux et leur rendaient quatre coups pour un qu’ils recevaient.

Nos petits amis ne bronchèrent pas ; Charlot lui-même, qui avait déjà reçu un coup de poing sur l’œil, se démenait comme un enragé ; Mimile tournait sur ses talons et chaque fois faisait le vide autour de lui. Quant à Giboulot, il était plus occupé de dégager ses deux compagnons que de se défendre lui-même. Il battait l’un, jetait l’autre par terre ; il donnait parfois de si rudes poussées qu’il en renversait plusieurs du même coup.

Mais les petits maraudeurs se relevaient chaque fois

xii
il les mordait si bien…
plus furieux, et, comme ils se savaient de beaucoup supérieurs en nombre, ils recommençaient la lutte dans l’espoir d’être enfin les vainqueurs.

Il eût suffi à nos trois compagnons de se servir de leurs bâtons pour se tirer d’affaire ; mais ils n’en avaient pas l’idée, bien que leurs adversaires commissent la lâcheté de se battre quatre contre un.

Le combat aurait donc pu se terminer au profit des petits bandits, si le chien, sauvé par nos trois amis, ne se fût tout à coup mis de la partie en se ruant sur ses persécuteurs. Il les mordait si bien, l’un à la jambe, l’autre à la main, l’autre ailleurs, sans jamais les confondre avec ses libérateurs, qu’ils furent obligés de prendre la fuite, laissant plusieurs casquettes sur le champ de bataille.

Le chien, satisfait de sa vengeance, avait abandonné leur poursuite et était revenu, en jappant et en remuant la queue, lécher les mains de ses sauveurs.

Il se livrait à ce manège depuis un quart d’heure, courant de l’un à l’autre, quand tout à coup, jugeant sans doute qu’il avait suffisamment exprimé sa reconnaissance, il prit sa course en droite ligne pour retourner à ses affaires habituelles.

La conduite du chien avait été si courageuse, si intelligente, que nos petits amis le virent s’éloigner avec regret ; ils en eussent volontiers fait leur compagnon de route.

« Que c’est dommage ! s’était écrié Mimile en le voyant s’enfuir à toutes pattes ; s’il avait voulu rester avec nous, nous serions quatre. »

Charlot, ayant retrouvé un moment de loisir, avait tiré son miroir de sa poche et examinait attentivement les effets du poche-œil qu’il avait reçu dans le combat.

« C’est bien ennuyeux d’avoir l’œil arrangé comme ça, dit-il.

Je te conseille de te plaindre, dit Mimile. Ça se voit, ta blessure, c’est glorieux. Moi qui en suis pour trois coups de souliers ferrés dans les os des jambes, personne ne voit si j’ai fait mon devoir.

— Il ne faut jamais penser aux blessures, ajouta Giboulot, qui avait des bleus sur tout le corps. Nous avons sauvé un chien, et un brave chien encore ; ne regrettons ni les coups que nous avons donnés ni ceux que nous avons reçus. Les vilains petits gredins ! Vouloir par passe-temps noyer une créature du bon Dieu, faut-il être vicieux !

— Bravo, Giboulot ! s’écria Mimile ; après avoir bien agi, c’est bien parler.

— J’ai joliment agi, moi aussi, dit Charlot, qui, pour la première fois, n’avait pas fui devant le danger.

— Ça, c’est vrai, répondit Mimile, et je vois que je m’étais trompé en te croyant un peu poltron.

— Lui ! mais j’ai vu tout de suite que c’était un brave, rien qu’à sa manière de tirer sur l’ours, dit Giboulot, qui voulait évidemment encourager Charlot.

— C’est vrai, je crois que je serais brave, si j’osais toujours, dit Charlot avec conviction.

— Il ne te manquait que l’habitude, dit Mimile.

— Le plus ennuyeux, c’est qu’on ne peut jamais manger tranquille, dit Charlot.

— C’est bien plus gai de se nourrir comme ça, » reprit Giboulot, qui mangeait d’une main et de l’autre arrangeait, en guise de cannes, deux solides branches de houx qu’il destinait aux deux cousins.

« Un bâton, c’est bon à tout, leur disait-il, ça vaut mieux qu’un couteau, ça ne tue personne et ça vous débarrasse aussi bien d’un animal que d’un gars malfaisant, et le long de la route, ça égaie la main et ça aide à marcher. »

En un clin d’œil, il avait confectionné deux jolis gourdins à la taille de ses deux petits compagnons et leur en avait fait hommage en leur disant :

« Si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal. Si vous voulez m’en croire, ne vous séparez jamais de ces deux camarades-là. Couchez avec s’il le faut. »

Mimile et Charlot, enchantés, avaient remercié leur ami Giboulot de sa double intention, et il fut entendu qu’on allait passer au dessert : trois pommes que l’ex-gardeur d’oies avait tirées de sa poche.

Mais il était écrit que nos petits voyageurs n’auraient pas une minute de tranquillité, car ils avaient à peine mis les dents chacun dans sa pomme, qu’ils furent assaillis tout à coup par une grêle de pierres.

« Parions que ce sont les petits bandits qui reviennent à la charge ! s’écria Giboulot. Vite ! abritons-nous derrière les arbres, et n’oubliez pas vos bâtons. Mais cachez-les, n’en faites pas parade. »

Mimile et Charlot obéirent au commandement de Giboulot.

Grâce à cette précaution, les pierres recommencèrent à pleuvoir sans qu’il en résultât rien de fâcheux.

« Pour le coup, il faut nous servir de nos bâtons, dit Giboulot. Ils ne savent pas que nous les avons, ce sera pour eux une belle surprise.

— Seulement, il ne faudra pas taper sur la tête, objecta Mimile.

— Pour ça non, car il ne faut tuer personne, reprit Giboulot. Ne bougeons pas, laissons-les s’enhardir ; sitôt qu’ils seront à portée, ma foi, nous tomberons dessus.

— Derrière nos arbres, nous nous moquons de leurs projectiles, » dit Mimile.

Nouvelle grêle de pierres, cette fois partie de moins loin. Déjà on voyait les assaillants… et on les entendait encore mieux, car ils criaient comme des enragés, traitant de lâches des ennemis qui se cachent derrière les arbres. Mais cela leur était bien aisé à dire ; ils avaient fait leurs provisions de pierres, ils étaient revenus les poches pleines de munitions, et on sait que les forêts n’en fournissent guère aux voyageurs.

Troisième, quatrième et cinquième décharges ; on entendait le bruit sec des pierres sur les troncs des arbres qui protégeaient nos trois amis.

« Les lâches ! Ils n’osent pas se faire voir ! criait le chef de la bande. Eh bien, avançons, nous autres !

— Attention ! dit Giboulot, il ne s’agit pas de nous laisser entourer. Quand je dirai : en avant ! tombons dessus tous les trois à la fois, bien en ligne. Je me chargerai du grand, pour commencer. »

L’ennemi était à quatre pas à peine, quand Giboulot, d’une voix forte, donna le signal.

Mimile, Charlot et leur chef s’étaient avancés aussitôt, leurs bâtons à la main, avec un élan irrésistible.

Comme toujours, les plus braves de la troupe étaient le plus à la portée des coups. À la première attaque, les trois plus enragés se roulaient dans la poussière. Les bâtons avaient fait miracle. À cette vue, la troupe tout entière s’enfuit en désordre.

« Poursuivons-les, sans relâche ! criait Mimile.

— Oui, oui, sans relâche ! » répétait Charlot.

C’était une vraie déroute. À chaque coup répondait un cri qui témoignait que son effet s’était produit.

Mais bientôt les cris se changèrent en clameurs. C’étaient de vrais hurlements de détresse que les vainqueurs ne s’expliquaient pas. Sûrs de la victoire, ils s’étaient arrêtés dans leur course.

« Saperlipopette ! dit Giboulot, il se passe quelque chose d’extraordinaire… Courons, courons, mes amis ! »

En effet, les petits bandits, affolés par la peur, n’avaient pas vu, dans leur fuite précipitée, une grande mare entièrement masquée par des herbes aquatiques, la mare aux cerfs, où ils avaient dû noyer le chien, cause première de toute la bagarre, et ils étaient tous tombés dedans.

Lorsque Mimile, Charlot et Giboulot arrivèrent au bord de la mare, toute la bande barbotait dans la vase où elle était enfoncée jusqu’à mi-corps.

« Ils ne savent pas seulement nager ! dit Charlot avec un suprême mépris.

— Au secours ! criaient les petits malheureux, qui à chaque instant s’enfonçaient davantage.

— Il n’y a pas un instant à perdre, dit Giboulot en s’emparant du couteau de Mimile, ils en auraient par-dessus la tête avant un quart d’heure. »

L’ex-gardeur d’oies chercha rapidement autour de lui, puis courut à un châtaignier dont il coupa une très-longue et très-forte branche… Il revint ensuite en courant au bord de la mare où les mauvais galopins continuaient à se débattre dans les angoisses de la peur.

« Les plus petits d’abord !… s’écria Giboulot en avançant la branche au-dessus de la mare.

— Remuez les mains et les pieds, battez l’eau, et vous n’enfoncerez pas, disait Mimile aux autres.

Trois enfants s’accrochèrent aussitôt au bienheureux branchage. Giboulot, aidé de Mimile et de Charlot, les attira jusqu’au bord, où il les abandonna pour secourir leurs camarades. Trois nouveaux enfants furent bientôt à terre, et le septième et le huitième ne tardèrent pas à les rejoindre, grâce aux efforts réitérés de nos trois amis.

Les petits vauriens offraient, il faut en convenir, un spectacle piteux. Ils étaient couverts de vase et d’herbes. Pliés en deux, les bras ballants, ils regardaient d’un air idiot la boue liquide qui dégouttait de toute leur personne. Ce fut alors que, pour compléter le tableau, on vit revenir clopin-clopant les trois chefs, qui avaient reçu leur contingent au début de l’action. On voyait que chaque pas était pour eux le sujet d’une vive douleur ; le principal des trois se trouvait, et c’était justice, le plus écloppé.

L’ex-gardeur d’oies, les voyant réunis, prit alors la parole avec l’aplomb d’un orateur consommé :

« Vous voilà dans un bel état, mes gaillards !… — Et il s’adressait plus particulièrement aux trois revenants. — Le bâton, dit-il, a fait justice de votre cruauté, et l’eau que vous destiniez à un pauvre animal a châtié la bêtise des huit petits imbéciles que vous aviez associés à votre méchante action. Chacun, dans cette distribution des récompenses, a eu la part qu’il avait mérité d’avoir. En revenant attaquer à quatre contre un ceux qui s’étaient opposés à vos mauvais desseins, vous avez en outre commis une lâcheté. Si nous avions été, mes camarades et moi, aussi méchants que vous, vous auriez, vous les grands que nous avons ménagés, quelque membre cassé, et, quant aux petits, ils seraient sans vie au fond de cette mare, à la place de l’animal que vous vouliez noyer. »

Chose assez extraordinaire, dans les grands moments, Giboulot s’exprimait comme un garçon qui aurait passé quelques années sur les bancs d’un collège.

Cette remarque faite en passant, nous poursuivons notre récit.


XIII

à demain l’amérique.

Il va sans dire que les maraudeurs ne trouvèrent pas un mot en réponse à de si dures vérités, et qu’ils se contentèrent de regarder leurs sauveurs avec des airs aussi penauds que contrits.

Leur attitude disait clairement qu’ils ne demandaient qu’à s’en aller.

« Vous pouvez vous retirer, leur dit Giboulot avec beaucoup de majesté. Veuille Dieu que vous ayez chez vous des culottes de rechange !… »

Les mauvais garnements prirent aussitôt le large, heureux d’en être quittes à si bon compte.

« Sont-ils humiliés ! fit observer Mimile.

— C’est bien fait, reprit Charlot, car je suis bien certain que, si nous étions tombés dans la mare à leur place, ils nous y auraient laissés.

— Ça prouve que nous valons mieux qu’eux, et ce n’est pas dire grand’chose, malheureusement, dit Giboulot ; il serait triste qu’il n’en fût pas ainsi.

Voyons, reprit Mimile, il s’agirait maintenant de nous reposer pour tout de bon. Puisqu’il est arrêté que nous devons marcher toute la nuit pour passer plus facilement en Amérique, c’est bien le moins que nous reprenions des forces.

— C’est vrai, répondit Giboulot ; il faut en outre tâcher de nous reposer cette fois dans un endroit où personne ne puisse venir nous déranger, pas plus les rôdeurs que les gendarmes.

— La forêt n’est guère tranquille, dit Mimile.

— Ni guère sûre, ajouta Charlot.

— J’en conviens, répondit Giboulot. Je crois pourtant que j’ai notre affaire, et mon grand a été de n’y pas songer ce matin ; cela nous eût évité bien des ennuis. »

Il y avait dans un coin retiré de la forêt un ancien rendez-vous de chasse qui depuis fort longtemps tombait en ruines ; ce fut là que l’ex-gardeur d’oies conduisit ses deux compagnons.

« Voici notre auberge, dit-il en apercevant la masure à travers les arbres.

— Ça n’est guère beau, ton auberge, dit Mimile.

— Pas beau du tout, répéta Charlot.

— C’est suffisant pour y dormir quelques heures.

— C’est vrai, dit Mimile.

— Et je puis vous affirmer que vous y dormirez tranquilles.

— Ça, par exemple, on peut bien dire que c’est le principal, » dit Charlot, qui pour le moment ne soupirait qu’après une vie non accidentée.

Le rez-de-chaussée de ce bâtiment était soigneusement barricadé, ce qui pouvait faire supposer qu’il servait à serrer les piéges et les divers engins de chasse des gardes forestiers ; mais un escalier à ciel ouvert, aux marches déchaussées, branlantes, conduisait au premier étage, situé immédiatement sous le toit.

Les trois compagnons s’y élancèrent en même temps.

La porte de ce premier et unique étage, n’étant fermée qu’au loquet, fut ouverte en un tour de main.

« À la bonne heure ! s’écria Giboulot en apercevant une grande chambre absolument vide ; voilà bien l’appartement qui nous convient. Aussi impossible de salir les tapis que de casser les glaces. »

Charlot et Mimile s’étaient couchés sur le plancher sans faire la moindre observation.

Ils étaient harassés et s’endormirent côte à côte en moins d’une seconde.

Giboulot, comme un chien de garde, s’était allongé en travers de la porte, pour éviter toute surprise.

Tous les trois étaient immobiles depuis assez longtemps, et l’on aurait pu croire qu’ils dormaient tous également, quand Giboulot se dressa tout doucement sur son séant pour jeter un coup d’œil scrutateur sur Mimile et Charlot.

« Ils dorment à poings fermés, » se dit-il tout bas.

Et, tirant un carnet de sa poche, il écrivit rapidement quelques mots au crayon. Ouvrant ensuite la porte le plus discrètement possible, il descendit l’escalier avec des précautions infinies, tenant à la main le papier qu’il venait d’écrire, et s’enfonça dans la forêt.

Cent pas plus loin, il s’arrêta à l’angle d’un épais fourré.

« C’est bien ici, » dit-il en regardant autour de lui.

Puis, sifflant trois fois d’une façon particulière, il attendit en prêtant l’oreille. Un homme parut bientôt.

Cet individu n’était autre que l’espèce de sauvage qui s’était mis à la poursuite de Mimile et de Charlot à leur sortie de la cabane de Mange-tout-cru, c’est-à-dire le second de cet affreux chef de bandits, l’homme qui était revenu de ses longs voyages avec une seule oreille et un seul mollet, et qu’on nommait le lieutenant.

« Eh bien ? demanda-t-il d’un ton bref à Giboulot.

— Voici, répondit l’ex-gardeur d’oies en lui remettant le papier où il avait précédemment écrit quelques mots.

— Ah ! répondit l’homme.

— Oui, nous les tenons ; tous deux sont là, complètement endormis.

— C’est bien ; à demain donc. À demain l’Amérique ! »

Le lieutenant de Mange-tout-cru prononça ces derniers mots avec une ironie peu rassurante et disparut.

Quant à Giboulot, se glissant comme une ombre au milieu des arbres, il retourna auprès de Mimile et de Charlot.

Les deux cousins dormaient encore profondément lorsque Giboulot rentra dans la masure. L’ex-gardeur d’oies s’était fait si léger en remontant l’escalier en ruines, il avait rouvert la porte de leur chambre et s’était recouché sur le plancher avec tant de précaution qu’il n’avait pas fait le moindre bruit. Bien mieux ; il n’était pas couché depuis cinq minutes, qu’il dormait son tour comme un homme qui n’aurait pas le plus petit poids sur la conscience.

Le jour commençait à disparaître sensiblement, quand nos trois dormeurs furent réveillés simultanément par un coup de tonnerre si violent qu’il ébranla la masure jusque dans ses fondements.

« C’est un orage, dit Giboulot. S’il se met pleuvoir, ça va détremper les chemins… Et pour marcher la nuit… cela ne sera pas réjouissant.

— Quelquefois, dit Mimile, le tonnerre gronde sans qu’il pl… »

Une pluie torrentielle tomba juste à point pour lui couper la parole.

« C’est bien ennuyeux, ça, dit Charlot.

— Bah ! plus la pluie tombe fort, moins elle dure, reprit Mimile.

— C’est juste ! répliqua Giboulot. Après tout, la pluie et le tonnerre, c’est un accident comme un autre.

— Parbleu ! dit Mimile en se cambrant. Et ce n’est pas Charlot, qui s’est comporté comme un brave aujourd’hui, qui voudrait avoir peur du mauvais temps.

— Je n’ai plus peur de rien, » répondit Charlot en portant la main à son œil, devenu quelque peu gênant.

L’orage qui, pendant vingt minutes, avait déchaîné toutes ses violences, venait de s’apaiser tout à coup.

La nuit, une nuit noire et profonde, avait succédé à la bourrasque.

« Ma foi ! en route, compagnons, dit alors Giboulot ; nous avons de bons souliers, et puis par ici c’est tout sable ; on n’enfonce pas.

— En route ! » répétèrent vaillamment Mimile et Charlot.

Ils avaient si bien dormi, qu’ils se sentaient en état de faire le tour du monde sans reprendre haleine.

« Pas si vite, dit Giboulot en modérant l’ardeur de ses compagnons ; vous devez vous souvenir que l’escalier est difficile et qu’il faut prendre ses précautions pour le descendre autrement que sur la tête. Tenez la rampe sans trop vous appuyer dessus, et suivez-moi.

— Nous allons faire attention, dit Mimile. Je vais te tenir par ta blouse, pendant que Charlot me tiendra par ma veste. »

La descente s’opéra ainsi qu’il vient d’être dit sans accident. Quelques minutes plus tard, nos trois voyageurs se trouvaient en pleine forêt.

« Es-tu bien certain que nous suivons la route qui conduit en Amérique ? demanda Mimile à Giboulot.

— Nous allons vers le sud-ouest, c’est tout ce que je sais, répliqua celui-ci.

— Alors c’est bien ça, dit Mimile.

— C’est qu’il ne s’agit pas de nous perdre, fit observer Charlot.

— Soyez tranquilles, je suis sûr de mon chemin. »

Un reste de tempête passait de temps en temps au-dessus de la forêt et secouait les feuilles, dont l’eau tombait en véritable pluie. Le désagrément était mince, et nos petits amis ne faisaient qu’en rire.

« Dis donc, Mimile, dit tout à coup Charlot, il me semble que j’ai entendu quelque chose.

— C’est sans doute quelque animal qui court à travers les feuilles et les branches tombées, pour regagner son domicile où l’attendent sa femme et ses enfants, répondit tranquillement Giboulot.

— C’est peut-être ça, » reprit Charlot.

Un cri sinistre, plusieurs fois répété, retentit en ce moment au-dessus de leurs têtes.

« Qu’est-ce que c’est donc ? demandèrent Mimile et Charlot également effrayés.

— Ça, c’est le cri d’un oiseau de nuit qu’on appelle une chouette.

— Le vilain oiseau ! Il m’a fait peur, » reprit Charlot.

Giboulot poursuivit :

« C’est l’heure où il se lève pour aller à la chasse… Gare aux souris, aux mulots et aux lapins en bas âge qui se trouvent sur son passage ! il les croque sans merci.

— Il a une drôle d’heure pour exécuter tout cela, fit observer Mimile.

— Chut ! ne causons plus, dit Giboulot. Le temps est si noir que je n’aurai pas trop de toute mon attention pour ne pas m’égarer. »

On marcha en silence pendant un bon quart d’heure sans entendre le plus léger bruit.

« À vous ! » cria tout à coup une voix retentissante.

Tout aussitôt nos trois amis, qui s’étaient d’instinct serrés les uns contre les autres, se trouvèrent jetés par terre et enveloppés dans un immense filet.

« Nous les tenons !… Armez vos fusils ! cria une autre voix.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Charlot épouvanté.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Mimile.

— Arrêtez ! arrêtez ! cria Giboulot sans répondre à ses camarades, et tout en essayant de se relever.

— Oh ! oh ! le gros gibier qui parle à présent, s’écria un homme qui s’avança d’un air stupéfait, une lanterne sourde à la main.

— Belle capture ! dit l’un d’eux d’un ton de fort mauvaise humeur.

— Elle est bonne, la plaisanterie ! riposta Giboulot. C’est nous qui sommes bousculés, et ce sont les autres qui se plaignent.

— Pas tant d’histoires. Qu’est-ce qui m’a planté des pierrots comme ça, qui courent nuit dans la forêt pour empêcher les honnêtes gens de travailler ? dit l’homme à la lanterne.

— Tiens, est-ce que nous ne sommes pas libres de nous promener comme vous, méchants braconniers ? dit Giboulot avec colère.

— Finissons-en. Ouvrez le filet et qu’on leur flanque une tripotée avant de les relâcher, ça leur apprendra une autre fois à passer la nuit dans leur lit.

— Une tripotée ! s’écria Giboulot avec indignation.

— C’est-à-dire trois tripotées, afin que chacun ait la

xiii
ouvrez le filet.
sienne, » répliqua le troisième braconnier tout en s’occupant à débarrasser nos petits amis du filet qui les enveloppait de la tête aux pieds.

Giboulot s’était penché, pendant cette opération, vers Mimile et Charlot, et leur avait dit tout bas :

« Laissez-moi faire ; vous n’aurez qu’à me suivre dès que je me sauverai. »

Mimile, Charlot et Giboulot, sortis enfin du panneau, avaient repris tout leur aplomb.

« Bastingard, dit l’un des braconniers, passe-moi la lanterne et tire-moi fort les oreilles à ces trois gaillards-là, car il faut leur tenir parole. Je me chargerai ensuite de leur allonger à chacun un coup de pied quelque part, pour les remettre en humeur de courir. »

Bastingard, débarrassé de sa lanterne, se disposait à exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir, quand Giboulot, qui guettait le moment, le renversa d’un violent coup de tête dans l’estomac. Bastingard poussa un cri de détresse.

Pendant ce temps, Giboulot, qui avait l’œil à tout, avait envoyé un coup de bâton sur la main qui tenait la lanterne, un autre coup sur la tête du troisième braconnier, puis il avait pris la fuite, suivi de ses deux compagnons. Et comme l’occasion était bonne pour utiliser son talent de ventriloque, il avait imité des voix lointaines qui disaient :

« Vite ! vite ! Il y a de mauvaises pratiques là-bas. »

Reprenant ensuite sa voix naturelle, il s’était écrié de toutes ses forces :

« Voilà les gardes ! voilà les gardes ! »

Ces cris, répétés par Mimile et Charlot, avaient produit un tel effet sur les braconniers, qu’à peine revenus de leur stupéfaction, ils avaient promptement ramassé leur filet et pris la fuite dans une direction opposée à celle de nos petits aventuriers.

Il va sans dire qu’il n’y avait pas, pour le moment, apparence de gardes forestiers, et que les cris proférés par Giboulot n’étaient qu’un stratagème pour se débarrasser de la poursuite des braconniers, en les inquiétant vivement sur leur propre compte. Certains de n’avoir personne à leurs trousses, nos trois compagnons d’aventure s’arrêtèrent après une course de quelques minutes.

« Hein ! dit Giboulot en riant, voilà ce qui s’appelle se tirer promptement d’affaire. Ces imbéciles-là, qui pensaient nous allonger les oreilles comme à de jeunes lapins !

— Ils ont reçu la volée qu’ils nous destinaient si gratuitement, dit Mimile.

— C’est joliment bien fait, ajouta Charlot ; c’est moi qui lui aurais donné un fameux coup aussi, s’il avait voulu me tirer les oreilles.

— Ils ont eu chacun leur compte, ça doit leur suffire et à nous aussi, dit Giboulot.

— C’est donc leur état, à ces gens-là, de tendre des filets dans les bois pendant la nuit ? dit Mimile.

— Mais oui ce sont des braconniers, des voleurs de gibier, répliqua Giboulot.

— Avec tout ça, fit observer le judicieux Charlot, je vois qu’on n’est pas plus tranquille la nuit que le jour quand on voyage, et ça, même dans les forêts. Qui est-ce qui aurait cru ça ? »

Des pas réguliers se firent entendre à peu de distance.

« Chut ! dit vivement Giboulot, ce sont pour le coup les gardes de la forêt qui font leur ronde ; il faut entrer dans le fourré et faire les morts, car m’est avis qu’ils ne se gêneraient guère de nous demander ce que nous sommes venus chercher ici à pareille heure. »

Nos petits amis s’étaient à peine mis à l’écart, que la patrouille passa silencieusement comme une escouade de fantômes. Sa mission était de surprendre les braconniers en flagrant délit, pour les arrêter et les conduire en prison, et elle faisait son possible pour s’en acquitter en conscience.

« En avant ! marche ! reprit Giboulot, mais à mi-voix, dès qu’il se fut assuré que la patrouille était trop loin pour les entendre.

— Ce n’est décidément pas gai pendant la nuit, une forêt, remarqua encore Charlot.

— Ce n’est pas fini ; nous allons peut-être nous amuser tout à l’heure, répondit Mimile.

— Oui, c’est fort possible, » ajouta Giboulot.

Ils marchèrent longtemps sans se heurter à aucun obstacle. Seulement, depuis quelques minutes, on entendait par intervalles des aboiements lointains, semblables à ceux des chiens de garde qui se répondent au milieu de la nuit.

Nous devons approcher des lignes de Mange-tout-cru, dit Giboulot en faisant halte pour mieux écouter.

— Tu crois ?… demanda Charlot avec une vivacité qui n’était pas exempte d’inquiétude.

— J’en suis de plus en plus certain, répondit l’ex-gardeur d’oies, prêtant toujours l’oreille.

— Après tout, dit bravement Mimile, puisqu’il nous faut passer sur le corps de ces bandits-là, et puisqu’ils nous interceptent l’Amérique, mieux vaut en finir tout de suite. Ce n’est pas déjà si amusant de patauger comme ça dans une forêt, sans plus voir qu’une taupe.

— Et sans jamais manger à ses heures, » ajouta Charlot, que rien ne pouvait distraire de cette idée depuis qu’il ne prenait plus ses repas qu’à l’aventure, et quels repas !…

Giboulot reprit :

« Seulement il est indispensable, avant d’aller plus loin, de convenir de nos faits et de nous tracer une ligne de conduite, ou plutôt un plan de campagne. »


XIV

le camp de mange-tout-cru.

« Ce sera très-sage, dit Mimile, car une fois qu’on sait ce qu’il faut faire… »

Giboulot se permit de l’interrompre :

« J’ai entendu dire que les hommes de Mange-tout-cru montaient la garde de cent pas en cent pas sur la lisière d’une forêt, depuis le nord jusqu’au midi, et qu’un gros chien veillait au milieu de l’intervalle qui sépare les sentinelles. C’est là, je ne vous le cacherai pas, le côté épineux de notre expédition.

— Je le crois bien, dit Mimile ; ce n’est pas très-rassurant, surtout si les chiens sont gros.

— Dame ! ça peut vous mordre très-fort… un gros chien… dit Charlot.

— Et puis, un chien peut se jeter sur vous juste au moment où l’on s’y attend le moins, ajouta Mimile.

— Bah ! bah ! riposta Giboulot, un chien n’a jamais avalé un homme à la première bouchée ; un coup de bâton sur la tête lui ôte tout de suite l’idée de passer à la seconde. L’important est de convenir d’un signal, dans le cas où nous nous trouverions séparés.

— Séparés ? répéta Charlot avec anxiété.

— Cela peut arriver dans une bagarre. Il faut tout prévoir et aviser au moyen de se réunir.

— Eh bien, nous pourrons imiter le chat pour nous appeler les uns les autres, dit Mimile.

— Moi, je saurais mieux imiter Polichinelle, dit Charlot en nasillant.

— C’est convenu, dit Giboulot, l’un imitera le chat, et l’autre Polichinelle ; moi, j’imiterai le cri des oies ; comme ça nous pourrons toujours nous entendre.

— C’est vrai, dit Mimile. J’imite le chat, on se dit : C’est Mimile qui appelle ; on entend le cri du Polichinelle, on se dit : C’est Charlot ; enfin, on entend le cri des oies, et on sait que c’est Giboulot. »

Après s’être ainsi concertés, à voix basse bien entendu, sur leur cri de ralliement, nos petits aventuriers redevinrent muets comme des poissons.

Mais, s’ils ne parlaient pas, ils n’en pensaient pas moins. Par exemple, Charlot, qui n’avait jamais tant marché de sa vie, se disait en cachette qu’il aurait volontiers échangé ses gros souliers contre une vieille paire de pantoufles, ce qui lui eut permis de reposer ses pieds endoloris.

Mimile, malgré toute son abnégation, toute son amitié pour Charlot, pensait, tout en prenant son parti des dangers qu’il courait, que le métier de voyageur diurne et nocturne offrait pas mal d’inconvénients, et que ses côtés agréables n’étaient pas une compensation suffisante aux autres.

À son tour, Giboulot réfléchissait qu’il voudrait bien en avoir fini avec ses deux petits compagnons. Comment l’entendait-il ? Nous ne saurions le dire. Nous répugnons à supposer qu’il pût leur préférer la compagnie des oies. Mais, nous l’avons vu, Giboulot était un personnage mystérieux, et qu’on aurait pu même taxer de sournoiserie, s’il n’était souverainement injuste de juger n’importe qui sur de simples apparences.

Toutes ces réflexions avaient beau ne faire aucun bruit, il était malheureusement impossible aux trois compagnons de ne pas troubler de temps en temps le silence de la forêt en déplaçant un amas de feuilles, ou en brisant sous leurs pieds de petites branches mortes.

Giboulot, bien que suffisamment édifié sur la direction qu’il suivait, ne pouvait, à cause de la nuit, se rendre compte de la distance parcourue et par conséquent du chemin qu’il leur restait à franchir pour atteindre la limite de la forêt. Cependant, comme l’ex-gardeur d’oies était d’un naturel assez prudent, il songeait à prendre ses précautions à tout événement, quand une voix de premier ordre, une voix de basse-taille, le fit tout à coup tressaillir. Elle criait :

« Qui vive ? Halte là ! »

Cette voix terrifiante semblait partir de la cime d’un arbre qui se trouvait tout près d’eux.

Giboulot dit tout bas à ses compagnons :

« Marchons plus vite, et pas un mot.

— Qui vive ? répéta la voix. Répondez vite ou je tire dans le tas. »

Nos trois amis n’en détalaient que plus rapidement, on le comprend.

Un coup de fusil partit alors, mais sans atteindre personne.

Au bruit de la détonation, Charlot, tout tremblant, s’était saisi du bras de Giboulot, dans lequel il incrustait ses ongles.

« Ah ! il me semble que j’ai entendu siffler la balle, dit-il.

— Moi aussi, dit Mimile.

— Taisez-vous, car nous approchons, je le vois, des lignes gardées par Mange-tout-cru. »

Au bout d’un nouveau quart d’heure, nos amis, qui ne s’étaient point arrêtés une seconde, éprouvèrent le besoin de se reposer.

« C’est dur tout de même de marcher toujours comme ça, dit Charlot.

— On s’y fait, répondit Mimile ; et puis le danger vous distrait.

— Deux ou trois mois de cette vie-là, et vous n’en voudrez plus d’autre, dit Giboulot.

— Deux ou trois mois ! murmura Charlot effrayé de la perspective.

— Un peu plus, un peu moins, ça dépend des dispositions, » répliqua Giboulot.

Il ajouta aussitôt :

« Avec tout ça, il ne faut pas s’endormir, maintenant qu’un coup de fusil a donné l’alarme aux hommes de Mange-tout-cru.

— Et à leurs chiens, dit Charlot.

— Oh ! leurs chiens sont toujours sur les gardes, et si nous ne marchions pas contre le vent…

— Qui vive ? Répondez, ou sinon, gare les coups de fusil !… cria la même voix.

— À plat-ventre !… » dit tout bas Giboulot.

Cet ordre fut immédiatement exécuté. Il ne pouvait l’être avec plus d’à-propos, car, à l’instant même, un nouveau coup de feu retentit au-dessus de leurs têtes.

Inutile de dire que Charlot eut bien plus peur encore que la première fois.

« En voilà des imbéciles qui tirent sans voir clair ! fit observer Mimile.

— Faudrait pas s’y fier, » répondit Giboulot.

Et il reprit sa course en entraînant ses deux petits compagnons.

Peu d’instants leur suffirent pour dépasser les hautes futaies ; ils se trouvèrent alors au milieu d’un large espace recouvert d’arbres récemment abattus.

L’orage avait balayé le ciel, et les étoiles brillaient du plus vif éclat, ce qui permit à Giboulot de préciser l’endroit où ils se trouvaient.

« Oh ! oh ! dit-il, voilà le carrefour des Hommes-Noirs, et nous ne sommes plus qu’à trois cents pas de la seconde limite que nous voulons franchir.

— Quelle chance ! dit Mimile.

— Alors les chiens doivent être tout près d’ici ?… demanda Charlot.

— Et tout prêts à mordre ! ajouta Mimile.

— Aussi, répliqua Giboulot, n’y a-t-il plus qu’un moyen de se tirer de là.

— Et tu le connais, ce moyen ?… reprit Charlot.

— Vous le connaîtrez bientôt vous-mêmes, car vous allez le mettre à exécution. Et d’abord il faut nous hâter de faire un grand tas de toutes les branches qui sont là, devant nous. »

Mimile et Charlot se hâtèrent d’obéir.

Un quart d’heure suffit pour élever une grande pyramide de fagots. Ce travail achevé, Charlot demanda à Giboulot ce qu’il leur restait à faire pour le présent.

« Rien, car je n’ai besoin de personne pour mettre le feu à ce bûcher ; seulement, quand vous le verrez flamber, vous me suivrez à quatre pattes pour juger d’un peu loin de l’effet que va produire ce bel incendie. »

Charlot, pas plus que Mimile, ne comprenait l’idée de Giboulot ; mais ils le laissèrent agir sans objections, certains qu’il était plus expérimenté qu’eux.

L’ex-gardeur d’oies tira une petite mèche soufrée de sa poche, y mit le feu à l’aide d’une allumette, et la plaça sous le tas de bois, en activant le feu avec quelques morceaux de papier qui flânaient aussi au fond des annexés de sa blouse.

xiv
le beau feu ! s’écria mimile.

La flamme gagna immédiatement les petites branches et ne tarda pas à s’enrouler autour des plus grosses.

« Le tour est fait ! » s’écria Giboulot.

Puis il ajouta, gaiement :

« Vite ! à quatre pattes, et allons prendre l’air un peu plus loin. »

Ils s’éloignèrent comme autant de lièvres ou de lapins effarouchés.

Après quelques minutes de ce fatigant exercice, Giboulot s’arrêta derrière un monticule boisé qui dominait cette partie de la forêt.

Mimile et Charlot l’imitèrent.

La pyramide de branchage, qui pendant ce temps s’était complètement embrasée, projetait une immense lueur sur les environs.

« Ça marche, ça marche, dit Giboulot en se frottant les mains.

— Le beau feu ! s’écria Mimile.

— Moi, je trouve ça effrayant, » dit Charlot.

De grands cris s’élevèrent à distance.

« Voilà que ça commence, dit Giboulot, ça va être très-amusant tout à l’heure ; attendez un peu. »

Mimile et Charlot se regardaient sans rien deviner des projets de leur compagnon. Une rumeur confuse, à laquelle se mêlaient de lugubres aboiements, se rapprochait de plus en plus.

« Les voilà qui arrivent !…

— Qui ? demanda Charlot.

— Les bandits de Mange-tout-cru, parbleu !… Ils croient que la forêt brûle, et ils quittent leur poste pour venir l’éteindre. Hein, comprenez-vous, maintenant ? »

Mimile et Charlot avaient compris.

« Tenez, les voyez-vous accourir là-bas ? Ils sont armés de grands bâtons… et suivis de leurs chiens… Quelle chance ! quelle chance !

— Tiens, qu’est-ce qu’ils font donc ? On dirait qu’ils frappent la terre.

— Ils frappent sur l’herbe pour l’éteindre et circonscrire le feu ; c’est le seul moyen qu’on puisse employer en forêt. Mais assez causé et marchons, puisque les chemins sont devenus libres. »

Charlot n’eut pas plutôt appris cette bienheureuse nouvelle, qu’il s’écria, tant il avait hâte de se tirer des griffes de Mange-tout-cru :

« Courons ! courons ! »

Ils avançaient toujours, et plus ils gagnaient du terrain, plus l’espace se rétrécissait devant eux ; la forêt se terminait de ce côté par une longue avenue bordée de grands arbres.

« Tu crois, Giboulot, que nous pourrons passer sans danger de ce côté ? demanda Mimile.

— Je l’espère… à moins…

— À moins ? demanda vivement Charlot.

— À moins, reprit Giboulot, qu’ils n’aient laissé quelques hommes et quelques chiens dans la maison des gardes, là-bas, au bout de l’avenue ; je n’y avais pas songé d’abord.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! nous ne serons donc jamais au bout de nos peines !

— Après tout, dit Giboulot, nous le verrons bien quand nous y serons. D’ailleurs, il n’y a plus moyen de reculer.

— S’il n’y a plus moyen, ne reculons pas, dit philosophiquement Mimile ; il fallait le dire tout de suite. »

Ces paroles dites résolûment, on poursuivit son chemin avec une nouvelle ardeur.

« À la bonne heure, répliqua Giboulot ; en marchant de ce pas, nous ne tarderons pas à savoir à quoi nous en tenir. Mais qu’il soit bien entendu que, si les chiens veulent nous barrer le passage, il faudra jouer du bâton. »

Il parlait encore, que des aboiements formidables répondirent à cette espèce de défi.

« Nous y voici, dit Mimile ; Charlot, garde à toi !

— Oui, dit Charlot d’une voix mal assurée.

— C’est très-singulier, reprit Giboulot, il faut que ces grands aboyeurs soient solidement attachés pour n’être pas encore ici à nous montrer leurs crocs. »

Charlot respira plus librement en entendant cette observation rassurante.

Les nuits sont très-courtes en été et le jour commençait à paraître, comme pour venir en aide à nos petits aventuriers.

D’instant en instant, les aboiements redoublaient de violence.

Ils arrivèrent enfin devant les chenils, où le vacarme continua de plus belle ; c’était à en devenir sourd.

« J’avais deviné, dit Giboulot, les chiens sont attachés… rien à craindre de ce côté… pas un seul homme non plus… Encore quelques pas, et nous serons libres, tout à fait libres. »

Charlot, se croyant déjà à l’abri de tout danger, ne put se retenir d’agacer un gros dogue qui se trouvait bel et dûment enchaîné devant lui.

Giboulot l’arrêta d’un mot dans cette vilaine occupation.

« Si la chaîne lâchait ! » lui dit-il.

Au delà des petits bâtiments dont nous venons de parler, et leur faisant immédiatement suite, se dressait un mur à moitié ruiné et qu’il fallait franchir pour gagner la campagne ; c’était le bon moyen pour sortir de la forêt sans s’exposer à de fâcheuses rencontres.

Giboulot triomphait, car, en éloignant les hommes qui pouvaient nuire à leurs projets, il n’avait pu compter que les chiens leur livreraient si facilement le passage.

Émerveillés d’un pareil dénoûment, Mimile, Charlot et Giboulot s’étaient élancés en même temps sur le mur et étaient sur le point de l’escalader, quand le dogue que Charlot avait taquiné, rompant sa chaîne par un violent effort, se rua à leur poursuite en poussant d’affreux hurlements.

À cette effroyable apparition, Mimile et Giboulot, comme s’ils eussent reçu un violent coup de fouet, avaient fait un dernier effort pour enjamber l’autre côté de la muraille et y étaient parvenus.

Mais Charlot, moins leste, n’avait pas réussi ; au lieu d’arriver à la crête, il était retombé lourdement au pied du mur.

Le dogue était à peine à dix pas, et, la gueule béante, il allait se jeter sur lui.

Le malheureux enfant, cachant sa tête dans ses mains et faisant face à la muraille, poussait des cris déchirants. Il était si terrifié en se trouvant seul devant un pareil danger, que l’idée de se défendre ne lui était même pas venue. Son fameux couteau n’était pas sorti de sa gaîne ; quant à son bâton de voyage, il avait eu le tort de s’en débarrasser en le lançant de l’autre côté du mur avant de tenter son escalade.

Tout cela s’était passé en quelques secondes.

« Charlot ! Charlot ! criait de l’autre côté du mur Mimile désespéré. Giboulot, je ne veux pas abandonner mon cousin. Allons à son secours ! »

En quelques secondes, les têtes de Mimile et de Giboulot reparurent sur l’arête de la muraille.

Ils s’arrêtèrent stupéfaits, mais rassurés. Le terrible dogue, qu’ils pensaient voir aux prises avec Charlot, hurlait lamentablement, à six pas de lui, le corps à demi enfoncé en terre.

Comme on n’y voyait pas encore très-clair, surtout dans cet endroit ombragé, ils furent quelques instants avant de se rendre compte de ce qui avait si subitement réduit à l’impuissance le terrible molosse.

C’était bien simple.

Au moment d’atteindre Charlot plus mort que vif, l’animal s’était pris les deux pattes de devant dans un piège à loup. Grâce à cet incident, presque miraculeux, tant il était arrivé à point, Charlot était sauvé ; mais il avait tellement perdu la tête, qu’il ne s’aperçut de sa chance que lorsque Mimile et Giboulot lui eurent crié plusieurs fois :

« Grimpe donc, Charlot ! le chien est pris par les pattes, et il ne peut te faire aucun mal. »

Le chien ne cessait de hurler.

Charlot se risqua enfin à rouvrir les yeux ; pouvant enfin juger la situation, il reprit alors courage, et, aidé de Mimile qui lui tendait son bâton, il gravit l’obstacle qui le séparait de ses amis.


XV

disparition, retour et transformation
de giboulot.

« J’ai eu joliment peur, dit malgré lui Charlot, qui était blanc comme un linge.

— Tu es trop bête aussi, lui dit amicalement Mimile. Comment ! tu as un chien sur les talons, et au lieu de lui faire face, tu te retournes et tu restes en paquet le long d’un mur, et ayant ainsi l’air de lui dire : « Mange-moi, je ne m’y oppose pas ! » Vois-tu, ajouta Mimile, encore tout ému du danger qu’avait couru son cousin, il faut toujours se défendre ; on risque moins à l’essayer qu’à se livrer ; ça donne le temps aux autres d’arriver à votre secours. Je sais bien que tu es parti pour combattre des lions, et que tu n’étais pas du tout préparé à lutter contre des chiens ; mais, en voyage, tu le vois, il faut s’habituer à combattre les bêtes les plus différentes. »

Après cette apostrophe, Mimile, qui avait un excellent cœur, ne put s’empêcher d’embrasser Charlot pour le féliciter d’en être quitte à si bon compte.

« Sois tranquille, répondit Charlot, à l’avenir je me tiendrai sur mes gardes et je taperai sur tout ce qui se présentera pour m’attaquer.

— À la bonne heure ! » s’écria Mimile.

Giboulot avait assisté à cette dernière scène d’un air assez distrait, plongeant tour à tour son regard dans toutes les directions.

Mais ils n’avaient pas le droit de perdre du temps en longs discours, et ils reprirent leur course, laissant le chien hurler tout à son aise.

Ils s’arrêtèrent au bout d’une heure au milieu de vastes champs parsemés de bouquets d’arbres. Leur dernier repas étant déjà fort loin, sur la proposition de Mimile ils s’assirent, autant pour se reposer que pour tâter un peu de leurs provisions, lesquelles malheureusement commençaient à s’épuiser.

Giboulot, après s’être restauré pendant un quart d’heure en compagnie de Mimile et de Charlot, s’était éloigné sous le prétexte d’aller en éclaireur.

« Attendez-moi, avait-il dit, je reviendrai dès que je me serai assuré de la route que nous devons suivre.

— Va vite ! lui répliqua Mimile, nous restons là. »

Plus d’une heure s’était écoulée sans que Giboulot eût reparu.

Mimile et Charlot, très-inquiets de cette longue absence, tournaient sur place, n’osant, à leur tour, s’éloigner pour aller à sa recherche.

« Attends, dit Mimile, Giboulot s’est peut-être égaré ; je vais imiter un peu le chat pour lui indiquer que nous sommes ici.

— Au fait, puisque c’est convenu, imite le chat ; j’imiterai Polichinelle quand tu auras fini. »

Mimile exécuta, sans plus tarder, divers miaulements gradués avec un talent de premier ordre ; mais cela n’eut d’autre effet que d’effaroucher les oiseaux du voisinage.

« À mon tour, » dit Charlot.

Et il imita aussitôt le cri pointu, strident, perçant de Polichinelle.

C’était à s’en boucher les oreilles.

Giboulot ne répondit à aucun de ces divers appels.

Mimile et Charlot se regardèrent avec consternation.

Ils s’étaient si bien habitués à sa compagnie depuis la veille, et en quelque sorte à sa protection, qu’ils étaient bien près de se laisser aller au désespoir en se retrouvant seuls.

Mimile fut le premier à réagir contre cette défaillance, indigne de deux chasseurs de lions, et il dit :

« Ce qui me tourmente, c’est de songer qu’il est peut-être arrivé malheur à ce pauvre Giboulot ; le reste m’est indifférent. Nous nous étions bien passé de lui jusqu’au moment où il est venu se joindre à nous, et il n’y a pas de raisons pour que nous ne puissions nous en passer encore.

— C’est égal, Giboulot est très-fort et très-malin, et il nous aurait bien aidés une fois en Amérique, dit tristement Charlot.

— Je suis de ton avis ; mais puisqu’il n’est pas revenu, pour une raison ou pour une autre, il ne faut plus compter que sur nous, c’est plus sage. »

Charlot poussa un gros soupir.

« Si tu veux, reprit Mimile, nous allons l’attendre encore un peu pour lui donner tout le temps de revenir, et après ça…

— Et après ça ?… répéta Charlot.

— Après ça, nous nous remettrons en route tous les deux… L’Amérique, d’ailleurs, ne doit pas être bien loin maintenant. »

Deux heures se passèrent ainsi, deux heures de repos et de demi-sommeil pour les deux enfants, ce qui, après tant de traverses, ne leur était pas inutile.

Malgré ce délai, Giboulot ne jugea pas encore à propos de reparaître.

« Il faut repartir, dit Mimile en se remettant sur pied. Allons, Charlot. »

Charlot se leva en silence, replaça son sac sur ses épaules, s’assura machinalement que son long couteau était toujours dans sa gaîne, puis il se mit en route, entraîné par Mimile.

« Ça commence à m’ennuyer, de toujours marcher comme ça ; les pieds me font mal, dit-il.

« Ce n’est rien ; Giboulot disait lui-même qu’on s’habituait si bien à la marche, qu’à la fin on ne pouvait plus rester en place.

— Et si j’ai mal aux pieds, si j’ai les pieds écorchés ?… répliqua Charlot d’un ton de mauvaise humeur.

— Tu te reposeras le temps nécessaire et tu repartiras ensuite.

— Et où çà pourrai-je me reposer ? dit Charlot impatienté.

— Sur un arbre, parbleu !

— Et s’il pleut ?

— Justement, tu seras à couvert.

— Je vois bien que tu te moques de moi. Ce n’est pas bien, Mimile.

— Mon pauvre Charlot ! Moi me moquer de toi ? Jamais ! jamais !… répondit-il. Oh ! oh ! mais qu’est-ce que je vois là ? Charlot, aide-moi à lire… Ah ! quelle affaire ! Enfin ! enfin ! nous touchons au but.

— Quoi donc ? demanda Charlot très-intrigué.

— Regarde ! regarde toi-même. »

Mimile, ravi, montrait du doigt à son cousin un large écriteau soutenu par deux montants de bois, et sur lequel était écrit en gros caractères :

amérique du sud.
tribu des nez-rouges.
quartier des bêtes féroces.

À cette vue, Charlot, loin de partager l’enthousiasme de son cousin, fut pris d’une sorte de tremblement.

Mimile qui, dans sa joie de toucher au terme de son voyage, ne remarquait pas cette particularité, le prit par les deux mains et le força à faire quelques tours de valse avec lui. Mais Charlot ne dansa pas de bon cœur.

Le cri de l’oie, qui se fit entendre en ce moment, les interrompit net.

« Le signal de Giboulot ! s’écria Mimile.

— Tu crois ? demanda Charlot, cette fois avec un vif intérêt.

— J’en suis sûr… écoutons. »

Le signal se fit entendre une seconde fois.

« Entends-tu ?… » reprit Mimile, qui se hâta de répondre par des miaulements répétés.

Alors Charlot, sans qu’il fût nécessaire de l’en prier, répéta à son tour le cri de Polichinelle.

Dans la même minute, à quelques pas des deux amis, une créature humaine, coiffée d’un bonnet à plumes, le corps entièrement couvert d’une peau de bête, un long poignard à la ceinture, se dressa devant eux.

C’était Giboulot.

Mimile et Charlot, qui ne pouvaient le reconnaître sous ce déguisement, s’apprêtaient à fuir, quand il leur cria :

« Mimile ! Charlot ! N’ayez pas peur… c’est moi. »

Six pas d’un côté et six pas de l’autre, et nos trois compagnons se trouvèrent de nouveau réunis.

Leur joie était au comble ; on eût dit qu’ils ne s’étaient pas vus depuis de longues années. Charlot s’était accroché à Giboulot par sa peau de bête ; il avait peur de le perdre une seconde fois.

Puis vinrent les explications.

« Couchons-nous à plat-ventre, avait dit Giboulot ; de cette façon, nous aurons la chance de causer sans être aperçus, ce qui est très-important, ainsi que vous le verrez tout à l’heure. »

On exécuta le mouvement, de manière à se trouver tête à tête.

« Parle à présent, dit Charlot, avide de savoir pourquoi Giboulot se trouvait si complétement transformé.

— Mes enfants, commença par dire Giboulot, nous voilà décidément en Amérique ; mais il paraît que c’est un pays d’affreux sauvages à nez rouges qui vivent de pair à compagnon avec les bêtes féroces et qui mangent leurs ennemis absolument comme nous mangeons des gigots de mouton.

— Par exemple, c’est très-mal !… et Harrisson ne m’avait pas dit ça ! s’écria Charlot. »

Giboulot poursuivit :

« Eux, ils élèvent les lions comme on élève des agneaux dans mon pays, et quand ils sont suffisamment grands, ils les attirent dans un coin avec des pâtisseries ou des confitures, une friandise quelconque, et ils les tuent par derrière, en cachette, pour leur enlever la peau qu’ils vont vendre au marché. De cette façon, les autres lions ne savent rien de l’avenir qu’on leur réserve, et vont leur petit bonhomme de chemin en attendant leur tour. Ils se disent seulement : « Tiens, un tel n’est pas revenu ; il est sans doute allé se promener dans les bois. »

— C’est étonnant un pays comme ça, dit Mimile.

— Méchant Harrisson ! dit Charlot.

— Ce qui est encore très-divertissant, reprit Giboulot, c’est qu’ils parlent le français tout aussi bien que le sauvage.

— Mais comment as-tu pu pénétrer chez eux, apprendre déjà tout cela, et pourquoi t’es-tu déguisé en sauvage ?… demanda Charlot.

— Vous allez le savoir. Vous n’avez pas oublié que je vous avais quittés pour aller à la découverte et reconnaître le terrain ?

— Non, dit Mimile, cela nous a même assez tourmentés de ne pas te voir revenir.

— Nous avons été très-inquiets pour toi… et pour nous, dit le véridique Charlot.

— Ne trouvant rien qui pût nous renseigner, j’allais toujours. Enfin, je m’arrêtai à dix pas de l’endroit où nous sommes. Je me disais, en apercevant des animaux qui m’étaient inconnus : Est-ce que je serais déjà, sans m’en douter, dans un autre pays que le nôtre ?… Et je me disposais à revenir sur mes pas dans l’intention de vous aller chercher, quand un être énorme, avec un nez très-long, très-gros et surtout très-rouge, sort tout à coup de terre, me saisit et m’enlève comme une plume, puis m’emporte encourant plus vite qu’un animal à quatre pattes. J’avais beau me débattre et essayer de lui donner de mon bâton sur la tête pour l’obliger à me lâcher, il n’en continuait pas moins sa course ; il me serrait un peu plus fort, c’était tout… Bref, il me fit entrer dans sa cahute, en referma la porte, me jeta à terre comme un paquet, s’assit devant moi sur une souche d’arbre et se mit à m’éclater de rire au nez, se caressant tour à tour le ventre et l’estomac, comme pour me faire comprendre que j’allais lui servir de déjeuner.

— Quelle horreur !… s’écria Charlot.

— Pauvre Giboulot ! murmura Mimile.

— Mon cher garçon, que je me dis tout haut, tu vas passer un mauvais quart d’heure.

« — J’ai à t’apprendre quelque chose qui va t’ennuyer un peu, me dit le monstre en me parlant français, ce qui m’étonna beaucoup.

« Cet affreux cannibale continua :

« — J’ai l’intention de te manger cru, c’est meilleur.

— Mais alors, dit Charlot, c’était donc, lui aussi, un Mange-tout-cru ?

— Évidemment, répliqua Giboulot. Mais ne m’interrompez plus.

« — Les vieux, ajouta mon sauvage, les vieux qui ont mal aux dents font cuire leurs ennemis pour les mâcher avec plus de facilité. Mais je n’ai pas besoin de recourir à ces précautions. Et puis, quand on mange son ennemi tout vif, on peut encore, tant qu’on ne lui a pas croqué la tête, causer avec lui, ce qui est plus gai… Tiens, ajouta-t-il en ouvrant une bouche énorme dont les dents s’arrêtaient au milieu de la gorge faute de pouvoir aller plus loin, c’est par là que tu vas passer… en petits morceaux, bien entendu.

« Je ne dis plus rien, la colère me suffoquait ; je cherchais dans ma cervelle un moyen de me tirer d’affaire, car je trouvais trop bête de servir de pâture à une pareille espèce ; par malheur, j’étais sans armes. Si j’avais seulement possédé un couteau pareil aux vôtres… mais rien, car il m’avait pris, en entrant dans sa hutte, mon bâton. Je me désolais, quand, sans le vouloir bien entendu, il vint de lui-même à mon aide.

« — Ne t’impatiente pas, me dit-il en ricanant, je vais sortir, mais je serai vite de retour ; histoire de trouver un camarade et de l’inviter à déjeuner avec moi.

« Là-dessus, il sortit, en prenant bien soin de fermer la porte derrière lui.

— Mais alors comment as-tu pu l’ouvrir ? demanda Mimile.

— Enragé de colère, je jetai un regard autour de moi.

« J’aperçus le poignard que voici (Giboulot désignait son poignard). Il pendait à deux pas de moi, le long du mur du sauvage. Je m’en emparai, bien résolu à défendre chèrement ma vie ; mais l’idée me vint a lors qu’à l’aide de ce poignard je pourrais peut-être-ouvrir la porte et me donner de l’air. En effet, après cinq minutes d’efforts, j’en avais fait sauter la serrure, une vieille ferraille.

« J’avais entre-bâillé la porte par mesure de précaution pour voir comment les choses se passaient au dehors, quand j’aperçus mon sauvage qui revenait tout seul et sans trop se presser.

« Il ricanait, se frottait encore le ventre et l’estomac, comme quelqu’un qui se dispose à faire un bon repas, et ne se doutait pas qu’il était épié.

« Sa vue redouble ma rage.

« À nous deux ! me dis-je, nous allons bien voir. Et de mon pied gauche je calai la porte, qui ne s’ouvrait plus que juste assez pour lui permettre de passer son affreuse tête ; puis je l’attendis de pied ferme, son poignard à la main. »

Charlot écoutait, les yeux fixes, la bouche ouverte.

Giboulot poursuivit :

xv
je lui pris la tête entre la porte et le montant.

« Quelques secondes s’écoulèrent, et il s’avançait, la clef à la main, dans l’intention d’ouvrir la porte.

« — Plus de serrure ! s’écria-t-il au comble de la surprise. Quelqu’un a ouvert cette porte. »

Charlot ne put retenir un éclat de rire.

Giboulot reprit :

« Il poussa aussitôt la porte, et comme il s’était élancé en même temps, croyant qu’elle allait s’ouvrir toute grande, il se fit du premier coup une bosse au front.

— Ah ! ah !… » s’écria Charlot.

Giboulot continua :

« Furieux et grinçant des dents, il passa sa tête par l’entre-bâillement de la porte, pour juger de l’obstacle qu’il rencontrait.

« C’est là que je l’attendais.

« D’un coup d’épaule, je lui pris la tête entre la porte et le montant, et d’un autre coup je lui plongeai mon poignard dans la gorge.

« — Couic ! s’écria-t-il.

« Ce fut son dernier mot.

— Couic ! s’écria Charlot en battant des mains.

— C’est fameusement adroit ce que tu as fait là, mon cher Giboulot, dit Mimile.

— Et après ? demanda Charlot.

— Après, je rouvris la porte, et il tomba comme une masse à mes pieds sans dire ouf !

— Il était mort du coup, dit Charlot au comble de la joie.

— Aussi mort que possible ! répliqua Giboulot.

— C’est comme ça qu’il faut les traiter, dit crânement Mimile.

— Et son corps, qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda Charlot, qui voulait connaître l’affaire dans ses plus grands détails.

— Je l’ai dépouillé de son bonnet à plumes, de sa peau de bête, de ses chaussures, et je me suis revêtu du tout. Enfin j’ai traîné le cadavre du sauvage jusque dans un petit bois, qui est à vingt pas de sa cabane, et je l’ai jeté dans un trou, où il est présentement recouvert de feuilles et de cailloux.

— C’est bien fait… bien fait !… s’écria Charlot.

— Et après ? demanda Mimile.

— Je suis retourné dans sa cabane, où j’ai trouvé un pot de cirage qui m’a permis de me badigeonner le visage et les mains, comme vous voyez. Sûr qu’avec mon air de vrai sauvage je pouvais circuler sans danger, j’ai été me promener pour connaître le pays ; c’est dans cette excursion que j’ai vu et appris tout ce que je vous ai raconté tout à l’heure.

— Et tu as vu des troupeaux de lions, bien vrai ? dit Charlot.

— Je les ai même vus manger. Il y a leur maître, un grand diable, qui est arrivé là avec une énorme voiture pleine de moutons attachés par les pattes, et qui les leur a distribués. Les lions avançaient gravement l’un après l’autre, et il leur jetait à chacun un mouton à la tête. Les bêtes féroces se sauvaient ensuite avec leur proie, et se mettaient à la dévorer dans un coin en poussant des rugissements de joie. C’est très-gourmand, les lions.

— Je voudrais voir ça, dit Mimile.

— Pas moi, ça me ferait de la peine, dit Charlot, pour les pauvres moutons…

— C’est leur sort d’être mangés, dit Giboulot, et ça dans tous les lieux du monde ; il faut croire qu’ils s’y font. Mais nous nous oublions à bavarder ici, sans songer que nous sommes en Amérique, une contrée où il faut veiller sur sa propre peau du matin au soir.

— Pourquoi ? demanda Charlot.

— Vous êtes encore bon là, répliqua Giboulot ; est-ce que vous n’avez pas vu, par mon histoire avec le sauvage, qu’on ne se gênait pas pour manger les blancs dans ce diable de pays ?

— Tous les blancs ? demanda Charlot redevenu subitement inquiet.

— Mais alors, que faire ? ajouta Mimile.

— Me suivre en rampant dans les herbes, pour éviter d’être aperçus, jusqu’à la hutte du sauvage que j’ai tué. Vous comprenez : quelques-uns de ses affreux camarades pourraient avoir eu l’idée de lui faire visite, ce qui nous gênerait beaucoup. Il ne faudrait pas risquer de nous faire prendre au piège à notre tour. Enfin, si la place est encore libre, comme je l’espère, nous y ferons bien vite tous les arrangements nécessaires à notre sûreté. Il restait pas mal de cirage dans le pot ; j’ai vu du rouge et du jaune à côté. Cela nous sera très-utile. La question ici, c’est de ne pas être blanc.

— Et aussitôt après nous irons à la chasse aux lions, n’est-ce pas, Giboulot ? s’écria Mimile.

— Nous irons où nous pourrons, car il m’est avis que nous allons avoir tout d’abord bien d’autres chats à fouetter.

— C’est vrai, il faudra aussi songer à la nourriture, » dit Charlot, qui était intraitable sur ce point.


XVI

la tribu des nez-rouges.

La cabane du sauvage si lestement dépêché dans l’autre monde par Giboulot n’avait pas plus de trois mètres carrés. Elle était encombrée de peaux de bêtes, de massues, de têtes d’animaux séchées, de vieilles écuelles, de grandes plumes et de grandes pattes d’oiseaux, de flèches, d’arcs, et d’un tas d’os moisis, débris de la nourriture quotidienne de son défunt propriétaire.

Dans tout cet ensemble on ne peut plus sauvage, c’étaient deux têtes d’éléphant séchées au soleil et servant de sièges qui frappèrent le plus l’imagination de Charlot ; il n’aurait jamais pensé qu’il y eût quelque part de semblables escabeaux.

Cette inspection terminée, Giboulot procéda au travestissement des deux cousins.

Une bonne demi-heure s’écoula avant que Mimile et Charlot ressemblassent parfaitement aux habitants de l’Amérique du Sud, tribu des Nez-Rouges.

Quand l’opération fut terminée, c’est-à-dire lorsqu’ils furent coiffés de plumes, couverts de peaux de bêtes, chaussés de mocassins assez semblables — par parenthèse — à des espadrilles ; qu’ils furent teints en noir, tatoués de jaune et de rouge dans toutes les parties de leur corps qui étaient visibles, Giboulot leur donna à chacun une petite massue pour ajouter à la couleur locale.

Le ravissement de Charlot eut été complet si Giboulot ne l’avait contraint, ainsi que Mimile, à laisser son couteau de cuisine de fabrique européenne. Il ne fallait pas, disait-il, que rien pût trahir leur origine.

Giboulot lui fit comprendre, d’ailleurs, que la massue pouvait remplacer toutes les autres armes dans un combat. Au lieu de piquer son ennemi, on l’assommait ; le résultat était le même ; ce dernier système avait, en outre, l’avantage sur les autres d’être moins salissant.

Mimile et Charlot se passaient tour à tour leur petit miroir pour se rendre compte des agréments de leurs nouveaux costumes ; par malheur, ce miroir de poche ne leur permettait point de se voir de pied en cap.

« Ne vous occupez pas de cela, leur dit Giboulot ; je vais l’inspecter, moi, votre ensemble, et faire au besoin les retouches nécessaires ; tenez-vous bien droits, à un peu de distance l’un de l’autre. »

En parlant ainsi, Giboulot avait repris son pinceau, une sorte de pinceau à cirage, puis les vases où se trouvaient, délayés à l’eau pure, du jaune, du noir et du rouge…

Ainsi pourvu, Giboulot allait de Mimile à Charlot et de Charlot à Mimile, mettant un peu de noir par-ci, un peu de rouge par-là, et, de temps à autre, un scrupule de jaune. Charlot aimait beaucoup cette dernière couleur ; il trouvait qu’elle lui allait bien, et il en avait redemandé deux fois.

Ces derniers perfectionnements terminés à la satisfaction des deux intéressés et de l’artiste Giboulot, ce dernier s’écria :

« Et maintenant, vive la tribu des Nez-Rouges !

— Quartier des bêtes féroces ! » ajouta Mimile.

Une musique enragée, assourdissante, criarde, un vrai charivari de carnaval, éclata tout à coup à une faible distance de la cabane.

Nos trois amis se regardèrent.

Giboulot appuya son œil droit au trou laissé dans la porte par l’ancienne serrure.

« Sac à papier ! s’écria-t-il tout à coup, voilà une demi-douzaine de Nez-Rouges qui ont l’air de se diriger par ici. Celui qui est à la tête est grand presque comme une maison. »

Charlot pivotait déjà sur lui-même, cherchant un trou où se fourrer, quand Giboulot, devinant son intention, le saisit par un bras en lui disant :

« Du sang-froid, ou nous sommes perdus ! Nous sommes des Nez-Rouges comme ceux qui arrivent, ne va pas t’aviser de l’oublier.

« Nous aurons du sang-froid, » dit Mimile.

La trombe musicale s’accentuait de plus en plus.

Charlot eut besoin d’une tape de l’ex-gardeur d’oies pour ne pas perdre la tête.

« Ça va être très-gai de voir toute cette sauvagerie-là, dit Mimile en se frottant les mains.

— Attention !… Ayez soin d’imiter tous mes gestes, dit Giboulot.

Au même instant, la porte de la cabane fut enfoncée plutôt qu’ouverte par un furieux coup de poing.

Le chef de la tribu des Nez-Rouges (car c’était lui) parut sur le seuil.

Son escorte musicale attendait respectueusement à quelques pas derrière lui.

Cet important personnage était, avant tout, un gaillard de première force. Son nez long, gros, très-gros, d’un rouge brillant, avait l’air d’être en sentinelle perdue au milieu de son visage, lequel était ombragé par un immense bonnet entouré de plumes de coq. Les deux tiers de son corps se dissimulaient sous une peau de tigre ; ses jambes et ses bras, badigeonnés de jaune-vert, étaient comme le corps d’un chimpanzé. Mais le plus étrange, à coup sûr, était sa cravate faite d’une peau de serpent dont la tête, ornée d’un dard fourchu, ballottait par derrière sur ses épaules, comme un grand cache-nez. Nous allions oublier de mentionner un gros os bleu qui, retenu à son cou par une ficelle, lui pendait sur le ventre.

xvi
je demande où est le vieux chacal ?
Après une minute d’un silence effrayant, le grand chef

de la tribu des Nez-Rouges poussa un petit cri en lançant un léger coup de poing à la face de Giboulot.

Cela voulait dire en langue sauvage :

« Où se trouve le maître de céans ? »

L’ex-gardeur d’oies, qui n’avait qu’une notion imparfaite de cet idiome, se contenta pour toute réponse de s’incliner profondément.

Mimile et Charlot l’imitèrent.

« Je demande où est le Vieux-Chacal ? reprit le grand chef, roulant ses yeux d’une façon inquiétante en examinant l’un après l’autre nos petits aventuriers.

— Grand chef des Nez-Rouges, répondit alors Giboulot, j’ai l’honneur de vous apprendre que mon oncle, le Vieux-Chacal, est parti pour un voyage de quelques jours, et qu’il nous a confié, à mes petits frères et à moi, la garde de sa cabane.

— Ah ! ah ! c’est différent… Mais, dites-moi, vous a-t-il aussi chargés d’aller en guerre à sa place ?

— Il nous en a chargés, très-gracieux, très-illustre chef, répondit Giboulot d’un air aimable, et nous sommes tous trois prêts à vous obéir. »

Les trois amis s’inclinèrent très-bas.

« Très-bien, dit le grand chef. J’étais précisément venu pour le prévenir que nos ennemis de la tribu des Vilains-Museaux se préparent à descendre de leurs montagnes, au nombre de vingt-trois, pour nous réduire en poussière.

— Qu’ils viennent ! » s’écria Giboulot en s’inclinant, ainsi que Mimile et Charlot.

Le chef reprit d’un air calme :

« C’est après-demain la fête de Saint-Dévorant, leur patron, et ils répètent partout, je viens de l’apprendre, qu’il leur faut quelques guerriers de la tribu des Nez-Rouges pour alimenter leur festin patronal.

— Oui-dà ! Eh bien, nous verrons ! s’écria Giboulot avec une feinte colère.

— Oui, nous verrons ! poursuivit le grand chef, car en ce moment les plus terribles guerriers de notre tribu, réunis sur la place, se préparent au combat en mangeant du cœur de lion assaisonné aux pommes de terre, ce qui est le moyen par excellence de se donner du courage. »

Tout à coup, le grand chef s’interrompit pour renifler d’une manière épouvantable. Il regardait dans tous les coins de la cabane.

« C’est extraordinaire, dit-il après avoir terminé son inspection, il me semblait sentir ici l’odeur de la chair blanche.

— C’est une erreur de votre illustre gros nez, grand chef, » dit Giboulot en s’inclinant.

Mimile et Charlot se hâtèrent de l’imiter.

« Je sais ce que c’est, dit le grand chef, j’en ai mangé ce matin je suis trompé par cet agréable souvenir. »

Charlot, en écoutant cette confidence, regardait le chef avec une épouvante si visible, que Giboulot dut lui pincer le bras en manière d’avertissement.

Par bonheur, ledit grand chef tournait en ce moment sur ses talons pour aller terminer sa ronde.

« À propos, reprit-il en se ravisant tout à coup, il va sans dire que votre oncle, le Vieux-Chacal, vous a prévenus que les étrangers, avant de séjourner parmi nous, devaient se présenter à l’hôtel de ville et s’y faire inscrire comme citoyens combattants de la tribu des Nez-Rouges ?

— Il l’a oublié, très-illustre chef, répondit Giboulot en s’inclinant très-bas, ainsi que Mimile et Charlot.

— C’est un tort, car il vous exposait à être rôtis comme espions. Allez donc vous présenter à l’hôtel de ville tous les trois en disant que vous êtes les neveux du Vieux-Chacal. Vous ajouterez que vous êtes déjà agréés par moi comme Nez-Rouges.

— Et si l’on refusait, très-illustre chef, de nous croire sur parole ?

— Eh bien, vous remettriez ceci comme lettre de créance. » Le grand chef, en disant cela, présentait à Giboulot le gros os bleu qui lui pendait sur le ventre.

« C’est la patte d’un lion gigantesque que j’ai étranglé l’année dernière, ajouta-t-il.

— Merci, très-illustre chef, dit Giboulot, qui ajouta : Et cet os, devrai-je le garder ?

— Garder mon os ! s’écria le grand chef en rugissant et en brandissant sa massue. Mon os bleu ! le signe de mon commandement ! le garder !…

— Le garder pour vous le remettre respectueusement, très-illustre grand chef, répondit vivement Giboulot.

— À la bonne heure ! reprit le grand chef en se calmant. Eh bien, non, tu ne le garderas pas ; tu le laisseras à la mairie, où j’irai le reprendre. »

Le grand chef partit comme il était venu, escorté par son abominable musique et laissant nos petits aventuriers dans une perplexité bien concevable.

Dès que le grand chef se fut éloigné, nos trois amis se regardèrent pendant quelques instants en silence ; ils étaient naturellement fort perplexes.

Charlot reprit le premier parole.

« Si nous retournions sur nos pas, après avoir jeté l’os du grand chef ? dit-il.

— On nous empêcherait de passer, répondit Giboulot.

— Et si nous allions plus loin ?

— Ce serait la même chose ; les Nez-Rouges, qui s’attendent à être attaqués par les Vilains-Museaux, ont dû placer des sentinelles sur tous les chemins qui aboutissent à la tribu.

— Le plus sage, dit Mimile, est de faire nos efforts pour nous habituer ici ; qui sait si nous ne serions pas encore plus malheureux ailleurs ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut toujours et partout faire son service militaire.

— Le métier des armes est le plus noble métier, dit Giboulot.

— Nous ferons comme les autres, ajouta Mimile, et quand la guerre sera finie, nous irons en pleine forêt manger ces gros fruits dont nous a parlé Harrisson, et nous tuerons des lions le reste de la journée.

— Oh ! Harrisson est un menteur, je le vois maintenant, car il ne m’a jamais dit qu’on mangeait les blancs en Amérique, répliqua Charlot.

— S’il ne t’a pas tout dit, c’était sans doute pour te laisser le plaisir de quelques surprises.

— C’est évident, dit Giboulot ; mais il ne s’agit pas de Harrisson, il faut aller nous faire inscrire à l’hôtel de ville.

— Comme cela, nous serons en règle, quoi qu’il arrive, ce qui est toujours sage, fit observer Mimile.

— Ah ! diable, dit Giboulot, j’allais oublier l’os bleu du grand chef. »

Ce fut ainsi que nos trois amis quittèrent la cabane du Vieux-Chacal.

La tribu des Nez-Rouges, formée d’une cinquantaine d’individus logés dans de misérables huttes, n’accusait pas une civilisation bien avancée. Des femmes, les cheveux flottant sur le dos, comme c’est la mode même à Paris, vaquaient aux soins du ménage sur le devant de leurs portes, au milieu de petits garnements noirâtres, mouchetés de rouge et de jaune, qui se roulaient dans la poussière en se jetant des cailloux à la tête. Plus loin, ils rencontrèrent un groupe d’hommes couverts de peaux d’animaux et qui se battaient entre eux en poussant de grands cris.

« Il n’y a pas moyen de les retenir, depuis qu’ils ont mangé du cœur de lion aux pommes de terre, » dit une vieille sauvagesse en haussant les épaules.

Charlot, tout effrayé d’un pareil spectacle, entraînait ses compagnons en leur disant tout bas :

« Allons-nous-en ; je suis dégoûté de voir ça.

— Allons-nous-en, répéta Giboulot, mais n’ayons pas l’air de nous sauver ; ça pourrait les mettre en colère contre nous. »

Ils défilaient ainsi la tête un peu basse, quand ils rencontrèrent tout à coup un petit hangar sur lequel était écrit en très-grosses lettres :

hôtel de ville de la tribu des nez-rouges.

« Un hôtel de ville !… dit tout bas Charlot, ça ressemble à une baraque de saltimbanques.

— Chut ! répondit Giboulot sur le même ton, je vais frapper à la porte. »

Un grognement sourd lui répondit de l’intérieur.

Giboulot poussa la porte et entra, suivi de ses deux compagnons.

Ils n’aperçurent qu’une table au milieu de la pièce ; un grand registre, écorné par un long usage, en occupait le milieu. Le long du mur se trouvait une collection d’énormes faux-nez rouges, portant un numéro d’ordre.

— Il n’y a personne, dit Giboulot. J’avais cru pourtant entendre…

— Et pour qui donc me prends-tu, moi ? » s’écria un être fantastique, un sauvage cheveux roux, qui s’était élancé tout à coup d’un grand panier masqué par la table, comme un diablotin de sa boîte.

Charlot, Mimile et Giboulot, à cette vue, reculèrent de quelques pas.

« Que voulez-vous ?… Parlez vite !… car c’est jour de combat aujourd’hui, et j’ai besoin de reposer mes membres, afin de les rendre plus élastiques, plus propres à agir contre les Vilains-Museaux. Voyons, parlez !…

— Nous sommes venus, illustre Nez-Rouge, dit Giboulot, qui ne savait trop quel titre donner à ce vilain personnage, pour nous faire inscrire comme citoyens combattants.

— Vous n’êtes pas dégoûtés… Mais qui êtes-vous ?

— Nous sommes les neveux du Vieux-Chacal.

— Où est-il lui-même en ce moment ?

— Il est parti cette nuit pour un voyage de quelques jours.

— À la veille d’une attaque des Vilains-Museaux ?…

— Il l’ignorait ; sans cela, croyez bien… illustre Nez Rouge…

— C’est un vieux rageur, je le sais ; mais qui est-ce qui me prouvera, en son absence, que vous dites la vérité, que vous n’êtes pas de vils espions au service de nos ennemis ?

— Cet os bleu qui m’a été remis par le grand chef de la tribu, comme lettre de créance.

— L’os bleu du grand chef !… Il vous a confié son os bleu ?… » s’écria le sauvage en plaçant l’os sur son cœur ; puis, il le baisa pour témoigner du profond respect que lui inspirait ce signe de commandement.

« Cela suffit ! ajouta-t-il. Dites-moi vos noms.

— Je me nomme Cœur-Bouillant, » répondit Giboulot, qui crut nécessaire de se donner un nom sauvage.

L’homme ouvrit son registre, trempa une aiguille de bois dans une sauce rouge, et fit une marque sur le livre.

« Et toi ? dit-il à Mimile.

— Je me nomme Tête-Froide, répondit celui-ci avec le plus grand sérieux.

— Un beau nom ! dit l’homme en faisant une nouvelle marque sur son registre.

— Et toi ? dit-il à Charlot.

— Moi, l’on m’appelle le Brave-des-Braves, » répondit celui-ci avec beaucoup d’aplomb.

C’était Mimile qui lui avait soufflé ce surnom.

« C’est encore plus beau ! » fit observer l’homme avec admiration.

L’homme inscrivit ce dernier nom à côté des deux autres, pendant que Charlot riait sous cape du magnifique pseudonyme qu’il s’était attribué.

« On va tout de suite, dit le sauvage, vous soumettre aux épreuves ordinaires et extraordinaires.

— Quelles épreuves ? demanda Giboulot.

— Vous le verrez de reste, » répondit le sauvage, qui alla se placer sur le seuil de sa porte et poussa par deux fois un grand cri.

Une demi-douzaine de Nez-Rouges accoururent à cet appel.

« Voici trois gaillards, dit-il, qu’il s’agit de faire passer par les épreuves ordinaires et extraordinaires ; emmenez-les. Quand la chose sera faite et parfaite, vous me les ramènerez pour que je leur distribue à chacun un nez d’ordonnance, numéroté comme il conviendra. »

Charlot, Mimile et Giboulot durent se laisser emmener ; mais il était facile de voir à leur attitude, aux mots qu’ils échangeaient à voix basse, qu’ils n’étaient pas sans inquiétude sur les épreuves qu’on allait leur imposer.

L’escorte les conduisit sur le terrain des épreuves.

Un vieux sauvage, l’appariteur de la tribu, apercevant le cortége, s’était mis immédiatement à frapper sur une vieille cuve de métal qui se trouvait plantée sur une pierre, à l’angle d’un petit carrefour.

Il en résulta un bruit infernal qui attira en ce moment toute la population ; grands et petits sauvages et sauvagesses, tous plus hideux les uns que les autres, se hâtant d’accrocher leur nez rouge, ainsi qu’il était d’usage dans les grandes occasions, se ruaient pêle-mêle du côté de l’appariteur. Ils étaient suivis par trois ânes verts et une demi-douzaine de chiens bleus. Ces deux espèces d’animaux étaient sans doute particulières à cette partie de l’Amérique.

« Aux épreuves ! aux épreuves !… » criait ; l’appariteur, tout en frappant à tour de bras sur son horrible instrument.

La foule n’eut pas plus tôt compris de quoi il s’agissait, qu’elle s’élança en poussant des cris de joie sur les traces de nos petits amis.

L’appariteur lui-même, remplissant son office, se mit à courir derrière eux.

Toute la tribu des Nez-Rouges voulait assister à une cérémonie qui n’avait lieu qu’à de rares intervalles.

Le grand chef qui avait provoqué cette solennité se trouvait là ; son os bleu était déjà replacé à sa ceinture. Une estafette, montée sur un âne, était allée le lui rapporter à bride abattue.

Il dominait la foule, non-seulement de toute sa hauteur, mais encore de la hauteur d’un vaste tronc d’arbre qui lui servait de piédestal.

Il avait placé Charlot, Mimile et Giboulot devant lui, et, d’un geste, fait reculer les assistants qui s’étaient par trop approchés.

Les six chiens bleus étaient venus se coucher à ses pieds ; quant aux trois ânes qui, avec la plus grande indiscrétion, persistaient à se maintenir au premier rang, il avait fallu les chasser à coups de gaule.

Le grand chef prit alors la parole :

« Vaillants Nez-Rouges, dit-il, les trois jeunes garçons qui sont devant vous sont les neveux du Vieux-Chacal, et ils demandent à faire partie de la tribu des Nez-Rouges, c’est-à-dire à vivre et à mourir au milieu de vous. Voulez-les considérer vous leur accorder ce grand honneur et les considérer comme vos frères ?

— Nous le voulons ! » crièrent les assistants avec une telle furie, que les six chiens bleus, qui crurent sans doute à l’apparition des Vilains-Museaux, se dressèrent sur leurs pattes et commencèrent un ensemble d’aboiements furibonds. Pour mettre le comble au vacarme, les ânes verts leur firent chorus avec une énergie qui témoignait de leur mécontentement d’avoir été expulsés de l’assemblée à un moment si intéressant.

Le silence se rétablit enfin, et le grand chef poursuivit :

« Vous allez donc vous avancer un à un pour donner aux nouveaux l’accolade fraternelle ; nous passerons ensuite aux épreuves.

— Oui ! oui ! l’accolade et ensuite les épreuves ! » hurla la foule comme un seul sauvage.

Alors commença le défilé.

Chaque assistant, retirant son faux nez, vint tour à tour embrasser nos petits amis avec un empressement, une énergie qui témoignaient de leurs bons sentiments pour eux. Deux vieilles sauvagesses surtout s’étaient tellement acharnées dans leurs caresses en les serrant dans leurs bras, que grand chef s’écria :

« Assez, les commères ! cela suffit.

— Ils sentent si bon ! qu’il semble qu’on mange de la chair blanche ! » murmurèrent les deux vieilles en s’éloignant à regret.

Nos petits aventuriers, aux trois quarts étouffés, achevaient à peine de se remettre, quand le grand chef s’écria d’une voix tonnante :

« Aux épreuves ! »


XVII

les épreuves.

Un cri de joie accueillit ces paroles.

Charlot, qui ne pouvait encore savoir en quoi consistaient ces épreuves, frissonnait de la tête aux pieds.

« Du courage ! » lui dit tout bas Giboulot.

Le chef reprit :

« Qu’on apporte un poids de 100 kilos. »

« Un poids de 100 kilos ! » murmurèrent les trois patients.

Une masse carrée, ayant à son centre un anneau mobile, fut apportée sur une brouette qui craquait sous cette grosse charge.

« Vous allez, continua le chef en s’adressant à nos petits amis, prendre l’un après l’autre ce poids de la main droite et l’élever jusqu’à la hauteur de votre œil. »

Giboulot s’avança, saisit le poids, mais ce fut inutilement, on le pense bien, qu’il essaya de le déplacer.

« À un autre, » dit le grand chef.

Mimile essaya à son tour sans plus de succès.

« À toi, » reprit le grand chef en s’adressant à Charlot.

Charlot répéta l’expérience et ne fut pas plus heureux que ses camarades.

« Pas un ne l’a enlevé… c’est grave, dit le grand chef d’un air soucieux… Mais non, il faut leur laisser une dernière chance. Qu’on emporte ce poids pour le présenter au grand sachem des Nez-Rouges, en lui demandant de le rendre aussi léger que l’air, s’il veut que les trois neveux du Vieux-Chacal soient reçus parmi nous. Autrement… »

Il n’en dit pas davantage, mais son œil eut un éclair sinistre.

On emporta le poids dans une cabane du voisinage où siégeait sans doute le grand sachem.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles nos trois compagnons, qui n’avaient pas la moindre confiance dans le pouvoir surnaturel du grand sachem des sauvages, se regardaient tristement à la dérobée.

Le poids fut rapporté, mais il ne devait avoir rien perdu de sa pesanteur, s’il fallait en juger par la démarche de celui qui le voiturait.

xvii
sur un nouveau signe du chef
charlot, mimile et giboulot recommencèrent.

« Eh bien ? demanda le grand chef.

— Grand chef, dit le Nez-Rouge, j’ai trouvé le grand sachem.

— A-t-il daigné te parler par sa propre bouche ?

— Il m’a dit d’un air aimable : « Retourne d’où tu viens, gros imbécile. »

— C’est grave, très-grave, répliqua le grand chef ; cependant, il faut voir. »

Sur un nouveau signe du grand chef, Charlot, Mimile et Giboulot recommencèrent l’épreuve.

Ô prodige des prodiges ! ils enlevèrent chacun à leur tour l’énorme poids, absolument comme s’il eût été en carton peint.

Des applaudissements frénétiques accueillirent ce miracle, qui prouvait que le grand sachem favorisait nos trois amis.

« Je suis donc bien fort, » disait tout bas Charlot, qui ne pouvait revenir de son ébahissement.

« L’épreuve de la force étant faite, nous allons passer à celle du feu, dit le grand chef ; qu’on m’apporte une barre de fer rougie. »

Nouveaux cris de joie de la part de la foule, nouvelles frayeurs de nos petits aventuriers.

La barre de fer rougie au feu fut apportée avec de grandes pinces et déposée sur deux pierres, une à chaque bout. Elle crépitait, tant elle était ardente.

Le grand chef fit un geste aux trois patients.

« La première épreuve, dit-il, a prouvé que la faveur du grand sachem vous était acquise ; mais nous devons savoir si elle se continuera jusqu’au bout. Faites donc, avec cette barre rougie au feu, ce que vous avez fait avec le poids de 100 kilos. Saisissez-la par le milieu et élevez-la à la hauteur de votre oreille. »

Si engageante que fut l’invitation, Mimile, Charlot et Giboulot restèrent immobiles, regardant la barre avec effroi.

« Eh bien ? » dit le grand chef en fronçant ses illustres sourcils. À cette injonction menaçante, Giboulot fit un pas en avant, étendit le bras droit, approcha bravement la main de la barre et l’enleva sans sourciller à la hauteur de son oreille.

Des applaudissements unanimes retentirent aussitôt.

Le tour de Mimile, fort inquiet, et de Charlot, plein d’effroi, était venu.

Giboulot s’était modestement placé derrière eux ; il trouva le moyen de leur murmurer tout bas : « Allez-y gaiement, c’est une frime ; la barre est peinte en rouge, elle n’est pas chaude du tout ; ne bronchez pas. »

Mimile et Charlot, subitement rassurés, firent bonne contenance ; comme la barre était lourde pour eux, ils durent y mettre les deux mains. C’était incorrect, mais on leur pardonna en faveur de leur âge.

Toute l’assistance, qui croyait, ou du moins avait l’air de croire que la barre était réellement rougie au feu, était ravie de la résolution des deux enfants ; les femmes trépignaient d’enthousiasme.

« Maintenant, dit le grand chef, nous allons procéder à l’épreuve du gouffre. »

À ce mot de gouffre, nos trois compagnons recommencèrent à échanger des regards inquiets.

La foule, conduite par le grand chef et escortée des six chiens bleus, entraîna aussitôt nos petits aventuriers vers un large trou de la profondeur d’un puits ordinaire.

Le grand chef, se plaçant au bord du gouffre, dit alors :

« Neveux du Vieux-Chacal, regardez ce gouffre, il a quinze mètres de profondeur. On va vous bander les yeux, et au premier signal vous vous y précipiterez tous les trois ensemble. Si le grand sachem vous retient en l’air, ce sera tant mieux ; autrement vous en serez quittes pour quelques bosses et pour la honte d’être chassés à coups de fouet de la tribu des Nez-Rouges. »

L’inquiétude était grande chez nos amis ; une pareille épreuve ne pouvait être que mortelle. Il ne s’agissait plus d’une supercherie : un puits est un puits ; et un puits de quinze mètres n’est pas un puits où l’on puisse sauter pour son plaisir.

« Grand chef… essaya de dire Giboulot.

— Silence ! riposta brusquement celui-ci ; quiconque aspire à l’honneur d’appartenir à la tribu des Nez-Rouges ne doit craindre ni le feu, ni le fer, ni les précipices, ni les coups, ni la mort, ni rien !… Obéissez donc !… Vite, qu’on leur bande les yeux »

Dans l’impossibilité de s’enfuir, nos trois amis se serrèrent tristement la main en signe d’adieu.

Trois Nez-Rouges s’étaient avancés avec des mouchoirs qu’ils s’étaient empressés de fixer solidement sur les yeux des trois compagnons d’infortune.

« Très-bien ! reprit le grand chef, je vais frapper dans mes mains. Au troisième coup, ces trois gaillards-là auront soin de s’élancer dans le puits. Celui qui ne s’y jettera pas de bonne volonté n’y perdra rien ; on l’y jettera de force. Que le grand sachem les protège !… Je commence : Un… deux… trois… »

Mimile, Charlot et Giboulot restèrent immobiles.

À cette vue, le grand chef s’écria avec rage :

« À vous, Nez-Rouges !… Assommez-les à coups de massue ; enfoncez-leur des poignards dans les reins. Nous verrons bien s’ils se décideront à sauter dans le gouffre. »

En entendant ces terribles menaces, Giboulot n’hésita plus. À tant faire que mourir, mieux valait mourir bravement. Il se plaça entre Mimile et Charlot, et les prenant chacun par un bras :

« Sautons ! » dit-il.

Moitié de gré, moitié enlevés par les bras robustes de Giboulot, les trois néophytes s’étaient décidés à faire le saut périlleux.

Tous les trois tombèrent sur le nez en plein gazon.

Un rire, bruyant comme une fanfare, salua cette chute peu dangereuse.

Après les avoir placés devant le gouffre pour éprouver leur courage, on leur avait, en leur bandant les yeux et sans qu’ils pussent s’en rendre compte, fait faire un demi-tour sur eux-mêmes. Ils n’avaient sauté que sur le sol. Nous vous laissons à penser si nos petits amis furent ravis de l’heureuse issue de cette plaisanterie.

« C’est égal, c’est pas une bonne farce, pensait Charlot, et je suis bien content qu’elle soit finie. »

Malheureusement, ce n’était pas tout, car le grand chef, reprenant son grand air et rajustant son grand nez, leur dit aussitôt :

« Neveux du Vieux-Chacal, tout cela s’est en somme assez bien passé, et il est probable que vous serez inscrits sur le registre de la tribu des Nez-Rouges dès que vous aurez subi vos deux dernières épreuves : 1o l’épreuve de l’eau ; 2o l’épreuve de la faim, qui consiste à jeûner pendant vingt-quatre heures.

— Vingt-quatre heures ! » murmura Charlot épouvanté.

Le grand chef, escorté des six chiens bleus et de toute la tribu, conduisit nos aventuriers au bord d’un étang du voisinage.

« Neveux du Vieux-Chacal, vous allez vous jeter dans cet étang et le traverser deux fois sans toucher terre. Vous vous sécherez ensuite au soleil. Votre jeûne commence dès ce moment pour finir demain à pareille heure ; après quoi, vous aurez l’avantage d’appartenir pour toujours à la tribu des Nez-Rouges. »

Cette épreuve-là, Mimile, Charlot et Giboulot ne la craignaient guère, et ils avaient tort.

Quelques minutes leur suffirent pour traverser l’étang et revenir triomphants auprès du grand chef. Mais quelle ne fut pas leur terreur quand ils virent qu’au lieu d’être accueillis par des bravos frénétiques, ils étaient en butte à de véritables cris de haine et de fureur.

« Ce sont des blancs !… des blancs !… » hurlait la foule en trépignant de rage.

Et en effet, c’étaient des blancs !

Toutes les belles peintures en détrempe exécutées par Giboulot sur le corps de ses compagnons et sur le sien propre, afin de passer pour de vrais sauvages, étaient restées dans l’étang.

Ils s’offraient donc, pour la première fois, avec leur peau naturelle, devant toute la tribu des Nez-Rouges.

Le grand chef les considérait d’un œil féroce, tout en s’écriant d’une voix de tonnerre :

« Des blancs !… des espions envoyés par les Vilains Museaux !… Qu’on les dévore à l’instant, cela leur ôtera pour toujours l’envie de recommencer. »

Nos trois amis, pâles comme la mort, se serrèrent l’un contre l’autre. C’était grande pitié de les voir.

« Qu’on les mène en prison !… Un jour de jeûne attendrira leur chair ; on ne les mangera que demain. »


XVIII

la désolation de charlot.

Toutefois, sur la représentation du cuisinier que la chair humaine enrhumée perdait beaucoup de sa saveur, le grand chef recommanda qu’avant de les mettre à l’ombre, on fit sécher au soleil les trois condamnés à mort. Ce soin pris, on les revêtit, par un raffinement de cruauté et de gourmandise, de peaux bien chaudes ; et finalement on les conduisit, les yeux bandés, dans un vaste souterrain, tout à fait sombre, où on les laissa en tête-à-tête avec une cruche d’eau. Ce lieu fort déplaisant portait un nom sinistre ; on l’appelait le garde-manger des Nez-Rouges.

Faute d’escabeaux, les infortunés s’étaient laissés aller à terre.

Charlot sanglotait dans un profond découragement ; il ne pouvait s’habituer à l’idée d’être mangé tout cru par des sauvages.

« Maman ! maman ! s’écriait-il dans son désespoir, où est maman ? »

Ses deux compagnons, s’ils ne versaient pas de larmes, n’en étaient pas plus gais.

« Ce qui nous arrive est tout à fait inattendu, dit enfin Mimile ; ça marchait si bien jusque-là ! car on peut avouer que les Nez-Rouges n’ont pas inventé la poudre, pas plus que la manière de s’en servir.

— C’était bien la peine de nous donner tant de mal pour en arriver là ! ajouta Giboulot.

— Maman ! maman ! répétait Charlot d’une voix déchirante.

— Si encore nous avions, disait Mimile, exterminé quelques lions avant de mourir, ça consolerait… Mais rien ! être pris comme des rats dans une souricière avant d’avoir pu s’amuser un peu. C’est un voyage qui finit mal, tout à fait mal.

— Il n’avait pas non plus trop bien commencé, gémit le pauvre Charlot.

— Ce n’est pas un voyage d’agrément, ajouta Giboulot.

— Ah çà, mon vieux Charlot, as-tu bientôt fini de te lamenter comme ça ? reprit Mimile, c’est impatientant ! »

Charlot sanglota plus fort en disant :

— Mourir d’une manière si effrayante, sans revoir personne !… ni papa, ni maman, ni mon oncle, ni Louise, ni Dorette !

— Dame, il serait difficile de les faire venir, répliqua Mimile.

— Oh ! non, qu’ils ne viennent pas, les sauvages les mangeraient aussi ! s’écria le pauvre Charlot. Mon Dieu ! mon Dieu ! ajouta-t-il, c’est bien assez de moi ! Je suis déjà trop malheureux !

— Tu as tout quitté pour venir en Amérique ; eh bien, nous y voilà… et nous y resterons, ce qui n’est pas le plus récréatif, fit observer Mimile.

— Si Harrisson m’avait tout dit !… reprit Charlot.

— Il ne voulait pas dire du mal de son pays. Les Américains sont très-patriotes.

— Si seulement on voyait clair autour de soi, on trouverait peut-être le moyen de sortir d’ici, dit Giboulot en se frappant le front.

— Je vais toujours chercher, dit Mimile, et tâcher de me rendre compte avec les mains de l’endroit où on nous a jetés.

— Vous avez raison, monsieur Mimile ; les mains valent des yeux dans les ténèbres. Cherchons tous les deux, » répliqua Giboulot.

Mimile et Giboulot commencèrent immédiatement à explorer du bout des doigts les murs du souterrain. Cette tentative ne devait pas les mener bien loin, car à peine avaient-ils fait quatre pas, qu’ils trébuchèrent sur un double obstacle et tombèrent de tout leur long en poussant chacun un cri de surprise.

Ce double obstacle était vivant.

« Sauvages ! Affreux Nez-Rouges ! s’écria une grosse voix, ne sauriez-vous regarder où vous posez vos vilaines pattes de singes ?

— Nous ne sommes pas des sauvages, nous sommes de malheureux blancs qu’on a jetés en prison jusqu’à ce qu’on les mange, répondit Giboulot, qui s’était plus vite relevé que Mimile.

— Alors vous êtes juste dans la même situation que nous, dit une autre voix.

— Il me semble reconnaître les voix du capitaine et du chauffeur qui nous ont amenés, Charlot et moi ? » dit tout bas Mimile.

Mimile avait parlé plus haut qu’il ne croyait.

« Vous ne vous trompez parbleu pas, c’est bien nous, répondit le capitaine ; les bandits nous ont pris notre bateau. »

Mimile raconta alors au capitaine ce qui lui était arrivé, ainsi qu’à Charlot, depuis leur séparation.

« Ah ! c’est donc maître Charlot que nous entendions gémir tout à l’heure ? demanda le capitaine.

— Lui-même, capitaine.

— Le pauvre garçon ! Il paraît que ça l’ennuie fort d’être mangé par les Nez-Rouges ; et cependant il ne l’aura pas volé, car c’est pour lui complaire que nous sommes tous venus dans cet abominable pays. Mais où donc est-il ?

— Je suis là, capitaine, répondit Charlot d’une voix lamentable, j’entends tout.

— Ah ! tu es là, mon petit mousse. Eh bien, mon bonhomme, nous sommes venus ensemble et nous serons croqués ensemble ; après tout, c’est une consolation. »

Charlot versa de nouvelles larmes.

« Si encore je n’avais pas les mains liées derrière le dos ! dit le capitaine.

— Comment, capitaine, vous êtes garrotté ?…

— C’est comme je te le dis, mousse ; et le chauffeur est ficelé encore plus solidement que moi. Mais j’y pense, tu pourrais peut-être nous débarrasser tous les deux.

— Certainement, capitaine, dit Mimile ; je vais essayer du moins.

— Ma foi, ça me fera plaisir, mon garçon ; d’autant plus qu’à nous cinq nous pourrons peut-être arriver à nous donner de l’air.

— Si c’était possible !…

— Nous allons toujours le tenter. Et d’abord, comme un peu de lumière ne nous ferait pas de mal, tu vas fouiller dans la poche droite de ma vareuse et en sortir un rat de cave et des allumettes. »

En quelques minutes, Mimile et Giboulot eurent fait de la lumière et rendu l’usage de leurs membres au capitaine et au chauffeur.

« Mille sabords ! dit le capitaine.

— Mille bombes ! » ajouta le chauffeur.

Puis, comme les moments étaient précieux, on se hâta de procéder à l’inspection du souterrain.

Aucune porte, aucune issue n’étaient visibles.

« Que diable ! nous ne sommes pas entrés ici à travers les murs, disait le capitaine.

— Attendez donc, dit Giboulot, qui, en ce moment, considérait la voûte du souterrain avec beaucoup d’attention, il me semble qu’on entrevoit un peu de jour là-haut. »

On se groupa autour de Giboulot pour vérifier le fait.

« En effet, dit le capitaine, et si je ne me trompe, il doit y avoir là une trappe en bois, car ce que nous apercevons n’est pas une fissure, mais l’écartement régulier de deux planches. Le difficile serait d’arriver jusque-là.

— Si vous vouliez me prendre sur vos épaules, capitaine, j’irais sonder l’endroit.

— Rien n’est plus facile, » répondit celui-ci.

Le capitaine était très-grand ; Giboulot, grimpé sur ses épaules, put s’assurer qu’il existait une trappe au-dessus de sa tête.

— « Essaie de la soulever, » dit le capitaine.

Giboulot exécuta l’ordre, et la trappe, qui était à charnière, quitta sa place pour retomber brusquement en dehors.

— Le ciel !… On voit le ciel ! » s’écria Charlot en battant des mains.

Le capitaine reprit :

« Tâche maintenant de t’enlever à la force des bras, et d’explorer les environs ; fais lestement et, s’il y a une plate-forme, ne t’avise pas de t’y tenir debout. »

L’ex-gardeur d’oies exécuta la manœuvre avec la légèreté d’un gymnasiarque consommé.

— Nous sommes dans une cour, plantée de quelques arbres, s’écria Giboulot. Attendez, je vois une échelle, elle est appuyée sur le mur de notre prison. Je crois que je pourrai l’atteindre.

xviii
« reste-là pour aider tes deux camarades. »

— Une échelle ! Quel bonheur ! » s’écria Mimile.

L’échelle fut hissée sur le toit ; par malheur elle était trop large pour passer par l’ouverture de la trappe.

« Tâche alors, poursuivit le capitaine, de me trouver autre chose, une grande perche, par exemple… ou plutôt reste là pour aider tes camarades à sortir d’ici ; je vais te les passer. »

Mimile et Charlot, montés chacun à leur tour sur les épaules du capitaine et soulevés par Giboulot, sortirent du souterrain où le capitaine et le chauffeur étaient restés seuls en attendant qu’on leur fournît les moyens d’en sortir.

« Capitaine, lui dit alors le chauffeur, si à votre tour vous montiez sur mes épaules ; une fois là-haut, vous trouveriez plus facilement que ces trois enfants le moyen de me faire ensuite sortir d’ici.

— Tu as raison, » répondit le capitaine.

Le chauffeur se campa solidement sur ses jambes ; le capitaine l’escalada aussi facilement qu’une échelle, atteignit l’orifice de la trappe, s’enleva comme Giboulot à la force des poignets et devint libre à son tour. Il ne prit pied sur le toit que pour se heurter au gardeur d’oies, qui revenait avec une longue perche. Le chauffeur y grimpa et rejoignit ses compagnons de captivité.

Il s’agissait maintenant de se donner, comme le disait le chauffeur, de l’air au grand complet. Ce n’était pas chose facile, car la cour où l’on se trouvait était entièrement close de murs d’une grande hauteur.

« Il paraît que ces gaillards-là ont plus de soin de leurs prisonniers que d’eux-mêmes ; leurs huttes sont des chenils et voilà une prison à laquelle il ne manque rien.

— Il faut d’abord reconnaître le terrain autour de la prison, dit Giboulot. Laissez-moi faire. »

L’échelle fut appliquée au mur, mais de manière à ce que son extrémité se trouvât masquée et ne put être vue de l’extérieur.

Giboulot en gravit lestement les échelons et dit après quelques minutes d’observations minutieuses :

« Les Nez-Rouges campent à cent pas d’ici, et il serait imprudent d’escalader ce mur sous leurs yeux.

— Alors, dit le capitaine, le plus sage serait de pratiquer un trou au ras du sol et de glisser au dehors un à un en rampant dans les hautes herbes. »

Giboulot fut d’avis que le capitaine avait raison.

« À l’œuvre ! à l’œuvre !… mes amis ! »


XIX

fuite dans les bois.

Ce n’étaient que des pierres à déplacer ; la construction était ancienne et vermoulue. Le travail ne fut ni long ni pénible.

Le capitaine et le chauffeur s’étaient déjà baissés pour se glisser par l’ouverture ; il avait été convenu qu’ils passeraient les premiers et que les autres prisonniers ne partiraient que la nuit. Charlot n’aimait pas du tout cet arrangement-là. Il s’accrocha au bras du capitaine et le supplia de ne pas partir sans les emmener. Mais le capitaine fut intraitable, et, chose qui étonna beaucoup Charlot, Giboulot donnait raison à son refus.

« Les premiers partis seront les premiers exposés, » disait-il.

Le capitaine, qui s’était déjà remis à quatre pattes pour prendre congé par son trou, se redressa tout à coup pour faire une dernière recommandation à ses compagnons de captivité.

« Nous allons, dit-il, filer par la droite ; n’oubliez pas de filer par la gauche, dans le cas où nous ne reviendrions pas. Si nous ne reparaissons pas avant ce soir, c’est qu’il nous sera arrivé malheur et qu’en prenant par la droite nous serons tombés dans une embuscade. Dans ce cas-là, au lieu de fuir à votre tour par le trou qui va nous servir et qui sera dès lors surveillé, vous feriez mieux de chercher une autre issue par une autre partie du bâtiment et dans une direction toute différente. »

C’était prudent ; mais Charlot avait un si vif désir d’échapper aux sauvages, qu’il essaya de nouveau de fléchir le capitaine. Peine perdue ; celui-ci fit un signe au chauffeur, et tous les deux disparurent sans laisser au pauvre Charlot le temps d’exposer toutes ses raisons.

Giboulot pensait toujours à tout. Il se hâta de masquer le trou fait au mur :

« Il faut tout faire, disait-il, pour éviter d’attirer sur ce point l’attention des Nez-Rouges. »

Mimile et Charlot trouvaient détestable un plan de campagne qui avait pour effet de prolonger leur captivité. Ils furetaient de tous côtés, comptant sur le hasard pour trouver un nouveau moyen d’évasion.

« Mimile, dit Charlot, vois donc là-dessus, sur le mur : c’est une main dont le doigt montre quelque chose. Qu’est-ce que cela peut bien désigner ?

— C’est une direction, dit Mimile ; suivons-la. »

Le doigt, peint à plat sur la surface plane, semblait indiquer l’angle opposé à la partie de la muraille par où le capitaine et le chauffeur avaient opéré leur sortie. Ce coin reculé de la cour, obstrué par une végétation exubérante et par des gravats, n’avait pas jusque-là attiré leur attention. Nos petits amis se dirigèrent de ce côté. Ils déblayèrent le terrain et finirent par découvrir, derrière ce fouillis d’herbes parasites, une petite porte arrondie à sa partie supérieure.

Giboulot avançait déjà la main pour essayer de l’entr’ouvrir, quand une clameur se fit entendre du dehors.

Tous trois se regardèrent effrayés.

Giboulot, sans proférer une parole, courut à son échelle, en gravit les échelons et regarda dans la plaine.

Il aperçut une douzaine de Nez-Rouges qui dansaient en rond autour de l’infortuné capitaine et du chauffeur, en poussant de grands cris.

À cette vue, le sang de Giboulot ne fit qu’un tour, et il courut rejoindre Mimile et Charlot.

« Il n’y a pas un instant à perdre, leur dit-il ; le capitaine et le chauffeur ont été arrêtés dans leur fuite. Il faut à tout prix que nous ayons raison de cette porte. »

Giboulot s’était déjà jeté sur la serrure ; si ses doigts de fer n’avaient pas valu des tenailles, il ne serait jamais venu à bout d’en faire jouer le pêne rouillé. Il y parvint. Cela fait, les trois amis durent réunir toutes leurs forces pour faire tourner la porte sur ses gonds. Enfin elle céda, et ils se trouvèrent en face d’un long souterrain sombre et humide, où ils s’engagèrent sans hésiter.

Après un quart d’heure de marche sur un terrain visqueux et inégal, sous une voûte dont la hauteur variait à chaque instant, ce qui fut pour chacun d’eux l’occasion de nombreuses bosses au front, ils aboutirent à une sorte de caverne qui avait son issue sur une forêt d’apparence magnifique. Jamais si luxuriante végétation ne s’était offerte à leurs regards ; des lianes s’enchevêtraient aux branches d’arbres immenses, cinq ou six fois séculaires.

« Oh ! s’écria Mimile, nous sommes, bien sûr, dans une vraie forêt d’Amérique !

— Ça, ce n’est pas douteux, dit Charlot.

— Mais ça, dit Giboulot en parodiant le ton de l’ami Charlot, ça n’est pas commode. J’attends maître Charlot à l’épreuve. »

Il n’attendit pas longtemps.

« Oh ! là ! là ! qu’est-ce qui me pique les mollets ? dit tout à coup Charlot.

— C’est vrai ! c’est vrai ! nous avons les jambes nues, grâce à ces affreux Nez-Rouges, je l’oubliais ; il faut prendre nos précautions avant d’aller plus loin. »

En cherchant bien, il découvrit une sorte de joncs très-flexibles ; alors, se faisant aider des deux cousins, l’industrieux Giboulot en eut bientôt une provision suffisante pour faire, à chacune de leurs six jambes, des jambières d’une épaisseur qui mît leurs mollets à l’abri des orties, des ronces et autres plantes à pointes aiguës, lesquelles abondent dans toutes les forêts vierges.

« À la bonne heure ! ça va tout seul maintenant, » disait Mimile en piétinant à travers les rudes broussailles. Charlot, très-satisfait aussi, l’imitait dans tous ses mouvements.

Ils arrivèrent bientôt, Giboulot en tête, devant un arbre énorme, qu’on eût pris pour un chêne, s’il n’avait pas porté les fruits les plus extraordinaires, tels que des ananas, des noix de coco, des grenades, des pommes, des poires, des oranges et jusqu’à des bananes.

Charlot était tombé en extase.

« Enfin ! voilà donc les beaux fruits dont m’a parlé Harrisson ! dit-il. Nous voilà payés de toutes nos peines.

— Seulement il ne t’avait pas prévenu, je crois, qu’ils poussaient tous à la fois sur le même arbre ; il a voulu encore t’en laisser la surprise.

— C’est bien drôle ! dit Giboulot il faut croire qu’on aura greffé chaque espèce sur une branche différente, mais je n’avais jamais vu ça. Quoi qu’il en soit, voilà une bien belle occasion de nous refaire l’estomac, car je commence à avoir une furieuse faim.

— Et moi donc ! dit Charlot, dont les émotions violentes avaient un moment endormi l’appétit.

— J’en suis, ajouta gaiement Mimile.

— Attendez ; c’est moi qui vais grimper et faire la récolte, reprit Giboulot. Cet arbre est trop haut pour vous.

— Ah ! dit Charlot, j’aurais pourtant bien voulu cueillir une orange et une pomme.

— Ce sera tout comme, dit Mimile, avec la peine en moins de faire l’excursion. »

Giboulot était à peine monté sur l’arbre, que les fruits tombaient sur l’herbe tout autour des enfants ravis. Il ne restait plus que la noix de coco.

— Jette-la-moi, jette-la-moi ! s’écria Charlot.

— C’est qu’elle est grosse, faites attention.

— Oh ! je la cueillerai bien au vol, » dit Charlot au comble de l’impatience.

Il la cueillit au vol, mais un boulet de canon n’aurait pas produit plus d’effet. Charlot, qui, dans sa joie, s’était mal préparé, la reçut en pleine poitrine et se trouva, en un clin d’œil, couché sur le gazon.

Heureusement que la blessure n’était pas mortelle, et Charlot, bientôt sur pied, put se mettre à danser avec sa noix de coco dans les bras.

Charlot était aux anges et commençait à se réconcilier en idée avec son camarade Harrisson qui, pensait-il, ne l’avait pas tout à fait trompé.

On dîna sur l’herbe. Quel dîner ! Les bananes composaient le fond, le solide du repas, et firent l’office de pain et de brioche. Les oranges et l’ananas furent réservés pour le dessert ; Charlot ne daigna pas manger les poires et les pommes. Il soutenait contre Mimile qu’à côté des fruits d’Amérique, ça ne valait rien, mais rien du tout absolument.

Restait la noix de coco, que Charlot voulut débarrasser lui-même de son enveloppe. Mais tout ce qu’il put faire, fut de dénouer une sorte de ficelle qui l’encerclait tout entière.

xix
charlot la reçut en pleine poitrine.

« C’est pourtant étonnant, disait-il, on dirait de la ficelle naturelle.

Pas si étonnant, lui dit gravement Giboulot, puisque la première enveloppe, ligneuse et filandreuse, se compose de fils, dont les sauvages font de la ficelle superbe qui sert à fabriquer des hamacs et même des câbles.

— C’est vrai, dit Charlot en passant à Mimile sa ficelle.

— C’est vrai, » répéta Mimile, qui se retourna pour faire semblant d’éternuer, mais qui, dans le fait, avait surtout envie de rire.

Giboulot était allé chercher deux gros cailloux, car enfin, il ne pouvait suffire à Charlot d’admirer sa noix de coco ; il fallait la manger, et, pour la manger, la casser. C’était dommage, sans doute, mais nécessaire. L’opération réussit à merveille ; l’amande, la grosse amande apparut aux yeux ravis de Charlot.

Mais c’est ici que la déconvenue commença : le fruit sans doute était trop mûr ; toujours est-il que Charlot fut obligé de convenir que, selon le mot de Mimile, cette amande rappelait beaucoup le navet, avec cette différence que c’était un peu sucré.

Non, non, décidément, ce n’était pas très-bon.

« Ouvre la bouche et ferme les yeux, dit Mimile à Charlot, je ne te ferai pas d’attrape ; je veux te faire goûter quelque chose qui te semblera meilleur, je pense. »

Charlot avait toute confiance dans son cousin. Il ferma les yeux et en même temps ouvrit la bouche ; Mimile y introduisit un morceau de quelque chose qu’il avait tenu caché, et Charlot fut obligé de déclarer que c’était meilleur que tout.

C’était une tranche de poire.

Nos fruits d’Europe étaient vengés.

Depuis un instant, Giboulot prêtait l’oreille.

« Qu’est-ce que tu as ? lui dit Charlot.

— C’est singulier, fit observer Giboulot, il me semble que j’entends marcher.

— Moi aussi, dit Mimile… Et toi, Charlot ?

— Comme c’est ennuyeux ! dit Charlot. Nous étions si contents. J’aimerais mieux ne rien entendre.

— Il faut aller voir, cependant. Il ne s’agit pas de se laisser surprendre, dit Giboulot. Suivez-moi. »


XX

les vilains-museaux.

Mimile et Charlot suivaient Giboulot, mais à distance. Après cette première halte qui leur avait paru vraiment agréable, l’entrain leur manquait pour courir à de nouvelles aventures. Charlot regardait vaguement la cime de chaque arbre, dans l’espoir d’y découvrir des fruits inconnus. Mimile semblait plongé dans de sérieuses réflexions ; mais, ayant jeté les yeux sur Giboulot, la pantomime démesurée de ce brave garçon attira toute son attention.

« Qu’est-ce qu’il peut voir qui lui paraisse si extraordinaire, demanda-t-il à Charlot, après ce que nous avons déjà vu ?

— Je ne voudrais plus rien voir, dit le gros Charlot, que des arbres à fruits inconnus.

— Qu’est-ce qu’il y a ? cria Mimile, à la fin impatienté, à Giboulot.

— Venez voir, répondit Giboulot, vous me le direz peut-être. Quant à moi, je ne sais pas ce que c’est. »

Mimile s’avança et tressaillit.

« Ce sont des singes, dit-il, mais des singes de la plus grande espèce, des orangs-outangs, ce qu’on appelle des hommes des bois ; il n’y a rien de plus fort et de plus dangereux.

— Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! s’écria Charlot, il ne nous manquait plus que cela.

— Regarde-les, dit Mimile.

— Non, non, je ne veux pas les voir.

— Ce n’est pas en fermant les yeux comme une autruche qu’on peut conjurer un danger, lui dit Mimile.

— Qu’est-ce que tu veux ? dit Charlot, moi je ne suis pas un homme, je ne suis qu’un petit garçon, je ne sais pas encore conjurer les dangers.

— Quand on n’est pas un homme, lui dit gravement Mimile, on ne quitte pas sa famille, ses devoirs, sa patrie pour aller courir le monde et faire le métier le plus difficile que puisse entreprendre un homme, celui de voyageur, celui de coureur d’aventures.

« Si tu n’es qu’un enfant, — et tu pourrais bien avoir raison, — tu as eu grand tort d’abandonner le collège et

xx
ils ont des triques dans les mains…
la maison qui sont les vraies places des enfants. Tu as

eu plus grand tort en outre d’entraîner ton camarade, ton ami, ton cousin dans une entreprise que tu n’as pas le courage de mener jusqu’au bout. Quant à moi, j’ai été un grand imbécile d’avoir, par amitié pour toi, quitté tout ce que j’aimais pour tout ce que je n’aime pas.

— Ah ! dit Charlot, comme tu es dur ! tu me fais des reproches maintenant !

— Est-ce que je n’en ai pas le droit ?

— Je ne dis pas non, répondit Charlot éploré, mais c’est joliment dur tout de même. Qu’est-ce que tu veux que je te dise, maintenant que c’est fait ? Est-ce que tu crois que depuis longtemps déjà, depuis presque tout de suite je n’ai pas senti que, si c’était à recommencer, je ne recommencerais pas. Je ne les aime plus déjà tant les voyages, va, Mimile, et je regrette bien la maison et le collége lui-même, et les leçons.

— Regrettes-tu les pensums aussi ? dit Mimile.

— Oui ! même les pensums ! dit Charlot en fondant en larmes.

— À la bonne heure, répliqua Mimile ; si tu ne parles pas en homme, tu parles au moins en enfant raisonnable, et j’aime mieux ça.

— Pardonne-moi, Mimile, » dit Charlot.

Les deux cousins se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et cette effusion fit du bien à Charlot.

« Les singes, les singes ! s’écria Giboulot. Saperlotte ! ils ont des triques dans les mains ; qu’est-ce qu’ils veulent en faire ?

— Ils se promènent peut-être tout bonnement, dit Mimile, la canne à la main.

— Si nous grimpions dans un arbre ? dit Charlot.

— Dans un arbre, répondit Mimile, ils seraient au haut avant que nous ayons atteint la première branche. Rappelle-toi donc le palais des singes du Jardin des Plantes, Charlot. En voilà qui sont forts sur la gymnastique et qui s’entendent aux exercices du corps !

— Je voudrais être à cent pieds sous terre, dit Giboulot.

— Tu n’es pas dégoûté, dit Mimile ; ce serait bien ce qui pourrait nous arriver de plus heureux.

— Si nous retournions dans le souterrain ? s’écria Charlot.

— Il est trop tard ! et ce serait inutile, répondit Giboulot. D’ailleurs, il me paraît que les cris des orangs étaient plutôt des cris d’appel que des cris de combat. On dirait qu’ils tiennent conseil. Si je ne me trompe, ces six orangs-outangs jouent en ce moment le rôle que jouent les quatre ou cinq cavaliers que les Allemands, dans leurs guerres, envoient en reconnaissance.

— Vous voulez dire des uhlans ? dit Mimile.

— Précisément, répondit Giboulot. J’aperçois deux troupes qui viennent chacune de son côté, sans pouvoir se douter que l’autre est en marche. Mais ce que je ne m’explique pas, c’est que les orangs-outangs, au lieu de faire des signes à l’une de ces troupes, ont l’air d’appeler dans une autre direction, comme si une troisième troupe était attendue par eux. »

Tout à coup les six singes battirent en retraite et disparurent.

Cependant les deux troupes armées s’avançaient toujours, et il était évident qu’arrivées au carrefour, la rencontre serait inévitable.

« Si je ne me trompe, dit Mimile, l’une de ces troupes serait l’armée des Nez-Rouges, et à en juger par la mine de l’autre troupe, je parierais que c’est l’armée des Vilains-Museaux. Dieu veuille que ce grand carrefour soit pour les deux armées un champ de bataille où ils puissent s’exterminer us qu’au dernier !

— Oui ! oui ! dit Charlot, s’il n’y en avait plus du tout, pas même un seul ni d’un côté ni de l’autre, je serais bien plus content. »

Après ce souhait charitable, l’idée vint à Giboulot qu’il serait bien agréable de pouvoir tout voir sans risque, d’assister incognito aux péripéties de la bataille qui allait très-vraisemblablement se livrer.

Après avoir sondé du regard tous les fourrés, il lui sembla distinguer la cime d’un haut rocher dont la base était cachée dans l’épaisseur du bois.

« Ce serait là, se dit-il, en prenant quelques précautions, un fameux observatoire ! »

Il fit part de son idée à ses deux compagnons ; elle sourit beaucoup à Charlot, parce qu’elle l’éloignait pour le moment du lieu où allaient se donner les coups.

Après examen, il se trouva que le lieu qu’avait eu en vue Giboulot était admirablement disposé pour l’usage auquel il voulait le faire servir. Il se composait d’un amas de roches toutes à pie, qui formaient une espèce de fortin quadrangulaire, tout à fait indépendant et couronné par un plateau qui pouvait bien avoir dix mètres de surface. La hauteur de ce fortin était, au bas mot, de six mètres, et tout aurait été au gré de nos trois amis si, après en avoir fait le tour deux ou trois fois, ils n’avaient dû reconnaître qu’il était absolument inaccessible.

Giboulot n’était pas content :

« De là-haut, dit-il, nous aurions vu si bien, si bien ! C’était un rêve. Être à l’abri des coups, les voir distribuer entre deux adversaires également redoutés, avec la certitude qu’on n’en aura pas sa part… Non, non, je ne renoncerai pas à un pareil plaisir. Laissez-moi chercher encore, dit-il à Mimile et à Charlot, qui s’évertuaient à lui répéter :

— Giboulot, n’y pensons plus, c’est impossible, allons-nous-en très-loin. »

Il fit une dernière fois le tour du massif de rocs, et on le vit reparaître avec une allure triomphante.

« J’ai trouvé, s’écria-t-il, j’ai trouvé ! Faut-il que nous soyons étourdis de n’avoir pas fait cette remarque plus tôt.

— Quelle remarque ? dit Mimile.

Eh bien donc, dit Giboulot, cette remarque que voici un arbre dont les dernières branches dépassent le plateau du rocher, et que, cet arbre étant planté à un mètre à peine dudit rocher, c’est un escalier ou du moins une échelle toute faite que la nature semble avoir placée là tout exprès pour favoriser nos désirs.

— Il a raison, il a encore raison, ce Giboulot ! s’écrièrent les deux enfants ; rien ne lui échappe, rien n’est perdu pour lui. »

Giboulot salua du pied gauche pour remercier ses petits amis de la bonne opinion qu’ils avaient de son savoir-faire, et il s’élança sur l’arbre pour voir de ses deux yeux si le plateau remplissait toutes les conditions désirables.

Tout était à souhait. Il redescendit pour aider, non pas Mimile qui n’avait pas besoin d’aide, mais Charlot, dans cette ascension.

Inspection faite de leur domaine, les enfants se déclarèrent très-satisfaits. Ils avaient de là une vue très-étendue, vraiment magnifique, d’où ils dominaient toute la forêt et surtout le carrefour et les cinq ou six routes qui y aboutissaient.

« C’est comme si nous étions sur les tours de Notre-Dame pour voir Paris, disait Mimile.

— C’est tout à fait la même chose, dit Charlot.

— Et il y a même des parapets presque tout autour ; c’est très-commode tous ces rochers arrangés là naturellement comme des garde-fous.

— Et puis, c’est encore mieux que sur la plate-forme de Notre-Dame, car il y a de l’herbe, il y a même des fleurs. Je vais faire un beau bouquet pour maman, » dit le bon gros Charlot.

Il avait déjà cueilli cinq ou six campanules bleues, de ces hautes campanules de forêt qui ont la couleur des étoiles dans les belles nuits chaudes, quand tout à coup il jeta un cri.

« Je veux descendre ! Je veux descendre ! Giboulot !

— Qu’est-ce qui t’arrive ? qu’est-ce que tu as vu ? » dit Giboulot, qui était en train de confectionner trois longs bâtons coupés par lui sur l’arbre qui leur avait servi d’escalier.

Charlot tremblait comme une feuille ; il était comme fasciné par la vue de quelque chose de terrible.

« Là, là, disait-il en montrant du doigt un gros serpent et quelque chose de vert à côté qui ne peut être qu’un crocodile.

— Ma foi, dit Giboulot, si. ce n’est qu’une couleuvre, elle est d’une fameuse taille, et si c’est un serpent, il est déjà assez gros pour qu’on ne lui fasse pas de grâce ; il mérite bien l’étrenne de ce bâton. »

Le serpent, frappé d’un coup sur la tête, se tordait déjà sur le sol. De la pointe de son bâton, Giboulot le souleva et le jeta par-dessus le parapet des rochers.

Quant au crocodile, qui n’était autre qu’un beau lézard vert, il avait, au grand chagrin de Mimile, déjà disparu dans quelque fente de rocher.

« C’était un boa, ou peut-être même un serpent à sonnettes, disait Charlot. Ah ! comme je n’aime pas ces bêtes-là ! »

Le pauvre petit était encore tout frémissant.

« En France, ajouta-t-il d’une voix plaintive, il n’y a pas de tout ça. »

Mais nos trois voyageurs avaient mieux à faire que d’épiloguer sur ce petit incident. Des clameurs, des hurlements terribles leur annoncèrent que la rencontre des Nez-Rouges et des Vilains-Museaux venait d’avoir lieu. Le choc fut formidable. Les coups pleuvaient comme grêle d’une armée à l’autre. La mêlée devint bientôt effrayante. Quelquefois on croyait que les Nez-Rouges étaient victorieux ; les Vilains-Museaux étaient tous morts et gisaient inanimés, en apparence du moins, sur le terrain du combat. Mais ils avaient la vie dure ; subitement les morts se retrouvaient sur pieds, et, par un revirement soudain, c’étaient les Nez-Rouges qui se tordaient dans la poussière.


XXI

de surprise en surprise.

Les coups de massue retentissaient sur les dos comme sur des grosses caisses. Les cris des combattants étaient à faire frémir.

« Ils doivent tout de même se faire trop de mal, disait Charlot apitoyé. À leur place, moi, je me sauverais. »

Ce fut à croire que le conseil donné à voix basse par l’enfant avait été entendu. Les Vilains-Museaux, qui passaient évidemment un très-mauvais quart d’heure, se débandèrent. Les Nez-Rouges triomphants redoublèrent d’efforts.

Une dizaine de cadavres, que Charlot estimait à plus de cent, jonchaient la terre.

Un groupe de fuyards se dirigeaient éperduement du côté du fortin.

« Ah ! mais, dit Charlot, il ne faut pas de ça. Je ne veux pas qu’ils viennent chez nous, moi, d’abord.

— Sois tranquille, dit Mimile ; maintenant que nous avons nos bâtons, nous saurons bien les empêcher d’arriver jusqu’à nous. D’ailleurs, ils ne devineront jamais notre arbre. »

En cela Mimile se trompait. Les Vilains-Museaux étaient de vilains museaux, mais ils n’étaient pas plus bêtes que d’autres la première chose qu’ils firent, après avoir tourné une ou deux fois au pied du rocher, ce fut de grimper à l’arbre, et même sans attendre leur tour. Cinq ou six y grimpèrent à la fois ; des singes n’auraient pas mieux fait.

Charlot n’était pas content :

« Est-ce qu’ils n’auraient pas pu se sauver d’un autre côté ? disait-il ; pourquoi sont-ils venus du nôtre ? »

Giboulot et Mimile ne perdaient pas leur temps en lamentations. Deux têtes de Vilains-Museaux apparurent sur les hautes branches de l’arbre qui conduisait vers le plateau.

Pan ! Pan ! Chacune reçut son coup de bâton. Et les deux têtes se renfoncèrent comme celles des diables dans les boîtes à surprise.

Les Vilains-Museaux étaient bien étonnés. Ils ne s’étaient pas attendus à trouver du monde et des coups de bâton si haut. Ceux d’en bas, qui grimpaient à l’arbre derrière les premiers et que les Nez-Rouges poursuivaient, en les poussant de leurs piques dans les reins, piquaient à leur tour les premiers montés, sans s’expliquer les façons qu’ils faisaient pour sauter sur le rocher. Ils étaient entre deux feux et leur position n’était pas agréable.

Le premier qui avait reçu le coup de bâton de Giboulot et qui avait le nez tout en sang, était un chef. Il demanda à parlementer.

« Si vous nous laissez monter avec vous, dit-il, vous y aurez tout profit. Maintenant que les Nez-Rouges vous ont vus, ils ne vous laisseront pas tranquilles. Nous ne sommes que sept, mais nous avons de bonnes piques. Une fois avec vous sur le plateau, nous serons dix, et nous pourrons soutenir un siège en règle avec succès. Associons-nous contre les Nez-Rouges. Soyons alliés ! »

Le Vilain-Museau avait l’air de bonne foi. Giboulot et Mimile furent d’avis d’accepter ce qu’ils craignaient avec raison de ne pouvoir empêcher, car déjà, leste comme un singe, et d’une autre branche, un Vilain-Museau était parvenu, à l’aide d’un bond prodigieux, à sauter sur le plateau ; il y était tombé tout juste à côté de Charlot, subitement terrifié.

Les voilà donc tous les sept sur le rocher, avec Giboulot, Mimile et Charlot ; la garnison du plateau se montait à dix hommes. Trois se tinrent aux abords de l’arbre, pique en main et se relayant de cinq minutes en cinq minutes, car l’ouvrage était dur.

Les Nez-Rouges vainqueurs fourmillaient au pied du plateau ; le grand arbre en était garni au delà de tout ce qu’on eût pu croire possible. Les branches pliaient et craquaient sous le poids de ces grappes humaines. Pour deux qui tombaient sous les coups des guerriers en faction, trois remontaient. Cependant il en tomba tant, qui arrivaient à terre dans un état pitoyable, avec beaucoup de nez cassés, des yeux pochés, des mâchoires ou des bras en capilotade, que le chef des Nez-Rouges ordonna de suspendre cet inutile assaut. Il sentait le besoin d’assembler son conseil.

Charlot, qui avait été placé en vedette, avertit le premier les gens du plateau de cette nouvelle attitude de l’ennemi.

On voyait les Nez-Rouges, leur chef au milieu d’eux, pérorer avec une extrême volubilité. Chacun parlait à son tour, et s’ils n’avaient pas tous parlé si vite, on aurait presque pu entendre ce que les orateurs disaient.

Quand tous ceux qui avaient le droit d’exprimer un avis, dont le fond était toujours qu’il ne fallait pas qu’un seul Vilain-Museau survécût à cette journée, eurent cessé de parler, le grand chef prit à son tour la parole ; comme il avait naturellement, en sa qualité de chef, la voix plus forte que ses sujets, on ne perdit pas un mot de son discours.

« Sur un point, dit-il, tous les illustres orateurs que vous venez d’entendre ont raison, et sur ce point je suis d’accord avec eux. Oui, il faut en finir avec les Vilains-Museaux ; pas un seul ne doit survivre à cette journée ; elle doit être la dernière de cette race, de cette engeance maudite. Mais tous les moyens que vous m’avez énumérés pour en finir avec eux sont plus saugrenus, tranchons le mot, plus bêtes et plus ineptes les uns que les autres. J’en ai un bien meilleur à vous proposer et qui ne coûtera la vie ni un membre à ce qui me reste de sujets. Il y a assez de nez cassés, assez d’yeux en marmelade comme cela. J’entends venir à bout des gaillards de là-haut sans courir de nouveaux dangers.

« Vous allez, s’il vous plaît, — et j’entends que cela vous plaise, — vous disperser dans les bois au nombre de soixante, puis vous en reviendrez tous au bout de dix minutes avec un fagot, le plus gros possible, sur chaque épaule. Quand cet ordre sera exécuté, nous disposerons nos cent vingt fagots tout autour du rocher, à la plus grande hauteur possible ; nous y mettrons le feu, ainsi qu’à ce fameux arbre sur lequel les Vilains-Museaux de là-haut avaient compté pour faire retraite, et je vous réponds qu’en moins d’une heure il ne restera plus sur ce plateau que des Vilains-Museaux absolument fumés. »

Un cri d’enthousiasme accueillit d’en bas la proposition du grand chef.

Un cri de désespoir et d’horreur y répondit d’en haut.

Cependant les Vilains-Museaux, avec le stoïcisme particulier aux races sauvages, en avaient vite pris leur parti. Comprenant que la chose était sans remède, ils s’assirent tous en rond, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, et ils se mirent à chanter en chœur un chant lugubre, le chant des prisonniers qui n’attendent plus que la mort.

Le pauvre gros Charlot s’était jeté à genoux, et les noms de sa maman et de son papa se distinguaient entre chacun de ses sanglots. Il leur demandait pardon, ainsi qu’à Dieu, d’avoir fui la maison paternelle. Il demandait, dans ses prières incohérentes, pardon à ses maîtres, à ses professeurs, au collège tout entier, d’avoir pu quitter cet endroit où l’on était en somme si tranquille que l’on y ignorait jusqu’à l’existence des Nez-Rouges et des Vilains-Museaux.

Mimile et Giboulot étaient fort sérieux, on le croira sans peine ; la mort par le feu, ou même seulement par la fumée, leur paraissait à bon droit la plus horrible des morts. Ils faisaient, dans l’impuissance absolue où ils se sentaient réduits d’esquiver ce funeste sort, la seule chose qu’ils eussent à faire : ils recommandaient leur âme à Dieu et se résignaient.

« Il n’est pas sûr, dit cependant Giboulot, que les flammes ni même que la fumée puissent nous atteindre. Mais l’arbre, qui pouvait nous servir d’escalier pour faire retraite, une fois brûlé, notre sort n’en serait pas meilleur. »

Une parole du chef vint le confirmer dans la justesse de cette réflexion.

Il avait repris la parole, et répondant à une objection qui sans doute lui avait été faite par un des siens :

« Qu’importe ! disait-il ; si le feu n’a pas raison d’eux sur le plateau, la faim en viendra toujours bien à bout. Nous resterons de faction ici quinze jours, s’il le faut. J’y planterai ma tente jusqu’à ce que le dernier d’entre eux ait rendu le dernier soupir. »

Mourir de faim ! Charlot n’y avait pas pensé. Cette mort ne serait-elle pas plus terrible encore que la mort par le feu ou par la fumée ?

Les dix minutes ne s’étaient pas passées, que les Nez-Rouges envoyés au bois par le grand chef revenaient avec leurs fagots. Ils élevèrent tout autour du rocher une enceinte de fascines si haute qu’elle atteignait presque les parapets du fortin.

Ce qu’il y avait de pis, c’est que ces êtres féroces accomplissaient ce travail en l’accompagnant de ricanements et de lazzis à l’adresse de leurs victimes.

Il faut le dire à la louange des assiégés, ils furent assez dignes pour ne pas même essayer d’y répondre. Mimile seul eut un mouvement d’impatience que nous n’aurons pas le courage de lui reprocher. Pendant les funestes préparatifs, le grand chef des Nez-Rouges, comme s’il eût assisté à l’œuvre la plus simple, s’était insolemment couché sur le gazon, et après avoir ordonné qu’on le réveillât quand tout serait prêt, parce qu’il tenait à mettre de ses mains le feu à ce bûcher de son invention, il s’était endormi sur le dos.

La tranquillité de son sommeil agaçait extraordinairement les nerfs de Mimile. Avec ses bons yeux, il remarqua que cet être immonde dormait la bouche toute grande ouverte. La double rangée de ses grandes dents blanches luisait même au soleil. Pour comble, le ronflement sonore qui sortait de la vaste poitrine ou des vastes narines du bandit montait jusqu’à lui. Il n’y tint pas. Une pierre ronde comme un galet, de la grosseur d’une bille de billard, se trouvait sous sa main. Il la lança à toute volée sur la tête du dormeur, et telle avait été la précision de son coup d’œil, qu’elle entra comme un boulet dans bouche du dormeur, après en avoir fait sauter toutes les dents de devant.

Mimile espéra un instant qu’il l’avait tué sur le coup. Il vit son ennemi se tordre de rage et de douleur et essayer d’arracher de sa bouche l’engin qui s’y était si violemment introduit. Mais tous ses efforts furent inutiles. Sa bouche était à la lettre enclouée comme eut pu l’être la lumière d’un canon.

Le maréchal-ferrant, appelé en toute hâte, put seul, à l’aide de fortes tenailles et grâce aux soins que trois des plus forts. Nez-Rouges de la troupe prirent de tirer la grosse tête de leur chef en arrière pendant que l’opérateur tirait en avant, le maréchal-ferrant, disons-nous, ne put qu’après des efforts réitérés opérer enfin la difficile extraction.

Quand l’opération fut faite, le grand chef, à jamais défiguré, bondissait de fureur comme un taureau sauvage.

Ses sujets s’étaient tous écartés de lui avec terreur. Il brisait tout ce qui se trouvait à sa portée, et ne sortit de cet état aigu que pour crier qu’on lui apportât une torche.

« Le feu ! criait-il, le feu ! le feu partout à la fois ! Mort à tous ces gueux ! »

Bientôt on vit la flamme monter tout autour du rocher, transformé instantanément en un immense bûcher. Déjà d’épais nuages de fumée l’entouraient jusqu’à son sommet.

Les sept Vilains-Museaux étaient demeurés impassibles, ils n’avaient pas bougé. Cette façon d’attendre la

xxi
le maréchal ferrant put seul opérer l’extraction.
mort a certes sa noblesse. Mais Giboulot, mais Émile,

mais le pauvre Charlot lui-même, les bras levés au ciel, imploraient le secours divin.

Il lui sembla tout à coup que, du milieu des cris et des hurrahs que poussait d’en bas, à la vue des flammes, l’armée ennemie, quelques notes d’une sorte de fanfare se faisaient entendre au loin.

« Qu’est-ce que cela peut être, Giboulot ? dit Émile. C’est une musique, une belle musique encore, pas une musique sauvage cette fois ; on dirait une musique militaire ?

— C’est vrai, répondit Giboulot, c’est ma foi vrai. Mais que veux-tu, mon pauvre Mimile ? quoi que ce soit, il est trop tard.

— Ah ! dit Charlot, c’est la musique du Paradis ; c’est parce que nous allons mourir, cette musique-là, et peut-être parce que nous sommes déjà morts. Je voudrais que maman sache que je l’ai entendue en ce moment.

— Si le vent pouvait s’élever, dit Giboulot, et chasser cette fumée maudite, déchirer ce nuage qui nous asphyxie, au lieu d’être dans un four, nous verrions au loin. Mais bah ! c’est peut-être tout bonnement que les sauvages de Nez-Rouges ont l’habitude de célébrer, par un concert final, la mort de leurs ennemis.

— Mais, Giboulot, dit Mimile, ça ne peut pas être cela ; c’est de la trop bonne musique qui vient de plus loin. »

Au même instant, comme si Dieu avait entendu la prière de ces infortunés, le vent s’éleva. De son souffle puissant, il emporta les acres vapeurs noires qui entouraient la cime du plateau. Et au loin, dans la plus large des routes qui débouchaient sur le carrefour où s’était livrée la bataille, on vit arriver, dans un ordre admirable, la plus belle, la plus surprenante armée qu’on puisse rêver ! Sur quatre éléphants, tout caparaçonnés d’étoffes rouges brodées d’or et de soie, quatre guerriers, splendidement habillés et couverts d’armes étincelantes, portaient chacun un drapeau sur lequel on lisait en lettres très-lisibles :

la tribu des francs-cœurs.

C’étaient ces éléphants et ces guerriers-là qu’on voyait les premiers, quoiqu’ils fermassent la marche, parce qu’ils étaient plus hauts que tout le reste du cortège.

Mais immédiatement devant eux marchait une troupe de cavaliers, montés sur de beaux chevaux noirs couverts de superbes selles turques agrémentées et enrichies de pierreries de toutes les couleurs ; les cavaliers étaient des hommes magnifiques, coiffés de turbans à plumes blanches et roses qui flottaient par derrière eux. Ils étaient armés de longues lances ornées de flammes aux trois couleurs.

Deux lions et deux tigres les précédaient, attachés à un char splendide, reluisant au soleil et sur lequel, comme dans les triomphes romains, se tenait debout, le casque en tête, un beau guerrier, la main appuyée sur une longue épée. À côté de lui, chose étrange, deux messieurs habillés comme les messieurs de Paris, pardessus de drap et chapeaux ronds, fumaient leur cigare.

Mimile, qui s’était étonné de voir deux simples Parisiens dans un tel cortège, fit remarquer à Giboulot et à Charlot, émerveillés par le surprenant spectacle qu’ils avaient sous les yeux, que ces deux Parisiens semblaient avoir des masques de velours noir sur la figure.

« Ce sont des ambassadeurs européens, répondit Giboulot. Ce ne peut être que cela. »

L’infanterie marchait tout à fait en avant, et s’avançait avec tant d’intrépidité qu’on eût cru voir des zouaves français. L’uniforme de cette troupe se rapportait beaucoup en effet à celui des zouaves.


XXII

tout est bien qui finit bien.

Enfin, pour comble d’étonnement, les six orangs-outangs, les uhlans des sauvages, dont la vue avait tant inquiété nos amis, rangés tous les six de front et portant chacun leur long bâton blanc sur leurs épaules, comme les Parisiens portent leurs fusils, précédaient de quinze pas l’infanterie.

Un seul guerrier marchait en tête de toute la colonne, formidable par sa prestance. C’était un géant qui pouvait bien avoir huit pieds. Il était vêtu d’un manteau de pourpre asiatique, et son pantalon collant, qui faisait valoir les belles proportions de sa taille, était tout galonné de soutaches.

« C’est le général, dit Charlot.

— C’est le tambour-major, » dit Mimile avec plus de raison.

Qu’était devenue l’armée, la horde assiégeante ?

Ce n’est pas moi qui vous le dirai. Tout ce que je sais, c’est qu’au premier son qui lui avait révélé l’arrivée de l’armée des Francs-Cœurs, elle avait disparu, disparu comme les feuilles mortes disparaissent sous le souffle de l’aquilon.

Ce qu’il y avait de plus singulier encore, c’est que les sept Vilains-Museaux qui tout à l’heure encore semblaient attendre si tranquillement la mort sur le plateau, avaient, eux aussi, disparu. Comment et par où ? Je l’ignore, mais ils n’étaient plus là. Giboulot, Mimile et Charlot, occupés uniquement du spectacle inouï qu’ils avaient sous les yeux et dont toute l’attention était fixée sur le défilé que je viens d’avoir l’honneur de décrire, n’avaient plus pensé à eux et n’en savaient pas plus que vous et moi sur ce sujet. Le feu lui-même, étonné sans doute comme vous l’êtes, je le suppose, et comme l’étaient encore plus nos amis, avait oublié de brûler et s’était éteint subitement. Bref, l’armée des Francs-Cœurs, dont les sapeurs, — j’avais oublié de vous faire remarquer qu’elle avait une compagnie de sapeurs, — dont les sa peurs, dis-je, avaient en un clin d’œil fait une large route qui réunissait le carrefour au rocher, l’armée des Francs-Cœurs se rangea dans un ordre admirable, en face même du rocher, moitié à droite, moitié à gauche de la route neuve, pour laisser l’espace libre au char qui portait le chef des Francs-Cœurs assisté des deux messieurs de Paris.

Comment le chef des Francs-Cœurs savait-il que, sur ce rocher qu’aucun pied humain n’avait foulé jusque-là, étaient trois infortunés que les premières notes du corps de musique de son armée avaient arrachés à une mort certaine ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’il le savait — et bien d’autres choses encore.

Ayant fait signe au tambour-major de faire taire sa musique, il interpella, ainsi que vous allez le voir, nos trois amis, qui du haut de leurs parapets, les bras tendus vers lui, attendaient ses premières paroles dans des sentiments où l’angoisse se mêlait encore à une sorte d’espérance.

« Messieurs Mimile et Charlot, êtes-vous prêts à répondre avec une entière sincérité aux questions que je vais vous adresser ?

— Oui, général, dit Mimile.

— Oui, sire, dit Charlot.

— Vous avez quitté votre collège, vos études, vos parents, vos amis, votre patrie, pour courir les aventures. Que pensez-vous d’une telle conduite ?

— Nous pensons… dit Mimile.

— Nous pensons… dit Charlot.

— Que nous avons été… dit Mimile.

— Que nous avons été… dit Charlot.

— Des imbéciles, dit Mimile.

— Des bêtes, dit Charlot.

— Des ingrats, dit Mimile.

— De bien méchants enfants, dit Charlot.

— Bien coupables, dit Mimile

— Ah ! pourvu que maman me pardonne ! dit Charlot.

— Nos papas doivent être bien fâchés ? dit Mimile. Mais nous ferons à l’avenir tout ce que nos papas voudront.

— Tout, dit Charlot.

— J’irai à Chaptal.

— À Chaptal, dit Charlot.

— Je m’y trouverai très-bien, dit Mimile.

— Tout à fait bien, dit Charlot en pleurant.

Je ferai tous mes devoirs, s’écria Mimile.

— Et même des pensums, dit Charlot.

— J’essayerai d’être le premier dans ma classe.

— Je ne ferai plus jamais de fautes d’orthographe, s’écria Charlot. J’apprendrai sans qu’on me le dise ma grammaire et même mon arithmétique.

— Nous écouterons les leçons d’anglais et d’allemand et le professeur de comptabilité. Nous serons de très-bons élèves, de très-bons camarades, de très-bons fils et de très-bons frères, général.

— Oui, oui, dit Charlot. Tout cela pourvu qu’on me descende d’ici, et qu’on nous remmène bien vite chez papa et maman à Paris, monsieur le général.

— Ainsi, reprit le général des Francs-Cœurs d’une voix ferme, vous ne voulez pas continuer votre voyage en Amérique ? Je mettrais pourtant à votre disposition mes éléphants, mes lions et même mes tigres.

— J’aime mieux, oh ! bien mieux les bêtes de chez moi, sanglota Charlot.

xxii
je ne veux plus voyager.

— La tribu des Francs-Cœurs pourrait, dans vos voyages de découvertes, vous assister d’une cinquantaine de ses plus valeureux guerriers. Vous pourriez, avec une telle escorte, tenir tête aux tribus les plus indomptées, voyager comme le prince de Galles.

— Je ne veux tenir tête à rien du tout, s’écria Charlot. Je ne veux plus voyager du tout, ni comme le prince de Galles ni autrement. »

On me permettra d’interrompre ce touchant dialogue pour dire ici, entre parenthèses, que cet animal de Giboulot se tenait les côtes après chacune des réponses de Charlot, et que M. Émile lui-même avait une si grande envie de rire qu’il lui était impossible à la fin de continuer à faire sa partie dans cet interrogatoire.

Quant à Charlot, tout entier à la situation, il parlait d’abondance.

« Monsieur le général, dit-il, nous avons beaucoup d’argent ; si vous pouviez écrire à papa par le télégraphe sous-marin que si nous avons été bien méchants nous avons été aussi bien malheureux, que nous avons été morts plus de dix fois, que nous voudrions bien qu’il nous pardonne et que je serais bien content s’il voulait m’envoyer chercher, ici comme autrefois à l’école, par ma bonne Rosalie, ah ! vous me feriez trop de plaisir !

« Dites-lui, monsieur le général, que je sais à présent, que, pour voyager, il faut avoir la permission de ses parents et être grand, parce que sans cela on ne peut jamais faire que des bêtises partout, et partout attraper des malheurs. Dites-lui que je ne veux plus aller, nulle part qu’où il me dira, que Mimile et moi nous aimerions mieux mourir que de recommencer à faire du chagrin à nos parents, et à nos amis, car nous en avons bien eu, allez ! du chagrin, et moi j’en ai encore. »

Charlot était à la lettre noyé dans ses propres larmes. Mimile le prit dans ses bras, il lui essuya les yeux avec son mouchoir, il le moucha même et très-doucement, il l’embrassa aussi beaucoup, comme un bon petit papa eût pu le faire.

En vérité, c’était un bon garçon que ce Mimile, bien qu’il fût un peu moqueur. Mais vous avez bien vu que, dans les moments où il faut du cœur, il ne pensait jamais à se moquer.

Le général n’avait pas encore adressé la parole à Giboulot.

« Monsieur Giboulot, lui dit-il, qu’avez-vous à nous dire, vous ? Étant plus grand, vous êtes plus coupable.

— Moi, général, lui répondit Giboulot, je n’ai quitté ni père, ni mère, pour courir après les aventures ; je n’ai quitté que mes oies et je ne puis avoir les regrets de ces jeunes messieurs pour ce que j’ai perdu. Je me bornerai donc à vous demander si vous ne pourriez pas me faire une place dans votre régiment ?

— Il est très-brave ! s’écria le bon Charlot. Prenez-le, monsieur le général.

— La cause est entendue, dit le général. Il ne s’agit plus pour le moment que de vous tirer de votre observatoire. Nous aviserons après pour le surplus. »

Au grand étonnement de Mimile, de Charlot et même de Giboulot, le grand arbre avait été à peine touché par l’incendie ; ses feuilles étaient roussies, mais les grosses branches étaient encore en bon état, et il y avait lieu d’espérer qu’il pourrait en réchapper. C’était le moment de la sève, et cela l’avait empêché de prendre feu.

Aidés de Giboulot, Mimile et Charlot se mirent en devoir de descendre.

Charlot, cependant, montrait quelque inquiétude :

« Ce n’est pas de descendre, dit-il, que je suis inquiet, mais c’est de parler au général pendant qu’il est dans a voiture aux tigres.

Ce sont des tigres apprivoisés, lui disait Giboulot, tout en lui donnant quelques recommandations, comme : Mets ton pied sur cette branche, tiens-toi par la main droite à celle-ci, appuie-toi sur moi, etc.

— C’est égal, j’aimerais mieux pas de tigres, et que le général soit descendu de voiture, et que tous ces animaux-là soient tous restés dans l’écurie. »

Le vœu de Charlot fut exaucé.

Quand il fut descendu de son arbre et qu’il eut fait le tour du rocher pour retrouver la route et le carrefour où l’armée était en bataille, il fut bien étonné de ne plus rien du tout apercevoir sur la route, ni les éléphants, ni les singes, ni la voiture aux tigres, ni les zouaves, ni les cavaliers, excepté qu’on entendait encore un peu au loin la musique qui sans doute cette fois s’en allait.

Il n’y avait plus rien en vérité, ni sur la route, ni autour du rocher, ni dans le grand carrefour ; le temps de descendre, de contourner le rocher, tout s’était évanoui comme par enchantement.

Cependant la forêt, la route nouvelle pratiquée par les chasseurs, tout prouvait bien que nos amis n’avaient pas rêvé et qu’il ne pouvait pas là être question d’un songe. C’est égal, de ne plus rien voir après avoir tant vu, c’était bien étonnant, et Mimile, ainsi que Giboulot, admirait la promptitude d’une telle manœuvre.

« Le général, dit Émile, aura deviné que tu avais peur, et il a fait tout défiler au grand galop.

— Si le général a deviné ça, il a eu bien raison, dit Charlot. Un petit garçon comme moi est plus vrai quand il dit qu’il a peur d’un lion et d’un tigre que quand il dit qu’il voudrait en rencontrer et qu’il pourrait en tuer.

— Bravo ! dit Mimile, bravo, mon Charlot !

— Vous voyez, dit Giboulot à Émile, que les voyages, même les plus fantastiques, forment la jeunesse. Voilà M. Charlot redevenu raisonnable.

— Pourvu qu’il ne le soit pas plus que moi à présent, dit Mimile.

— C’est pourtant extraordinaire, dit Charlot, que nous soyons déjà tout seuls. J’ai peur, Mimile, que le général n’ait pas compris qu’il fallait attendre ma bonne. Qui sait si, avant de rentrer en France, nous ne ferons pas encore de mauvaises rencontres. Ainsi, Mimile, si tu veux, nous irons tout droit par le plus court tout à fait ; nous ne regarderons rien du tout en passant.

— Dis donc, Charlot, lui répondit Émile, si au lieu de mauvaises rencontres nous allions en faire de bonnes, mais, là, de très-bonnes ?

— De très-bonnes ? dit Charlot, de l’air de quelqu’un qui est bien revenu des choses de ce monde ; celles qui pourraient être très-bonnes, Mimile, ne seraient pas possibles avant bien du temps encore. Nos papas, nos mamans et nos sœurs sont à Paris, et ce seraient là les seules rencontres que je trouverais bonnes, moi, d’abord.

— Si je les voyais tout de suite nos papas, nos mamans et nos sœurs, dit Mimile, ça me ferait trop d’effet.

— À moi, dit Charlot, ça me ferait trop de plaisir, oh ! bien sûr, trop de plai… »

Charlot n’avait pas achevé sa phrase.

« Qu’est-ce qu’il y a, dit Mimile ? Qu’est-ce qui te prend, Charlot ? Comme tu es pâle !

— Oh ! dit Charlot. Oh ! oh ! oh ! oh ! »

Les yeux de Charlot semblaient sortir de leur orbite. Sa bouche était toute grande ouverte, ses lèvres essayaient de parler, mais n’y parvenaient pas ; sa main frémissante, étendue, faisait le geste de montrer quelque chose à Mimile…

« Regarde, dit-il enfin à Mimile, regarde… est-ce que c’est vrai ?… est-ce que cela peut être ?… nos deux papas qui viennent là-bas, ces deux messieurs, les deux du général… »

Mimile lui prit la tête dans les deux mains, et approchant sa bouche de son oreille :

« Oui, mon Charlot, oui, lui dit-il en l’embrassant, ce sont nos papas. »

Le pauvre petit ouvrit les bras et tomba à genoux…

Ah ! s’écria-t-il, pourvu qu’ils ne soient pas trop en colère. »

Mais déjà Charlot était dans les bras de son père, qui, inquiet de son émotion, lui disait en l’embrassant.

« Mon pauvre enfant, mon pauvre petit, mon gros Charlot, calme-toi, tout est oublié !  !  ! Viens, donne-moi la main, et tu vas être tout à l’heure encore plus content.

— Plus content ? dit Charlot, plus content ! Alors c’est que maman aussi et ma sœur…

— Oui, lui dit son père en lui faisant tourner une allée, oui ; ne vois-tu rien, là-bas ? »

Mais Charlot ne s’était pas contenté de regarder, il avait couru, il s’était élancé vers un banc où deux dames étaient assises, et devant lequel, debout, dans l’attitude de l’attente, se trouvaient deux petites filles qu’il avait été bien difficile d’empêcher de courir au-devant de leurs deux frères.

Ai-je besoin de le dire ?

On s’embrassa beaucoup ce jour-là dans ce petit coin de l’Amérique. Ce fut même une scène si touchante que de douces larmes coulaient des yeux de tous les acteurs. Dès que l’émotion fut un peu apaisée, on vit venir, au trot de deux bons chevaux, une jolie voiture américaine qui s’arrêta à quelques pas du banc où les deux heureuses familles étaient réunies.

Chose étrange, ces chevaux-là allaient si vite, qu’après avoir traversé toute la forêt et puis des champs, et même un village, et tout cela en moins d’une heure, Charlot s’aperçut qu’on était déjà rentré en France. On était dans une ville, et son papa lui apprit que cette ville s’appelait Fontainebleau.

La voiture s’arrêta devant une jolie porte cochère, très-bien sculptée, et entra dans une belle cour.

Là, on descendit, et Charlot fut reçu par Rosalie qu’il embrassa de tout son cœur. Les enfants apprirent alors que leurs pères avaient acheté cette jolie maison de campagne, et que c’était là, à côté de la fameuse forêt de Fontainebleau, qu’on passerait les vacances. Mais on n’y était pas encore aux vacances. Il s’en manquait encore de trois mois.

Toutefois, ils surent tout de suite qu’ils allaient y passer toute la semaine, et c’était déjà une bien bonne chose.

On fit un bon dîner en famille, après quoi les enfants ravis couchèrent chacun dans un très-bon lit, où ils dormirent comme des bienheureux.

« C’est égal, dit Charlot à Mimile en se réveillant, notre voyage en Amérique est tout de même un voyage bien étonnant.

— Plus étonnant que tu ne le crois, Charlot, lui répondit le sage Mimile, et si étonnant même qu’il faut que tu me promettes, mon gros Charlot, de ne le raconter à personne au collège, avant que tu saches bien jusqu’à quel point il l’a été en effet.

— Pourquoi donc ça ? dit Charlot, et qu’est-ce que pensera Harrisson si je ne lui donne pas des nouvelles de son pays ?

— Il dira, dit son père qui venait d’entrer, que tu es un voyageur discret et réservé, ce qui est la plus grande qualité pour messieurs les voyageurs.

— Et puis tu sais, lui dit Mimile, les camarades ne sont pas tous comme tu as été avec Harrisson, ils ne veulent pas tout croire.

— Par exemple dit Charlot.

— Ils ne se gêneraient pas de te dire que tu leur racontes des choses incroyables.

— Ils me prendraient donc pour un menteur ?

— Oui, dit Mimile, et tu te fâcherais, et tu aurais des disputes, et cela ferait des batailles, et les batailles amèneraient des punitions, des retenues et le reste.

— C’est tout de même bien désagréable, dit Charlot, d’avoir eu tant de peine à faire notre grand voyage et de ne pas pouvoir le raconter ? M. Verne raconte bien tous les voyages qu’il a faits, lui !

— Il ne les raconte pas précisément, répondit Mimile ; il ne les dit pas aux personnes, il les écrit, et c’est M. Hetzel qui les livre au public. M. Verne n’en est peut-être pas si content.

— Écoute, dit Charlot, si tu veux, nous l’écrirons, notre voyage, et un éditeur en fera un livre ; moi, j’en serais très-content.

— C’est ça, dit Mimile, mais en attendant, taisons-nous ; car enfin, si nous apercevions un jour que nous nous sommes peut-être trompés de chemin, et que ce n’est pas en Amérique que nous avons été ?… »

Charlot, à ce mot, tomba dans de profondes réflexions.

À l’heure qu’il est, Charlot a vingt ans. Il sait à quoi s’en tenir sur son voyage en Amérique. Nos lecteurs l’ont vu, je l’espère, avant lui. Il me suffira de dire que les premiers doutes qui vinrent à Charlot eurent pour cause deux faits qui, pour n’avoir rien de bien merveilleux, lui causèrent une surprise extrême.

Dans une grande promenade qu’il fit en voiture dans la forêt de Fontainebleau, il crut reconnaître beaucoup d’endroits pareils, en tout, à ceux qu’il avait vus en Amérique ; mais on allait si vite qu’il n’eut pas le temps de bien comparer ni surtout de bien vérifier l’exactitude de ses souvenirs. Le second fait ébranla davantage sa conviction. C’était un jour la fête de Fontainebleau un superbe cirque était venu s’y établir, et le cirque était associé avec une très-grande ménagerie d’animaux féroces. On annonça une représentation tout à fait extraordinaire, c’est-à-dire grand spectacle. Les parents de Mimile et de Charlot les y conduisirent, et, là, en vérité, Charlot fut plus étonné qu’il ne l’avait été de sa vie, car tout ce qu’il avait vu en Amérique, les éléphants, les tigres, les lions, les orangs-outangs, et l’armée des Vilains-Museaux, et celle même des Nez-Rouges, y compris le grand chef, porteur d’une tête tout battant neuve pour remplacer celle que Mimile lui avait détériorée, il le retrouvait sous ses yeux. Le char brillant du général était là aussi, et le général lui-même, enfin tout. De plus, le général salua la famille de Charlot et de Mimile et fit un signe de tête amical aux deux enfants.

Ceux-ci se virent encore l’objet d’une attention toute particulièrement souriante de la part d’un jeune homme qui, en habit vert, culottes de daim, tricorne, bottes à l’écuyère, faisait, à la satisfaction générale, exécuter à un joli cheval noir des exercices variés de haute école. Il semblait bien à Charlot retrouver dans la figure de ce jeune écuyer certains traits de ressemblance avec celle de leur ex-compagnon Giboulot, ci-devant gardeur d’oies. Mais penser que ce fut le même individu, c’était bien fort.

Après cela, il y a de si étranges coïncidences dans le monde, il y arrive tant de choses qu’on aurait cru ne pouvoir pas arriver, que Charlot, dans l’impossibilité où il était de se rendre un compte bien exact des doutes qui remplissaient son esprit, aima mieux n’y plus penser. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que, bien qu’il eût acheté une masse de papier écolier pour écrire la relation de son voyage, il trouva plus sûr de l’employer à faire ses devoirs dessus, aussi longtemps qu’elle voulut durer.

Quant à Mimile, ce fut une autre affaire ! C’est sur les notes qu’il nous a données que nous avons-écrit ce récit d’un voyage que ni lui ni Charlot n’eurent jamais envie de recommencer, mais qui nous a paru pouvoir cependant intéresser la partie la plus naïve de nos lecteurs.