Un drame au Labrador/Wapwi

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Leprohon & Leprohon (p. 16-18).

IV

WAPWI


Le petit sauvage, en effet, n’avait soulevé aucune objection quand on lui proposa de l’emmener.

Loin de là, peu s’en fallut qu’il ne sautât au cou de son nouvel ami, Arthur, en l’entendant lui dire, comme conclusion du dialogue échangé entre eux :

— C’est entendu, mon petit homme : tu viens avec nous et, sauf empêchement imprévu mis par les bonnes gens de Kécarpoui, tu fais de ce jour partie de l’intéressante famille Labarou.

Et il plaça sa main ouverte sur la tête de l’enfant, dont le regard intelligent le remerciait.

Ce geste d’Arthur Labarou, c’était une adoption, une adoption sérieuse.

L’avenir le prouva bien.

Alors, ce fut une avalanche de questions, auxquelles le nouveau « frère » dut répondre le mieux possible, — ou plutôt le plus possible, — car il n’était guère babillard, ce gamin de race rouge.

Mais, comme le fils des Gaules avait de la langue pour deux, il finit par tirer au clair la biographie de son protégé.

D’abord, il s’appelait Wapwi.

Il était né de l’autre côté de la mer (le Golfe Saint-Laurent), dans un ouïgouam construit sur les bords d’une grande baie qui mêlait ses eaux à celles du lac sans fin (l’Océan Atlantique)… par delà une autre baie bien plus étendue devant laquelle il fallait passer… (la Baie de Miramichi, évidemment, qui se trouve plus loin que la Baie des Chaleurs, laquelle est dix fois plus considérable).

Ses parents étaient des Abénakis.

Ils vivaient assez misérablement de chasse et de pêche, lorsqu’un jour des étrangers survinrent qui leur défendirent de prendre du saumon dans la rivière, avec des filets, sous peine de se voir chasser du pays…

Découragés, les parents de Wapwi émigrèrent vers le nord, longeant la côte dans leur canot d’écorce jusqu’à ce qu’ils atteignissent la Baie-des-Chaleurs…

Pendant des jours et des jours, ils remontèrent la rive droite de ce grand bras de mer, qu’ils n’osaient traverser dans sa partie la plus large…

Finalement, croyant qu’il ne verrait jamais se rétrécir cette nappe d’eau interminable, le père prit le parti de la traverser, par un beau temps calme…

Hélas ! cette tentative devait amener une catastrophe !…

Le léger canot avait à peine dépassé le milieu de la baie, que le vent se prit à souffler avec rage, soulevant des lames hautes comme des cabanes (c’est Wapwi qui parle, ne l’oublions pas) et ballottant l’embarcation comme une simple écorce…

Il devint évident que le canot allait se faire coiffer, d’une minute à l’autre, par les lames qui déferlaient sous la brise…

Cependant, l’Abénaki luttait héroïquement, tenant tête, l’aviron en mains, aux montagnes d’eau qui assaillaient sa pauvre pirogue…

Déjà, on distinguait nettement la rive à atteindre.

Le bruit du ressac sur le sable retentissait à travers les clameurs du vent…

Encore quelques efforts, et l’on allait pouvoir remercier les manitous d’un salut si chèrement gagné, lorsqu’un craquement sinistre fit pousser un gémissement au vieux canotier…

Son aviron s’était rompu par le milieu !

Dès lors, le naufrage devint inévitable…

La pirogue, saisie par une vague échevelée, tourna sur elle-même et, se remplissant d’eau, fut renversée, livrant au gouffre ceux qui la montaient…

Que se passa-t-il ensuite ?

Wapwi n’en eut point conscience.

Tout ce qu’il se rappelait, c’est qu’il fit nuit dans son cerveau et qu’il lui parut que cent moulins à farine faisaient entendre leur fracas dans ses oreilles…

Il perdit connaissance.

Quand il rouvrit les yeux, il était couché sur le sable du rivage, et son père, penché sur lui, épiait son réveil.

Le vieil Abénaki avait l’air désolé, le regard morne.

À l’enfant qui demandait sa mère, il montra les flots déchaînés.

L’enfant comprit, et un grand déchirement se fit dans sa poitrine…

En évoquant ce souvenir, le pauvre petit Wapwi, les yeux dilatés, semblait revoir la scène terrible qui le rendit orphelin.

Il se tut et demeura rêveur, le front penché.

Les deux cousins respectaient cette émotion filiale.

Mais l’enfant releva bientôt la tête et se hâta de terminer son récit, — heureux probablement de se débarrasser de souvenirs pénibles.

Au reste, l’année qui suivit la mort de sa mère ne fut marquée par aucun incident extraordinaire, à part de continuels déplacements qui amenèrent finalement le père et le fils sur la côte du Labrador, où ils furent accueillis par un campement de Micmacs…

C’est là, — à quelques milles de l’endroit où avaient atterri les deux Français, — que vécurent depuis les fugitifs ; là aussi que le père se remaria à une grande diablesse de veuve Micmaque, qui lui fit la vie dure et battait le pauvre petit Abénaki comme plâtre.

Il était bien heureux d’être débarrassé de cette méchante femme et ne demandait qu’à vivre dorénavant avec ses nouveaux amis blancs…

Tel fut le récit qu’à force de questions et de caresses encourageantes, Arthur parvint à arracher à son protégé.

Toute une vie de misère, de privation, de deuil !

Pauvre petit sauvage !… Le jeune Français, qui avait le cœur excellent, se promit bien de faire tout en son pouvoir pour que, chez ses nouveaux parents de la grande famille blanche, il goûtât un peu de ce bonheur passager que le bon Dieu ne refuse pas aux enfants de son âge.

Et, comme à compte, il l’embrassa fraternellement…

Ce qui fit lever les épaules à Gaspard, homme peu démonstratif.

Mais on arrivait au fond de la baie de Kécarpoui…

Un homme et deux femmes se tenaient sur le rivage, le regard tendu…

Les femmes agitaient leurs mouchoirs…

C’étaient les bonnes gens qui célébraient le retour des enfants…

Il va sans dire que le petit Wapwi fut accueilli avec joie, surtout par les femmes.

La suite de ce récit prouvera que les exilés du Labrador venaient de faire là une heureuse acquisition.

Puis la petite colonie, composée maintenant de six personnes reprit ses habitudes patriarcales, améliorant sans cesse ses conditions d’existence matérielle et vivant dans une paix profonde.

Mais il était écrit que le guignon avait suivi cette famille éprouvée jusque sur les rives du Saint-Laurent.

La coupe du malheur, encore à moitié pleine, devait être vidée jusqu’au fond.

La tranquillité présente n’était qu’une accalmie.