Un drame en Livonie/13

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Collection Hetzel (p. Ill.-218).


ON EXPLORA LE JARDIN.

XIII

deuxième perquisition.


La grâce de Wladimir Yanof allait produire un effet énorme, non seulement à Riga, mais dans toutes les provinces Baltiques. On voulut voir là une marque plus intentionnelle du gouvernement de se montrer favorable aux tendances antigermaniques. La population ouvrière y applaudit sans réserve. Chez la noblesse et la bourgeoisie, on blâma la clémence impériale qui, après Wladimir, semblait atteindre et couvrir Dimitri Nicolef. Certes, la généreuse conduite du fugitif, se livrant lui-même, méritait cette grâce, et, avec elle, sa complète réhabilitation, le recouvrement de tous ses droits civils dont une condamnation politique l’avait privé. Mais n’était-ce pas aussi comme une protestation contre les inculpations qui visaient le professeur, un citoyen jusqu’alors honorable et honoré, et désigné au choix du parti slave dans les prochaines élections ?…

C’est ainsi, du moins, que fut jugé l’acte de l’Empereur, et le général Gorko ne cacha point son opinion à ce sujet.

Wladimir Yanof quitta la forteresse de Riga en compagnie du colonel Raguenof, qui était venu lui communiquer l’ukase du tsar. Il se rendit aussitôt chez Dimitri Nicolef et, la nouvelle ayant été tenue secrète, Ilka et son père l’apprirent de sa bouche même.

De quels flots de joie et de reconnaissance fut inondée cette modeste maison, où le bonheur semblait enfin revenu !

Presque aussitôt arrivèrent le docteur Hamine, M. Delaporte, quelques-uns des amis de la famille. Wladimir fut félicité, embrassé de tous. Ces accusations qui avaient accablé le professeur, qui y songeait à présent ?…

« Quand bien même vous eussiez été condamné, lui dit M. Delaporte, pas un de nous n’eût douté de votre innocence !

— Condamné !… s’écria le docteur. Est-ce qu’il aurait jamais pu l’être ?…

— Et si une condamnation eût été prononcée, déclara Ilka, Wladimir, Jean et moi nous aurions consacré notre vie à poursuivre ta réhabilitation, mon père ! »

Dimitri Nicolef, le cœur oppressé, la figure pâlie par les émotions, ne put prononcer une parole. Il souriait tristement. Ne se disait-il pas qu’on peut tout attendre de l’incertaine justice des hommes ?…

N’a-t-on pas trop d’exemples de condamnations iniques et souvent irréparables ?…

La soirée réunit, autour du thé, les plus intimes amis de Wladimir et de Nicolef. Et comme les cœurs battirent, et quelles démonstrations de joie se manifestèrent, lorsque, très simplement, Ilka dit :

« Quand vous le voudrez, Wladimir, je serai votre femme ! »

Le mariage fut fixé à six semaines de là, et l’on disposa une chambre au rez-de-chaussée de la maison pour Wladimir Yanof. La fortune des deux fiancés était connue. Ilka n’avait rien et, jusqu’alors, Nicolef s’était tu sur sa situation, sur ses engagements envers la maison Johausen pour les dettes paternelles. À force d’économie, il en avait payé une bonne part, et il espérait toujours pouvoir s’acquitter du reste. Voilà pourquoi il n’avait rien dit à ses enfants, et pourquoi ils ne savaient pas que la dernière créance de dix-huit mille roubles venait à échéance dans quinze jours. Il faudrait bien qu’il en fît l’aveu pourtant. Wladimir pouvait pas rester dans l’ignorance d’un danger si inquiétant pour la famille… Ce n’est pas cela, d’ailleurs, qui changerait ses sentiments pour la jeune fille. Lui, avec la somme en dépôt que lui avait restituée Dimitri Nicolef, il saurait attendre, et, son énergie, son intelligence aidant, assurer l’avenir.

Si la famille Nicolef était heureuse, maintenant, plus heureuse qu’elle n’avait peut-être jamais espéré l’être, quel contraste auprès de la famille Johausen ! Il y avait lieu de penser que Karl, si grièvement blessé, guérirait avec des soins et du temps, et l’on avait pu le faire transporter à Riga. Toutefois, dans la lutte qu’il soutenait directement contre le professeur qu’il croyait avoir anéanti, Frank Johausen sentait la victoire lui échapper. Il semblait que les armes terribles, dont sa haine n’avait pas hésité à se servir, venaient de se briser entre ses mains. La gêne financière de son rival, la dette contractée envers lui et qui ne serait peut-être pas payée à l’échéance, voilà tout ce qui lui restait pour ruiner son ennemi politique.

Ce qui est certain, c’est que l’opinion publique, — celle des gens désintéressés dans l’espèce et jugeant les faits sans parti pris, — abandonnait peu à peu l’accusation portée contre Dimitri Nicolef.

Elle tendait même à se retourner contre le propriétaire du kabak de la Croix-Rompue.

En effet, si l’on écartait aussi l’intervention d’un malfaiteur du dehors, les présomptions devaient porter sur Kroff. Ses antécédents prouvaient-ils pour ou contre lui ?… À vrai dire, ils n’étaient ni bons ni mauvais. Kroff avait la réputation d’être un homme rude, âpre au gain. Peu communicatif, très en dessous, il vivait seul, sans famille, dans ce cabaret isolé, fréquenté des paysans et des bûcherons. Ses père et mère, d’origine allemande, et — ce qui n’est pas rare dans les provinces Baltiques — appartenant à la religion orthodoxe, avaient vécu assez misérablement des produits de cette auberge. La maison, le clos, c’était tout ce que leur fils avait hérité d’eux, et la valeur de ce bien n’atteignait pas un millier de roubles.

Là, Kroff, célibataire, sans serviteur ni servante, faisait tout par lui-même, ne s’absentant que lorsqu’il fallait renouveler quelque approvisionnement à Pernau.

Le juge Kerstorf avait toujours conservé certains soupçons contre l’aubergiste. Ces soupçons étaient-ils fondés, et Kroff n’avait-il pas voulu les détourner en accusant le voyageur venu avec le garçon de banque ?… N’était-ce pas lui qui avait fait ces empreintes relevées sur la fenêtre de la chambre, lui qui avait replacé le tisonnier dans l’âtre après s’en être servi pour forcer les contrevents, lui enfin qui avait commis le crime, soit avant, soit après le départ de Dimitri Nicolef, sur lequel, grâce aux précautions qu’il avait prises, devaient se porter les investigations de la justice ?

N’était-ce pas là une nouvelle piste à suivre, et ne conduirait-elle pas au but, si l’on marchait avec prudence ?…

Du reste, depuis que Dimitri Nicolef semblait avoir été mis hors de cause à l’arrivée de Wladimir Yanof, Kroff pouvait craindre que sa situation fût moins nette. Il fallait à tout prix découvrir l’auteur du crime et, dorénavant, l’enquête n’allait-elle pas être dirigée contre lui ?…

Après l’assassinat, on le sait, le cabaretier n’avait quitté l’auberge que pour venir au cabinet du juge d’instruction. Bien qu’il fût libre, en somme, il se sentait très surveillé par les agents de police, de garde, nuit et jour, au kabak.

La chambre du voyageur et la chambre de Poch, fermées à clef, et les clefs entre les mains du magistrat, personne n’avait pu y pénétrer. Les choses étaient donc dans l’état où elles se trouvaient lors de la première perquisition.

Si Kroff répétait à qui voulait l’entendre que l’instruction faisait fausse route en abandonnant l’accusation portée contre Nicolef, s’il affirmait que c’était le voyageur le vrai coupable, s’il ne cessait de le charger devant le juge Kerstorf, s’il était soutenu dans son dire par les ennemis du professeur ; si, d’autre part, les amis de celui-ci rejetaient le crime sur l’aubergiste, la vérité est que la situation de l’un et de l’autre ne serait pas claire et qu’elle donnerait matière aux plus violentes incriminations, tant que le criminel ne tomberait pas entre les mains de la justice.

Wladimir Yanof et le docteur Hamine causaient souvent de cette situation. Ils comprenaient que la seule éventualité qui fermerait la bouche aux Johausen et à leurs partisans, ce serait non seulement l’arrestation de l’auteur du crime, mais sa mise en jugement, sa condamnation. Et, tandis que Dimitri Nicolef semblait se détacher de cette affaire, ne plus vouloir s’en occuper, n’y faisait jamais allusion, ses amis ne cessaient de presser l’enquête et d’y aider avec les renseignements qu’ils tâchaient de recueillir de part et d’autre.

D’ailleurs, ils se montrèrent si affirmatifs en accusant le cabaretier, que, sous la pression de l’opinion publique, M. Kerstorf et le colonel Raguenof décidèrent qu’une seconde perquisition serait faite au kabak de la Croix-Rompue.

Cette perquisition eut lieu le 5 mai.

Le juge Kerstorf, le major Verder, le brigadier Eck, partis la veille, arrivèrent dans la matinée au kabak.

Les agents de police, à leur poste dans la maison, n’avaient rien de nouveau à signaler.

Kroff, qui s’attendait à cette visite des magistrats, se mit avec empressement à leur disposition.

« Monsieur le juge, dit-il, je n’ignore pas qu’on a voulu me compromettre dans cette affaire… Mais, cette fois, j’espère que vous partirez convaincu de mon innocence…

— Nous verrons, répondit M. Kerstorf. Commençons…

— Par la chambre du voyageur dont vous avez la clef ? dit l’aubergiste.

— Non, répondit le magistrat.

— Votre intention est-elle de visiter la maison entière ?… demanda le major Verder.

— Oui, major.

— Je crois, Monsieur Kerstorf, que, s’il reste quelque nouvel indice à trouver, ce sera plutôt dans la chambre qu’a occupée Dimitri Nicolef. »

Et cette observation prouvait bien que le major ne mettait pas en doute la culpabilité du professeur, par suite, la parfaite innocence du cabaretier. Rien n’avait pu modifier son opinion appuyée sur les faits : l’assassin, c’était le voyageur, et le voyageur, c’était Dimitri Nicolef, il ne sortait pas de là.

« Conduisez-nous », ordonna le juge au cabaretier.

Et Kroff obéit avec un empressement qui témoignait en sa faveur.

L’annexe sur le jardin et les appentis furent une seconde fois visités par les agents sous la direction du brigadier Eck, en présence du juge et du major.

Puis on explora le jardin avec un soin minutieux, au pied de chaque arbre, le long de la haie vive, les carrés où végétaient de rares légumes. Peut-être Kroff aurait-il enterré quelque part le produit du vol, s’il l’avait commis, c’est bien ce qu’il eût été important d’établir.

Les recherches furent inutiles.

En fait d’argent, l’armoire du cabaretier ne renfermait qu’une centaine de billets de vingt-cinq, dix, cinq, trois et un roubles, c’est-à-dire d’une valeur inférieure à ceux que contenait le portefeuille du garçon de banque.

Et alors, le major Verder, prenant le juge à part, lui dit :


Ce morceau de papier était souillé de sang.

« N’oubliez pas, Monsieur Kerstorf, que, depuis le jour du crime, Kroff n’a pas quitté le kabak sans être accompagné, car les agents sont arrivés le matin même…

— Je le sais, répondit M. Kerstorf, mais, avant la venue de ces agents, après le départ de M. Nicolef, l’aubergiste a été seul pendant quelques heures.

— Enfin, Monsieur Kerstorf, vous voyez que nous n’avons rien trouvé de compromettant…

— Rien, en effet, jusqu’ici. Il est vrai, notre perquisition n’est pas achevée. – Vous avez les clefs des deux chambres, major ?…

— Oui, Monsieur Kerstorf. »

En effet, elles avaient été déposées au bureau de police, et le major Verder les tira de sa poche.

La porte de la chambre où le garçon de banque avait été frappé fut ouverte.

Cette chambre se trouvait dans l’état où les agents l’avaient laissée après la première descente de justice. Il fut facile de le constater dès que les contrevents eurent été repoussés en dehors. Le lit était défait, l’oreiller taché de sang, le plancher rougi d’une mare séchée qui s’étendait jusqu’à la porte. Aucun nouvel indice ne put être relevé. Le meurtrier, quel qu’il fût, n’avait pas laissé de trace de son passage.

Les contrevents refermés, M. Kerstorf, le major, le brigadier, Kroff et ses hommes rentrèrent dans la grande salle.

« Visitons la seconde chambre », dit le juge.

Tout d’abord, la porte fut examinée. Elle ne portait aucune trace extérieure.

D’ailleurs, les agents logés au kabak pouvaient affirmer que personne n’avait tenté de l’ouvrir ! Ni l’un ni l’autre n’avaient quitté la maison depuis dix jours.

La chambre était plongée dans une profonde obscurité.

Le brigadier Eck se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit toute grande, fit basculer la barre des contrevents, les rabattit sur le mur, et l’on put opérer en pleine lumière.

Aucun changement depuis la dernière perquisition. Au fond, le lit où avait couché Dimitri Nicolef. Près du lit, vers la tête, une grossière table qui supportait le chandelier de fer avec sa résine à demi consumée. Une chaise de paille dans un coin, un escabeau dans un autre. À droite, une armoire dont les portes étaient fermées. Au fond, la cheminée, c’est-à-dire un âtre formé de deux pierres plates. Au-dessus, le tuyau évasé à sa partie inférieure qui remontait vers le toit en se rétrécissant.

Le lit fut examiné, et, de même que la première fois, on ne releva aucun indice suspect. Dans l’armoire et ses tiroirs aucun vêtement ni aucun papier : elle était vide.

Le tisonnier, déposé dans un angle de l’âtre, fut l’objet d’un examen minutieux. Certainement, étant tordu du bout, il avait pu être employé comme levier pour forcer le volet de l’autre fenêtre. Mais, très certainement aussi, tout autre ustensile, un simple bâton eût suffi à cette effraction, tant ce volet était en mauvais état.

Quant aux éraflures de l’entablement de la fenêtre, on les retrouva ; provenaient-elles du passage d’un individu à travers la fenêtre ? on ne pouvait l’affirmer.

Le juge revint vers l’âtre.

« Est-ce que le voyageur avait fait du feu ?… demanda-t-il à Kroff.

— Assurément non, répondit l’aubergiste.

— Et les cendres, les a-t-on examinées la première fois ?…

— Je ne crois pas, répliqua le major Verder.

— Faites-le donc. »

Le brigadier se pencha sur l’âtre, et, dans le coin à gauche, aperçut un papier, à demi brûlé, une sorte de carré dont il ne restait plus que l’angle, et qui se confondait avec les cendres.

Quelle surprise éprouvèrent les assistants, quand on eut reconnu dans ce bout de papier un débris de billet de banque. Oui ! à n’en pas douter, un de ces billets d’État de la série des cent roubles, dont le numéro avait été consumé par la flamme — et quelle autre flamme si ce n’est celle de cette résine, posée sur la table, puisque le feu n’avait pas été allumé dans la cheminée ?…

En outre, ce morceau de papier était souillé de sang.

Nul doute, c’étaient les mains du meurtrier qui avaient taché ce billet, c’était lui qui l’avait brûlé, parce qu’il était ensanglanté ! Et, ce billet, d’où pouvait-il provenir, si ce n’est du portefeuille de Poch ?…

Mais de cette incinération incomplète il restait un témoignage accablant !

Une hésitation était-elle permise à cette heure ?… Comment admettre que le crime eût été commis par un malfaiteur du dehors ?… L’assassin n’était-il pas manifestement le voyageur qui occupait cette chambre, qui y était rentré par la fenêtre après le crime, qui en était ressorti à quatre heures du matin ?…

Le major et le brigadier se regardèrent en hommes dont la conviction est depuis longtemps faite. Mais, M. Kerstorf se taisant, ils gardèrent le silence.

Kroff, lui, ne put se contenir.

« Que vous avais-je dit, monsieur le juge, s’écria-t-il, et avez-vous maintenant des doutes sur mon innocence ?…

M. Kerstorf mit le morceau de billet dans son calepin, comme pièce à conviction, et se contenta de répondre :

« Notre perquisition est maintenant terminée, Messieurs… Sortons et partons à l’instant. »

Un quart d’heure après, la voiture roulait sur le chemin de Riga, tandis que les agents de police restaient en surveillance au kabak de la Croix-Rompue.

Le lendemain, dès la première heure, M. Frank Johausen fut instruit du résultat de l’enquête. Le numéro du billet brûlé ayant disparu, on ne pouvait vérifier si ce billet était l’un de ceux dont on avait conservé les numérotages à la maison de banque. Mais, appartenant évidemment à la série de ceux qui avaient été remis à Poch, nul doute qu’il eût été volé dans son portefeuille.

Cette nouvelle s’ébruita rapidement. Tout d’abord les amis de Dimitri Nicolef en furent atterrés. L’affaire allait entrer dans une seconde phase, ou plutôt revenir à la première. Quelles terribles épreuves menaçaient encore cette famille qui s’en croyait délivrée !

Quant aux partisans des Johausen, ils triomphèrent bruyamment. Pour eux, l’arrestation de Dimitri Nicolef serait ordonnée sans retard, et il ne pourrait échapper, devant le jury, à la peine que méritait cet épouvantable crime.

Wladimir Yanof fut mis au courant de cet incident par le docteur Hamine. Tous deux résolurent de n’en rien dire à Nicolef. Celui-ci n’apprendrait que trop tôt quelles nouvelles charges s’élevaient contre lui.

Wladimir aurait bien voulu empêcher ces bruits de parvenir jusqu’à sa fiancée… Ce fut impossible, et, le jour même, il la vit abîmée dans sa douleur.

« Mon père est innocent !… Mon père est innocent !…répétait-elle sans pouvoir dire autre chose.

— Oui, chère Ilka, il l’est, et nous découvrirons le coupable et nous confondrons tous ceux qui l’accusent !… En vérité, je me demande s’il n’y a pas là quelque infâme machination dans le but de perdre le meilleur et le plus honnête des hommes. »

Et, en vérité, ce cœur généreux en était à raisonner ainsi. Il ne savait que trop jusqu’où peut aller la vengeance politique. Pourtant, quelle apparence qu’une telle infamie eût été combinée et que de telles combinaisons eussent jamais chance de réussir ?…

Ce qui devait arriver arriva.

Dans l’après-midi, Dimitri Nicolef fut mandé au cabinet du juge d’instruction. Il descendit aussitôt dans la salle, où Wladimir et Ilka le mirent au courant de ce qui se passait.

« Encore cette affaire ! dit-il en haussant les épaules. Elle ne finira donc jamais ?…

— Quelque témoignage nouveau que l’on attend de toi, mon père… dit la jeune fille.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?… demanda Wladimir.

— Non… je te remercie, Wladimir. »

Le professeur sortit et, marchant d’un pas assez rapide, un quart d’heure après, il entrait dans le cabinet de M. Kerstorf.

Le magistrat et son greffier étaient seuls en ce moment. À la suite d’une entrevue avec le gouverneur et le colonel Raguenof, il avait été décidé que le professeur serait soumis à un second interrogatoire, son arrestation étant abandonnée à la seule conscience du magistrat.

M. Kerstorf invita Nicolef à s’asseoir, et, d’une voix où se sentait une certaine émotion :

« Monsieur Nicolef, dit-il, hier une deuxième perquisition a été faite et sous mes yeux à l’auberge de la Croix-Rompue… Les agents ont minutieusement visité la maison entière sans qu’il en soit résulté aucune autre constatation… Mais, dans la chambre que vous avez occupée pendant la nuit du 13 au 14 avril, voici ce qu’on a trouvé… »

Et il présenta au professeur le morceau d’angle du billet d’État.

« Qu’est-ce que ce bout de papier ?… demanda Dimitri Nicolef.

— C’est ce qui reste d’un billet de banque qui avait été brûlé et jeté dans les cendres de l’âtre…

— Un des billets de banque qui ont été volés dans le portefeuille de Poch ?…

— C’est tout au moins vraisemblable, répondit le magistrat, et vous ne serez pas surpris, monsieur Nicolef, si cela semble constituer une charge contre vous…

— Contre moi ?… répliqua le professeur en reprenant son ton ironique et dédaigneux. Comment, monsieur le juge, je n’en ai pas fini avec les soupçons, et les déclarations de Wladimir Yanof ne m’ont pas définitivement justifié ? »

M. Kerstorf évita de répondre. Il regardait avec une extrême attention Nicolef, ce malheureux dont la physionomie maladive attestait qu’il n’était pas encore remis de l’ébranlement moral dû à cette succession d’épreuves.

Et, paraît-il, elles n’avaient pas atteint leur terme, puisque d’autres présomptions s’élevaient contre lui.

Dimitri Nicolef avait passé la main sur son front et il dit :

« Ainsi ce fragment de billet de banque a été ramassé dans l’âtre de la chambre où j’ai passé la nuit ?…

— Oui, monsieur Nicolef.

— Et cette chambre avait été fermée après la première descente de justice ?…

— Fermée à clef, et il est certain que la porte n’en a point été ouverte…

— Ainsi personne n’a pu s’introduire dans cette chambre ?…

— Personne. »

Il convenait sans doute au magistrat, renversant les rôles, de se laisser interroger.

« Ce billet était taché de sang, reprit Nicolef, après l’avoir examiné, puis il a été brûlé incomplètement, et on l’a retrouvé dans les cendres ?…

— On l’y a retrouvé…

— Alors comment se fait-il qu’il ait échappé aux recherches lors de la première perquisition ?…

— Je ne l’explique pas, et je m’en étonne, car il était certainement à cette place, puisque personne n’a pu l’y mettre depuis…

— Je ne suis pas moins étonné que vous, répondit non sans quelque ironie Dimitri Nicolef. Je ne devrais pas dire étonné, mais inquiet, car c’est moi, sans doute, que l’on accuse d’avoir brûlé ce billet, de l’avoir jeté dans la cheminée ?…

— C’est vous, répondit M. Kerstorf.

— Et, reprit le professeur, d’une voix plus ironique encore, comme ce billet faisait partie de la liasse que renfermait le portefeuille du garçon de banque, comme il a été volé dans ce portefeuille, après l’assassinat de Poch, nul doute que le voleur, c’est le voyageur qui occupait cette chambre, et enfin, comme elle était occupée par moi, c’est moi qui suis l’assassin…

— En peut-on douter ?… demanda M. Kerstorf, qui ne perdait pas Nicolef du regard.

— En aucune façon, monsieur le juge. Tout cela s’enchaîne !… La déduction est parfaite… Seulement, à votre argumentation voulez-vous me permettre d’opposer la mienne ?…

— Faites, monsieur Nicolef.

— C’est à quatre heures du matin que j’ai quitté l’auberge de la Croix-RompueÀ ce moment, le crime était-il commis ?… Oui, si j’en suis l’auteur, non, si je n’en suis pas l’auteur… Peu importe d’ailleurs. Eh bien ! monsieur le juge, pouvez-vous affirmer que l’assassin n’a pu, après mon départ, prendre toutes mesures et précautions pour que les soupçons dussent se porter sur le voyageur, c’est-à-dire sur moi, pénétrer dans cette chambre, y déposer le tisonnier, jeter dans l’âtre un des billets tachés de sang, après l’avoir incomplètement brûlé, puis enfin érailler le bord extérieur de la fenêtre, afin d’établir que c’était bien moi qui l’avais franchie pour aller frapper dans son lit le garçon de banque ?

— De ce que vous dites là, monsieur Nicolef, il ressort une accusation directe contre le cabaretier Kroff…

— Kroff ou tout autre !… Je n’ai pas, au surplus, à découvrir le coupable… J’ai à me défendre et je me défends ! »

M. Kerstorf ne pouvait être que très frappé de l’attitude de Dimitri Nicolef. Ce que celui-ci venait de dire, il se l’était dit maintes fois… Non ! il se refusait à croire coupable un homme d’une vie si honorable… Mais enfin, s’il soupçonnait Kroff, les recherches opérées, les éléments d’information, les témoignages, ne relevaient rien contre l’aubergiste. Le juge dut donc le faire observer à Nicolef pendant la suite de cet interrogatoire qui se prolongea une heure encore.

« Monsieur le juge, dit enfin le professeur, c’est à vous de déterminer sur lequel de nous deux, Kroff ou moi, pèsent les charges les plus accablantes… Tout homme juste, examinant froidement les choses, peut maintenant et doit affirmer qu’elles ne sont pas de mon côté… Pour des motifs que vous savez, j’avais dû me taire sur le but de mon voyage… Vous les connaissez depuis que Wladimir Yanof s’est livré pour vous les apprendre… C’était le point douteux de ma cause, et il a été publiquement éclairci… L’aubergiste est-il l’auteur du crime ?… N’est-ce pas un malfaiteur du dehors ?… À la justice de se prononcer !… Pour moi, je ne mets pas en doute la culpabilité de Kroff… Il savait que Poch allait à Revel faire un versement au compte de MM. Johausen frères… Il savait qu’il était porteur d’une somme considérable… Il savait que je devais partir dès quatre heures du matin… Il savait tout ce qu’il fallait savoir pour commettre le meurtre et en rejeter le responsabilité sur le voyageur venu avec le garçon de banque… Avant mon départ ou après, il a assassiné ce malheureux… Après mon départ, il est entré dans ma chambre, il a jeté le reste d’un des billets dans l’âtre, il a tout disposé pour établir ma culpabilité… Eh bien ! si vous croyez encore que je suis l’assassin de Poch, placez-moi en face du jury… J’accuserai Kroff… Le débat sera entre nous deux, et je saurai ce qu’il faut penser de la justice des hommes, si c’est moi qu’elle condamne ! »

Dimitri Nicolef avait mis moins d’animation qu’on ne le supposerait en présentant ces arguments qui, selon lui, concluaient à sa justification.

M. Kerstorf ne l’avait point interrompu, et lorsque le professeur, en terminant, ajouta :

« Signez-vous l’ordre de mon arrestation ?…

— Non, monsieur Nicolef », répondit-il.