Un drame au Labrador/Deux compères

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Leprohon & Leprohon (p. 66-70).

XVI

DEUX COMPÈRES


La goélette courait, bâbord amures, vers la côte, pendant qu’à droite défilait rapidement le littoral tourmenté de Terreneuve.

Bien qu’à une dizaine de milles de distance, la ligne boisée des pointes et des baies, les saillies des caps, les taches sombres des forêts se dessinaient successivement, et avec une grande netteté, sur l’horizon de l’est, à mesure qu’on avançait vers le nord.

Il était sept heures du soir.

Thomas Noël, enveloppé d’un imperméable de grosse toile huilée et coiffé d’un chapeau également à l’épreuve de l’eau, tenait la barre.

À ses côtés, la pipe aux lèvres et le regard obstinément fixé sur la côte nord, un jeune homme, à l’air renfrogné et dur, était debout, gardant son équilibre en dépit de la houle, par un simple mouvement des reins.

Ce garçon-là devait avoir le pied marin, car cette houle, très forte et rencontrée de biais, faisait rouler le petit vaisseau comme un simple bouchon de liège.

Mais, soit habitude, soit préoccupation, le personnage en question semblait aussi à son aise sur ce pont mouvant que sur le plancher des vaches, — comme les marins appellent dédaigneusement la terre ferme.

C’était, — on l’a deviné, — Gaspard Labarou.

Les deux compères revenaient d’une courte excursion de pêche le long du littoral français, — french shore, — de Terreneuve ; et, après avoir préparé temporairement leur poisson, ils se hâtaient de regagner Kécarpoui pour l’encaquer définitivement.

Toutefois, au moment où nous les mettons en scène, — le 12 septembre au soir, — leur conversation n’avait aucunement trait à leur métier de pêcheurs.

— Mon vieux, disait Thomas, tu n’es guère persévérant et je te croyais plus solide… Quoi ! parce que tu as manqué ton coup une première fois, te voilà découragé et prêt à abandonner la partie !…

— Il y a bien de quoi perdre confiance, aussi, nom d’un phoque ! répondait Gaspard, les dents serrées… Une affaire si bien montée !… Un coup si supérieurement organisé, manquer cela, à quelques secondes près ! — Car, enfin, si ce moricaud de Wapwi fût arrivé seulement une demi-minute plus tard, mon cousin « faisait le saut » !

— Ah ! pour ça, oui !… Et un rude plongeon, encore !

— Et j’aurais le chemin libre pour arriver à ta sœur !

— Rien de plus vrai. Pas un concurrent à trente lieues à la ronde !

— Chien de sort ! C’est ce qui s’appelle n’avoir pas de chance.

— Dame !…

— Une déveine de pendu…

— Un peu.

— Et manger son avoine en grinçant des dents.

— Le fait est que ta position…

— Eh bien, oui, ma position… ?

— Est assez humiliante.

— Ah ! tu l’avoues !… Elle est tout simplement « impossible, » ma position !

— Ah ! bah !

— De quelque côté que je me retourne, je ne vois que des visages soupçonneux : Mimie, sans en avoir l’air, ne me perd pas de vue ; mon oncle et ma tante me semblent tout « chose » ; Arthur paraît envahi par de vagues soupçons ; quand à ce petit Abénaki de malheur, il me fait toujours l’effet de « mijoter » quelque complot contre moi…

— Imagination que tout cela, mon camarade !

Gaspard, sans répondre, reprit après un instant d’absorption en lui-même :

— Quant à chez-vous, je devine aussi des sentiments de défiance à mon égard.

— Tu es fou… Personne à la maison n’a l’ombre d’un soupçon.

— Qu’en sais-tu ?… As-tu bien observé ta sœur ?

— Oh ! ma sœur, elle est comme toutes les petites filles qui vont se marier : elle ne pense qu’à ses toilettes.

— À cela et à autre chose, je le jurerais !

— À quoi donc ?

— À une certaine confidence que je lui ai faite, la veille de…

— De l’accident ! acheva Thomas, avec un sourire narquois.

— Tu dis bien : de l’accident, — car c’en est un ; il faut que c’en soit un !

— On y aidera ; va toujours.

— Je lui ai révélé, comme tu ne l’ignores pas, le meurtre commis par mon oncle.

— Et tu as bien fait. Je te l’avais conseillé du moment que j’ai appris la chose.

— Mais j’ai un peu « fardé » la vérité, en la laissant sous l’impression que mon oncle avait été l’agresseur.

— Il paraît que c’est notre père qui a « tapé » le premier, remarqua tranquillement Thomas.

— L’oncle Labarou prétend cela, du moins ; mais c’est à prouver.

— La mère Noël est convaincue qu’il dit vrai : il n’y a donc plus à revenir là-dessus. D’ailleurs, la preuve viendra en son temps, affirme-t-elle.

— Elle est de bien bonne composition, ta mère !… et j’en connais qui ne s’accommoderaient pas si vite d’une affirmation intéressée…

— Laissons là ma mère, veux-tu ? fit remarquer Thomas. — Ce qu’elle fait est bien fait.

Gaspard se le tint pour dit et n’insista plus.

Pendant quelques minutes, on garda le silence.

La goélette courait allègrement, grand largue, vers la baie de Kécarpoui, dont on commençait à distinguer les pointes.

Dans une couple d’heures, au plus, si la brise tenait bon, on embouquerait ce bras de mer et l’on pourrait dire bonsoir aux « bonnes gens ».

Mais, précisément, la brise se prit à mollir petit à petit.

Gaspard en fit la remarque.

— Le vent tombe, dit-il… Pourvu qu’il ne nous lâche pas tout à fait !…

— Ce n’est qu’une accalmie, répondit Thomas, après avoir observé le firmament. M’est avis que si le nordet se repose, c’est pour reprendre des forces.

— Ah ! tu crois donc qu’il ferait grand vent demain soir ?…

— Grand vent et grande mer ; nous voici à l’équinoxe.

— Ma foi, tant pis !

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que demain, Arthur et moi, nous devons passer la nuit sur l’Îlot du Large, tu sais ?…

— À l’entrée de la baie ?… Je connais ça. Mais qu’allez-vous faire là ?

— La guerre, mon vieux ; une guerre à mort aux canards, outardes et autres volatiles qui viennent, à marée basse, s’y empiffrer de mollusques et de graviers.

— Ah ! ah ! fit Thomas.

Puis il s’arrêta une seconde pour réfléchir. Après quoi, regardant fixement son ami :

— Mais il va faire un temps de chien, demain la nuit, ou je ne connais plus rien aux signes de l’air !

— Peu importe ; il faut bien profiter des basses mers pour approvisionner de gibier les deux maisons, en vue des… noces !

Et Gaspard prononça ces derniers mots sur un ton si singulier, que son compagnon fixa encore sur lui un regard narquois.

— Hum ! hum ! fit-il à voix basse.

— Tu dis ?… interrogea l’autre.

— Rien… Ah ! mais si !… Dis donc, mon vieux, sais-tu qu’à marée haute, demain entre minuit et une heure, il y aura peut-être une vingtaine de pieds d’eau vers l’îlot ?

— Ça ne m’étonnerait pas. Nous approchons de l’équinoxe, et il a tant venté de l’est !

— Et vous allez passer la nuit là, Arthur et toi ?

— Une partie de la nuit, du moins. C’est à marée basse et vers le commencement du montant que le gibier afflue sur le sable de la petite grève, par bandes incroyables.


— Quel coup ?… Voyons, quelle est ton idée ?

— Vous ferez une belle chasse !… murmura Thomas, soudain très préoccupé.

— Qu’est-ce qui te prend donc ? lui demanda Gaspard, s’apercevant de son trouble.

— Oh ! rien… Ça serait pourtant un beau coup ! marmotta le jeune Noël, comme se parlant à lui-même.

— Quel coup ?… Voyons, quelle est ton idée ?

— Une hallucination… qui me passe tout à coup devant les yeux !

— Et cette hallucination te fait voir ?…

— L’un de vous deux abandonné par son compagnon sur l’îlot…

— Hein ! fit Gaspard, sursautant.

— …Et disparaissant sans laisser de traces, emporté par la marée montante… acheva Thomas, sans avoir l’air d’y toucher.

Gaspard eut une seconde de stupéfaction et devint très pâle.

Il regarda son compagnon.

Mais celui-ci, le coup porté, semblait uniquement occupé de sa barre de gouvernail, qu’il manœuvrait pour embouquer la baie.

On arrivait.

Plus un mot ne fut échangé.

Les deux hommes, après une course d’un petit quart-d’heure vers le fond du bras de mer, abaissèrent les voiles, jetèrent l’ancre et descendirent dans la chaloupe du bord, pour débarquer.

Au moment où Gaspard était déposé sur la rive ouest par son compagnon, — qui, lui, devait traverser seul de l’autre côté, — il lui dit d’une voix étrange :

— Nous reverrons-nous demain ?

— Je ne crois pas. Il est mieux que tu penses seul à ton affaire.

— Comme tu voudras. Mais, si je me décide, me jures-tu le silence ?

— Je ne trahis jamais un ami.

— Et m’aideras-tu ensuite à obtenir la main de Suzanne ?

— Mon compère, si ce n’était pour te donner à Suzanne, pourquoi donc me mêlerais-je de votre rivalité entre cousins ?

— Écoute, Thomas… Si jamais je deviens ton beau-frère, nous ferons de beaux coups, tous deux, je ne te dis que ça !… Tu es un homme, et je me sens de taille, moi aussi, à faire autre chose que la petite pêche, près des côtes.

— Voilà qui est parler… Bonne chance, mon vieux, et… du nerf !

— À revoir. Il y aura du grabuge dans la baie, après-demain !

Les deux compères se quittèrent, sur ces mots, et regagnèrent leur logis.