Un drame au Labrador/Coup d’œil des deux côtés de la baie

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Leprohon & Leprohon (p. 30-35).

VIII

COUP D’ŒIL DES DEUX CÔTÉS DE LA BAIE


Si nous nous sommes un peu étendus sur les événements de cette première journée passée en commun par les jeunes membres des deux familles de Kécarpoui, c’est qu’elle sert de jalon pour indiquer la marche future de notre drame.

Il fallait bien mettre en relief cette jolie Suzanne, qui va jouer le rôle de pomme de discorde entre les frères ennemis de la région labradorienne.

Et cette veuve énergique, gardant toujours au fond de son cœur le souvenir de la scène terrible qui la priva de son unique soutien, ne fallait-il pas aussi la montrer ce qu’elle était : bonne chrétienne, mais aussi femme à ne pas reculer devant la tâche vengeresse de punir, le cas échéant, le meurtrier de son mari.

Hâtons-nous d’ajouter cependant qu’elle était à cent lieues de se croire dans le voisinage de Jean Lehoulier, encore moins de se douter qu’elle venait d’héberger le fils et le neveu de son plus mortel ennemi.


Bravo, Suzanne ! cria Louis.

Quant à Suzanne et aux garçons, ils étaient tout bonnement enchantés de leurs nouvelles connaissances et ne tarissaient pas d’éloges sur leur compte : — concert de louanges auquel, du reste, la maman mêlait volontiers sa note grave.

— Ce sont de braves garçons, disait-elle, après le retour de ses fils.

— Et qui ne boudent pas à l’ouvrage ! ajoutait Louis.

— Ni à table non plus !… renchérissait Thomas, fort porté sur sa bouche, comme on s’en souvient.

— C’est un titre de plus à ton amitié, intervint malicieusement Suzanne.

— Oui-dà ! mademoiselle, lui repartit avec un grand sérieux Thomas. Tu crois peut-être m’avoir embroché avec ta pointe ?… Eh bien, ma sœur, apprends qu’un bon caractère et un bon estomac, ça voyage toujours ensemble, et mets-moi cette grande vérité dans ton cahier de notes, ma petite Suzette.

— Tu prêches pour ta paroisse, mon grand frère. Ainsi donc, suivant toi, les meilleurs garçons de notre petite colonie seraient… ?

— Thomas Noël et Gaspard Labarou.

— Parce que ?…

— Parce que ces deux respectables citoyens sont les plus beaux mangeurs.

— Tout doux ! tout doux ! monsieur mon frère, intervint Louis au milieu des éclats de rire : il me semble que vous avez une morale un peu égoïste… — Qu’en pensez-vous, maman ?

— Il y a du vrai et du faux dans ce que dit Thomas. J’ai connu des coquins qui avaient un bien bel appétit…

— Bon, Thomas, prends note de cela…

— Et de fort bonnes gens qui avaient toujours faim, acheva la veuve.

— Exemple : Thomas Noël ! glissa Thomas, avec une emphase comique.

— Oh ! le sournois ! fit Suzanne… Si tu n’as que ta voracité pour te faire pousser des ailes d’ange, tes grands bras resteront longtemps déplumés.

— Bravo, Suzanne ! cria Louis, battant des mains. Voilà qui s’appelle couler proprement un homme. Attrape, espèce de baliveau.

Ceci s’adressait à Thomas, lequel répondit philosophiquement :

— Dame ! si vous vous mettez deux contre moi, je n’ai plus rien à dire. Si, pourtant, un mot : pourquoi, Suzanne, m’appelles-tu sournois ? Est-ce parce que, de nos deux nouveaux amis, je m’accommode mieux du moins bavard, ou, si tu veux, de celui qui ne rit jamais ?

— C’est un peu pour cela, mon grand frère… Au reste, c’est pur badinage, tu sais…

— Non, non ! s’écria Louis. Pas de concession, Suzanne ! Thomas est un pince-sans-rire qui ne tire pas à conséquence. Mais son copain Gaspard vous a une binette d’oiseau de proie qui ne me dit rien qui vaille. N’est-ce pas, maman ?

— Le fait est qu’il est bien grave pour un jeune homme !

— C’est la timidité, peut-être… hasarda Suzanne.

— Lui, timide ?… Allons donc ma sœur, tu n’y penses pas ! Le gaillard ne navigue pas dans ces eaux-là. C’est un sournois, te dis-je. Vous verrez. — Un bon luron, par exemple, c’est mon nouvel ami à moi… Qu’on me parle d’Arthur Labarou ! C’est celui-là qui vous regarde bien en face, avec ses grands yeux bleus, et qui rit de l’abondance du cœur. — Pas vrai, maman ?

Le petit Louis éprouvait toujours le besoin d’avoir l’approbation de sa mère.

Néanmoins, pour cette fois, ce fut Suzanne qui répondit avec beaucoup de vivacité :

— Oui, oui, frère… Et, avec cela, si bon, si complaisant, si aimable !

— Tiens, tiens, fillette !… fit madame Noël, tu as déjà trouvé le moyen de remarquer chez lui toutes ces qualités-là ?

La jeune fille rougit et murmura, un peu confuse :

— Dame, mère, vous avez dû vous-même…

— Si, si, ma fille. Jusqu’à plus ample informé, je le tiens pour un excellent garçon.

— Et un bon camarade ! renchérit Louis.

— Comme son cousin… pas moins, mais pas plus, rectifia l’entêté Thomas.

La conversation en resta là sur ce sujet, et, après d’autres propos sans intérêt pour le lecteur, la famille Noël s’alla coucher.

Pendant ce temps, chez les Labarou, une scène analogue se passait.

Le père, distrait et songeur, fumait sa pipe près d’une croisée ouverte.

La mère et la fille, toujours occupées, tricotaient et cousaient autour d’une grande table de bois blanc, dressée au milieu de la pièce servant à toutes fins : cuisine, salle à manger et salon de réception.

En face d’elles, Arthur, la main droite enveloppée et le coude appuyé sur la table, avait fort à faire pour répondre aux questions multiples des deux femmes.

Quant à Gaspard, dissimulé dans l’ombre projetée par l’abat-jour de la lampe, il fumait, silencieusement, répondant seulement par monosyllabes quand on lui adressait la parole.

Inutile de se demander de quoi l’on parlait et qui tenait le dé de la conversation !

C’étaient les femmes, naturellement, mais surtout la plus intéressée des deux : Euphémie, ou plutôt Mimie, — car on ne l’appelait pas autrement dans la famille.

Cette jeune fille, quand on ne lui voyait que la tête, était vraiment délicieuse… Elle avait le teint clair des femmes normandes et la chevelure crêpée d’une bohémienne. Avec cela, — autre contraste, — de beaux grands yeux d’un bleu très tendre et la bouche meublée de dents fort blanches, quoique un peu espacées.

Mais l’ensemble de la figure respirait plutôt l’énergie que la grâce.

La grâce ! lumière ou vernis, qui est à la figure humaine ce qu’une bonne exposition est au tableau, — voilà ce qui réellement lui manquait.

Enfin, — pour achever de brosser cette esquisse en deux tours de main, — bien qu’elle fût, en réalité, une jolie fille, Euphémie Labarou manquait complètement de séduction féminine, d’attirance, comme disent les bonnes gens.

D’ailleurs, la suite de ce récit vous montrera qu’elle était fort tyrannique en amour.

Le cousin Gaspard, sur qui elle avait jeté son dévolu, en savait quelque chose, probablement plus qu’il n’en eût voulu dire.

Mais, outre ce défaut moral, — si toutefois c’en est bien un, — Euphémie Labarou avait une imperfection physique très apparente, du moins quand elle se tenait debout : elle n’avait pas de jambes… ou si peu !

Ce buste parfait, de longueur normale jusqu’aux hanches, était supporté par des jambes si courtes, qu’en dépit de ses robes longues, la pauvre « Mimie, » lorsqu’elle marchait, avait l’allure disgracieuse et pesante d’une oie grasse.

Aussi ne sortait-elle guère et, comme toutes les personnes sédentaires, aimait-elle fort à caqueter !

D’où il suit qu’elle était à la fois joliment bavarde et passablement hargneuse dans ses appréciations.

Pour le quart-d’heure elle s’employait à « déshabiller » de la belle façon sa voisine de l’autre côté de la baie, Suzanne Noël, — qu’elle n’avait pas même entrevue, du reste.

Et elle paraissait avoir ses raisons pour en agir ainsi, car, à chaque trait lancé contre la nouvelle venue, elle dirigeait du côté de Gaspard un regard en coulisse, chargé de… pronostics peu équivoques.

Celui-ci, d’ailleurs, faisait mine de ne pas remarquer ce manège, se contentant de fumer comme un pacha.

— Nous étions si bien, seuls ! dit la jeune fille, en conclusion… Pourquoi ces étrangères viennent-elles, comme cela, se fourrer dans nos jambes ?

— Elles ne t’ont guère encombrée jusqu’à cette heure !… murmura Gaspard, en poussant des lèvres une grosse bouffée de fumée.

— Je le crois bien ! répliqua Mimie, avec un petit ricanement sec. D’ailleurs, elles ne font que d’arriver, et vous avez passé tout votre temps avec elle, les deux garçons.

— Il fallait bien leur aider, comme le voulait mon oncle.

— Elles ont leurs hommes : qu’elles nous laissent les nôtres !

— Prends patience, ma fille, intervint la mère. Sitôt qu’ils auront mis leurs voisines à couvert, les enfants reprendront leur train de vie ordinaire. En attendant, contentons-nous de ton père et de Wapwi.

— Père ?… Il n’est guère réjouissant, surtout depuis quelques jours. On dirait vraiment que cette invasion le contrarie encore plus que moi.

Jean Labarou, jusque-là silencieux, releva la tête en entendant sa fille parler ainsi.

— Tu ne te trompes qu’à demi, mon enfant, répliqua-t-il gravement. Je suis heureux que les garçons puissent rendre service à nos voisins, mais mon opinion sur leur compte n’a pas changé : leur présence ici nous causera peut-être des ennuis sérieux.

— C’est bien possible, tout de même… murmura la jeune fille qui eut un rapide coup d’œil du côté de son voisin.

— Puis, reprenant avec vivacité :

— Quant à Wapwi, dit-elle en riant aux éclats, parlons-en. Ce petit oiseau-là, — car c’est un vrai oiseau, bien gentil tout de même, — passe la plus grande partie de son temps sur la baie ou dans les bois, à pêcher du poisson ou colleter des lièvres.

— C’est sa manière à lui de se rendre utile, expliqua Arthur. Manques-tu de gibier ou de matelotes, depuis que nous l’avons enlevé à sa micmaque de belle-mère ?

— Oh ! pour ça, non. Aussi n’est-ce pas pour lui faire des reproches, le cher petit, que je me plains de ses absences continuelles. Mais s’il nous tenait un peu plus compagnie, en votre absence, les journées seraient moins longues.

— Et ! bon Dieu, petite sœur, cours les bois avec mon protégé, — je lui en donne la permission ; ça te distraira.

— C’est une idée, cela, Arthur ! et, à moins que père et mère n’y mettent empêchement, je pourrais bien en profiter l’un de ces quatre matins…

Et, comme les « bonnes gens » ne soulevèrent aucune objection, Mimie eut bientôt fait d’organiser dans sa tête une belle et bonne reconnaissance en « pays ennemi », c’est-à-dire du côté opposé de la baie.