Un drame en province — La Statue d’Apollon/Texte entier

La bibliothèque libre.
J. Hetzel — Librairie Claye (p. 1-326).

UN DRAME


EN PROVINCE




LA STATUE D’APOLLON


CLAUDE VIGNON




UN DRAME


EN


PROVINCE




LA STATUE D’APOLLON


logo de l'éditeur, ses initiales entourées
logo de l'éditeur, ses initiales entourées


PARIS
COLLECTION HETZEL
— J. HETZEL — LIBRAIRIE CLAYE —
18 RUE JACOB



UN
DRAME EN PROVINCE





I

Donc cette histoire est vivante et vraie. Et précisément, à cause de cela, une chose m’embarrasse. Quel décor donnerai-je à mon drame ? Je ne saurais le développer dans le coin de la France où chacun, du préfet au garde champêtre, remplacerait soudain, par un nom écrit aux registres de l’état civil, mes noms de guerre ; d’autre part, la topographie des lieux, la couleur du pays, influant, pour leur bonne part, sur le développement de l’action, je ne saurais transporter celle-ci dans un autre milieu, sans lui ôter du relief, sans rendre certains détails invraisemblables. L’artiste a besoin, pour saisir au passage le reflet de la vie, de voir par instants la lumière s’arrêter aux vives arêtes de la réalité.

Changer l’horizon qui encadre un récit, c’est changer le point de la lorgnette en regardant un tableau.

Ainsi… Mais trêve de préambule ! Lecteurs, au lever du rideau, nous sommes dans un château, et je vous prie de placer ce château où il vous plaira, — pourvu que ce soit entre Dunkerque et Marseille, Besançon et Bordeaux, — point trop près de Paris, mes châtelains n’étant ni des commerçants enrichis que le comptoir a faits seigneurs, ni de ces trop rares privilégiés de l’aristocratie, pourvus d’un hôtel, rue de Varennes, et d’une résidence princière à vingt lieues du boulevard.

Non, ils sont relativement pauvres et vivent toute l’année aux champs dans ce château solitaire, sur son mamelon boisé, au milieu d’une campagne coupée de landes et de terres arables, de roches grises et de prés verts, où serpente une rivière venue des montagnes, et si limpide que l’on voit briller les taches rouges sur les truites qui frétillent parmi les cailloux.

Ils s’y tiennent, ne sachant rien du monde que d’après les journaux et les revues, et, par là même, au courant de tout ce qui agite le domaine de l’intelligence, bien mieux que nous, fiévreux batteurs d’asphalte que les feux d’artifice de l’esprit éblouissent trop pour que nous puissions juger mûrement du fond des choses. Par an, ils échangent une douzaine de visites avec les voisins. Pour leurs emplettes, ils vont quelquefois à la sous-préfecture, que nous pouvons appeler Saint-Y… — Bah ! je puis bien dire que, du haut de leurs belvédères, les habitants de Saint-Y… voient briller les neiges du Mont-Dore. Chacun sait qu’on peut les voir de dix lieues à la ronde.

Les seuls étrangers qui tiennent une certaine place dans l’intimité de la famille, sont le curé du village voisin, la Brousse, et le médecin du chef-lieu de canton, Champré. Quelquefois le jeune vicomte de Messey vient de Saint-Y…, pour faire une partie de chasse avec le marquis. — On en conclut qu’il est le futur mari de Mlle Clotilde.

Mais vous ai-je dit que la famille se composait du marquis de Fayan, de la marquise, de Mlle Clotilde et de son frère Henri ? Ce dernier, depuis trois ans, a été envoyé aux Jésuites de Pont-le-Voy. — Il vient au château de Cladel pendant les vacances, avec son répétiteur, un jeune boursier de Pont-le-Voy, qui, dit-on, se destine à prendre les Ordres.


II


Ils étaient sept dans le salon du château, un soir d’automne, vers dix heures.

À une table de whist, le marquis, le médecin et le curé faisaient « un mort. »

Plus près de la vaste cheminée où flambait un feu clair, la marquise et sa fille travaillaient à la même tapisserie. À côté d’elles, une petite table à ouvrage supportait une lampe coiffée de son abat-jour qui renvoyait sur la tapisserie, sur leurs mains et sur les laines multicolores un cercle de vive lumière.

Enfin, dans la pénombre, vers le fond de la pièce, sur un canapé, Henri et son jeune Mentor causaient à demi-voix. Sans doute ils prenaient leurs dispositions pour le lendemain matin, car ils retournaient à Pont-le-Voy. Les vacances étaient finies.

Le salon, haut et vaste, boisé entièrement de panneaux gris, s’éclairait seulement de la lueur attiédie d’une lampe Carcel, à globe dépoli et à long pied, qui s’élevait comme un phare au milieu de la table de jeu ; des lueurs intermittentes du feu, et des orbes qui s’irradiaient sous l’abat-jour de la lampe à ouvrage de ces dames.

L’ameublement, partie antique, partie moderne, avait ce caractère général de simplicité qui n’attire pas l’attention. Les rideaux étaient de toile perse à grands dessins. Sur les boiseries grises se rangeaient quelques cadres renfermant des portraits ou des gravures. Autour des cadres, s’arrondissaient çà et là des plumes de paon, des palmes, etc. Près de la cheminée, des épées, des fleurets, des carabines, des fusils de chasse faisaient trophée.

D’ailleurs, rien de vif ni de brillant ; dans l’ensemble, je ne sais quoi de tranquille et de reposé qui sentait la vie tout unie de la famille et de la province.

Les physionomies répondaient à leur cadre, — en apparence, au moins, — et, assurément, si la paix règne en quelque coin de la terre, elle devrait régner là, dans le salon du château de Cladel.

— Dix heures et demie, dit le curé, en remettant sa montre au gousset de sa soutane. Voilà une partie qui nous a menés tard.

Puis il allongea sur le tapis vert sa main blanche et potelée pour ramener les pièces d’argent qui s’étaient mêlées entre les fiches et les jetons.

— Je vous conseille de vous plaindre de la longueur de la partie, mon cher curé ; vous nous avez dévalisés, comme toujours ! s’écria en souriant le marquis.

— Ah ! monsieur le marquis, ne me reprochez pas mes gains… J’ai grand besoin que la Providence prenne le masque du hasard, pour me favoriser !

Et le curé commenta sa phrase avec un soupir.

Le marquis releva la tête, qu’il tenait baissée tout à l’heure, pour suivre les péripéties du jeu. — Belle tête aux lignes nobles, à l’expression en même temps énergique et douce, sévère et naïve, tant ce regard limpide semblait plein de confiance comme de loyauté ! De profil, on remarquait que le nez du marquis, fort et très-busqué, son front un peu fuyant et rétréci aux tempes, lui donnaient une vague ressemblance avec les têtes d’oiseaux. Mais l’ensemble de sa personne avait surtout de la grandeur, ce je ne sais quoi qu’on appelle « l’air gentilhomme. »

Il se leva et vint s’accouder à la cheminée, le dos au jeu. Le curé le rejoignit avec une lenteur embarrassée. Il semblait chercher la formule d’une idée ou d’une demande ; probablement il ne trouva rien de bon, car il murmura seulement :

— Brr… les soirées deviennent fraîches !…

— Ah ! comme vous êtes douillet ! s’écria le docteur Lambert ; je voudrais vous voir un peu sur mon bidet trottant par les chemins nuit et jour…

Et le médecin de Champré vint, tout en parlant, prendre place à la flamme comme ses partenaires.

C’était un jeune homme, fils d’un notaire du voisinage, et tout récemment établi à son retour de Montpellier. Il avait une tête carrée, dessinée à grands traits, qui pouvait passer pour laide, mais, d’ailleurs, intelligente, audacieuse et résolue. Il inspirait en même temps la confiance et cette sorte de respect que l’on a naturellement pour ce qui est fort.

— Ce Lambert pourrait aller loin, avait dit un des professeurs les plus illustres de notre faculté méridionale ; c’est dommage qu’il ait plus de talent que d’ambition, et qu’il soit plus âpre au travail qu’au gain. Ce sera un piocheur obscur.

Bien que la cheminée fût énorme, la marquise quitta son ouvrage, recula sa travailleuse et alla s’asseoir à l’autre coin du foyer, dans une chaise basse, pour faciliter à tout le monde l’accès du feu.

Mlle Clotilde roula les laines et la tapisserie, rangea la table à ouvrage à sa place attitrée, dans l’embrasure d’une des fenêtres, et posa la lampe sur la cheminée.

La lumière tomba en plein sur le visage de la marquise, qui tressaillit comme si un éclair eût tout à coup illuminé les pensées mystérieuses qu’elle y laissait courir dans l’ombre. Quelques plis contractèrent son front encore pur ; elle ferma vivement les yeux ; mais ce fut un mouvement rapide et bientôt comprimé.

— Éloigne un peu cette lampe, ma fille, dit-elle ; la lumière me fatigue les yeux, — et sonne pour le thé.

Henri et son répétiteur quittèrent leur coin sombre et s’approchèrent à leur tour du foyer. Henri était un beau garçon de quinze ans, fort et bien découplé, dont la lèvre déjà s’accentuait d’une ombre brune. Il s’assit sur un coussin, aux pieds de sa mère, lui prit les mains, allongea la tête sur ses genoux d’une façon câline, et dit :

— Je vais donc encore te quitter pour six mois, petite mère ? jusqu’à Pâques… à moins que d’ici-la quelque événement imprévu…

— Quel événement ? interrompit la mère avec une vivacité qui semblait aiguillonnée par une secrète terreur.

— Mais… je ne sais pas… par exemple, si tu mariais Clotilde ?…

— Clotilde, reprit le marquis, ne sera pas mariée avant de savoir l’anglais à traduire couramment Walter Scott ; l’italien à lire Dante : la musique… Enfin, elle connaît mon programme !

— Ah ! papa, vous y ajoutez tous les jours quelque chose, s’écria la jeune fille avec un mutin sourire. Ce sera bientôt comme ces programmes impossibles que les fées donnaient aux princesses captives ; il faudra un enchanteur pour en triompher.

Clotilde n’avait pas plus de dix-sept ans, et l’on voyait, à la rieuse candeur de son frais visage, que sa réplique était dictée par la malice enfantine, plus que par une impatience de cœur.

Le docteur Lambert regarda la jeune fille d’un doux et complaisant regard, puis le groupe que formaient en ce moment la marquise et ses deux enfants, et s’écria :

— Quelle charmante famille vous avez, monsieur le marquis ! C’est plaisir de la voir ; un plaisir d’artiste !

— Oui, reprit le curé, on rencontre rarement tant de grâces et tant de vertus réunies.

La lampe avait été retirée ; nul ne put voir le sourire heureux et reconnaissant que ces réflexions devaient amener sur les lèvres de la marquise…

C’était un joli groupe, en effet, que celui de cette mère encore jeune, encore belle, malgré une expression de fatigue et de souffrance contenue, et de ces deux enfants pleins de promesses. On sentait, à voir la mâle expression de son visage adolescent, qu’Henri avait déjà des sentiments d’homme. Et, quant à Clotilde, bien qu’elle ne fût point une beauté accomplie, on ne pouvait s’empêcher de la trouver charmante dans sa robe de grivat si simple, avec sa fine ceinture noire, sa cravate pareille sous un col blanc, et le filet aux mailles légères qui enfermait ses épais cheveux bruns.


III

Le thé servi, le curé et le médecin s’apprêtèrent à partir, et firent à Henri de longs adieux. Le curé, surtout, semblait insister sur ses recommandations, comme s’il cherchait à gagner du temps, comme s’il hésitait enfin à quitter le château sans avoir abordé un sujet pour lequel il ne trouvait pas de paroles.

Enfin, il prit un parti, s’approcha de la marquise en rougissant, et l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Madame, dit-il d’une voix émue, je n’ose, en vérité, venir encore en appeler à votre charité. Vous faites du bien plus que ne le permet votre fortune ; tout ce pays si pauvre est secouru par vos bienfaits ; j’ai honte, quand vous savez tous les jours découvrir et soulager les misères, de vous en révéler de nouvelles… Cependant, il y a des cas si pressants… si terribles…

— Monsieur le curé, ma bourse est absolument vide, répondit la marquise avec un accent ferme et presque froid, — de la froideur des cœurs sensibles qui craignent de se laisser émouvoir. — J’ai donné, en effet, plus que je ne devais, car le marquis m’a refusé de l’argent. Il ne me reste plus que des fagots… — j’ai obtenu pour mes pauvres la coupe du taillis des landes, et si vous voulez pour vos protégés quelques bourrées…

— Les fagots ne feraient point l’affaire, balbutia le pauvre prêtre tout décontenancé ; — car jamais, depuis dix ans qu’il desservait la petite commune de la Brousse et qu’il sollicitait, de temps à autre, de madame de Fayan des charités supplémentaires, jamais il ne lui avait trouvé cet abord inflexible et cuirassé contre toute pitié. Non, les fagots ne feraient point l’affaire… à moins de… les vendre… tous !

— Les vendre ?

— Madame la marquise, j’ai outrepassé les bornes ; pardon. D’autant plus qu’il s’agit d’une de ces misères qui sont justement méritées… et, quand vous avez dans nos montagnes tant d’infortunes honnêtes… il est audacieux de vous importuner pour celles qui ne le sont pas… La pauvre créature voulait confier à vous seulement le secret de sa honte…

Tout à coup, le visage de la marquise changea ; de roide et froid il devint attentif. Elle fronça les sourcils et pâlit.

Le curé ne vit pas, dans l’ombre, ces variations de physionomie, mais il les devina à l’accent ému avec lequel madame de Fayan murmura :

— Qu’est-ce que cela ?

— Hélas ! madame, c’est une pauvre fille, de famille honnête, qui a fait une faute, et elle m’a supplié de lui trouver quelque argent pour aller à Paris : elle est grosse. Ah ! madame la marquises, poursuivit le prêtre, qui se sentait écouté maintenant, — sans doute il en est de plus dignes de vos bienfaits… mais songez au malheur qui frappe ces filles mères !… Les reproches accablants et perpétuels, de leur famille… le mépris public, si inévitable et si terrible dans nos petites localités ; la misère, d’autant plus grande que nul n’ose protéger, n’ose employer ces malheureuses… — Ce serait encourager le vice, tandis que la vertu a besoin d’appui. — On a raison sans doute, c’est justice… Mais… parfois, nous sommes épouvantés par des crimes qui révoltent la nature. Eh ! madame, qui donc peut mesurer l’égarement d’une pauvre femme abandonnée à l’heure terrible où le premier cri d’un nouveau-né vient lui rappeler qu’il n’aura pas de pain, pas de père… et qu’elle est perdue !…

La marquise écoutait sans répondre. N’était-elle point encore vaincue, ou bien creusait-elle une idée subitement éveillée par les paroles du prêtre ? Poursuivait-elle une délibération mentale ? Pâle, les yeux grands ouverts, elle ne prenait même pas garde au reste de l’assemblée, qui attendait, pour se disperser, la fin de ce colloque avec le curé.

— Représentez-vous, continua-t-il, — car il voulait gagner sa cause, — la pauvre Françon Germiau, poursuivie par les regards inquisiteurs et menaçants des commères, tenue en suspicion partout, se sanglant dans son casaquin, de peur que son père ne devine sa situation… enfin, se sauvant dans les bois au moment où elle sent une première douleur… Là, elle se délivre seule… et, dans le spasme nerveux d’une suprême angoisse, elle aperçoit à ses pieds un enfant vivant à peine, et la terre froide… mais muette… — Avez-vous quelquefois eu le vertige, madame ?…

La marquise, frappée de stupeur, frissonnait, mais se taisait toujours.

— Avec un peu d’argent, elle pourrait partir pour Paris, aller à l’hospice…

— Oui ! monsieur le curé, s’écria madame de Fayan avec une vibrante énergie, comme si elle venait de triompher soudain d’une lutte cruelle. Tout ce que vous voudrez ! tout ! tout !… Et pour moi… n’importe ! ajouta-t-elle comme se parlant à elle-même.

— Madame, vous êtes bonne, dit le prêtre étonné, mais heureux de cette explosion qui succédait à tant de froideur. Je savais bien qu’on trouve, surtout, la vertu indulgente et pitoyable. Mais je me sens bien contrit d’avoir été forcé de vous demander ce sacrifice dans un moment où il paraît tant vous coûter.

— J’avais pour moi-même un grand besoin d’argent. Demain, monsieur le curé, serez-vous à la Brousse ? — J’irai.

— Madame, les chemins ne sont pas beaux ; ne prenez donc pas la peine d’apporter votre aumône. Françon peut venir au château, si vous le permettez.

— Non ! non ! demain, à trois heures, je serai à votre presbytère. J’ai à vous parler !

Et la marquise quitta la place pour couper court à toute objection.

Cinq minutes après, la grande porte du manoir se refermait, et le curé de la Brousse cheminait à côté du docteur Lambert.


IV

— La marquise est vraiment charitable ! dit l’abbé Dablin, qui allait à pied, parce que la Brousse ne se trouvait pas à plus d’un quart de lieue du château de Cladel, tandis que le jeune docteur avait enfourché sa jument de tournée, parce qu’il lui fallait faire une lieue pour regagner Champré.

— Ce sont tous de bonnes gens, répondit Lambert. Le marquis est respecté du dernier paysan, et Dieu sait que les paysans saisissent volontiers l’occasion de critiquer la noblesse dès qu’ils en ont le moindre prétexte… On regarde la marquise comme une sainte, et mademoiselle Clotilde est adorée.

— Je serais bien en peine, dans ce pauvre pays, si je ne les avais pour m’aider, reprit le curé. Comme tout ce qui est jeune et valide émigre pour aller chercher le gain dans les grandes villes, nous n’avons plus ici que les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants. Malheureusement, le marquis de Fayan n’est pas riche, malgré l’héritage qu’il vient de faire en Bretagne.

— Et le pauvre pasteur se trouve réduit à ne pas acheter tous les ans une soutane neuve ?

— Vous faites plus d’une visite gratis ! répliqua le curé. Allons, bonsoir ! Voici la traverse.

Le docteur mit son cheval au trot, le curé hâta le pas dans le sentier bordé, de haies incultes qui conduisait à son village. Les ronces croissaient à l’entour plus volontiers que le froment, et c’est pour cela peut-être que le petit amas de chaumières s’appelait « la Brousse. »

Il avait l’esprit éclairé autant que le cœur bon, cet humble prêtre de campagne ; et certes, ses talents lui eussent donné droit à une position plus élevée dans la hiérarchie ecclésiastique, mais il était timide et vraiment pieux. Sa timidité l’empêchait de se faire valoir à l’évêché, et sa piété le portait à remplir volontiers les rudes et obscures fonctions du ministère.

Son presbytère était une chaumière comme les autres, un peu plus élevée, close par une vraie porte à loquet, éclairée par une fenêtre à vitres, entourée d’un jardin soigné, voilà tout. D’un côté, il tenait à l’église ; de l’autre, il bordait le cimetière.

Quand il rentra, tout dormait à la Brousse. L’abbé Dablin leva le loquet de sa porte avec précaution et la referma doucement, pour ne pas éveiller sa servante à une heure aussi indue.


V

Le lendemain, vers le milieu du jour, la marquise de Fayan s’échappait seule du château de Cladel ; et certes, si quelqu’un l’eût vue, lorsqu’elle fut à cent pas du pont-levis et seule au milieu d’un chemin désert, si quelqu’un l’eût vue aspirer l’air, d’abord avec un sentiment de délivrance, puis s’arrêter, s’asseoir et demeurer les yeux tournés vers la terre avec une expression sombre et désespérée, on eût pensé qu’elle souffrait des douleurs inconnues et terribles.

C’était une femme de trente-huit à quarante ans. Belle encore, comme je l’ai dit plus haut, mais non pas de cette beauté artificielle des Parisiennes, qui savent, à quarante ans, se faire jeunes filles au besoin, et retrouver une candeur, une innocence, une grâce juvéniles, à force de soins, de cosmétiques et de tulle illusion. — Belle d’une beauté de matrone romaine : de grands yeux bleus limpides surmontés de sourcils bruns ; des traits purs, des dents blanches, des cheveux châtains abondants, mais çà et là semés de fils d’argent, que nul artifice ne cherchait à dissimuler ; une taille un peu alourdie, mais toujours élégante ; une toilette simple et d’un goût sévère, — telle était la marquise de Fayan. J’oublie de dire qu’elle avait une admirable main, et une de ces peaux éblouissantes d’éclat et de fraîcheur, que la province seule sait conserver ; une peau que la maturité de l’âge, au lieu de la flétrir, dorait de reflets chauds, comme les beaux fruits en prennent au soleil.

Ce jour-là, elle portait une robe de soie noire, une mantille de même étoffe, — cette mantille droite, à capuchon bordé d’une garniture plissée que portaient nos aïeules, que nos paysannes du centre de la France font en indienne, et que la mode nous conserve sous des noms différents, comme tous les vêtements nécessaires.

Le capuchon relevé entourait sa tête d’un cadre sombre qui donnait plus d’accent encore à l’impression douloureuse de sa physionomie. On eût dit un masque tragique. Sa main longue, fine et blanche soutenait cette tête chargée d’une pensée dévorante. Il faisait un peu froid, et de temps en temps, un frisson parcourait son corps et venait attester la vie. Elle serrait alors sa mantille par un instinctif mouvement des épaules, et la masse noire que formait au bord d’un talus, sous un chêne, entre les genêts, l’ensemble de sa personne, en prenait des lignes plus rigides.

Il semblait que si elle avait pu répandre un torrent de larmes, elle eût éprouvé un allégement à la souffrance qui tendait violemment ses nerfs. Mais les larmes n’apparaissaient pas dans ses yeux ardents et fixes. Ce n’était point la douleur, le chagrin, une chose que l’on tue avec des sanglots qui la tenait là, en proie à une mystérieuse angoisse. C’était le désespoir.

De temps à autre le chant d’un bouvier éveillait l’écho ; un pâtre traversait la prairie voisine en appelant celles de ses bêtes qui faisaient irruption dans les terres labourées. Rien n’éveillait la marquise de sa sombre léthargie. Personne, d’ailleurs, ne passait dans ce chemin creux et défoncé, impraticable aux voitures en tout temps, et plus impraticable encore aux piétons, s’il n’y avait eu, sur le versant du talus, un sentier qui serpentait au gré des mouvements du terrain.

Enfin madame de Fayan regarda l’heure à sa montre, et se leva lentement pour continuer son pèlerinage au presbytère. Sa démarche trahissait encore bien de l’incertitude, et le soin qu’elle prenait de couper à travers champs, sans souci des guérets, des brandes et des hautes herbes, témoignait qu’elle voulait éviter les rencontres qui eussent troublé sa délibération intérieure.

Quand elle se trouva devant la chaumière curiale, elle s’arrêta comme par une dernière hésitation. Il y avait longtemps qu’elle n’était venue chez l’abbé Dablin qui, tous les dimanches, allait au château dire une seconde messe et déjeuner. Elle regarda ce seuil tranquille, cette porte entr’ouverte, qu’entouraient une vigne et un rosier de Bengale ; et certes, César ne dut pas regarder le Rubicon d’un œil plus anxieux. Mais elle rentra.


VI

— Madame la marquise ! s’écria soudain une vieille servante, qui s’empressa d’avancer un fauteuil en trottinant avec ses sabots sur le carreau fraîchement balayé, où les arabesques dessinées par l’arrosoir marquaient encore leur trace foncée. — Madame la marquise, prenez donc la peine de vous asseoir ! Monsieur le curé est dans l’église, je vais l’appeler.

— Ah ! monsieur le curé est dans l’église ? Eh bien ! j’y vais moi-même, dit-elle.

— Madame, je vous en prie ! Monsieur le curé m’a dit de l’aller quérir. Il serait mécontent si je ne vous faisais asseoir là, avec ce coussin sous vos pieds…

Et la servante se démenait, craignant de ne pas recevoir assez bien la châtelaine ; et craignant aussi peut-être que tous les soins qu’elle avait pris pour faire reluire les meubles de noyer, pour tendre ou relever les courtines et les bonnes-grâces de calicot blanc bordées de rouge du lit, arranger des fleurs dans les vases en porcelaine de la cheminée, ne passassent inaperçus, si la noble visiteuse ne s’arrêtait pas au presbytère.

— Non ! non ! laissez-moi, ma bonne ! Je préfère aller à l’église. — Je veux y aller.

Elle gagna la porte qui communiquait à la sacristie.


Le soleil donnait en plein, par les volets ouverts, dans la chambre du curé, tandis que l’église était au nord, et seulement éclairée par d’étroites vitrines bleues. La marquise eut un frisson en passant de cette lumière à cette obscurité : d’abord elle ne distingua rien ; puis elle vit le curé en aube, qui arrangeait des vases et des cierges sur le maître-autel. Il tourna la tête au bruit qu’elle fit en remuant une chaise, descendit vivement de son marche-pied laissant la décoration de l’autel inachevée, s’avança avec un empressement respectueux, et, à son tour, insista pour recevoir la marquise chez lui.

— Non ! non ! restons ici, dit-elle. J’y serai mieux pour… ce que j’ai à vous dire.

Ils s’assirent.

— Voici tout ce que je possède, dit-elle en ouvrant sur ses genoux une petite boîte, d’où s’échappèrent de l’or et des billets ; — mille francs.

— Mais c’est beaucoup plus qu’il ne faut ! madame, s’écria le prêtre avec un mouvement de satisfaction.

— Ah !… Il ne faut donc pas beaucoup d’argent pour…

— Il faut… Voyons ?… cent francs pour le voyage aller et retour. Françon est grosse de sept mois et demi, on la recevra immédiatement à la Maternité ; — cinquante francs pour la layette et le premier mois de nourrice, et… Voilà. Avec cent cinquante francs vous lui sauverez l’honneur… peut-être plus… j’ajouterai ma petite obole, pour les menus frais.

— Ainsi, reprit la marquise d’une voix lente et comme si elle eût parlé en rêvant, — ainsi, on peut aller à Paris et se présenter à l’hospice comme cela…, tout simplement ?

— Oui, madame, à partir du septième mois, l’hospice…

— Mais vous donnerez une lettre de recommandation à cette fille, je suppose, pour qu’on l’admette ?

— C’est inutile, on l’admettra quand elle se présentera.

— Sans nom ? sans passeport ?

— La charité ouvre la main et ferme les yeux ; — surtout dans cette digne maison.

La marquise faisait toutes ces questions avec une voix altérée qui s’efforçait en vain de déguiser l’angoisse sous l’indifférence. Et, tout en parlant, elle remuait d’une main fiévreuse l’or et les billets.

— Ah ! dit-elle après un silence, Paris !… grande mer où vont se perdre toutes les hontes !… Ah ! aller à Paris !…

— Seulement, reprit l’abbé Dablin, il faudra qu’elle trouve un prétexte pour partir sans exciter les soupçons… comme par exemple celui d’apprendre un état.

— Ah ! oui, il faut un prétexte : voilà !… — Disparaître ?… est-ce possible ?… — Et si l’on vous découvre après, quel scandale !…

— Françon s’arrangera ! madame la marquise ; et puis, après tout, ces risques à courir sont le châtiment humain qui accompagne toujours la faute…

— Vous avez raison, monsieur le curé. — Ah ! comme on les paye cher… les fautes…

La marquise se leva, parcourut l’église vide d’un regard circulaire qui fouilla les moindres recoins, puis plongea, dans les yeux du prêtre ce même regard ardent et interrogateur.

Le pauvre abbé Dablin se troubla et abaissa les paupières ; puis voyant la marquise levée il fit un pas vers la porte de la sacristie en disant :

— Françon Germiau n’oubliera jamais, madame, combien vous avez été bonne pour elle…

— C’est vous qui êtes bon… moi, je ne suis que… juste.

Elle suivait, sans y prendre garde, l’impulsion donnée par le curé et allait sortir de l’église pour rentrer dans la maison curiale, quand, tout à coup, elle se ravisa sur le seuil, ferma la porte, et se retourna pâle et tremblante.

— Qu’est-ce ? madame, fit le curé plus tremblant qu’elle.

— Monsieur le curé… je vous demande le secret de la confession.

— Madame… parlez.

Jamais visage n’avait effrayé le curé comme l’effraya en ce moment celui de la marquise de Fayan. Assurément cette femme souffrait une des plus fortes douleurs humaines.

— Monsieur le curé, dit-elle, vous avez eu pitié de la pauvre fille pécheresse, vous l’ayez secourue, aidée… Eh bien ! ayez donc aussi pitié de moi !… et… aidez-moi…

— Que puis-je faire, madame ?

Il faudrait que je disparusse moi aussi… ou bien…

Elle fit un suprême appel à ses forces :

— Je suis enceinte, monsieur le curé… comme Françon.

— Madame…, mais… je ne comprends pas…

— Il m’est impossible de déclarer ma grossesse à M. de Fayan.

Ces dernières paroles furent dites d’une voix sourde et expirante. Puis la marquise se tut et demeura devant le prêtre les yeux baissés, mais droite et immobile, — comme une pécheresse qui attend son arrêt, et comme une reine que nul revers n’écrase : le comble de l’humiliation sur le comble de l’orgueil.

L’abbé Dablin restait attéré. Peu à peu l’effroi qui s’était d’abord répandu sûr sa physionomie devint de la douleur, et son attitude, tout à l’heure craintive, devint grave, digne et triste. La parole lui manquait, cependant ; il ne put prononcer que deux mots qui résumaient toutes ses pensées :

— Vous, madame !

— J’expierai, dit-elle.

— Il le faudra !… — Ah ! mon Dieu, reprit-il en se tournant vers l’autel, quel est donc l’abîme de notre faiblesse !…


VII


— Voici ce que je pense, dit le surlendemain l’abbé Dablin à la marquise, ou plutôt voici ce que nous pensons ; car j’ai usé du droit que vous m’avez donné de livrer votre secret au docteur Lambert, si je le jugeais nécessaire.

— Ah ! fit-elle avec un frisson vite réprimé, ah !… bien !…

— Vous ne pouvez pas songer à disparaître, madame. C’est là une de ces choses simples qui sont des choses impossibles. Lorsqu’on vient à envisager la réalisation de ce projet, les difficultés se dressent de toutes parts… — Ainsi quelle entreprise déjà que de persuader à M. de Fayan de vous laisser séjourner seule à Paris ? Il faudrait feindre une maladie, et alors raison de plus pour que le marquis et votre fille voulussent vous accompagner. D’ailleurs, à Paris, pourriez-vous vivre incognito ? Tout cela ne supporte pas l’examen. Il faut rester ici et cacher votre état.

— Mais cela est plus impossible que tout le reste… mon mari… ma fille… mes domestiques…

— M. Lambert assure qu’il pourra tout dissimuler si vous voulez suivre ses conseils et ne point faire d’imprudence. Il viendra causer avec vous tantôt. — Vous avez un avantage, madame : jamais un soupçon ne vous atteindra.

— Oui, je puis être hypocrite… ma réputation est un manteau qui couvre la honte. Ah ! comme une faute entraîne sur la pente du vice… du crime… C’est un poids qui vous fait descendre d’échelon en échelon… Il y a six mois, jamais je n’avais menti… on n’eût pas trouvé dans mon cœur une pensée dont je dusse rougir. Car, jusqu’à présent, ma bonne renommée n’a point été usurpée ; non, je vous le jure, à vous qui êtes mon pasteur et mon juge… je suis digne de pitié… Avant, je ne pensais pas pouvoir faillir… — Moi, une épouse, une mère, une vieille femme !… — Mais pourquoi, à cette heure dangereuse, Dieu m’a-t-il abandonnée ?

— Madame !

— Oh ! c’est que j’étouffe de honte et de remords, c’est que j’ai l’enfer dans le cœur ! — Oui… si vous saviez ? — Eh bien ! je vous le dirai ! ce sera le commencement de l’expiation ! — Déjà j’ai fait bien du chemin sur cette pente fatale… Après une rapide et folle ivresse, je me suis éveillée perdue… Alors les tentations les plus effroyables me sont venues… Toutes les paroles pernicieuses que j’avais entendues pendant le cours de ma vie se sont retrouvées dans les bas-fonds de ma mémoire… En me promenant seule et désespérée, j’ai contemplé des précipices qui me fascinaient…

— Assez ! madame la marquise ! Repentez-vous… et cachez-vous bien. Songez maintenant que le premier de vos devoirs est de sauver les apparences… que la religion ne veut pas de scandale, et que vous devez compte à la société de l’honneur de votre maison.


VIII

Dans l’après-dîner la marquise travaillait près de sa fille, au salon, quand le docteur Lambert se fit annoncer.

— Clotilde, dit-elle aussitôt d’une voix brève, laisse-nous.

Par un sentiment dont elle ne se rendait pas compte, Mme de Fayan ne put supporter, même un instant, la présence simultanée de sa fille et du médecin. — Craignait-elle que la contraction et la pâleur de son visage, en présence de ce nouveau confident, pussent être remarquées de la jeune fille ?… Ou bien son intuition maternelle avait-elle deviné que le médecin aimait en secret Clotilde, et sa délicatesse ne voulait-elle pas qu’il pût embrasser d’un même regard, l’ange de ses pensées et la femme coupable qu’il venait secourir ?

Lambert ne laissa pas à Mme de Fayan le douloureux embarras de parler la première. Il prit la main qu’elle lui tendait, la pressa respectueusement comme pour lui dire : « Ayez confiance et comptez sur moi ; » puis, il ajouta :

— J’ai appris que vous étiez souffrante, madame, et je viens me mettre à votre disposition. Si vous voulez bien suivre mes prescriptions, je ne doute pas que vous ne soyez sauvée.

— Que faut-il faire ?

— Madame, vous vous plaindrez dès douleurs que je vous décrirai ; quand vous me ferez appeler, je reconnaîtrai le début d’une péritonite. Alors, je vous ordonnerai un régime et quelques médicaments anodins. Malgré mes soins, la péritonite se développera, ce qui produira un fort gonflement des organes. — Il vous faudra une femme de chambre sûre.

— Ah ! fit la marquise avec un mouvement de révolte, me mettre en des mains mercenaires ! — payer un silence aujourd’hui, demain, toujours peut-être ! — vivre sous la domination d’une confidente subalterne…

— Madame, vous avez été si bienfaisante, si secourable à toutes les misères, qu’il doit se trouver des dévouements autour de vous.

La marquise secoua la tête d’un air de doute.

— Françon Germiau ?

— Ah !… quelle humiliation !… — Mais qu’importe ? j’ai tout mérité !

— Françon reviendra de Paris dans deux mois. Il sera temps encore ?…

— Oui.

— Eh bien ! vous pouvez dire demain au père Germiau que vous prendriez volontiers Françon pour femme de chambre, si elle savait le service, et que vous offrez de l’envoyer deux mois à Paris, chez une de vos amies, pour l’apprendre. Françon que vous aurez doublement sauvée en lui ouvrant votre bourse et en fournissant à son départ une raison plausible, vous sera dévouée de toute sa reconnaissance… Nous ne l’instruirons, d’ailleurs, qu’à son retour, et au dernier moment, bien entendu. Peut-être même, qui sait ? pourra-t-on lui donner le change… mais non ! n’augmentons pas les difficultés.

— Et le terrible moment de la délivrance ? comment l’arrangez-vous ?

— Je viendrai vers ce temps vous voir tous les jours, et même plusieurs fois par jour, s’il le faut. La péritonite, arrivée à l’état aigu, motivera suffisamment ces visites. Dès que vous sentirez un premier symptôme vous m’avertirez. Je me tiendrai dans votre appartement ; et, quand je vous préviendrai à mon tour, vous feindrez une crise violente et vous chargerez M. de Fayan lui-même d’aller me chercher, en le priant expressément de me ramener. Il lui faudra le temps d’aller à Champré, de m’y attendre, de revenir. Vous occuperez loin de votre chambre Mlle Clotilde. En une heure tout sera fini.

— Et vous forcerez la nature à vous obéir ?

— Vous avez du courage, madame, et l’on me dit bon chirurgien. Soyez tranquille.

— Et ?…

— J’emporterai l’enfant, d’ici au presbytère d’abord ; je reviendrai ensuite pour qu’à son retour de Champré le marquis me trouve à votre chevet. Nous nous serons croisés. Vous aurez eu une crise que j’expliquerai. Rien de plus simple que tout cela.

» En vous quittant, je reprendrai l’enfant à la Brousse s’il fait nuit. S’il fait jour ou qu’il y ait danger d’être vu, je serai bien forcé de l’y laisser quelques heures. L’abbé Dablin, alors, s’arrangera pour se défaire de sa vieille commère de servante, et Françon ira au presbytère donner les soins nécessaires… — Remarquez, madame, que Françon, qui sera restée deux mois à Paris dans un hôpital spécial, deviendra, dans cette circonstance, un auxiliaire intelligent et précieux…

La marquise, déjà écrasée de honte, rougit encore.

— Oui, je profiterai de sa faute… dit-elle d’une voix étranglée. — Et après… que comptez-vous faire de l’enfant ? reprit-elle avec effort.

— À la nuit donc, je le prendrai ; mon Cheval est bon trotteur. J’irai d’une traite jusqu’à Clermont. Je le déposerai chez une sage femme qui fera la déclaration et l’enverra en nourrice, à dix lieues de l’autre côté.

— À vingt lieues d’ici ?… jamais !… Cet enfant serait abandonné !…

— Madame, une imprudence peut tout perdre. Il y a des nécessités cruelles auxquelles il faut savoir se soumettre. — Votre premier devoir, vous dirait, je crois, l’abbé Dablin…

— Mais est-ce une vraie nécessité d’éloigner l’enfant ? L’innocent souffrira donc pour le coupable ? Je dois veiller sur ce pauvre petit être !… je veux le voir… je l’aime… Il est le gage d’un bonheur dont bientôt le souvenir ne sera plus qu’un rêve…

Sa voix s’altéra, ses yeux s’humectèrent et brillèrent : une larme, en passant, y mit une lumière ; puis, soudain, son front se rembrunit.

— Je devrais, au contraire, repousser cette pensée… et je sens, au détestable orgueil qui se révolte en moi, qu’un temps viendra où je souhaiterai d’oublier… Mais alors, je veux pouvoir aimer cet enfant comme la vivante image de l’expiation… L’aimer par devoir, et non plus d’une folle et coupable tendresse… Eh bien ! cette tendresse, déjà, par moments se heurte à la haine… À l’heure de la lutte, il faut qu’il soit là pour triompher.

Le docteur Lambert ne répondait pas. Il ne trouvait rien à opposer à ces raisons de sentiment ; mais il n’était pas convaincu et pressentait confusément des embarras et des dangers.

— Plus je réfléchis, dit la marquise, plus il me semble que la prudence même conseille de ne point éloigner l’enfant ; en effet, si vous le placez hors de ma portée, vous serez obligé de servir perpétuellement d’intermédiaire ; et encore ne pourrez-vous pas directement veiller sur lui. De là, autant de personnes sur la piste d’un secret, et entraînées, par la curiosité inhérente à l’esprit humain, à chercher… — Avez-vous remarqué que, pour ces choses, les gens qui jugent à distance sont souvent plus clairvoyants que ceux qui ont, pour ainsi dire, le mystère sous les yeux ? Mille détails aveuglent les proches — tandis que, d’un seul regard, ceux qui ne peuvent voir que les grands plans d’une situation, la jugent… — Pourquoi ne pas placer tout simplement vous-même l’enfant dans le voisinage, comme si vous l’aviez reçu d’ailleurs ? Après un laps de temps, quand l’oubli aurait passé sur les circonstances présentes et sur les dates, je m’occuperais de cet enfant, je protégerais la femme qui l’aurait recueilli… — N’ai-je pas l’habitude d’entrer dans toutes les chaumières ?… — Peu à peu, quand Clotilde sera mariée, quand Henri, devenu homme, prendra sa volée loin du giron maternel, quand j’aurai les cheveux blancs, je rapprocherais de moi le pauvre petit ; et alors nul ne trouvera étrange que je m’attache l’orphelin par une sorte d’adoption…

Les idées venaient à la marquise à mesure qu’elle parlait. Son esprit ferme commençait à se dégager des émotions qui le paralysaient, et s’accoutumait à envisager en face la position. Elle en vint à discuter plusieurs points avec le médecin. Enfin l’ensemble du projet fut adopté, sauf quelques modifications de détail, sur lesquelles on avait le temps de revenir.


IX

Le lendemain, Mme de Fayan achevait de déjeuner entre sa fille et son mari, lorsque se présenta, pour lui parler, une grande fille brune, coiffée du disgracieux chapeau de paille à passe avancée, à calotte haute décorée d’un croisé de velours noir, que les femmes du pays posent par-dessus leurs bonnets ; vêtue de la jupe de droguet, du fichu d’indienne, et du casaquin noir.

La marquise avait coutume de recevoir à cette heure-là les gens de la campagne qui venaient la remercier ou se recommander à elle.

La fille baissait les yeux et roulait entre ses doigts les coins de son tablier, ne trouvant pas un mot à dire, tant elle était confuse. Enfin elle salua avec une grande révérence, et balbutia :

— C’est moi qui suis Françon Germiau.

La marquise devint soudain plus pâle et plus interdite que la paysanne n’était rouge et troublée.

— … Je viens remercier madame la marquise de la bonté qu’elle a de s’intéresser à moi et de m’envoyer à Paris… pour apprendre l’état de femme de chambre, reprit la pécheresse villageoise, d’une voix tremblante. J’espère que je pourrai, par le zèle de mon service, témoigner à madame la marquise toute ma reconnaissance que je ne sais comment dire…

La pauvre fille trouvait difficilement, dans sa mémoire, les paroles qu’elle y repassait pourtant depuis la veille. Elle voulait ajouter quelque chose pour témoigner de sa honte et de son repentir, et cherchait des mots pour s’expliquer, sans révéler sa faute au marquis et sans troubler l’innocence de Mlle Clotilde.

Elle ajouta seulement en se retirant, après une autre révérence :

— Madame, la marquise est bien… bien… charitable !

— Qu’avez-vous donc, ma chère ? demanda tout à coup M. de Fayan, frappé de la pâleur de sa femme.

— Souffrez-vous ?

— Non, répondit-elle vivement, je n’ai rien !… C’est-à-dire, reprit-elle, habile déjà pour profiter d’une situation, — c’est-à-dire, j’éprouve quelques douleurs au côté…

Françon referma la porte.

Jamais, non jamais, la marquise ne s’était sentie si bas qu’en ce moment, tandis qu’elle recevait l’humble remercîment de la pauvre fille dont elle exploitait, par avance, la faute, le respect, et la reconnaissance.


X

Combien de fois, dans le courant des mois qui suivirent, ne revint-elle pas sur cette idée de la dégradation fatale où entraîne la faute ?…

Chacune de ses paroles était un mensonge nécessaire, chacun de ses actes une vile tromperie, et, lorsqu’elle faisait le bien, sa conscience l’accusait d’hypocrisie.

Ce fut le 20 janvier, vers les dix heures du soir, par un temps affreux, car la terre était couverte d’une épaisse couche de neige, et le ciel noir en promettait de nouvelles avalanches, que le marquis fit seller son cheval pour aller à Champré chez le docteur Lambert.

La marquise se trouvait décidément fort souffrante de sa péritonite. Ce soir-là, elle étouffait et demandait de prompts secours.

M. de Fayan reconnaissait à peine son chemin sous la neige, et il fallait un véritable courage, un dévouement sincère, pour entreprendre cette course dans l’obscurité. Tout en trottant, il enrageait de n’avoir pu prendre une voiture, pour ramener le docteur, parce que, pensait-il, son cheval serait probablement fatigué de la tournée du jour, et même incapable de se remettre en marche. Enfin, il atteignit Champré après trois quarts d’heure de tâtonnements.

La porte était close et les fenêtres noires. Au deuxième coup de marteau, cependant, apparurent une lumière d’abord, puis une respectable gouvernante, qui répondit en se frottant les yeux, et avant que le marquis n’eût parlé :

— Monsieur n’est pas encore rentré, je l’attends.

— Pas rentré ? à pareille heure. Fait-il un accouchement, ou bien a-t-il un de ses malades en danger ?

— Je ne sais pas, monsieur le marquis. Il m’a dit de l’attendre, et voilà pourquoi je ne suis pas couchée encore ; mais, par exemple, je dormais un peu sur mon fauteuil. Monsieur le marquis veut-il entrer ?

— Hum ! fit M. de Fayan, qui descendit toutefois de cheval, attacha sa monture à un anneau de fer, scellé pour cet usage à la porte du médecin : hum ! je me demande ce que je dois faire.

— Il entra dans la salle comme on dit dans le pays pour désigner la pièce principale du logis, et se mit à se promener de long en large, avec l’agitation de l’incertitude.

Au bout de quelques minutes :

— Y a-t-il longtemps que M. Lambert est parti ? demanda-t-il.

— Cinq ou six heures.

— Quand il aurait été jusqu’à Charmoy… ou même jusqu’à Saint-Y !… — Après cela, dans de pareils chemins, on n’avance pas !… Son cheval sera éreinté, voilà le pire !

— Le feu est éteint. Monsieur le marquis veut-il que je le rallume ?

— Non ! je m’en retourne… — Et pourtant, il faut que je ramène le docteur… La marquise souffre le martyre !…

Il y eut encore un moment de silence.

— Mais, vous ne pouvez pas me dire où il est allé ? je l’y rejoindrais.

— Eh ! monsieur le marquis, j’ignore, moi !… il est peut-être chez vous.

— Mais oui, sans doute ! s’écria le marquis de Fayan avec un soupir de soulagement.

— Il est peut-être aussi à Charmoy, comme vous disiez tout à l’heure, chez le notaire… qui a une pleurésie, reprit la vieille d’une voix traînante.

— C’est encore possible !

— Ou bien à Tonnac, chez le forgeron… ou bien au château de Flandry…

— Ou bien partout ailleurs ! Oui, voilà le diable !

Le marquis, ne sachant à quoi se résoudre, arpentait la salle de long en large, s’asseyait, se levait, ouvrait et refermait la porte.

— Quel temps, mais quel temps ! — Le docteur rentre-t-il aussi tard que cela d’habitude ?…

— Hé ! monsieur, il rentre tard et il ne rentre pas tard, ça dépend.

— Oui, ça dépend des malades et des maladies, c’est évident ! Je ne sais ce que je dis !…

— Après ça, monsieur pourrait encore faire sa partie quelque part…

Le marquis frappa du pied. Le temps passait, et il ne savait à quoi se résoudre.

Il fit encore à la servante quelques-unes de ces questions banales et oiseuses qui ne servent à rien, qu’à tromper l’impatience. Enfin, il prit un parti.

— Je pars, dit-il ; aussitôt qu’il rentrera, envoyez-le à Cladel. Qu’il ne manque pas de venir, surtout ! ma femme est fort mal !

Il sortit et sauta en selle ; mais tout à coup, se ravisant, il redescendit.

— Et si son cheval est hors de service, demanda le marquis de Fayan à la vieille, votre maître pourra-t-il s’en procurer un autre, dans le bourg ?

— Dam ! je ne crois pas, monsieur le marquis. Précisément c’était aujourd’hui la foire à Saint-Saturnin… Eh mais ! mon maître y est peut-être, à Saint-Saturnin ?

— Et donc ! s’écria le marquis un peu impatienté, vous dites que les chevaux…

— Doivent se trouver tous fatigués… Le notaire a été à la foire. M. Leroux aussi… — L’huissier… Je me suis brouillée avec la femme de l’huissier, et je ne puis emprunter la jument.

— Voici mon cheval que je laisse. Il est frais. Aussitôt son retour, que M. Lambert accoure au château. Moi, je m’en vais à pied.

Et le marquis, serrant son manteau, partit d’un pas pressé.


XI

Le vent lui soufflait au visage une poussière neigeuse qui lui faisait froid aux yeux ; il enfonçait jusqu’à la cheville dans la neige. L’ennui, la fatigue de cette marche forcée engourdissaient son intelligence. Il allait devant lui sans penser, et en cherchant machinalement des yeux les traces du passage de son cheval. C’était, d’ailleurs, le moyen le plus simple de reconnaître le chemin, puisque les empreintes faisaient comme des points de repère sur cette neige, dont l’éclat attirait le peu de lumière qui flottait dans l’atmosphère.

Tout à coup, la présence d’esprit du marquis fut réveillée par une remarque singulière. À la hauteur de la traverse qui conduisait à la Brousse, les empreintes de sabots de cheval se triplaient. Il y avait, outre celles de son premier passage, estompées déjà par cette fine poussière de neige que le vent étendait partout comme un glacis, les traces plus récentes de l’allée et de la venue d’un cheval ; les pas s’enfonçaient dans la traverse et semblaient relier le village et le château.

— Qu’est-ce que c’est ? se demanda le marquis.

Et son imagination devint curieuse.

Car, au village de la Brousse, personne n’avait de cheval. — On laboure avec des bœufs dans le pays, et les chevaux, par conséquent, deviennent des animaux de luxe tout à fait au-dessus des moyens des pauvres cultivateurs qui peuplent le village. La plupart sont des manouvriers travaillant aux terres du marquis ; les autres, de petits propriétaires faisant valoir un lopin de terre acheté au retour de l’émigration. Quant au curé, lorsqu’il voulait aller voir un confrère, à quelques deux lieues, il empruntait un cheval au marquis.

Donc celui qui avait, ce soir-là, fait deux fois le trajet, entre la Brousse et Cladel, venait du château. — Et qu’allait-on faire du château à la Brousse ?

Le pauvre village était si dénué, qu’on n’y aurait pas trouvé le moindre secours pour la marquise.

— Peut-être, pensa M. de Fayan, mon domestique, Jean, sera-t-il allé voir sa femme…. — Mais Jean ne va point à cheval pour un si petit trajet ! D’ailleurs, il n’y aurait qu’une trace et non deux, comme pour l’aller et le retour !

Tout à coup il vint au marquis une pensée sinistre.

— Si ma femme s’était trouvée plus mal… assez mal pour songer aux secours de l’âme, tandis qu’elle attendait vainement ceux du corps ?… — Mais alors, se dit-il, le domestique, qui aurait donné le cheval à l’abbé Dablin, s’en serait retourné à pied… et il n’y a pas d’empreintes de pieds humains.

Toutefois, saisi au physique par le froid, au moral par la crainte, le marquis pressa le pas, et, voulant abréger la route qui lui restait à faire, il profita d’une brèche dans une haie pour couper le parc, au lieu de revenir par les avenues. Les fenêtres de la chambre de la marquise étaient toujours éclairées. Il marcha droit vers l’angle de la tourelle où se trouvait la porte de son cabinet de toilette. Et ce fut au moment où il allait tourner la clef dans la serrure, et tout en secouant la neige de ses bottes, avant d’entrer, qu’il s’aperçut que les traces du cheval venaient aboutir précisément à cette porte. Un piétinement marqué annonçait même que le cheval avait dû séjourner là quelques instants.

Étonné, inquiet, autant que morfondu, le marquis traversa le cabinet et entra un peu brusquement dans la chambre.

Il y trouva Françon et le docteur qui sursautèrent en le voyant apparaître par cette porte.


XII

— Eh bien ? demanda vivement le marquis avec un accent troublé, qui traduisait l’agitation de son esprit.

— Madame va mieux, madame repose, dit un peu précipitamment Françon, qui s’avança vers le marquis, pour réciter la leçon que Lambert lui avait apprise.

Mais le docteur se hâta d’intervenir.

— J’espère, dit-il, que cette crise, plus forte que les autres, deviendra cependant une révolution favorable.

Le marquis, sans répondre, marcha vers le lit de la malade, et entr’ouvrit les rideaux.

— Et qu’avez-vous donc eu, Aline ?

La marquise, dont les yeux ouverts et perçants cherchaient à lire sur le visage de son mari au travers des rideaux de mousseline, qui, l’oreille tendue, analysait les plus légères inflexions de sa voix, se tourna comme une personne accablée, dont le demi-sommeil vient d’être troublé, et murmura quelque chose que l’on n’entendit point.

— Chut ! monsieur le marquis, fit le docteur Lambert avec autorité. N’agitez pas la malade. — Vous savez qu’il faut, avant tout, éviter la fièvre ? En ce moment, ajouta-t-il plus bas, c’est la question : « être ou n’être pas. »

M. de Fayan laissa retomber les rideaux, regarda le médecin avec effroi, et vint, tremblant, vers le foyer. Il était ému par la situation de sa femme, que les dernières paroles du docteur lui révélaient plus grave qu’il ne pensait. Et puis la chaleur de l’appartement, succédant tout à coup au froid du dehors, lui causait une réaction nerveuse.

— Mais qu’avez-vous été faire à la Brousse ? demanda-t-il, à brûle-pourpoint, au médecin, après un silence.

Assurément, la foudre, comme on dit, en tombant au milieu de la chambre de la marquise de Fayan, n’eût pas produit un saisissement pareil à celui qui suivit ces paroles.

Françon lâcha la lampe qu’elle tenait ; — par bonheur ! car le marquis aurait pu voir le médecin chanceler et pâlir ; la marquise se dresser sur son séant, ouvrir les rideaux et avancer un visage ravagé par la douleur, mais respirant le courage du désespoir.

— J’y ai soupé, balbutia Lambert pris de court, et ne songeant pas à l’observation bien simple qui révélait sa course au marquis.

Celui-ci ne fut qu’à moitié satisfait de cette réponse qui n’expliquait pas les deux traces du cheval, et qui n’expliquait pas non plus comment elles venaient aboutir toutes deux au cabinet de toilette de Mme de Fayan, tandis que le docteur avait dû arriver par la cour et les avenues, comme d’habitude. Mais pourquoi eût-il fait une autre question ? La première venait d’un sentiment de curiosité naturelle ; la seconde eût été un indice de méfiance.

Or, la méfiance ne pouvait approcher de l’esprit du marquis de Fayan ; d’abord, parce qu’il tenait en profonde estime tout ce qui l’entourait ; ensuite parce que la méfiance est un aveu d’infériorité auquel ne descendait point le gentilhomme.

Quand Françon eut rallumé la lampe, tout dans la chambre avait repris l’aspect du calme ; les rideaux étaient retombés ; le docteur se trouvait assis en face du marquis, à l’autre coin de la cheminée.

— Je suis bien désolé, dit-il, que vous ayez pris la peine de m’aller chercher par un temps pareil, monsieur le marquis. En voyant l’état de la malade, ce matin, je m’étais bien promis de repasser ce soir.

— Le pis, c’est que j’ai été obligé de revenir à pied de Champré ! J’ai laissé mon cheval chez vous, afin que vous pussiez accourir sans retard dans le cas où le vôtre se fût trouvé fatigué.

Le docteur se confondit en excuses et en expressions de regret ; puis il tira sa montre :

— Minuit et demie ! dit-il. Bonsoir, monsieur le marquis ; à demain. J’espère trouver madame de Fayan beaucoup mieux, et je vous ramènerai votre cheval.

— Vous devriez coucher au château. D’abord vous seriez tout porté pour secourir votre malade, au besoin ; et puis, vous éviteriez, par cette nuit sombre et froide, la plus pénible course du monde ! Brrr ! je ne la recommencerais pas de bon cœur, et je vous plains fort, messieurs les médecins, s’il vous faut souvent faire de pareilles corvées !

— J’ai absolument besoin de rentrer chez moi, répondit Lambert d’un ton décidé qui ne permettait l’insistance. — Bonsoir encore, monsieur de Fayan, et, je vous en prie, prenez un verre de vin chaud pour vous remettre ! — Françon, faites bien tout ce que j’ai dit, n’est-ce pas ?

Le docteur sortit par le corridor pour aller reprendre son cheval, qui l’attendait alors dans l’écurie. Le marquis, avant de se retirer, s’avança vers l’alcôve, prit la main de sa femme et y déposa un respectueux et tendre baiser.

— Françon, au moindre malaise imprévu, ne manquez pas de venir m’éveiller, dit-il. Mais pourquoi mademoiselle Clotilde n’est-elle pas auprès de sa mère ?

— Mademoiselle Clotilde dormait déjà quand madame s’est trouvée mal, avant le départ de monsieur le marquis pour Champré… et madame n’a pas voulu que j’aille l’éveiller.


XIII

Ce fut en rase campagne seulement que le docteur, dont l’esprit était à la torture, se dit :

— Mais ce sont les empreintes sur la neige qui ont décelé mon passage ! Les empreintes témoignaient de l’aller et du retour, et le marquis n’aura pu se payer de ma défaite !… Il a des soupçons, et peut-être qu’à cette heure, il me suit et m’épie !

À cette pensée soudaine, il arrêta court son cheval. Sa figure énergique se contracta, il contempla d’un regard de révolte l’immense nappe blanche qui se déroulait à ses pieds.

— Voilà donc, pensa-t-il, l’écueil matériel et stupide sur lequel viennent échouer les calculs de la prudence humaine !… Ô volonté !… ô intelligence !… que pouvez-vous contre ceci ? En vain vous avez combiné les plus savants mensonges… Voici la grande feuille de papier sur laquelle le destin va écrire le procès-verbal de tous vos pas !

La puissance de l’homme est vraiment peu de chose !

Mais l’esprit prompt et pratique du jeune chirurgien ne pouvait s’abîmer longtemps dans ces contemplations. Après avoir reconnu le danger, il se demanda :

— Que faire ?

« Si le marquis a des soupçons, il lui suffira de suivre mes traces, au petit jour, pour tout découvrir. S’il n’en a pas, — et malgré ses remarques inquiétantes de ce soir, cela se peut, car il est à mille lieues de douter de sa femme, — s’il n’en a pas, je ne dois craindre que les remarques fortuites des passants, de la servante du curé, de la mienne, etc… — Ah ! mais il y a encore quelque chose, et ceci est plus grave. La nourrice à laquelle je vais porter l’enfant, aux Écoudelles, n’aura rien de plus pressé, aussitôt après mon départ, que d’envoyer son mari sur ma piste pour savoir d’où je viens. »

Lambert, tout en réfléchissant, fit avancer son cheval dans la direction de la Brousse.

« L’impossible, pensait-il, c’est de rester là et de ne point prendre de parti. D’abord, je ne puis laisser l’enfant chez l’abbé Dablin, qui se compromet horriblement par pure charité, et, — comme il me le disait tout à l’heure, en m’exhortant à faire de mon mieux, — « pour sauver l’honneur d’une femme pieuse et empêcher tout scandale. » — Le scandale prendrait de belles proportions, si l’on allait découvrir cet enfant chez lui ! Je suis sûr que le pauvre homme est dans d’épouvantables transes ! Avec cela que sa servante est curieuse et bavarde, et qu’il n’a pas su s’en débarrasser… »

Le médecin ne put s’empêcher de sourire, malgré la gravité de ses préoccupations, en se représentant, au matin, la servante trouvant son maître avec un poupon dans les bras, et s’évertuant à remplir les fonctions de nourrice, autant qu’elles pouvaient être à sa portée.

— « Allons, se dit-il, le laisser là une heure de plus est une dangereuse imprudence. Maintenant, si je le porte à sa nourrice, comme c’était mon premier projet, comme ce serait le parti juste et simple, si je le porte aux Écoudelles ; — il y a ces terribles traces qui peuvent être suivies par le marquis, d’un côté, par la nourrice, de l’autre…

« L’emmener chez moi ?… — Et ma servante ? Elle est curieuse aussi, et bête surtout, ce qui est le plus dangereux des vices. Et puis, qu’en ferais-je, demain matin ?… Il faut le porter aux Écoudelles, le plus pressé étant de faire disparaître le corps du délit. — Mais comment m’y prendre ? Je suis un peu comme ce berger qui devait traverser un ruisseau en portant successivement un loup, une chèvre et un chou, et se garder de jamais laisser en tête à tête, sur l’un des bords, ni le loup avec la chèvre, ni la chèvre avec le chou. »

Toutefois, à force de rêver, le jeune docteur finit par trouver une idée, pour l’exécution de laquelle il ne fallait que braver la fatigue. C’était de prendre l’enfant à la Brousse, d’abord, de le rouler dans son manteau, et d’aller directement à Champré avec ce fardeau ; puis, arrivé devant sa porte, de tourner bride et de courir aux Écoudelles, chez la nourrice ; enfin, de s’en revenir de là chez lui, où il aurait juste le temps de reposer un peu et de changer son cheval harassé contre celui du marquis, avant que de retourner à Cladel.

De cette façon, si le matin on cherchait ses traces, on serait conduit chez lui, soit en venant de Cladel, soit en venant des Écoudelles…

« Par exemple, se dit-il, il faut espérer que personne dans le château, ne demandera vers quelle heure je suis rentré chez moi, à ma gouvernante… — Et qu’importe, après tout ? Je puis être allé voir d’autres malades… Enfin, enfin… il faut bien compter un peu sur la Providence.


XIV

Il était plus d’une heure quand Lambert sortit du presbytère, l’enfant dans le bras droit, et ses rênes dans la main gauche. Sur la neige et dans l’obscurité, le pauvre docteur ne pouvait pas aller vite, en dépit de son envie. J’ai dit que de Cladel à Champré, il y avait une lieue ; le crochet à faire, par le chemin de traverse, pour aller à la Brousse, allongeait bien le chemin d’un tiers. Deux heures sonnaient à l’église du bourg, quand le docteur passa devant sa propre porte, sans y frapper.

Mais le Cheval ne fit pas volontiers une volte, une fois arrivé devant la porte de son écurie. Tandis que Lambert le contraignait de la bride et de l’éperon, il se cabra et hennit. Le cheval du marquis répondit de l’intérieur, et la vieille gouvernante, si dormeuse d’ordinaire, apparut à la fenêtre une lanterne à la main.

— Ah ! pauvre monsieur, cria-t-elle, que vous devez être gelé ! Attendez, je vais vous ouvrir ! Mais, pour Dieu, qu’apportez-vous là ? — un paquet ? — Et dire qu’il va falloir que vous repartiez ! Monsieur, de Fayan vous veut à son château, dare dare…

— J’y vais ! cria le médecin, qui saisit cette dernière phrase comme une ancre de salut, et qui administra de si furieux coups d’éperon à son cheval, que l’animal bondit et partit au galop.

— Monsieur, monsieur, il y a le cheval du marquis, et je vous ai préparé du vin chaud ! criait la pauvre vieille, tout ébahie, en regardant son maître disparaître dans les tourbillons de neige que soulevait le galop emporté de sa monture.

Le village des Écoudelles était sur la gauche, du côté des montagnes, et formait le triangle avec Cladel et Champré. De Champré, on comptait une lieue et quart de distance, de Cladel moins d’une lieue. Pour le village, il ressemblait à la Brousse, à peu près.

Vers les trois heures de la nuit, le docteur frappait à la porte d’une chaumière, et remettait à la femme d’un pauvre journalier chargé d’enfants, nommée la Jacquelette, parce que son mari s’appelait Jacques, un nouveau-né du sexe masculin.

— Voici le nourrisson que je vous ai promis, Jacquelette, lui dit-il ; je pense que vous le soignerez bien. C’est un petit orphelin de Clermont que l’on m’a confié ; il s’appelle Charles. Je vous donnerai quinze francs par mois pour sa pension : — un beau gage ! — Et, tenez, voici le premier mois.

La paysanne commença immédiatement ses fonctions ; et le jeune docteur remonta en selle et piqua des deux, infiniment plus léger que quelques minutes auparavant.

On voit que l’avis de la marquise, quant au placement de l’enfant, avait prévalu dans les conseils.


XV

Lorsqu’une heure après, le pauvre Lambert, épuisé de fatigue et d’angoisses, se jeta tout habillé sur son lit pour prendre un peu de repos, il repassa rapidement dans sa mémoire les événements de cette terrible nuit. « Et maintenant, il faudrait qu’il tombât des cataractes de neige ! » pensa-t-il avant de s’endormir.

Car dans le parc de Cladel on pouvait encore trouver bien des empreintes dangereuses. L’accouchement avait nécessité plusieurs allées et venues de Lambert et de Françon. Et puis, le cheval du docteur, que l’on cachait depuis le matin dans une vieille serre, tandis que son maître se tenait, ailleurs, à la portée de la marquise, avait marqué son passage sur la neige entre cette serre et la tour du cabinet de toilette ; enfin, tous les périls n’étaient point conjurés.

Lambert à sept heures fut sur pied et courut à la fenêtre. Il faisait à peine jour ; le ciel était chargé comme pendant la nuit, et même, quelques flocons de neige flottaient dans l’air. En ce moment l’énergique docteur, impatient de voir tomber en masses blanches, les nuages noirs, aurait voulu exercer une pression sur le bon Dieu.

Il ne pouvait que monter à cheval et courir à Cladel pour occuper le marquis et soutenir la situation.

Enfin, les flocons se pressèrent, s’épaissirent ; il neigea ! un soupir de délivrance s’échappa de la poitrine de Lambert, dont la physionomie en même temps s’éclaira.

— Ah ! pauvre monsieur, pauvre monsieur ! gémissait la gouvernante, courir le pays d’un temps pareil !

Mais Lambert s’élança joyeux en avant. Jamais soleil de printemps ne lui avait semblé beau et bon comme cette bourrasque qui l’étouffait, le glaçait et l’aveuglait.


XVI

Au château, le jeune docteur trouva tout en parfait état. Françon, qui depuis son retour de Paris, avait remplacé son chapeau de paysanne par un bonnet rond, sa robe de droguet par une robe de mérinos, faisait une femme de chambre accomplie et une excellente garde-malade. Le marquis venait de se lever et se pressait de s’habiller pour aller rejoindre le médecin, dans la chambre de sa femme. Mlle Clotilde, installée au chevet de sa mère, ne voulait point laisser à d’autres le soin de veiller sur elle, et se plaignait qu’on ne l’eût point appelée pendant la nuit.

Le jeune médecin eut un beau moment de satisfaction quand Clotilde, lui prenant les deux mains et le regardant d’un regard de prière, lui dit : « Sauvez maman, monsieur ! »

Et qu’il put lui répondre, de manière à être compris de la malade qui l’interrogeait des yeux :

— C’est fait, mademoiselle.


C’était donc fait ? — Oui. La marquise avait jusqu’au dernier moment dissimulé sa grossesse, l’accouchement avait eu lieu avec mystère, l’enfant était en nourrice, et nul ne pouvait plus lire, sur la neige, les hiéroglyphes qui eussent raconté les pérégrinations de la nuit. Nul soupçon réel n’occupait l’esprit du marquis. — Oui, oui, tout était sauvé !

Quand il fut de retour à Champré, et bien installé au coin de son feu, avec un robuste appétit et en face d’un excellent déjeuner, le jeune praticien eut un mouvement de triomphe — d’abord son cœur et son imagination commentaient le regard de remercîment que la marquise lui avait jeté par dessus la tête de Clotilde, et puis il éprouvait la joie d’un général qui a fourni le plan d’une bataille gagnée.

Il n’imaginait point, en effet, d’événement qui pût désormais troubler le repos de la marquise et faire découvrir son secret.

Et d’ailleurs, qui avait intérêt à le rechercher, ce secret — qui ? — Personne.


XVII

Mais personne, c’est tout le monde. Quand le secret fut circonscrit entre quatre intéressés et fortifié de tous côtés par l’honneur, le dévouement et l’intérêt, quand le temps, en s’écoulant, eut estompé tous les indices dans la perspective du passé, il se trouva aux prises avec « la province. »

Moi, je ne dis pas de mal de la province. J’y sais bien des vertus estimables et humbles, et j’apprécie la solidité de jugement, la clairvoyance d’esprit dont elle fait preuve dans les crises politiques, dans les grandes circonstances sociales.

Elle est la puissance et la force de la France dont le génie ailé a besoin d’un piédestal robuste pour s’élever dans les espaces et conduire le vol de l’humanité.

Paris brillant et oseur, beau d’imprévoyance et de hardiesse, c’est le dieu qui s’élance du haut de la colonne de la Bastille, peut-être ; — la province, c’est la colonne. Le pauvre génie ferait une triste figure à pied.

Pour s’en tenir à des considérations plus modestes, que de sciences vraies, de pensées mûries et fécondes, cultive et développe la province lentement et sans bruit ? L’opinion nous en revient, quelquefois, à nous autres Parisiens, qui croyons faire celle du monde, parce que nous la formulons. Je ne parle pas de nos grands hommes : on sait qu’ils en arrivent toujours.


Il y a d’ailleurs en province, comme à l’étranger, comme partout, une classe essentiellement parisienne : c’est l’aristocratie. Aussi est-elle toujours hors de cause, et, à la suite, sont également hors de cause toutes les natures d’élite, hommes et femmes, qui vivent par l’intelligence et la bonté.

Mais il faut bien, près des forces et des grandeurs de la province, apercevoir ses misères et ses petitesses ; et entr’autres l’esprit d’investigation, de dénigrement, de malfaisance et d’espionnage qui parfois la rend odieuse.

La province est donc méchante ? — Je ne crois pas, — Elle est curieuse. Une fois sur la piste d’un secret, rien ne l’arrête ; et, le secret fût-il gardé par des sphinx, ou scellé derrière des murailles de marbre, elle déjouerait les artifices des sphinx par ses patientes interrogations et par ses ruses incessantes ; elle percerait les murailles par ses regards incisifs comme des vrilles.


On a vu, à l’occasion de crimes et de procès célèbres, les gens les plus désintéressés inventer, pour perdre de pauvres diables, des traquenards inouïs, et dresser des panneaux dont la police n’aurait pas eu l’idée.

— C’était donc là, dira-t-on, des pourvoyeurs de guillotine ?

— Point du tout. Ils et elles voulaient seulement : savoir.


En même temps, vous voyez dans un chef-lieu de préfecture, des femmes du monde aller acheter un bocal de cornichons chez un marchand de comestibles, pour lui demander, entre temps, ce qu’on servira au grand dîner chez le préfet, et pour voir déballer le poisson expédié par Chevet. Il se trouve aussi des hommes qui intriguent pour savoir combien il y aura de plats au dîner de noce de Mlle ***.

— Ce sont, allez-vous dire, de bien petits esprits ?… — Eh ! les femmes jouent du piano et les hommes entendent le latin… — Mais quoi ! il faut bien un peu : « savoir ».


Et puis : — « Pourquoi, demandez-vous à ces gens là, avez-vous envoyé au bagne un camarade d’enfance ? livré des femmes au-bourreau ? » — Ou, moins tragiquement : — « Pourquoi avez-vous brouillé une famille, déshonoré un pauvre garçon coupable d’une folie de jeunesse, séparé un ménage, fait de tel enfant un bâtard ? etc. »

Ils vous répondront, les yeux dilatés par une naïveté en même temps innocente et féroce : « Pour parler ! »


DEUXIÈME PARTIE




XVIII

Dix-huit mois s’écoulèrent dans le calme le plus complet. La marquise, bien entendu, était tout à fait guérie de sa péritonite. Toutefois, cette maladie, venue aux extrêmes limites de la jeunesse, avait précipité une révolution qui pouvait être encore éloignée de quelques, années.

La taille élégante de Mme de Fayan devenait épaisse, les lignes de son visage s’affaissaient, ses cheveux prenaient une nuance incertaine ; enfin, on sentait que le dernier soleil de l’été de la Saint-Martin avait brillé !

Peut-être aurait-on difficilement précise les changements qui transformaient la femme encore belle et rayonnante deux ans auparavant, en une vieille femme. C’était l’âme surtout qui avait vieilli. Je ne sais quel puissant ressort intérieur, en se brisant, semblait laisser retomber la matière qu’il soutenait jadis. En même temps, cette vieillesse prématurée était marquée d’une empreinte douloureuse, que rendait plus visible le cadre austère dont s’entourait la marquise. Tout en elle, depuis sa coiffure jusqu’à ses façons, racontait le renoncement, et devait trahir, aux yeux clairvoyants, la pénitence et l’humilité.

Sa charité si connue autrefois avait doublé. Elle ne se contentait plus alors de secourir les misères qui l’imploraient, elle allait chercher celles qui se cachaient.

On citait, aux alentours de Cladel, des familles quelle soutenait presque entièrement ; on parlait du soin particulier qu’elle prenait des petits enfants. C’est ainsi que souvent on la rencontrait dans les chaumières les plus remplies de petit monde, et chez la Jacquelette par exemple. Elle faisait réciter le catéchisme à l’aîné, apprenait à lire à un autre, et dorlotait tendrement le plus jeune sur ses genoux.

Et, dans tout ce pays, nul ne protestait contre ce dicton : « La marquise de Fayan est une sainte ! »

Mlle Clotilde avait encore embelli, c’est-à-dire qu’en devenant plus femme, elle prenait les grâces, les plénitudes de formes, le resplendissement de jeunesse, qui, précisément, s’étaient éteints chez sa mère.

Son mariage, toutefois, ne se concluait pas. Elle n’y apportait guère d’empressement. Mme de Fayan y mettait une opposition sourde. Peut-être la marquise songeait-elle à récompenser un jour le dévouement du docteur par la main de sa fille… peut-être hésitait-elle, seulement, à lui faire le chagrin de la marier trop vite. Quoi qu’il en fût, le père seul encourageait les visites de Fernand de Messey.

En ce moment, le vicomte se trouvait au château de Cladel, où sa présence était motivée par le séjour d’Henri de Fayan, qui venait de passer son examen de bachelier et préludait à son entrée dans une école spéciale, en usant largement de ses vacances. Pour la première fois, il jouissait de sa pleine liberté. Le baccalauréat l’avait émancipé de la tutelle de son jeune Mentor.


XIX

Fernand de Messey, dont je n’ai guère parlé parce qu’il demeura comparse dans le drame que je raconte, était un gentilhomme de vingt ans, à l’extérieur agréable, à l’esprit orné, mais superficiel, qui avait été élevé, comme Henri, aux jésuites de Pont-le-Voy ; mais il n’avait pas rapporté de l’éminente institution une grande solidité de jugement, par la raison que l’éducation, comme la culture, améliore un fond, mais ne le crée pas.

Il était fils unique. Sa famille, qui ne le destinait à autre chose qu’à faire valoir ses biens et à tenir son rang, l’avait rappelé à Saint-Y… dès qu’il fut pourvu de son diplôme de bachelier.

On s’imaginerait à tort, toutefois, que sa jeunesse s’était conservée plus candide et plus pure dans ce cercle restreint. La vie de jeune homme, en province, quand elle n’est pas studieuse et recueillie, comporte pour le moins autant d’écueils et de périls que la vie parisienne. Elle offre alors moins de ressources pour le développement de l’intelligence et autant de ressources de corruption. À Paris, si les jeunes gens ont ce terrible bal Mabille, dont la réputation porte l’effroi jusqu’aux confins du monde civilisé, ils ont aussi mille occasions de prendre part aux luttes de la pensée. En province, où les cercles sont tranchés, dès qu’un jeune homme ne se range point à la haute vertu, il se trouve forcément engagé, peu ou prou, dans l’espèce de franc-maçonnerie que forment les désœuvrés, parce que la société, le tenant en défiance, lui ferme ses salons.

C’est parmi les désœuvrés de province, au demeurant, les meilleurs fils du monde, que s’émeuvent les cabales pour ou contre les actrices, que s’édite la chronique scandaleuse, et que s’inventent les petites ruses pour prendre les passions illicites flagrante delicto. Il faut bien que jeunesse s’amuse !

On doit dire, à la décharge des incriminés, qu’ils sont peut-être plus à même que les barbons de connaître les défaillances de la vertu, et puis que la plupart des histoires peu édifiantes, qui circulent parmi eux, ne vont pas plus loin.

Fernand de Messey était le Lion de Saint-Y…, par son nom, par sa fortune, par son élégance, peut-être aussi par ses prouesses de roué.

Quels que fussent ses succès de garçon, il désirait fort cependant devenir l’époux de sa jolie fiancée, Mlle de Fayan. Outre que l’alliance était faite pour flatter sa vanité, elle devait le mettre en possession d’une fortune dont il avait grand besoin, pour liquider un passé plus connu des usuriers de Saint-Y… que de la famille de Messey.


XX

Ce soir-là, on causait d’un projet de fête que le marquis avait mis en avant pour animer les vacances. Il ne s’agissait de rien moins que d’inviter les demoiselles et les jeunes gens des principales familles du voisinage à venir passer à Cladel le temps des vendanges. — Ce serait le prétexte de quelques parties pendant le jour, et de quelques sauteries le soir. Le marquis espérait, au fond, que ces jeux avanceraient le mariage de Clotilde et de Fernand.

Les vingt mille livres de rentes du marquis de Fayan, qui, à Paris, l’eussent laissé misérable pour son rang, lui permettaient, à Cladel, d’être un des rois de la province. Rien de plus naturel donc, et de plus nécessaire même, que de faire précéder de quelques réceptions le mariage de Mlle de Fayan.

Le château, fort vaste, pouvait facilement recevoir une vingtaine d’hôtes.

— Nous inviterions, par exemple, Charlotte et Olympe de Brèves ; leur frère Frédéric. Il a dix-sept ans, et peut compter pour un danseur ; puis les deux demoiselles de Rouard — à celles-ci on ne saurait reprocher trop de jeunesse ! — Mais, elles ont de l’esprit, de la gaieté ; elles portent avec bon goût le chaperon de sainte Catherine ; et, pour le coup, elles dansent bien !

— L’habitude ! s’écria Fernand ; j’étais enfant qu’elles dansaient déjà, et quand je suis revenu du collége, elles servaient de cavaliers pour compléter les quadrilles.

— Hélas ! dit la marquise, les bonnes, demoiselles sont aussi pauvres que nobles !

— Et pas belles…

— Mais charmantes. — Nous avons encore à inviter Louise de Chambly, Éléonore Montaret…

— Oui ! je vois beaucoup de demoiselles, s’écria le marquis ; mais les cavaliers me paraissent clairsemés ! C’est là toujours l’échec de la province. On n’y trouve guère de jeunes gens, entre vingt et trente ans, même pendant les vacances ! Les uns sont à l’armée, les autres suivent des carrières qui les tiennent loin de leur pays ! — Allons ! Fernand, Henri, cherchons un peu qui nous pourrions engager pour faire la partie de ces demoiselles !

— Léon Renouard…

— Charles Mauduit…

— Paul de Ranville…

— Paul de Ranville est un bien farouche chasseur, et je n’espère pas qu’il vienne volontiers jouer aux petits jeux avec des demoiselles ; Léon Renouard, je ne sais trop… — Qu’en pensez-vous, mon ami ? dit la marquise, en regardant son mari.

— Oui, — ce serait imprudent. — Voyez-vous, Fernand, quand il s’agit seulement d’un bal, l’admission de tel ou tel jeune homme ne signifie rien. Il suffit qu’il soit de famille honorable et qu’il sache danser. Mais, si l’on doit le réunir à des jeunes filles pendant plusieurs jours, et à la campagne, il faut encore que sa position sociale et son caractère personnel permettent de croire qu’il peut épouser l’une d’elles…

— Je nous vois obligée alors de nous rabattre sur les fonctionnaires et les magistrats de Saint-Y… — comme, par exemple, le sous-préfet, le substitut…

— Sans doute ! — Tu pourras aussi, Henri, écrire à Pont-le-Voy, pour engager ton ex-mentor…

— Non ! interrompit vivement la marquise d’un ton qui ne souffrait point d’objections ; — ce jeune homme se destine à entrer dans les ordres, et cette folle partie de jeunesse ne saurait lui convenir.

Il y eut un moment de silence, puis le marquis reprit :

— Cela nous laisse toujours avec bien peu de cavaliers pour beaucoup de demoiselles…

— Et, mon père : dit Clotilde, nous n’avons pas parlé de Mlle Ernestine Gallet.

— C’est vrai.

— Oh ! pour celle-là…, s’écria Fernand d’un air fin, entendu et légèrement railleur, pour celle-là…, madame la marquise n’y tiendra peut-être pas beaucoup.

— Pourquoi donc ?… Ses façons cavalières, le ton de lionne, qu’elle a pris à Paris, dans une société de bourgeois enrichis, ne me plaisent pas, sans doute. Je serais désolée de les voir à ma fille, quand même elle aurait, pour les appuyer, un million de dot, comme Mlle Gallet. Mais il faut l’excuser ; elle a perdu sa mère de bonne heure. Du moment, d’ailleurs, où nous invitons les autres jeunes filles, et les autorités, la fille du premier manufacturier de l’arrondissement doit être des nôtres.

— Oh !

Cette exclamation fut commentée par le plus singulier jeu de physionomie.

— Allons ! mon cher Fernand, dit à son tour le marquis, ses excentricités ne sont, après tout, que de petits ridicules — et pour lesquels vous devriez avoir de l’indulgence ; car, lorsque Mlle Gallet chante avec des airs de prima donna, vous criez un des premiers : « Brava ! brava ! » lorsqu’elle porte des plumes et des volants de dentelle, lorsqu’elle déploie, au milieu d’un bal, ce ton qui semble celui d’une femme mariée depuis dix ans, vous semblez trouver cela fort bon.

— Je trouve bon ce qui m’amuse… Mais… vous ne savez donc rien ?

Et le jeune vicomte de Messey indiqua, d’un regard, que la seule présence de Clotilde l’empêchait de s’expliquer plus clairement.


XXI

Quand la marquise eut envoyé sa fille pour faire préparer certaines tartines à thé, qui demandaient du temps et des soins :

— Croyez-vous donc, dit Fernand, que tout cela soit innocent ? que les œillades enflammées de la belle Ernestine ne quêtent pas des amoureux… — je suis euphémiste ! — je pourrais dire des amants ! — Et que ses promenades sentimentales, à pied et à cheval, n’aient point pour but de tendres rendez-vous ?

— Ah ! monsieur de Messey, s’écria la marquise, songez bien à la portée de ce que vous dites !…

— Mais, maman, Fernand dit ce que dit tout le monde, répondit Henri.

— Enfin, madame, s’il faut en croire la voix publique, Mlle Ernestine Gallet connaîtrait déjà les douceurs de la maternité ! — Laissons cela !… Cependant, vous penserez peut-être que cette chronique suffit…

— Vous en avez trop dit pour ne pas achever ! reprit le marquis sévèrement.

— Eh bien… Il y a tout à l’heure deux ans… Vous souvenez-vous des crinolines que portait alors Mlle Ernestine ? c’étaient des falbalas, des volants… que sais-je ? Elle fit un petit voyage à Paris, pour sa toilette d’hiver… Et, je ne sais comment, il se trouva qu’à son retour on mit en nourrice, à un quart de lieue de la fabrique de M. Gallet, un joli petit poupon !… Tenez, Mme la marquise, vous devez le connaître, car vous allez souvent aux Écoudelles, chez la Jacquelette.

Mme de Fayan se leva d’un mouvement plus prompt que la pensée, pâle, frémissante et l’œil étincelant :

— C’est une infamie ! dit-elle avec une voix étranglée par la honte et l’indignation…

Fernand de Messey baissa les yeux et balbutia. Le marquis et Henri, étonnés par cette sortie, regardèrent la marquise d’un air interrogateur et stupéfait.

Elle se calma sous ces regards et reprit en peu d’instants l’apparence du sang-froid, tandis que son cœur tremblait. Alors M. de Fayan, s’expliquant l’impétueuse révolte de sa femme par la gravité de l’accusation, ajouta :

— Il faudrait de bien accablantes preuves pour autoriser une pareille imputation.

— Oui, reprit la marquise, soutenue par un généreux courage — poussée peut-être par une ardente curiosité — quelles sont vos preuves ?

— Mes preuves ?… Eh ! je vous les ai dites ; d’ailleurs, ce n’est pas moi qui sais rien de positif à cet égard ; je répète seulement ce qui m’est venu aux oreilles. On n’a jamais de preuves de ces choses-là… des indices, tout au plus… Le monde écoute et répète. D’ailleurs, il ne se fait pas juge d’instruction…

— Quelquefois.

— Enfin, c’est le bruit public, voilà tout !

— Le bruit public ! — ainsi, voilà comment on perd une réputation ! comment on flétrit à jamais la vie d’une pauvre créature qui peut-être ne sait même pas qu’on l’accuse… Et le sût-elle, que faire, je vous prie ? « Il n’y a jamais de preuves de ces choses-là, » disiez-vous tout à l’heure ; eh bien ! parce qu’on ne peut prouver la faute, on ne peut pas prouver l’innocence non plus !

— Mais, Mme la marquise, il faut bien qu’il soit le fils de quelqu’un et surtout de quelqu’une, cet enfant ? Cherchez donc parmi toutes nos demoiselles et voyez à laquelle on peut l’attribuer avec autant de vraisemblance.

— Pourquoi faut-il que les demoiselles soient ici en cause ? demanda le marquis.

— Sans doute ; pourquoi ?… ajouta Mme de Fayan, qui réunissait, pour soutenir cette terrible conversation, tout son courage et toutes ses forces.

— Les dames n’ont jamais de bâtards !… — Ah ! il reste les veuves ?… — Mais les veuves du pays sont toutes parfaitement vieilles et laides, reprit Fernand de Messey après un court silence, durant lequel il avait fait une sorte d’examen circulaire du personnel féminin de l’arrondissement.

— Je ne sais pas pourquoi, dit la marquise, qui parvint à déguiser le tremblement de sa voix, vous voulez que cet enfant soit du pays… D’après ce que je crois avoir entendu dire à la Jacquelette, il viendrait de Clermont…

— Il vient peut-être de Paris, aussi ! — Enfin, Mme la marquise, moi, je ne sais rien de plus. Ceux qui font courir ce bruit, sans doute, ont leurs raisons… je dis seulement que le bruit est fâcheux et que…

— J’inviterai Mlle Ernestine Gallet ! s’écria Mme de Fayan avec un accent où vibrait sa plus grande énergie. — Il serait trop lâche de l’abandonner, ajouta-t-elle comme en se parlant à elle-même.

Le marquis n’appela pas de cette décision qu’il prit pour une chevaleresque protestation contre des calomnies anonymes ; mais un nuage passa sur son front ; car, après tout, il eût mieux aimé ne pas donner Mlle Ernestine pour compagne à sa fille.

Quand la marquise eut refermé la porte de sa chambre, elle alla tomber à genoux sur son prie-Dieu, saisit à deux mains son front brûlant et laissa librement couler les larmes que, depuis deux heures, ses yeux s’efforçaient de contenir. Elle pleura longtemps, elle cria vers Dieu d’ardentes prières : « Punissez-moi. Seigneur, disait-elle ; frappez-moi selon la rigueur de votre justice ; humiliez la détestable hypocrisie dont j’ai fait un manteau pour cacher mes dérèglements… mais ne permettez pas que je sois condamnée à entendre accuser l’innocent, à voir porter par autrui le poids de ma faute !

» Je me dénoncerai plutôt moi-même ! se dit la noble et malheureuse femme… — Hélas ! le puis-je ?… » pensa tout aussitôt la marquise de Fayan.

Elle restait abîmée sous le poids de sa honte. Pour les âmes fières il est de ces humiliations intimes qui sont le plus rude des châtiments. La marquise en ce moment se trouvait aussi bas que pouvait l’être une femme. Non-seulement elle portait une livrée de vertu qui lui devenait un cilice, mais encore elle ne pouvait pas, pour disculper une autre, rejeter ce vêtement volé, montrer saignantes les plaies de son cœur, et dire à l’opinion : « C’est à moi qu’il faut jeter des pierres ! C’est moi qui suis la pécheresse ! »

Non !… elle avait descendu le premier versant de la pente tortueuse, et il lui fallait désormais descendre encore, descendre toujours. Ce n’était plus assez de tromper, il fallait mentir. Ce n’était plus assez de mentir, il fallait calomnier, — par cela seul qu’on n’avouait pas !

« Tu seras lâche ! » criait à la marquise la furie vengeresse, qui châtie en ce monde les crimes ignorés !


XXII

Les fêtes projetées eurent lieu au château de Cladel. Mlle Ernestine y vint et rien, en apparence, n’en troubla l’harmonie cordiale. On respectait trop la marquise pour marquer de la malveillance à une personne qu’elle protégeait ; et puis, on sait aussi qu’il y a une énorme distance entre colporter sous le manteau une odieuse accusation, ou bien afficher ouvertement un simple soupçon. M. Gallet était riche et puissant dans le canton. Mlle Ernestine ne chômait point de cavaliers servants, et trouvait des flatteurs.

Fernand de Messey, soit dit en passant, ne savait trop quel personnage faire auprès d’elle. D’une part, il eût volontiers papillonné autour de la lionne du pays ; de l’autre, il sentait peser sur lui le regard observateur du marquis. Enfin il songeait encore à certains papiers timbrés que M. Gallet pouvait à son son gré renfermer dans sa caisse ou répandre dans la circulation.

Le plus assidu des attentifs de Mlle Ernestine était le jeune substitut, que nous appellerons monsieur Laurent Deprat. Peut-être espérait-il faire la conquête de la riche héritière ; peut-être avait-il le cœur pris, car Mlle Gallet méritait bien qu’on fût amoureux d’elle ; malgré ses airs de lionne, elle était fort jolie.

Généralement on la voyait plus entourée d’hommes que de jeunes filles comme elle. Cela venait de ses façons provoquantes sans doute, mais aussi de l’abandon où la laissaient les autres demoiselles auxquelles leurs mères avaient fait la leçon.

Au reste, cette sorte de solitude féminine que l’on faisait autour d’elle n’eut rien de plus marquant, durant les fêtes du château de Cladel, que d’ordinaire.

La calomnie grondait sourdement, mais n’osait éclater au grand jour. Pour cela, il fallait qu’un tout petit événement lui ouvrît carrière.


XXIII

Au printemps suivant, il arriva que M. Gallet mit à la porte de sa fabrique un contre-maître insolent.

— Pardieu ! lui lança en partant l’ouvrier chassé, on dira peut-être que je ne sais pas faire le chien couchant, on ne dira toujours pas que je suis un père facile, et que ma fille portera en dot à son mari des enfants tout faits !

Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres ; et M. Gallet s’éveilla de sa quiétude paternelle au milieu d’un formidable incendie.

Après la première émotion, après l’angoisse, après le désespoir, après la révolte, vint le besoin de remonter aux sources de ce bruit infâme.

Mais… les sources du Nil — après lesquelles courent les savants depuis des milliers d’années — les sources du Nil se trouveront, avant celles où puise ses renseignements l’énigmatique grand-juge qui s’appelle — on.

Plus mystérieux que les espions du conseil des Dix, plus insaisissable que les gaz qui flottent dans l’air, plus terrible et plus implacable que le choléra-morbus, on se trouve toujours entre deux personnes qui échangent quatre paroles, — on ramasse les accusations qui naissent, comme les truffes et les champignons, sans semence, — on les répand avec une célérité inconcevable, — on prononce l’arrêt sans entendre les plaidoiries. — Et, à quelle ombre fugace et décevante parleraient donc les avocats ?

Vous rencontrez votre voisin de droite qui vous dit, entre autres paroles banales sur la pluie et le beau temps : « À propos… il paraît que Mlle Ernestine… etc. — Ah ! bah ! en êtes vous sûr ? — Je ne sais pas ! On me l’a dit. — Qui, on ? — Ma foi… j’ai oublié… Attendez, je crois que c’est ***. »

Comme, les trois quarts du temps, vous n’avez nul intérêt à la chose, vous ne protestez-point ; et, à l’occasion, vous répétez innocemment à votre voisin de gauche : « … Il paraît que Mlle Ernestine, etc. »

Que si, par hasard, au contraire, le péché ou la pécheresse vous touchent, vous allez demander à *** : « — Ainsi donc, Mlle Ernestine ?… — Je n’en sais rien ! On me l’a dit. — Qui, on ? — Ma foi, j’ai oublié ! tout le monde ! — Mais encore ? quelle voix a porté la parole ? — Je crois que c’est X ! »

Courez, cherchez ; vous ne trouverez ni une certitude, ni une personnalité à étreindre. — Tout vous échappera ; seulement, Mlle Ernestine sera condamnée sans appel. Et, plus vous aurez creusé, fouillé, pour trouver la racine du mal, plus Mlle Ernestine restera perdue.

C’est ainsi que la lionne de l’arrondissement de Saint-Y… fut déshonorée — par les suppositions des fats et des prudes d’abord, — par la clameur publique ensuite. Tant que la famille Gallet n’avait rien su, la calomnie circulait sous le manteau. Quand le manufacturier s’émut, la province entière se souleva. Il devint de bon ton de ne plus recevoir Mlle Gallet, qui, d’ailleurs, fut tenue au logis par son père. « Elle ne devait, disait-il, reparaître que pour recevoir du monde une sorte d’amende honorable, proportionnée à l’injure. »

Mais, comment anéantir la calomnie ? — En invoquant la loi ? — Il faudrait d’abord saisir le calomniateur ! et puis, quand même on le saisirait, quand même on le conduirait devant les juges, s’appelât-il Légion, qu’en résulterait-il ? — Une condamnation pour les diffamateurs. — Et après ? — Après, la position de la jeune fille resterait la même, car la loi n’admet pas la preuve et punit également les accusateurs d’un coupable ou les flétrisseurs d’un innocent.

— La même ? — Non pas ! — À la calomnie viendrait se joindre la haine des condamnés, de leurs parents, dé leurs amis, et Dieu sait quel réseau ourdissent les haines en province ! c’est-à-dire qu’il n’y aurait pour M. Gallet d’autre parti à prendre que de vendre sa fabrique et de quitter le pays, — chassé par l’opinion !

Maintenant, pourquoi ne pas s’adresser à cette opinion ? pourquoi ne pas venir en appeler aux honnêtes gens ? leur dire : « Informez-vous, voyez : à telle époque, ma fille était à Paris, avec sa tante, qui la menait au bal, etc., etc. » — Les honnêtes gens ? ils répondront : « Monsieur, nous en sommes persuadés ; mais Mlle  votre fille à peut-être eu tort de braver certaines convenances ; enfin, nous souhaitons de tout notre cœur que cela s’éclaircisse, etc., etc. »

Ah ! Beaumarchais ne se trompait point quand il faisait dire à Basile : « Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose. »

« — Je ne vois qu’un moyen, un seul, se dit M. Gallet, après de longues réflexions ; il faut savoir, et il faut montrer d’où vient l’enfant. Tant que son origine ne sera pas découverte, on l’attribuera toujours à ma fille, si absurde que cela soit ; — attaquons donc le taureau par les cornes ! »


XXIV

D’abord, le manufacturier alla chez la Jacquelette. Il la trouva dans son petit jardin, devant la porte de sa maisonnette et entourée de toute sa marmaille. Elle filait, tandis qu’à ses pieds, son petit nourrisson se roulait à terres entre les choux, et peignait à deux mains une bordure d’œillets. Outre celui-ci et son frère de lait, cinq du six autres marmots de douze à cinq ans, s’épandaient à l’entour de la fileuse. L’aîné plantait des légumes dans le fond du jardin ; le second tenait par un licol une chèvre qui broutait la haie aux pousses naissantes ; les autres arrachaient les mauvaises herbes dans les plates-bandes, ou jouaient.

— Bonjour, Jacquelette, dit M. Gallet, dont la visite, infiniment inusitée, fit tressaillir la femme du journalier.

Elle se leva et se confondit en civilités.

— Je voudrais voir votre petit nourrisson, reprit le manufacturier, qui allait droit au but.

— Oui, monsieur… oui, certainement. — Hé ! Charlot ! retourne-toi ! s’écriait-elle toute surprise, et rêvant déjà que peut-être la fortune arrivait à l’orphelin.

Charlot, s’appuyant sur ses mains et sur ses genoux, leva d’abord la partie postérieure de son petit individu, que couvrait peu une jupe trop courte ; puis, il se dressa tout debout et devint aussi grand que les choux, qu’on avait rendus hauts sur tige en les dépouillant de leurs feuilles supérieures. Il ouvrit de grands yeux et montra une bonne petite figure gaie, d’abondants cheveux frisés, le tout surmonté d’un bonnet en indienne, noué sous le menton, et fortement incliné vers l’oreille droite.

Mais, bientôt, ses yeux étonnés et interrogateurs se baissèrent, il pâlit et se recula prêt à pleurer.

C’est qu’il avait eu peur en rencontrant, pour la première fois de sa vie, une figure haineuse en face de lui.

Le manufacturier, en effet, ne pouvait contenir tout à fait l’expression de ses sentiments, et, par un égoïsme paternel, excusable en pareille circonstance, il maudissait ce petit bâtard, qu’on venait jeter à sa fille comme une flétrissure.

Le pauvre Charlot s’alla blottir dans la jupe de sa nourrice, comme s’il avait senti le poids de ce regard sinistre, comme s’il avait compris qu’il était une honte vivante.

— D’où vient cet enfant ? demanda M. Gallet brusquement.

— Hé, mon bon monsieur, je ne sais pas ! répondit la Jacquelette avec cet accent traînard particulier aux paysans.

— Pas de faux-fuyants ! s’écria le père outragé, dont la bouillante colère ne supportait pas les lenteurs, — d’où vient-il ? qui vous l’a donné ? je veux le savoir ! N’espérez pas m’amuser avec des mensonges !

— Eh, Jésus ! mon bon monsieur, ne vous fâchez pas. C’est le docteur Lambert qui me l’a donné ! Mais, sur la tête de mon homme ! je vous jure que nous ne savons pas d’où il vient !

— Ah ! c’est M. Lambert !… Bien !

Et le manufacturier poussa un soupir de soulagement. Il tenait un premier indice. Sa voix s’adoucit :

— Et quand cela, vous l’a-t-il donné ?

— Quand ?… Vers la Noël, il y a deux ans. C’est peu après la Noël, que je crois, et avant le Carnaval… Faudrait demander à mon homme. — Mais M. Lambert pourra bien vous le dire !

— M. Lambert a dû en même temps vous donner l’extrait de l’acte de naissance que délivre la mairie pour les nourrices ?

— Il ne m’a point donné d’extrait, ni rien de rien, sauf mes gages, je vous le jure, mon bon monsieur !

— Enfin, enfin, que vous a-t-il dit en vous remettant l’enfant ?

— Il m’a dit : Ayez-en bien soin, la Jacquelette… Vous aurez quinze francs par mois !

— Et puis, rien autre ?… Pourquoi l’appelez-vous Charles ?

— Ah ! c’est que M. Lambert m’a encore dit, comme cela, en me l’apportant : « Il s’appelle Charles, et il vient de Clermont. »

— Ma bonne femme, reprit le manufacturier en faisant briller de l’or, rappelez bien vos souvenirs, et avouez-moi tout !

— Pour cela, monsieur, vous me donneriez des mille et des cent, que je ne saurais pas quoi vous raconter davantage.

— Comment ? — vous n’avez pas demandé s’il était baptisé ?

— Ah ! que si. — M. le curé de la Brousse m’a bien assuré que, pour ça, je pouvais être tranquille… — Mais, monsieur, encore un coup, allez-vous-en voir M. Lambert, il sait tout mieux que moi.

— Oui, répondit M. Gallet.

Cependant il ne voulait pas quitter la Jacquelette sans avoir tiré d’elle toutes les révélations qu’il pourrait lui arracher en la prenant à l’improviste. Il craignait que, plus tard, on ne l’influençât, malgré ses efforts de diplomatie et de patience ; mais il n’en obtint rien de plus.

— Eh bien, lui dit-il, ma bonne femme, ne manquez toujours pas d’interroger votre mari. Et qu’il vienne me dire, demain matin, quel jour, au juste, M. Lambert vous a donné cet enfant-là. Je payerai bien la course de Jacques ! Tenez, voici pour vous, déjà.

— Monsieur, ajouta la Jacquelette, qui prit l’or et le serra vivement dans la poche de son tablier, — monsieur, c’était la nuit, et il neigeait…

À l’aide des renseignements qu’il puisa dans cette conversation avec la paysanne, M. Gallet voulut ouvrir une sorte d’enquête. Malheureusement, cette enquête devait avoir pour base l’acte de naissance de l’enfant, et cet acte, il était impossible d’en découvrir trace.

M. Gallet alla voir le docteur Lambert, et insista, au nom du motif respectable et trop connu, qui le poussait à ces recherches, pour obtenir de lui quelques lumières.

On prévoit quelle dut être l’attitude du docteur.

Profondément affligé par la tournure que les choses avaient prise, navré de la douleur de M. Gallet, révolté de l’ignoble calomnie qui flétrissait une jeune fille, il ne put cependant ni déclarer le lieu de naissance de l’enfant, ni donner des détails qui, en faisant éclater l’innocence de Mlle Gallet, eussent perdu la marquise.

— Je m’offre, avait-il dit, à déclarer sous le serment, que j’ai remis cet enfant à la Jacquelette, et que Mlle Ernestine n’en est pas la mère. Voilà tout ce que me permettent l’honneur et le devoir. Aucune insistance n’obtiendra de moi davantage.

— Chansons ! s’écria le manufacturier, hors de lui. — Et si cet enfant était le fruit de la honte de ma fille, monsieur ! si, mystérieusement, vous aviez délivré Mlle Gallet ! si elle ou les siens confiaient à vos soins un bâtard et un secret, l’avoueriez-vous donc ?…

Le docteur Lambert ne répondit pas.

— Ah ! je saurai bien d’où il vient, le bâtard ! s’écria le père outragé.


XXV

Huit jours après, M. Gallet se présentait au cabinet du procureur, impérial de Saint-Y…

Pour comprendre toute la valeur de cette démarche, toute l’importance qu’elle allait donner à des on dit de canton, il faut connaître la province et se représenter les conséquences incalculables de l’intervention du Code dans les mystères de la vie sociale.

Ainsi, dans un arrondissement de troisième ordre, comme Saint-Y…, ce qu’on appelle la société forme une agglomération de vingt à trente personnes environ ; les grands propriétaires, nobles et bourgeois, les principaux industriels, s’il y a des fabriques dans le pays, plus l’administration, la magistrature et le barreau ; joignons-y le clergé, une couple de médecins : — voilà !

Tous ces gens se tiennent par des rapports de parenté, quelquefois, et, toujours, par les relations journalières de l’existence. Il n’y a pas de semaine qu’ils ne se rencontrent à la même table, et pas de soir où ils ne soient exposés à se faire vis-à-vis au whist ou à l’écarté. Quelle révolution donc, quand l’un des convives, ou des partners, change soudain de situation, envers l’autre, et de simple commensal devient : « Monsieur le sous-préfet » « Monsieur le procureur impérial » ou « Monsieur le capitaine de gendarmerie. » C’est-à-dire le Gouvernement, la Loi, la Force publique.

À côté des bons rapports de société, de l’espèce de confraternité qui s’établit entre les personnes que la convenance et la force des choses réunissent fréquemment, il y a les petites antipathies, les grandes haines, qu’ont fait naître des aspérités de caractère ou des rivalités d’influence et de fortune. Toutes ces choses modifient considérablement, en province, les relations d’affaires.

M. Gallet, qui pouvait d’un jour à l’autre devenir député, qui était l’homme le plus riche du pays, jouissait d’abord de la considération qui accompagne presque toujours la fortune ; de plus, il passait pour avoir une grande entente des affaires, un caractère énergique, une volonté à laquelle on ne résistait pas.

Le docteur Lambert qui s’était assez distingué à la faculté de Montpellier, pour faire honneur à l’arrondissement, ne manquait point non plus de sympathies ; chacun s’étonnait de le voir se confiner à la campagne, quand ses talents rappelaient à prendre la première clientèle de Saint-Y… Il n’avait contre lui que deux vieux médecins qui, naturellement, s’indignaient de la faveur de l’opinion pour cet intrus.

Les choses se savent vite en province. L’accusation portée contre Mlle Gallet, la colère du père, sa résolution de mettre à néant les soupçons par la découverte de l’origine du baby mystérieux, alimentaient toutes les conversations, et donnaient carrière à la malignité publique.

Aussi, quand le procureur impérial, M. Mollot, vit apparaître M. Gallet sur le seuil de son cabinet, comprit-il vite que le riche manufacturier ne venait point à lui pour une simple visite de politesse ou pour une invitation à dîner ; il se vit dans une position difficile.

— Mon cher magistrat, dit en effet le père, dès qu’il fut assis, je viens faire une dénonciation au ministère public.

— Oh ! c’est bien grave ! répondit avec un demi-sourire M. Mollot, qui voulait, autant que possible, diminuer l’importance de cette démarche.

Puis, il demanda des nouvelles de Mlle Ernestine avec empressement et d’un air qui exprimait en même temps son respect et son admiration.

— Vous savez, je n’en doute pas, reprit le manufacturier, quelle infâme calomnie circule contre ma fille ?…

— Par inclination comme par devoir, j’écoute peu ces sots cancans, et Mlle Ernestine est tellement au-dessus…

— Je sais ce que vous allez me dire ; — mais à ces bruits odieux il faut un éclatant démenti. — Je recherche la filiation de l’enfant qui est en nourrice chez la Jacquelette, et je parviendrai à la découvrir.

— Prenez garde, cher monsieur, de vous laisser emporter par la colère. Moi aussi je ressens une vive indignation ; mais la loi n’autorise certaines recherches que dans certaines conditions… et puis, rechercher cette filiation c’est déshonorer une autre famille peut-être… Nous ne devons agir qu’avec la plus grande circonspection.

— Et que m’importe une famille que je ne connais pas ! Les coupables porteront la responsabilité de leur faute ! c’est justice !

— Ah ! monsieur… Summum jus summa injuria ! comme dit le proverbe. Voyons, n’y aurait-il pas moyen de vous satisfaire sans blesser autrui ?

— Cher monsieur Mollot, chaque citoyen peut-il demander la copie d’un acte de l’état civil ?

— Sans doute.

— Eh bien ! je demande celle de l’acte de naissance du nourrisson de la Jacquelette, voilà tout !

— Mais… vous n’avez pas besoin de mon ministère pour obtenir cet acte de naissance ?…

— Précisément si. — Voilà huit jours que j’insiste de toutes les manières auprès du docteur Lambert, qui a porté l’enfant en nourrice, pour savoir à quelle mairie se trouve le registre où l’enfant est inscrit ; il refuse absolument de me répondre.

— Ah !… — Eh bien !… mais… sa position est délicate. S’il connaît la mère, il doit craindre de la compromettre… Supposez, au contraire, que l’acte porte : « Père et mère inconnus ! » cet acte ne vous servira de rien.

— En ce cas-là, il n’y aurait personne à compromettre ; pourquoi refuser d’indiquer cet acte ?

— Je parlerai, si vous voulez, officieusement, au docteur Lambert…

— Non pas officieusement !… officiellement ! Je conclus, moi, de ces étranges refus, qu’il n’y a pas d’acte de naissance.

Le front du procureur impérial se rembrunit. Cette dénonciation catégorique l’obligeait à s’informer d’abord, puis à poursuivre peut-être.

— Je verrai, dit-il ; en tout cas je vais faire prier le docteur Lambert de passer après demain à mon cabinet.


XXVI

La position du pauvre docteur devenait grave : la naissance de l’enfant, en effet, n’avait point été déclarée à l’état civil, comme on doit s’en souvenir.

C’était la conséquence du plan, adopté par la marquise pour garder l’enfant dans son voisinage. Comment, dans une commune, dans un canton même, déclarer une naissance sous cette formule : « Père et mère inconnus ? » que les officiers dé l’état civil admettent difficilement dans une grande Ville ? Un maire, de village croirait d’abord que le médecin se moque de lui… et puis, et puis, ce serait vouloir éveiller sa curiosité, et par suite, braver celle de tout le pays.

Si l’on avait suivi le premier plan de Lambert, l’enfant, porté à Clermont, aurait pu y être inscrit sur les registres de l’état civil, sous une des désignations attribuées aux naissances irrégulières ; et c’est surtout parce qu’il pressentit l’obligation où il se trouverait de frauder la loi, que le jeune docteur se rendit avec peine aux raisons de la marquise.

Dès les premières questions de M. Gallet, il comprit l’infériorité de sa situation et le danger qui en résultait pour tout le monde ; il maudit cent fois la sotte faiblesse qui l’avait fait céder. « Il fallait, au moins, se dit-il, porter l’enfant jusqu’à Clermont pour l’y déclarer, quitte à le rapporter ensuite ! Mais faire vingt lieues dans cette neige, était-ce possible ? Au diable !… Quant à le déclarer à Saint-Y…, c’eût été presque aussi dangereux qu’à Champré ! »

Lorsqu’il décacheta la lettre toute courtoise dans laquelle le procureur impérial le priait de venir « causer avec lui, » toutes les complications qui pouvaient surgir se présentèrent à son esprit. Sa première pensée fut : « Je suis perdu ! » et la seconde : « Il faut que je le sois seul ! »

Le docteur Lambert avait un noble cœur et ne manquait pas de courage.

Et puis, il conserva d’abord un peu d’espoir : il compta sur la modération connue de M. Mollot, et prit le parti d’avouer simplement la négligence dont il s’était rendu coupable, de déclarer l’enfant, comme enfant trouvé, et de se soumettre au châtiment qu’inflige la loi pour défaut d’inscription dans le délai prescrit.

Quant à M. Gallet, Lambert pensa que sa colère se calmerait avec le temps, et qu’il ne conduirait pas sa poursuite jusqu’aux dernières limites.

Malheureusement, M. Mollot avait reçu la veille un congé qu’il sollicitait depuis plusieurs mois, — précisément pour aller à Paris, travailler à son avancement.

En partant, il avait laissé le soin de suivre l’affaire Gallet à son substitut, M. Laurent Deprat.

Au lieu donc de trouver en face de lui, lorsqu’il se présenta au Palais de Justice de Saint-Y…, une figure bienveillante, le jeune docteur se vit en présence d’un adversaire ardent, bilieux, zélé, qui épousait la cause du manufacturier en attendant peut-être d’épouser sa fille ; — qui, loin de rétablir la paix, cherchait la guerre, autant par passion personnelle que pour exercer ses forces, pour acquérir de l’importance pendant l’absence de son chef ; comme, enfin, la cherchent les jeunes sous-officiers impatients de gagner l’épaulette.

Ses dispositions s’en trouvèrent soudainement changées. « Il faut, se dit-il, défendre mon terrain pied à pied, et, avant tout, gagner du temps. »


XXVII

— Monsieur, dit le jeune magistrat, fort gourmé, une dénonciation grave, a été portée contre vous au parquet. M. le procureur impérial a voulu, avant de la prendre en considération, vous interroger officieusement. Je le remplace, et je ne doute pas que vous ne mettiez, à éclairer la justice, tout le zèle convenable.

Lambert regarda curieusement ce jeune magistrat, son égal, son commensal de la veille, vis-à-vis lequel il se souvint, précisément, d’avoir figuré dans plusieurs quadrilles au château de Cladel, et qui prenait l’air rogue, tout à coup. — Qu’y avait-il donc entre eux ? — Le secret d’une femme, que l’un eût gardé comme l’autre, sans doute. — Oui, mais ce secret était écrit en travers d’une page du Code.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il, résolu à ne pas sortir de la défensive.

— Docteur, certains bruits, odieux qu’on a fait courir à propos d’un enfant qui est en nourrice aux Écoudelles, près de Champré, éveillent l’attention du ministère public. La femme du journalier Jacques prétend qu’elle tient cet enfant de vos mains. Avant toute information…

— Il n’y a pas besoin d’information : c’est vrai.

— Ah ! — Eh bien ! des personnes honorables du voisinage ont intérêt à voir l’acte de naissance de l’enfant. Vous refusez, paraît-il, de leur indiquer où elles pourraient le trouver. À présent, je viens vous demander, au nom de la loi, où est cet acte ?

— Je vous répondrai ce que je leur ai répondu : Je n’en sais rien.

— Je ne crois pas que vous puissiez vous renfermer plus longtemps dans ce système qui tend à éluder la loi. — Êtes-vous l’accoucheur ?

— Je vous ferai observer, M. le substitut, qu’un médecin, comme un confesseur, doit, avant tout, garder le secret…

— De ses pénitentes — oui. Mais je ne vous demande pas : « Quelle femme avez-vous accouchée ? » Je vous demande : « Avez-vous accouché une femme vers telle époque ? » Ou bien seulement : « Étiez-vous présent à l’accouchement ? »

— Supposez, M. le substitut, que l’enfant m’a été remis par

. . . . . . . . . .

une femme inconnue,

Qui ne dit pas son nom, et qu’on n’a point revue.

— Puisque nous en sommes aux citations, permettez-moi de vous lire l’article 56 du Code civil :

« La naissance sera déclarée par le père, ou, à défaut du père, par les docteurs en médecine ou en chirurgie, sages-femmes, officiers de santé, ou autres personnes ayant assisté à l’accouchement ; et lorsque la mère sera accouchée hors de son domicile, par la personne chez qui elle sera accouchée. — L’acte de naissance sera rédigé de suite en présence de deux témoins. »

Lambert s’inclina sans répondre.

— Et, reprit le substitut irrité de ce calme, comme corollaire du précédent, permettez-moi de vous lire encore l’article 346 du Code pénal.

— Lisez, M. le substitut.

« Toute personne qui, ayant assisté à un accouchement, n’aura pas fait la déclaration à elle prescrite par l’article 56 du Code civil et dans, le délai fixé par l’article 55 du même Code, sera punie d’un emprisonnement de six jours à six mois, et d’une amende de seize francs à trois cents francs. »

— Très-bien. — Je n’ai pas assisté à l’accouchement.

— Je continuerai donc ma lecture :

« Article 347. — Toute personne qui ayant trouvé un enfant nouveau-né, ne l’aura pas remis à l’officier de l’état civil, ainsi qu’il est prescrit par l’article 58 du Code civil, sera punie des peines portées au précédent article. »

— Je n’ai point trouvé l’enfant. On me l’a remis avec une somme d’argent. — Je me suis chargé de le placer en nourrice et de pourvoir à ses besoins. — Voilà tout.

— Oui. — Voilà tout ce que vous voulez dire. — Et comment n’auriez-vous pas songé à demander l’extrait de son acte de naissance ?

— Peut-être ai-je eu tort. Mais… — permettez-moi cette incursion dans votre domaine, — n’y a-t-il point aussi un article du Code qui punit d’une assez forte peine, tout individu qui suppose un enfant à une femme qui ne sera point accouchée ?

— Oui ; l’article 345.

— Eh bien ! moi, à votre place, je ferais subir un petit interrogatoire à MM. de Messey et autres, au lieu de tourmenter un pauvre médecin qui sera fidèle à l’honneur de son état.

— Il ne s’agit point ici des indifférents qui répètent ce qu’on dit…

— Ah ! mieux encore ! Eh bien ! tenez, je tâcherais de saisir on, et je le traînerais devant la police correctionnelle. Beaucoup de braves gens seraient aises de le voir en face.

Pourquoi le substitut fut-il partial et gourmé ? Pourquoi le médecin céda-t-il à l’envie de se moquer de lui ? Enfin, pourquoi ces choses, et non pas d’autres ?… Ainsi la fatalité pousse les destinées humaines.

— Je crois que je perds mon temps, reprit le substitut piqué.

— Je le crois aussi. — Que feriez-vous à ma place ?

Il était trop tard pour en appeler aux sentiments de générosité du jeune magistrat.

— À la mienne, répondit-il, je vais être obligé d’ordonner votre arrestation.


XXVIII

« Le docteur Lambert est en prison ! »

Tel fut le lendemain le cri général du canton de Champré. La nouvelle, comme une traînée de poudre, éclata dans tous les villages presque simultanément. On ne s’est jamais bien expliqué quel démon rapide colporte l’annonce des catastrophes. Mais on sait l’effet terrifiant de ce mot : « Prison ! » dans les campagnes.

Un homme qui a été en prison n’est plus un homme semblable aux autres. Qu’il ait passé deux nuits ou deux ans sous les verroux, qu’il ait été prévenu ou condamné, qu’on l’accuse de rébellion envers le garde champêtre ou de vol, quelque chose désormais pèse sur sa vie.

Ce fut le marquis, en rentrant de la promenade, qui rapporta au château de Cladel la nouvelle de l’arrestation du docteur.

Déjà, depuis quelques mois, la marquise menait une vie infernale. Au remords de la faute s’étaient joints le remords plus cuisant de se sentir la cause du malheur d’autrui, la terreur d’être découverte et l’ardent besoin de venger la jeune fille compromise.

Pour descendre dans cette âme orageuse et tourmentée, il faut se représenter la puissance que les passions acquièrent dans les milieux restreints où tout, en les heurtant, exaspère leur sensibilité. Il ne faut pas non plus oublier que celles de Mme de Fayan, longtemps inactives, avaient conservé la fougue et l’énergie de la jeunesse, et pris la profondeur de l’âge mûr. Enfin et surtout, il faut savoir que la marquise était sincèrement croyante, et avait la conscience timorée.

On comprendra dès lors l’effroyable lutte qui la déchirait. Elle ne voulait pas haïr parce que la haine est anti-chrétienne, et elle ne pouvait contenir les sentiments de violente répulsion que soulevaient en elle Fernand de Messey, M. Gallet, dont elle reconnaissait pourtant la juste colère, et tous les gens, intéressés ou non à la famille Gallet, qui prenaient parti dans cette affaire.

Par moments, elle aurait voulu crier sa faute au monde entier plutôt que de subir l’injure de ce respect volé qui la torturait ; et l’abbé Dablin épuisait son éloquence pour lui persuader de se taire et d’expier, en silence, le scandale déjà fait. Par d’autres, l’idée qu’après cette longue dissimulation, elle pouvait être découverte, lui faisait passer dans les veines le froid de la mort.

Oh ! cette fois encore, bien souvent elle regarda les abîmes en gravissant les montagnes, et elle se dit :

— À quoi tient-il qu’une pierre ne se détache et que mon pied ne manque ?… Quelle légère impulsion pourrait me précipiter ?… Je roulerais dans le gouffre, et on dirait : « Le hasard !… »

Mais en vraie chrétienne elle savait que le suicide est le plus grand des crimes.

Au sortir de ces crises, il lui prenait une énergie singulière : elle se sentait capable de prodiges de dissimulation et d’audaces imprévues. Enfin, comme toutes les natures bien trempées, elle avait des forces latentes qui répondaient à l’appel au moment nécessaire. C’est ainsi qu’elle résistait aux émotions les plus poignantes, sans que son visage les trahît autrement que par un feu intérieur, sombre et contenu, que ses proches attribuaient à des austérités religieuses.

Et depuis qu’elle défendait ardemment Mlle Gallet, on disait plus encore :

« La marquise de Fayan est une sainte ! »

— Pourrais-je expier ?… demandait-elle au curé à chaque nouvelle péripétie.

— Priez et faites pénitence, répondait le prêtre.


XXIX

Quand elle vit la tragique tournure que prenaient les choses, elle voulut aller trouver le procureur impérial et lui tout avouer sous le sceau du secret :

— Il ne me trahira pas, dit-elle à l’abbé Dablin, et il ne pourra faire moins que d’abandonner la poursuite contre M. Lambert.

— Pas de fausse démarche ! s’écria-t-il. D’abord, ce n’est point le procureur impérial qui a ordonné l’arrestation du docteur, c’est le substitut, M. Deprat. Il porte de la passion en cette affaire, évidemment ; M. Mollot n’eût pas agi avec cette brutalité.

— Qu’importe ! un homme d’honneur garde le secret d’une femme, et M. Deprat comme M. Mollot…

— S’il ne s’agissait que d’obtenir du ministère public un désistement de poursuites, je comprendrais votre pensée ; encore ne l’obtiendriez-vous pas maintenant : il y a un délit, il faut une réparation. Le parquet pourrait tout au plus accepter l’inscription de l’enfant sur les registres de l’état civil comme enfant trouvé, et ne réclamer du tribunal correctionnel, contre le docteur, que le minimum de la peine. Mais là n’est pas la question. Six jours de prison et seize francs d’amende n’ont rien d’effrayant, et une condamnation en police correctionnelle ne passe point pour infamante. Jusqu’à présent, il s’agit d’une simple contravention. Malheureusement, cette déclaration d’enfant trouvé, qui eût été acceptée dans l’origine, le sera bien plus difficilement aujourd’hui. D’ailleurs elle ne saurait satisfaire M. Gallet, puisque ne jetant point de lumière sur la naissance de l’enfant, elle laisserait toujours planer le soupçon sur sa fille.

— Eh bien ! mais… alors ?… le parquet va donc poursuivre jusqu’à la satisfaction de M. Gallet ? jusqu’à la découverte… Il me semble pourtant que si je me mettais aux mains de celui qui poursuit, quel qu’il soit…

— Qu’iriez-vous lui demander, madame ? Le prier d’empêcher la lumière, ne serait-ce pas lui dire : « Abandonnez la réputation de Mlle Gallet, qui est innocente, pour protéger la mienne, à moi, qui suis coupable ? »

— Vous avez raison, je n’ai rien à dire, rien à faire…

— Madame, laissez agir la Providence.

— Voyons, monsieur le curé, quelle sera la fin de tout ceci ?

— Eh ! madame, le sais-je ? reprit le prêtre évidemment inquiet et songeur.

— Car s’ils ne se contentent pas de dresser un acte avec la désignation de « père et mère inconnus, » alors, ils vont donc fouiller, chercher, découvrir ?…

— Ah ! madame, voilà ce qu’il faudrait éviter à tout prix. Enfin, l’instruction doit être commencée, voyons venir nos adversaires.


XXX

Elle l’était, en effet ; et, animé par son zèle pour la famille Gallet, par le besoin aussi peut-être de justifier aux yeux du monde et plus tard aux yeux de son chef, ses premières rigueurs, le substitut la poussait activement.

Le lendemain de l’arrestation de Lambert, la nourrice avec son poupon, et la gouvernante du docteur furent citées à comparaître dans le délai légal devant le juge d’instruction. Le jour qui suivit leur comparution, une lettre arriva au presbytère de la Brousse, pour appeler le curé au parquet.

L’abbé Dablin demeura consterné. J’ai dit qu’il était timide. Cette timidité tout extérieure, pour ainsi dire, n’empêchait pas les élans de son âme forte et courageuse, mais elle glaçait son pauvre corps au point de lui faire un supplice de tous les actes un peu inusités de lai vie.

Tandis qu’en lui-même il voyait les choses avec une grande sûreté de jugement, que son esprit lui présentait à propos les ressources de la dialectique, ses membres tremblaient, son front se couvrait de rougeur, et sa langue s’embarrassait au point de le faire balbutier.

Déjà, il avait prévu toutes les conséquences possibles de l’intervention dé la justice dans l’affaire. Toutefois, cet appel si prompt le surprit, comme un soubresaut dans le jeu régulier d’une machine. Il avait bien pensé que plus tard, peut-être, les informations remonteraient jusqu’à lui ; mais dès l’abord ! — cela renversait toutes ses idées.

Comment ! on savait déjà qu’il avait joué un rôle dans le drame de la nuit du 20 janvier ? Par quelle filière en était-on arrivé à cette découverte ?

Il eut beau rêver, il ne trouva point d’explication.

« À moins, pensa-t-il, que ma servante ne se soit éveillée, n’ait vu quelque chose et n’ait causé avec la gouvernante de M. Lambert le lendemain ?… »

En tous cas, la circonstance lui parut assez grave pour éveiller toute son attention, toute sa prudence et tout son courage.

Il reçut à dix heures du matin la lettre qui l’appelait chez le juge d’instruction, le même jour, à deux heures : « pour donner quelques explications touchant l’état civil d’un enfant inconnu. » Il n’avait donc pas beaucoup de temps pour se remettre de sa première émotion, interroger sa conscience de prêtre, sur les devoirs que lui traçaient des circonstances difficiles, et prendre un parti.

Ce fut après sa messe, au pied de l’autel, dans son église devenue solitaire, que le curé appela les lumières de l’Esprit-Saint. Il avait entendu l’aveu de la marquise, à cette place même, sous le secret de la confession. Non-seulement il ne devait pas la trahir, mais encore il ne devait rien dire qui pût servir d’indice contre elle. Alors, il allait donc se trouver forcé de mentir à la justice humaine ?

Ce dilemme le tenait dans une angoisse inexprimable, car il ne fallait pas se faire d’illusion, la question qui lui serait posée le mettrait dans l’alternative de répondre — « ou je ne sais rien touchant cet enfant et son état civil » — ou « si je sais quelque chose je ne puis rien dire, l’ayant su par le secret de la confessions. »

Or, répondre cela c’était déjà guider les recherches de la justice. On trouverait facilement les pénitentes possibles d’un pauvre prêtre de campagne, ne sortant presque jamais de sa paroisse, et, parmi ces pénitentes, on ne prendrait pas garde aux paysannes qui ne sauraient avoir ni l’idée, ni l’intérêt, ni l’audace, de frauder un acte de l’état civil, — qui, enfin, ne pouvaient aucunement être en cause dans cette affaire.

Plus l’abbé Dablin songeait et s’interrogeait, plus il tremblait devant ce redoutable :

   Devine si tu peux et choisis si tu l’oses !

qui tient les consciences en échec.

Il fallait partir, d’ailleurs.

« Mon Dieu, dit-il, envoyez-moi votre lumière au moment d’agir !… »


XXXI

L’abbé Dablin aurait bien voulu avertir la marquise de Fayan. Car, si cet avertissement devait la plonger dans l’inquiétude, il devait aussi la préparer à tout, lui donner le temps de songer à sa défense. Et puis, le pauvre curé, en pensant à l’arrestation du docteur Lambert, entrevoyait les plus cruelles extrémités.

Peut-être, malgré ce que j’ai déjà dit, ne se figurera-t-on pas bien nettement, au premier abord, ce caractère profondément courageux, enveloppé dans une gaîne de timidité, comme une lame d’acier dans un étui de peau de daim. L’abbé Dablin tournait son chapeau et cherchait des paroles en présence de son évêque ; il aurait fait un grand détour pour éviter de rencontrer M. le préfet ; mais, en chaire, quand l’ardeur apostolique l’inspirait, il aurait parlé aux princes de la terre ; mais, missionnaire aux colonies, il aurait subi le martyre comme les plus illustres héros chrétiens.

Henri IV se gourmandant pour aller combattre et se trouvant toujours au plus fort de la mêlée, a des ménechmes, au moral.

D’abord, avertir la marquise de Fayan ne parut pas facile à l’abbé Dablin. Il craignait les remarques des gens du château, des paysans du village, l’espionnage de sa propre servante. Tout était péril, et les moindres démarches pouvaient avoir une importance capitale en présence de l’acharnement du parquet et de la prodigieuse rapidité des informations.

Si l’on venait à savoir qu’avant d’aller chez le juge d’instruction, il était monté au château de Cladel, cela devenait un indice. Heureusement, il se souvint que, d’ordinaire, lorsqu’il faisait quelque course un peu longue, il empruntait un cheval au marquis. Combien cette habitude lui parut précieuse alors ! Il tenait donc un prétexte pour aller à Cladel avant de partir, et y retourner directement quand il reviendrait.

Mais il n’avait point pensé à l’heure et, lorsqu’il arriva, la famille était réunie autour de la table de la salle à manger, pour le déjeuner. Impossible de parler en particulier à la marquise, car il ne fallait pas songer à rester jusqu’à la fin du repas ! Il était onze heures et demie.

D’autre part, le curé ne pouvait guère emprunter un cheval sans indiquer le but de son voyage, surtout en cette circonstance, où ce but avait une importance particulière, dans l’affaire qui tenait en émoi tout le pays.

Un instant il se demanda si la présence de Clotilde ne serait pas un suffisant prétexte à son abstention ; car il éprouvait un grand embarras pour parler de ces choses devant le marquis, et puis, il craignait l’émotion de Mme de Fayan en apprenant ainsi, soudain, la menaçante péripétie qui faisait avancer son déshonneur, à pas de géant.

Mais, depuis l’arrestation du médecin, les soupçons qui planaient sur Mlle Gallet n’étaient un mystère pour personne. Déjà Clotilde avait appris de sa mère à les mépriser, et à payer en même temps un juste tribut d’admiration à la conduite « héroïque » du jeune médecin, « qui, disait la marquise, souffrait chevaleresquement pour défendre le secret d’une femme inconnue. »

D’ailleurs, encore une fois, l’abbé Dablin ne pouvait point attendre la fin du déjeuner pour parler à la marquise ; le temps pressait, et il pouvait encore moins la laisser dans l’ignorance de la grave complication qui se présentait.

Mais, quel appel il dut faire à son courage, pour oser entrer en matière après les premiers compliments échangés !


XXXII

— Monsieur le marquis, dit-il, si vous n’avez point affaire de votre jument Rosette, voulez-vous me la prêter jusqu’à ce soir ?

— Très-volontiers, mon cher curé ! Faut-il la faire seller tout de suite ?

— Oui, s’il vous plaît. Je vais à Saint-Y… et j’espère bien être de retour à six heures…, si toutefois je reviens !…

— Comment, si vous revenez ?

— Hélas ! depuis les courtoises manières dont notre fougueux substitut a usé envers ce bon docteur Lambert, on ne sait plus à quoi il faut s’attendre.

La marquise reçut un premier choc. Elle comprit que l’abbé Dablin n’attaquait pas sans cause ce sujet de conversation.

— J’espère bien, s’écria M. de Fayan, que vous n’allez pas à Saint-Y… pour avoir des démêlés avec la justice ?

— Précisément si ; il paraît que je suis compromis.

Malgré ses pressentiments et sa volonté de ne pas se troubler, la marquise devint pâle, car tout son sang lui reflua au cœur.

— Par exemple ! dit le marquis avec un sourire d’incrédulité, vous vous mêlez donc d’intrigues, vous, curé ?

Le pauvre prêtre balbutia et perdit toute contenance.

Heureusement que le marquis s’attendait à l’effet de son apostrophe, car l’abbé Dablin se serait juste autant troublé, quand bien même il n’eût été pour rien dans tout cela.

M. de Fayan se mit franchement à rire ; la marquise avait repris possession d’elle-même ; Clotilde écoutait de toutes ses oreilles.

— Enfin, dit le curé, je vais voir ce qu’on me veut. Mais j’ai tout lieu de croire que je serai d’un faible secours à monsieur le juge l’instruction.

— Le juge d’instruction ? C’est donc sérieux ? Vous allez à Saint-Y… pour l’affaire Gallet ?

— Il paraît… — Donc, monsieur le marquis, si je ne reviens pas, vous aurez la bonté d’envoyer chercher votre cheval.

Cette fois, M. de Fayan posa sa fourchette, et regarda le curé de la Brousse avec un regard stupéfait et interrogateur.

— Mais, dit-il, de M. Gallet, du substitut, ou de la nourrice, qui vous demande ? — Enfin, savez-vous quelque chose ?

— Ah ! je ne sais qui m’en veut… ni ce qu’on me veut, murmura l’abbé, les yeux baissés, et faisant intérieurement un acte de contrition pour cette première réponse ambiguë.

— Ce petit monsieur Deprat est d’une impertinence rare ! dit la marquise d’une voix étranglée par la colère.

— Eh ! mais, ma chère, il ne s’agit point ici du substitut ! C’est M. Gallet qui pousse à ces recherches, et il en a bien le droit ! Il faut se mettre à la place des gens, aussi… — Morbleu ! — s’écria M. de Fayan avec une énergie qui fit sursauter la marquise et le curé, si une pareille calomnie tombait sur ma femme ou sur ma fille, je retournerais tout le pays !… ou, plutôt, j’aurais tué le premier qui l’eût formulée…

Un silence glacé suivit cette sortie.

— Allons, dit le curé, qui retrouva le premier la parole, il faut que je sois rendu à deux heures ; il est midi, je serai obligé de faire trotter Rosette ; mais ce soir, j’espère bien vous dire des nouvelles !… Madame la marquise, j’ai l’honneur de vous saluer.

Et le curé, en prenant congé d’elle par cette banale formule de respect, put lui lancer un coup d’œil qui voulait dire :

— Attendez et prenez garde !


XXXIII

— Ce pauvre Lambert est lancé là dans une fâcheuse affaire, dit le marquis, après la sortie du curé ; il doit souffrir de ne point justifier Mlle Gallet, si, comme j’en suis convaincu, elle est innocente… D’autre part, il ne peut trahir personne !… — Dieu sait comment tout cela se terminera !

— En tout cas, dit la marquise, sa conduite est généreuse…

— Sans doute ! — Mais que serait-elle s’il agissait autrement ? Il y a des circonstances où un homme ne peut être qu’un héros ou un misérable.

Ces fières paroles restèrent sans réponse. Le marquis avança la main pour prendre le Journal des Débats, que lui présentait un domestique. Il fit sauter la bande et se mit à lire, tout en buvant son café, à petits coups.

Tandis que Mme de Fayan, pour se donner une contenance, demandait le numéro de la veille et semblait le parcourir des yeux, Clotilde, pour le même motif, prenait dans une corbeille à ouvrage un tricot commencé, et rêvait, en laissant manœuvrer ses doigts.

Quelle suite de pensées, quel mouvement de tendresse, quelle mystérieuse intuition de jeune fille, l’amenèrent à se rapprocher doucement de la marquise et à se pencher à son oreille, pour lui dire, avec un accent câlin :

— Mère ! mène-moi le voir, ce pauvre petit orphelin !

Mme de Fayan eut au cœur un de ces rafraîchissements qui semblent, aux malheureux tourmentés par les passions, comme aux damnés, une goutte d’eau dans l’enfer. Une larme bienfaisante vint au bord de ses paupières, qu’elle baissa vite, tant pour retenir cette larme que pour cacher l’élan de reconnaissance qui passa dans ses yeux.

Quand tu voudras ! répondit-elle à voix basse également, pour ne pas troubler le marquis dans sa lecture, sans doute, mais comme si déjà il y avait eu entre elles deux un pacte ou un secret.

Eh bien ! allons-y ! ajouta Clotilde avec un regard de prière.

Mme  de Fayan plia vivement le journal de la veille, Clotilde roula son tricot, et toutes deux disparurent sans que le marquis levât les yeux.


XXXIV

Clotilde allait en avant, d’une démarche allègre, le cœur ému de sentiments nouveaux, l’esprit occupé de rêves confus. Pour la première fois apparaissaient, à travers les nuages qui lui voilaient la vie, les orages, les douleurs, les châtiments qui servent de cortége aux passions.

La marquise suivait sa fille, et elle la regardait, d’un intraduisible regard, marcher au soleil sous son grand chapeau de paille, s’arrêter, de moment en moment, pour cueillir une fleur au bord des talus, traverser enfin, comme une fée, ce radieux décor de printemps plein de parfums, de brises douces, de verdure, de fleurs et de lumière, qui semblait fait tout exprès pour lui servir de cadre.

Que tout cela était beau !… Les condamnés à mort, lorsqu’ils contemplent la nature une dernière fois, en marchant au supplice, doivent lui trouver des splendeurs inconnues, et découvrir, tout à coup, des sens cachés à ses merveilles. Ainsi faisait Mme de Fayan, qui songeait que son sort se jouait en ce moment, et dont l’âme, en proie à des terreurs intenses, s’ouvrait pourtant à un charme délicieux. Il lui semblait rêver du paradis, sur un lit de camp, dans une forteresse assiégée, tandis que brûlait la mèche de la soute aux poudres.

Quand la mère et la fille arrivèrent à la chaumière de Jacquelette, elles trouvèrent tous les enfants sous la garde de l’aîné. Le père était aux champs, comme d’ordinaire, et la mère à causer dans le village, probablement.

On pense qu’elle avait beaucoup à dire depuis son voyage à Saint-Y…, et son interrogatoire ; elle devenait, en ce moment, une sorte de personnage dans la contrée. Tous les yeux se fixaient sur elle et sur son nourrisson. Des rêves dorés commençaient même à entrer dans la tête de la pauvre femme, qui se demandait si elle n’avait point allaité quelque prince.

Au résumé, cette importance semblait de bon augure aux journaliers, que l’or de M. Gallet mettait en goût de fortune, et qui fouillaient tous les coins de leur mémoire pour y chercher les indices, les souvenirs ou les remarques, capables d’éclairer la justice.

— Lequel est-ce, maman ? demanda Clotilde en cherchant des yeux le plus jeune, parmi les bambins qui s’égayaient dans le jardin et dans la chaumière.

Mais avant que la marquise ait eu le temps de répondre, les enfants, qui la connaissaient, l’entourèrent. Elle en saisit un, qu’elle embrassa, bien qu’il fût barbouille de raisiné. Puis, le passant à sa fille :

— Voilà Charlot, dit-elle.

Madame de Fayan se détourna pour rougir, tandis que Clotilde s’asseyait, l’enfant dans les bras, au devant de la chaumière, sur l’une des deux chaises que les plus grands enfants avaient avancées.

La Jacquelette, avertie, sans doute par la rumeur publique, de la visite des dames du château, accourut et se confondit en salutations devant la marquise. Elle s’excusa de son absence et voulut faire asseoir les dames dans l’intérieur de sa maisonnette, comme si cela eût été plus confortable et surtout plus honorable que de les laisser dans le jardin ; puis, elle donna un coup d’œil à son pot qui bouillait devant deux tisons, administra des corrections équivalentes à deux marmots qui se battaient, et revint toute prête à recommencer, avec commentaires, le récit de sa comparution devant le juge, car elle ne doutait pas que ces dames ne lui fissent quelques questions.

À son grand étonnement, la marquise lui parla de tout autre chose, et ne parut point disposée à entendre son odyssée.

Madame de Fayan était absorbée par la contemplation de sa fille, qui caressait tendrement le petit orphelin, et le regardait d’un regard doux et profond.

Peu à peu, elle se rapprocha de ce groupe adoré ; puis, elle l’entoura de ses bras et posa sur le front de Clotilde un long baiser. C’était comme le sceau de cette amitié qui, à un moment donné, fait d’une mère et d’une fille deux femmes, et deux alliées indissolublement unies.

Désormais, les passions de la jeunesse expiraient dans l’âme de la marquise. Elle ne considérait plus que de loin, et avec stupeur, le souvenir de sa tardive et rapide folie.

Mais en ce moment une violente secousse ébranla son être moral. Une passion nouvelle entra dans son cœur. — Était-ce la haine ? — Non ! Mais elle se jura que jamais cette bien-aimée Clotilde ne serait la femme de Fernand de Messey.

En même temps, elle la fiança spontanément à Lambert.

— Ils sont dignes l’un de l’autre, pensa-t-elle ; mais Lambert n’est qu’un pauvre médecin de village…

Pour la première fois, elle souhaita la puissance et la fortune. À Lambert, elle aurait voulu donner toutes les grandeurs humaines… à sa fille, un royaume en dot.

Elle s’assit et demeura un moment à jouer avec cet enfant, qui, allant de ses genoux sur ceux de Clotilde, devenait alors une sorte de lien entre la mère et la fille… jusqu’à l’instant… proche sans doute !… où il serait la statue du Commandeur…


XXXV

Au moment où les deux femmes allaient franchir la haie qui clôturait le jardin de la Jacquelette, une amazone, suivie d’un domestique, déboucha du chemin, et, sans les voir, leur coupa la retraite.

Madame de Fayan frissonna et fit un pas en arrière. L’amazone descendit de cheval, se retourna pour entrer aussi chez la Jacquelette, et la marquise se trouva en face de mademoiselle Ernestine Gallet.

Toutes deux demeurèrent immobiles l’une devant l’autre.

La jeune lionne qui, par un caprice bien explicable avec l’audace provocatrice de son caractère, venait voir cet enfant que les malveillances de la province lui jetaient à la tête, regarda la sainte du canton avec un mélange de respect, de défi et de reconnaissance ; — car on lui avait dit que madame de Fayan la défendait. — Mais elle n’inclina pas la tête. Précisément à cause de sa situation d’accusée, elle attendit d’être saluée la première.

La marquise avait pâli et baissé les yeux, par un involontaire saisissement, devant cette jeune fille que la fatalité faisait sa victime. Elle, non plus, ne salua pas ; elle était paralysée.

Ce fut Clotilde qui rompit cette glace avec un admirable courage.

— Bonjour, ma chère Ernestine, lui dit-elle, comment allez-vous ?

De deux choses l’une, s’était dit mademoiselle de Fayan : — ou Ernestine est innocente, comme le croit ma mère, et je dois lui tendre la main, — ou elle est coupable, et alors, cet abîme de malheur mérite assez ma pitié pour que je n’ajoute pas une injure à toutes celles que la société lui garde !

La présence d’esprit de Clotilde ramena la marquise à elle-même.

— Et monsieur votre père, et toutes les personnes qui vous intéressent ? ajouta-t-elle.

— Merci, mesdames, répondit Ernestine en tendant les deux mains. — Nous allons tous bien ! — Au physique s’entend ! — Car il paraît que, moralement, je suis assassinée… Enfin, je viens voir le péché qu’on me prête, en véritable effrontée. — Est-il joli, au moins ?

Cette fois, Clotilde et sa mère demeurèrent court. La marquise était trop émue pour trouver une réponse qui ne fût ni badine ni gourmée ; Clotilde ne pouvait comprendre qu’on prît avec cette légèreté une calomnie si grave.

— Il faut avouer, reprit mademoiselle Gallet, que l’arrondissement de Saint-Y… est un aimable pays !… Mais si mon père m’en croyait, il laisserait bavarder les sots et les méchants ! Point du tout ! Il veut, au contraire, pousser les choses à fond, et il va bien me gronder pour ma démarche d’aujourd’hui ! Moi, je méprise beaucoup les calomniateurs, et je plains fort la pauvre femme à laquelle ces poursuites doivent donner la fièvre. Après tout, ma position vaut mieux que la sienne. — Je voudrais qu’on mît d’abord sous clef les gens qui s’occupent de ce qui ne les regarde pas !

— Ah ! oui ! s’écria la marquise.

— Mais voilà ! les prisons ne sont pas grandes !…

Et, reprit la jeune merveilleuse d’une voix plus grave, après un court silence, c’est ainsi que s’insinuent les diffamations stupides qui accompagnent parfois toute une existence… qui, jusque dans sa vieillesse, atteignent une femme, comme un coup de poignard en plein cœur !… Adieu, mesdames !…

— À revoir, mademoiselle ! répondit la marquise avec une intention marquée.


XXXVI

L’abbé Dablin avait fait trotter Rosette. Il arriva au palais de justice de Saint-Y… quelques minutes avant deux heures. Monsieur le juge d’instruction n’était point encore à son cabinet. Toutefois, le garçon de bureau, n’osant faire essuyer, par une soutane, le banc du corridor d’attente, introduisit le curé, en lui disant que monsieur Hivert allait venir.

L’abbé Dablin connaissait bien monsieur Hivert ; mais il ne se le figurait pas dans son personnage de juge d’instruction. En l’attendant, il considéra ce cabinet terrible où les accusés subissent au moral la question ordinaire et extraordinaire, où se nouent et se dénouent tant de drames. Les murs, tendus d’un papier vert, à raies, de deux nuances, ne portaient point en trophée des instruments de torture. Il y avait seulement, sur l’un des panneaux, un grand cartonnier plein de dossiers gauchis et poudreux qui débordaient sans symétrie, avec des agréments de ficelle rouge ; sur l’autre, une grande carte de France, et sur le troisième, en face de la cheminée, un buste de l’Empereur qui se reflétait dans la glace.

Le bureau occupait le centre de la pièce. Il était en acajou, recouvert d’une basane noire, qu’on voyait peu, tant elle était cachée par les paperasses ; au milieu, un gros livre, à tranches tricolores, attirait surtout les regards.

Une petite table de bois noir joignait latéralement le bureau du juge d’instruction. C’était la table à écrire du greffier. Un cordon de sonnette pendait ; à portée de la main du juge, au centre de son bureau ; c’était la cloche d’appel pour requérir la force publique.

— Voilà, se dit l’abbé Dablin, l’appareil tortionnaire de la justice au dix-neuvième siècle !

Sur la cheminée, une pendule carrée de marbre noir et deux flambeaux dorés faisaient décor. Trois siéges, outre le fauteuil de cuir du juge d’instruction et celui du greffier, complétaient le mobilier.

À certains moments d’angoisse latente, l’esprit se dédouble, pour ainsi dire ; tandis que ses forces vives se plongent dans une contemplation absconse, s’absorbent dans une pensée fixe, je ne sais quelles facultés superficielles, restées inactives, se mettent en jeu, parallèlement aux autres, et font des remarques futiles, ou combinent des idées bizarres.

C’est ainsi qu’au milieu de ses préoccupations, le curé observa pourtant que ces trois siéges semblaient se regarder entre eux avec stupéfaction, tant ils étaient peu faits pour se rencontrer face à face.

Le premier, — à tout seigneur, tout honneur, — était un confortable fauteuil à la Voltaire, capitonné en cuir vert ; le second, épave de quelque mobilier vendu à l’encan, était un fauteuil de bois de noyer déverni, à forme carrée, à bras de bois, à siége et à dossier mal tendus, en vieux velours d’Utrecht jaune ; enfin, le troisième était un escabeau de paille, aussi grossier que nos chaises d’église.

Tous ceux que l’amitié, les convenances ou les affaires mettaient en relations habituelles avec le juge d’instruction, savaient l’immuable destination de chacun de ces siéges, et ne l’eussent intervertie pour rien au monde, car ils savaient aussi le danger de troubler par un dérangement quelconque l’esprit méthodique de M. Hivert.

Le fauteuil à la Voltaire était destiné aux amis, aux visiteurs, aux autorités, aux collègues de la magistrature et du barreau. Le fauteuil de velours d’Utrecht jaune appartenait aux témoins, aux prévenus de distinction, aux subordonnés. La grossière chaise de paille devenait la sellette où l’on plaçait les condamnés, les récidivistes, les accusés de bas étage.

— Asseyez-vous donc, monsieur le curé, dit le juge d’instruction en entrant, suivi de son greffier, et en s’installant lui-même dans sa chaise curule d’acajou.

Le pauvre curé, troublé par son invincible première émotion, tâtonna au hasard et s’assit sur la chaise, qui lui tomba sous la main.

— Oh ! non, non, monsieur le curé, pas là-dessus, s’écria M. Hivert, visiblement gêné par cette humilité exagérée.

L’abbé Dablin se releva, et, avec la même indifférence, alla s’établir dans le fauteuil capitonné.

M. Hivert ne dit rien, mais son front devint sévère. En tout autre circonstance il aurait pensé seulement :

« — Voilà un homme qui n’a point de tact et ne comprend guère ce qui lui convient ! » — Mais il était voltairien, et se dit : — Ces prêtres !… quel esprit d’envahissement !… dès qu’on ne leur met point le pied sur la tête, ils vous débordent !…


XXXVII

M. Hivert avait cinquante ans, une forêt de cheveux blancs qui se tenaient tout droits, de petits yeux perçants sous des sourcils noirs. Il était ardent aux affaires et rusé. Que lui manquait-il donc pour parvenir à un siége plus important que celui de Saint-Y… ? — des protections, peut-être ? ou bien, dans son passé, quelques-uns de ces procès célèbres qui sont, aux gens de loi, comme aux militaires, les campagnes ?

En tous cas, il se dit, lorsque se présenta l’affaire Gallet :

« Voici une occasion de montrer ma sagacité ! »

— Monsieur le curé, demanda-t-il d’abord, veuillez m’excuser de vous avoir enlevé pour quelques heures à vos paroissiens. Mais la justice compte sur vous pour l’éclairer dans une affaire mystérieuse… Vous savez de quoi je veux parler ? C’est l’histoire universelle de l’arrondissement ! — Que pouvez-vous me dire touchant l’enfant inconnu qui est en nourrice au village des Écoudelles, chez la femme d’un journalier nommé Jacques ?

— Fort peu de chose, monsieur le juge d’instruction.

— J’espère, au contraire, que vous m’aiderez à éclaircir un secret qu’il serait imprudent de garder ; car, plus on le défendra contre les investigations de la justice, plus on donnera le droit à celle-ci de supposer qu’il se cache dessous quelque grave infraction aux lois. Si l’on prend tant de peine pour se défendre d’un délit, nous nous dirons : « Il y a donc crime ? »

Le curé sentit toute la portée de ces paroles. Depuis le matin, d’ailleurs, il pensait qu’il fallait arrêter ou détourner la marche trop rapide de l’instruction, et il en cherchait le moyen. En attendant de le trouver, il résolut de rester sur la défensive, sans toutefois braver le parquet en entrant en lutte ouverte avec lui.

Le meilleur moyen de ne pas répondre, et par conséquent de ne rien compromettre et de ne pas mentir, c’était d’interroger à son tour. L’interrogation provoque toujours quelques réponses qui deviennent des lumières ; elle laisse mesurer les forces et les faiblesses de l’adversaire. En découvrant l’attaque, elle suggère des armes à la défense. Tandis que le juge voulait faire parler le prêtre, le prêtre voulait confesser le juge.

— Monsieur le juge d’instruction, dit l’abbé Dablin, puis-je savoir à quel propos vous m’interrogez sur cette affaire ?

— Permettez-moi, monsieur le curé, de rester sur mon terrain. — Je vous dirai cependant que j’ai déjà interrogé ici, — et M. Hivert désigna du regard le fauteuil jaune et la chaise — le docteur Lambert, sa servante et la Jacquelette.

— Eh bien ! comment ?…

— Le ministère public, monsieur le curé, a acquis la certitude que l’enfant en question a été placé en nourrice par le docteur Lambert, dans la nuit du 20 janvier 18…, et la conviction que le docteur Lambert connaît l’origine de cet enfant. Maintenant, l’enfant est-il né dans le pays, et a-t-on négligé son inscription sur les registres de l’état civil, par un motif quelconque, ou bien, vient-il de loin et refuse-t-on seulement de dire d’où il vient ?

— Mais, dans ce cas-là, répliqua le curé, la loi doit-elle demander au médecin le secret que l’honneur lui prescrit de garder ? Et puis, le docteur peut fort bien ne pas connaître l’état civil de l’enfant, et s’il ne le connaît pas, comment l’indiquerait-il ?

— Ah ! très-bien ! Vous êtes au fait, à ce que je vois, monsieur le curé, du système de défense de M. Lambert. Nous allons voir ce que va devenir ce système. Veuillez me dire une chose que vous ne pouvez manquer de savoir comme pasteur — car le village des Écoudelles dépend de votre paroisse : — Le petit poupon de la Jacquelette est-il baptisé ?

Comment l’abbé Dablin, qui ressassait depuis le matin les soupçons et les combinaisons les plus improbables, n’avait-il pas prévu cette question si simple ? si simple et si directe, si impossible à laisser sans réponse ?

Il était rouge, il devint pâle — non plus cette fois par une timidité involontaire, mais par un sentiment de terreur motivée. Il se sentit pris au piége, en se rappelant qu’un jour, il avait dit à la Jacquelette qui l’interrogeait à cet égard :

« Oui, oui, il est baptisé, soyez tranquille ! »

Ah ! ces funestes paroles ! comme il aurait voulu les reprendre !… Mais il n’y fallait pas penser.

Or, comme il ne pouvait pas revenir sur cet aveu sans avilir son caractère, il se trouvait mis en demeure de déclarer que l’enfant lui avait été présenté avant d’être porté en nourrice… ou de se mettre en opposition flagrante avec le ministère public, en refusant de répondre à l’interrogatoire du juge d’instruction.

Auquel cas, il ajoutait encore de la gravité aux soupçons du parquet, comme le lui avait si bien fait sentir M. Hivert ; il donnait aux poursuites une importance nouvelle, il surexcitait toutes les curiosités et tous les intérêts ; et il s’exposait au sort du docteur Lambert.

Mais, dans le faible espoir que la question du juge d’instruction pouvait être spontanée, et n’avait pas pour base la déclaration de Jacquelette, il répondit en balbutiant :

Le baptême est tout à fait indépendant des actes de l’état civil…

Ceci peut se discuter ; — et, si la question vient à être posée à un tribunal, peut-être le tribunal trouvera-t-il que le prêtre ne doit pas conférer le baptême, plus que le mariage, sans avoir sous les yeux un extrait de l’acte de l’état civil. Mais passons, et ne nous engageons point dans ces chemins de traverse. Veuillez me dire si cet enfant est baptisé, oui ou non.

— Monsieur le juge d’instruction…

— Pardon : — je dois vous prévenir d’abord que, dans le cas où vous me répondriez : « non » ou « je ne sais pas », je me verrais obligé de vous confronter avec la Jacquelette… — Greffier, cherchez l’interrogatoire de cette femme pour lire à monsieur le curé de la Brousse le passage qui le concerne.

L’abbé se sentit pris du dégoût de cette lutte, à coups de subterfuges, pour défendre un secret d’honneur.

— Monsieur le juge d’instruction, je ne puis vous répondre ni oui, ni non : cet enfant n’est qu’ondoyé, dit-il.

— Je n’apprécie pas bien la distinction canonique ; mais n’importe ! greffier, prenez acte ! et, à présent, monsieur le curé, quel nom lui avez-vous donné ?

— Charles.

— C’est tout ?

— Oui.

— Mais il me semble qu’il devrait au moins avoir deux noms ; celui du parrain et celui de la marraine.

— Il n’a ni parrain ni marraine, puisqu’il n’est qu’ondoyé.

— Ah ! très-bien ! j’apprécie maintenant la différence qui m’échappait tout à l’heure… Monsieur le curé, reprit le juge d’instruction, sévèrement, je vous prie d’observer que je ne vous ai point fait citer, selon les rigueurs du Code, comme les autres témoins ; que je ne vous ai point demandé le serment ; c’est que j’ai voulu mettre, à cet interrogatoire, toutes les formes les plus respectueuses pour votre caractère. — Maintenant, il est de mon devoir de vous avertir que cette affaire peut devenir fort grave ; chaque jour, chaque heure pour ainsi dire, vient la compliquer. Nous avons d’abord cherché un acte de l’état civil, quel qu’il fût. Cet acte ne se trouve pas dans le pays, et, ni vous, ni le docteur Lambert ne voulez donner aucune explication qui indique où il se pourrait trouver ailleurs. Prenez-y garde ! Il faut que cet acte de l’état civil se découvre, ou se fasse, s’il n’a été fait en temps légal. Nous ne poursuivons en ce moment qu’une action correctionnelle ; mais, après celle-ci, pourrait venir une action au criminel. Donnez au prévenu Lambert l’exemple de la franchise, monsieur le curé ! Deux hommes estimés et aimés dans le pays ne devraient pas compromettre leur considération… Je vais vous faire lire son interrogatoire et ceux des témoins précédemment cités devant moi !


XXXVIII


Le greffier lut les interrogatoires du docteur, de la Jacquelette et de Mlle Jeannette, la gouvernante du médecin.

Tout en écoutant, l’abbé Dablin se demandait quelles rigueurs annonçait l’exhortation modérée qu’il venait d’entendre. Il regardait le menaçant cordon de sonnette vert, qui se balançait à portée de la main du juge d’instruction, il entendait à travers la cloison qui séparait du corridor le cabinet du magistrat, les talons ferrés du gendarme qui s’agitaient sur le plancher, comme font, sur la terre, les sabots des chevaux impatients ; et il se disait : — Il ne faut pas cependant qu’on m’arrête, moi ! C’est qu’ils l’oseraient !

— Vous le voyez, monsieur le curé, dit le juge d’instruction en manière de résumé, quand les interrogatoires eurent été lus : il résulte de ces témoignages que l’enfant a été placé en nourrice à la date du 20 janvier 18…, vers les trois heures de la nuit, par un temps de neige, et qu’il était né récemment ; — avec les indications fournies par la nourrice, un médecin pourra facilement déterminer, au juste, à combien d’heures ou de jours remontait l’accouchement ; — que vous aviez eu le temps d’ondoyer cet enfant, monsieur le curé, chez vous ou ailleurs ; enfin, que cette même nuit, vers deux heures, M. Lambert passait devant sa porte sans entrer, portant un paquet sous-son manteau. Remarquez qu’on n’admettra pas qu’il vînt de Clermont, comme il a essayé de le faire croire. Comment aurait-il passé par Champré, pour aller aux Écoudelles ? Ce n’est pas le chemin ! Mais d’ailleurs, par un beau temps, aller de Champré à Clermont, à cheval, est un tour de force ; comment donc, au milieu de la nuit, par la neige, et avec un enfant dans les bras…

— L’enfant peut venir de Clermont sans qu’il ait été l’y chercher, interrompit l’abbé Dablin.

— Tout cela s’éclaircira. On saura aussi où le docteur, — et généralement toutes les personnes impliquées dans cette affaire, monsieur le curé, — ont passé leur temps, depuis le 20, au matin, jusqu’à trois heures de la nuit suivante…

— Monsieur Hivert, dit l’abbé Dablin, qui vit tout perdu bientôt, si l’on ne parvenait à mettre un temps d’arrêt dans les poursuites, — vous teniez tout à l’heure un langage excellent parce qu’il était conciliant et modéré. Vous ne doutez pas, au fond, je crois, que le docteur et moi ne soyons des hommes d’honneur. Eh bien ! ne mettez pas cet acharnement dans vos poursuites : un peu de patience !…

— Et M. Gallet en doit-il avoir de la patience, lui qui est outragé, blessé dans ses affections les plus chères ?

— C’est vrai ; mais que les magistrats, dont le rôle est essentiellement pacifique et modérateur, se mettent un peu à notre place. De deux choses l’une : ou nous ne pouvons pas véritablement éclairer l’instruction, et les rigueurs seraient inutiles : ou nous ne le pourrions qu’en trahissant un secret, et elles seraient cruelles.

— Monsieur le curé, il y a quelque chose de plus précieux que l’honneur des coupables, c’est celui des innocents ; quelque chose de plus grave que la trahison d’un secret, c’est une suppression d’état. Résumons-nous : le prévenu Lambert persiste à dire qu’il a reçu cet enfant de mains inconnues, et qu’il a consenti à se charger de sa surveillance, sans faire de questions sur son origine. Et vous, monsieur le curé ?

— Moi, monsieur le juge d’instruction, je ne puis rien dire officiellement, sinon que l’enfant m’ayant été présenté, je l’ai ondoyé.

— Greffier, prenez acte.

— Maintenant, officieusement, si vous voulez…

— Sans doute, monsieur le curé !

— J’ajouterai que, si je connaissais les parents de l’enfant, si j’avais reçu leur secret en confession, par exemple, je les engagerais à parler.

Le juge leva sur le curé un regard interrogateur.

— Mais, poursuivit l’abbé Dablin, je le ferais seulement dans le cas où j’emporterais l’espérance que le parquet ralentirait ses poursuites.

— Le parquet, engagé dans une affaire de cette nature, doit aller de l’avant.

— Je vous ferai observer, monsieur Hivert, que jamais on ne s’est repenti d’avoir agi avec circonspection… que l’on risque parfois de faire du mal en faisant le bien trop précipitamment… Enfin, d’ailleurs, il en sera comme vous voudrez !

M. Hivert fixait sur le curé ses petits yeux perçants avec une expression singulière. Il réfléchissait profondément et se disait : « Je me heurte peut-être à de bien grands intérêts !… Qui sait ? Si j’allais à l’encontre de mon avancement ? Il ne faut pas s’y tromper, c’est un contrat que le curé me propose…, et ces prêtres sont si puissants ! »

— Eh bien ! mais, monsieur le curé, reprit-il, je ne désire, moi, que l’éclaircissement légal et pacifique de cette affaire. Faites vos efforts pour y travailler… Nous allons bien, je pense, nous renfermer une quinzaine de jours dans l’étude des dépositions…

— Merci, monsieur le juge d’instruction, s’écria le curé, qui comprit que la convention était acceptée.

En sortant, il se dit : — Maintenant que faire ?…

Et, tout rêveur, il alla chercher Rosette à l’auberge et reprit le chemin de Cladel.


XXXIX

Il a prononcé le grand mot : « Suppression d’état ! » pensait l’abbé en laissant cheminer sa monture au pas… « Comment détourner les poursuites ?… Je ne vois qu’un moyen : trouver un état civil à cet enfant… J’ai gagné quinze jours… c’est toujours cela… en attendant peut être… en attendant, M. Mollot reviendra. Au lieu d’un ministère public passionné, nous n’aurons plus contre nous qu’un magistrat conciliant ; cela changera bien les choses… Ce M. Deprat traînerait le brave Lambert en cour d’assises, au moins ! »

Le curé, arrivé à Cladel, y fut naturellement questionné sur le résultat de son interrogatoire et sur la tournure que prenait l’affaire.

— J’ai ondoyé cet enfant sur la demande du docteur, dit-il au marquis ; et voilà pourquoi messieurs du parquet veulent que je sois au fait de son histoire. Ah ! le petit substitut conduit ses poursuites en dépit du bon sens ! Il inventerait des prétextes à soupçons ! Au résumé, j’ai fait entendre au juge d’instruction, qui me paraît plus raisonnable, que presser si fort les choses ne valait rien. Les personnes coupables, je n’en doute pas, viendront d’elles-mêmes éclairer la justice, quand elles connaîtront le déplorable ravage produit, dans le pays, par le mystère qui environne la naissance du pauvre petit Charlot. Mais encore faut-il que ces personnes aient le temps d’être renseignées sur les événements !

— C’est évident, s’écria le marquis.

Avant de retourner à son presbytère, le curé dit à Mme de Fayan :

— Il faut trouver un état civil à l’enfant ; je vais chercher. Continuez la même ligne de conduite ; et surtout ne vous abandonnez pas au désespoir.

L’abbé Dablin passa la nuit à lire et à méditer le Code dans tous les articles qui concernent les actes de l’état civil, leur omission, leur suppression, leur falsification, leur rétablissement ; puis, ceux qui prescrivent les formalités à remplir pour la reconnaissance des enfants naturels ; enfin, tout ce qui pouvait l’éclairer et lui fournir des expédients.

Le lendemain, — c’était le dimanche au soir, — après avoir prié un de ses confrères de desservir sa paroisse pendant quarante-huit heures, il partit pour Clermont. Le lundi matin, il se fit annoncer à l’évêché.


XL

Jamais le pauvre curé, dans le cours de sa vie, n’avait été en situation de prévoir seulement une démarche comme celle qu’il allait tenter. Aussi, le singulier mélange de courage et de timidité qui formait le fond de son caractère, le tenait-il en proie à une lutte véritablement douloureuse. Il était un peu corpulent et la sueur perlait à son front, tandis qu’il attendait le retour du valet de chambre qui avait été l’annoncer à Monseigneur.

Le valet de chambre revint, et dès que l’abbé Dablin l’entendit frôler les portières, il s’épongea le front tout en frémissant ; et nul n’aurait pu dire, alors, s’il frémissait par la crainte de n’être pas reçu, ou par l’appréhension de se trouver ainsi subitement mis en présence de son évêque, et en demeure de s’expliquer.

Comme généralement dans toutes les alternatives de ce monde, il survint un terme moyen.

Monseigneur était occupé et priait monsieur le curé de la Brousse de voir mi des grands vicaires ou bien d’attendre une heure.

— J’attendrai, répondit l’abbé Dablin avec une vivacité qui trahissait un secret sentiment de délivrance ; car il se voyait, en même temps, assuré de parler à l’évêque et séparé par un sursis de cet instant redoutable.

Mais, durant cette heure, que d’émotions agitèrent le pauvre desservant ! Il se faisait un thème et s’appliquait à bien caser dans sa mémoire toutes les raisons qu’il se promettait de faire valoir ; toutes les réponses qu’il pourrait opposer aux objections de Monseigneur. En même temps, il se demandait ce qui adviendrait si Monseigneur trouvait sa démarche déplacée, le blâmait de son zèle pour couvrir la coupable et terminait en lui enjoignant de laisser les choses suivre leur cours sans plus s’occuper de rien ?

Enfin, l’heure s’écoula et l’évêque le fit appeler.

Que se passa-t-il entre le prélat et le curé ? Nul ne le sut jamais. Toutefois, il est à croire que l’abbé Dablin fit entendre à l’évêque que l’Église devait protéger une ouaille repentante et de bonne renommée ; qu’elle était intéressée plus que jamais en cette circonstance à empêcher le scandale ; que des maux incalculables résulteraient pour une famille de la découverte du secret si courageusement défendu par le docteur Lambert ; enfin, que, moyennant un expédient, on pouvait à la fois sauver la bonne renommée d’une femme pieuse, en coupant court aux recherches du parquet, mettre hors d’atteinte la réputation de Mlle Gallet, et rétablir l’enfant dans ses droits de citoyen. Toujours est-il que Monseigneur, sans rien autoriser formellement, dit à l’abbé Dablin en le congédiant :

— Je m’en rapporte, monsieur le curé, à votre prudence, à votre charité, à votre zèle pieux et éclairé. La fin que vous vous proposez est vraiment digne d’estime et d’intérêt. Votre conscience ne peut vous suggérer que d’innocents moyens.

En sortant de l’évêché, l’abbé Dablin se rendit au bureau des voitures de X…, et retint une place pour le prochain départ. Sans doute, il voulait aller embrasser ses parents ; c’était à X… qu’ils demeuraient.

Vingt-quatre heures après, il rentrait à son presbytère.

Aussitôt il alla faire visite au château de Cladel. La marquise, dont la position empirait de jour en jour, et presque d’heure en heure, l’attendait dans une angoisse inexprimable.


LXI

Le premier soin de l’abbé Dablin fut de faire, à Mme de Fayan, un signe rassurant.

— Eh bien, mon cher curé, dit le marquis, que nous rapportez-vous de nouveau ? — car vous êtes le lion du pays, maintenant ?

— Moi ! et pourquoi donc ?

— On vous désigne partout comme le détenteur du fameux secret ; il paraît que vous allez devenir le deus ex machinâ du drame qui occupe toute la province.

— Ah ! et d’où vient ce bruit ?

— Il sort assurément du cabinet de M. Hivert. Vous lui auriez promis de livrer les coupables si on vous accordait quinze jours de sursis ?

— Livrer les coupables ? Est-ce que cela me regarde ?… Voilà comme tout en province est amplifié, dénaturé ! Ainsi que je vous l’ai dit moi-même, j’ai engagé le ministère public à laisser, aux auteurs de tout ceci, le temps de l’apprendre et d’y mettre un terme. J’ai ajouté que si je les connaissais, j’userais de mon influence pour leur persuader de se découvrir. Voilà tout !

— Enfin, enfin ! il n’en est pas moins vrai que l’on a quelques raisons de compter sur vous. Aussi l’intérêt qu’on portait à Lambert s’amoindrit et se tourne tout de votre côté. — Ah ! curé ! ah ! je vous aurais bien cru le dernier à vous mêler de ces trafics. Mais j’espère que votre petit voyage aura porté fruit et que le dénoûment approche. Aussi bien, le docteur Lambert manque fort à ses amis et à ses malades !…

— Il me tarde aussi de le voir trotter, par les chemins, — ou mieux, assis entre nous, pour faire sa partie. Dans quelques jours…

— Dans quelques jours ? Ah ! tant mieux… Mais pourquoi pas tout de suite, alors ?

— Si cela dépendait de moi !…

La marquise enfin put, à l’aide d’un prétexte, emmener le curé dans le parc.

— Voyons, monsieur le curé, dit-elle, ce que votre céleste charité a fait pour moi ?

— J’ai fait, madame, plus que je ne devais peut-être, puisque votre salut sera le fruit d’un mensonge… J’ai trouvé un état civil à l’enfant. — C’est-à-dire j’ai trouvé un homme qui le reconnaîtra pour son fils.

— Qui ?… s’écria Mme de Fayan, dont les yeux lancèrent un magnifique éclair de joie et de reconnaissance, dont la voix vibrante eut un intraduisible accent de délivrance.

— Mon neveu.

— Ah ! merci… Et sans penser qu’on pouvait la voir des fenêtres, elle saisit la main du prêtre pour la porter à ses lèvres.

— Madame, à quoi pensez-vous ? dit vivement l’abbé Dablin en dégageant sa main.

Elle releva la tête et laissa voir deux larmes étincelantes qui descendaient sur ses joues.

— Dois-je accepter un pareil dévouement ?… Vous êtes sublime, vous, le docteur, votre neveu, que je remercierai comme…

— Mon neveu, madame, ignore absolument à quelle personne il rend service. Il arrivera dans quelques jours, se présentera au parquet pour revendiquer l’enfant, en disant qu’il l’a eu, dans son pays, à une vingtaine de lieues d’ici, d’une femme qu’il ne peut nommer ; — que précisément, pour éviter les soupçons, et les indices, il a cru devoir le dépayser. Naturellement alors, il aura pensé à me le confier ; car, s’il redoutait ma sévérité, au moins il était sûr de ma discrétion et de ma sollicitude. Naturellement encore, il n’aura pas fait inscrire l’enfant dans son pays, de peur d’éveiller l’attention. Ici, il n’a pris que le temps de me le remettre ; — comme prêtre, il m’était difficile de me charger d’un enfant nouveau-né, sans parents connus ; j’ai eu recours au docteur Lambert. Mais un ecclésiastique peut fort bien n’être pas un légiste ; on comprendra donc que je n’ai pas songé, surtout dans un moment d’émotion et de surprise, à demander un acte de l’état civil ; tandis que le docteur, au contraire, a dû supposer toutes les formalités remplies au lieu de la naissance. Vous le voyez, madame la marquise, devant cette combinaison, toutes les poursuites vont tomber.


XLII

Mme de Fayan ne trouvait pas de paroles pour remercier l’abbé Dablin. Mais elle n’osait croire si vite au salut.

— Et, dit-elle, vous croyez, monsieur le curé, qu’il n’y aura pas d’obstacles légaux à tout ceci ?

— Non, madame. Mon neveu pourra dire qu’il a délivré sa maîtresse lui-même. Il serait donc seul passible d’une condamnation correctionnelle pour le délit de défaut d’inscription dans le délai prescrit. Et quelles raisons aurait-on de lui faire subir le maximum de la peine ? D’ailleurs…

— Comment ! encore ? Votre neveu irait en prison pour moi ?…

— Ceci ne serait rien, madame ! et il faudra nous estimer heureux si nous en sommes quittes à ce prix !…

— Mon Dieu ! mais que pouvait-il donc résulter des poursuites, sans cette diversion ?

— Il pouvait en résulter, madame, pour le docteur, un procès en cour d’assises, un procès au criminel enfin, et une condamnation à plusieurs années de réclusion.

— Par exemple ! je ne suis pas assez lâche pour…

— Et si les recherches fussent parvenues à découvrir la vérité, il pouvait en résulter pour vous un procès en adultère et en désaveu de paternité, — car, d’une part, la recherche de la maternité est permise, et, de l’autre, le mari est fondé à désavouer l’enfant lorsque la naissance lui a été cachée. Supposez, au contraire, que M. le marquis de Fayan ne descende point à ces ignominies, c’est le ministère public qui, au nom des intérêts de l’enfant, toujours protégés par la loi, poursuivra en suppression d’état, le docteur, vous et M. le marquis, attendu que « l’enfant né dans le mariage a pour père le mari. »

Mme de Fayan regardait le curé avec des yeux fixes et stupéfiés.

— Ainsi, murmura-t-elle, voilà l’abîme où j’ai failli rouler,…

— Et je ne vous indique pas toutes les complications qui pouvaient surgir !

— Mais… monsieur le curé, croyez-vous qu’une explication, c’est-à-dire qu’un acte d’état civil qui n’indiquera pas la mère, satisfasse M. Gallet ?

— M. Gallet sera bien forcé de s’en contenter ! L’acte de l’état civil une fois dressé, il faudra partir de là. S’il l’eût été dans l’origine, personne ne pourrait y contredire… D’ailleurs, que veut M. Gallet ? Que l’on ne puisse soupçonner sa fille ? Eh bien ! mon neveu n’a jamais vu Mlle Ernestine. C’est de notoriété publique…

— Alors, mon cher sauveur, pourquoi avoir remis mon salut à quelques jours ? D’ici à quelques jours, qui sait ce qui surviendra peut-être ?

— Parce que, madame, M. Mollot sera de retour. Avec lui, je suis sûr du succès de mon plan, tandis qu’avec le substitut…

— Le substitut pourrait le faire manquer ?…

— Eh ! madame ! le Code offre tant de ressources à un magistrat qui veut mettre à sa poursuite de l’animosité ou de l’amour-propre !…


XLIII

— Maintenant, continua l’abbé Dablin, le plus pressé serait d’instruire de tout ceci le docteur Lambert. Comment faire ?

— Comment, je ne sais pas !

— J’ai pensé à Françon.

— Françon est admirable de fidélité, de dévouement, de discrétion. De peur de dire un mot compromettant elle ne parle pas. Cette malheureuse affaire, comme vous le pensez bien, préoccupe non-seulement la société mais encore les paysans, les domestiques. Je les entends discourir ! ma brave femme de chambre écoute tout d’un air stupide… envoyez quel instinct de délicatesse ! elle ne me répète rien de peur de m’humilier devant moi-même. Depuis l’événement, pas un mot d’allusion… rien !… Elle semble tout ignorer !

— Les gens de ce pays sont aussi reconnaissants qu’ils sont vindicatifs. Françon n’oublie pas que vous l’avez sauvée. — Eh bien, madame, je ne vois qu’elle à qui nous puissions confier une lettre pour le docteur Lambert…

— Ce serait un terrible indice ! si jamais…

— Je le sais bien ! Mais croyez-vous qu’il y ait un autre parti à prendre ?… Sans doute le docteur étant résolu de se retrancher dans la réponse que vous savez, ne compromettra pas notre système quant à présent. Sans doute encore il est assez intelligent pour comprendre à demi mot ; mais il faut lui dire ce demi-mot ! d’autant plus que la moindre contradiction dans les témoignages pourrait être funeste. Il s’agirait seulement de lui faire tenir un billet de deux lignes. S’il avait pris un avocat, on pourrait essayer de ce canal. Mais il n’a pas voulu, en prenant un défenseur, risquer d’avoir un confident…

— Vous avez raison, et il n’y a que Françon, en effet, qui soit assez dévouée, assez intelligente…

— Et assez peu soupçonnée, comme vous, jusqu’à présent…

— Oui, il n’y a que Françon ! D’ailleurs, de deux choses l’une : Ou le soupçon ne m’atteindra pas, et, quoi d’étrange à ce que j’envoie ma femme de chambre à St-Y… et, qu’en y allant, elle passe à la prison porter au docteur, notre ami, une lettre…

— Doucement, madame !… les lettres des prisonniers ne leur sont point remises sans avoir été lues !

— Enfin, nous trouverons une raison… Elle peut être malade… aller consulter… ce que je veux dire, c’est que si les soupçons ne se dirigent pas de mon côté, tout m’est permis ; et que, s’ils m’atteignent un seul instant, je suis perdue sans ressources !

— Quel prétexte prendre pour envoyer Françon au docteur ? reprit l’abbé Dablin se parlant à lui-même, tout en interrogeant la marquise.

Le pauvre curé, contraint ainsi par la force des choses à conduire toute cette trame, souffrait plus qu’on ne saurait dire : dans sa conscience, d’abord, qui se révoltait contre les moyens qu’il fallait prendre pour arriver à un but charitable ; dans son esprit, ensuite, que l’étude constante des subtilités extralégales mettait à la torture.

— Je trouverai le prétexte… Veuillez être assez bon pour rédiger le billet.

— Madame, ne perdez pas de vue que Françon, pour voir le docteur, devra demander une permission au parquet ; et, pour l’obtenir, il lui faudrait une recommandation de vous…

— Ou de M. de Fayan ?…

— Encore mieux !… On ne voit les prisonniers que le dimanche et le jeudi, dans une salle commune, sous l’œil d’un surveillant… Mais je pense cependant qu’on pourrait glisser un billet avec adresse.

Le surlendemain, qui était un jeudi, Françon Germiau, dans ses plus beaux atours de femme de chambre, partait pour Saint-Y… Elle avait obtenu de sa maîtresse l’autorisation d’aller acheter une robe, pour mettre à la noce d’une de ses camarades, et, du marquis, un mot de recommandation pour être admise à consulter le docteur, parce qu’elle se sentait indisposée.


XLVI

On sait que chaque dimanche, après avoir dit sa messe paroissiale à la Brousse, le curé venait en dire une seconde à la chapelle du château de Cladel. Après la messe, il déjeunait avec les châtelains.

Ce jour-là, il se sentait plus calme qu’il ne l’avait été depuis longtemps.

Le succès de la démarche de Françon, l’arrivée prochaine de son neveu, qui allait coïncider avec le retour de M. Mollet, ouvraient enfin à ses yeux, et à ceux de la marquise une perspective rassurante. Et huit jours seulement étaient passés, sur les quinze qu’il avait obtenus du parquet.

Quand, au milieu des tourmentes morales, il se produit une accalmie momentanée, l’esprit en profite pour se détendre, avec d’autant plus de force quelquefois, qu’il a été plus opprimé par les angoisses. Ainsi, aux pieds du lit d’un malade en danger, il n’est pas rare d’entendre des éclats de rire, si le médecin, après une crise, vient d’annoncer un peu de mieux. Au château de Cladel, le temps d’arrêt dans les poursuites et l’espoir de les mettre en défaut, avaient rasséréné tout à coup les fronts chargés de nuages.

La conversation en devint facile, vive, presque enjouée. Les esprits jetaient avec bonheur toute leur verve dans des discussions indifférentes. Pour la première fois de l’année aussi, la marquise respirait avec un bien-être complet les bonnes brises du printemps. Les fenêtres ouvertes faisaient, dans la salle à manger, de larges trouées de soleil, où l’on voyait bourdonner les insectes ; l’odeur des seringas et des juliennes en fleurs entrait par effluves. Les mille bruits de l’été, dans les champs, arrivaient assourdis comme en un murmure vague et doux.

Peu à peu, sous cette influence, la conversation se ralentit. Après le premier feu, je ne sais quel charme de repos fit goûter le silence même aux fiévreux de la veille. C’est le terme suprême de l’apaisement, quand on en peut jouir sans le, secours du bruit extérieur.

Le déjeuner, qui, le dimanche surtout, se prolongeait tard, tirait à sa fin, et la marquise, tout en prenant sa part de la conversation moins active, surveillait elle-même la distillation du café dans un appareil de verre, quand un jeune garçon, qui faisait le service en l’absence du domestique principal, apporta le courrier sur un plateau, et le présenta seulement au marquis. Outre le Journal des Débats, il y avait trois lettres que M. de Fayan prit, sans lire les suscriptions, croyant qu’elles lui étaient adressées toutes les trois.

Il les ouvrit en causant, et les parcourut d’un œil distrait.

Tout à coup son regard s’anima, il cessa de répondre à sa fille qui lui parlait, et relut une seconde fois la lettre qui avait éveillé sa surprise.

— Qu’est-ce que cela ? — Voyez donc, ma chère, dit-il, en tendant à la marquise la missive assez gauchement pliée, assez mal écrite, qu’il tenait, — je crois qu’il s’agit de votre femme de chambre.

Mme de Fayan ne pouvait plus voir un nuage au front de son mari sans trembler. Elle n’avait pas attendu, pour s’éveiller en sursaut, les dernières paroles du marquis. Ses angoisses mêmes étaient si vives et si directement dirigées vers une seule pensée, que ces dernières paroles la rassurèrent presque.

Elle prit la lettre et lut :


« Mademoiselle Germiau,

» La présente est pour vous faire à savoir que votre petit va bien, ayant eu hier sa dernière dent. Par ainsi, envoyez-moi de l’argent pour lui acheter des robes d’été, celles de l’année dernière étant usées.

» Bien votre servante,
» Femme Landry.

» À Gensonné, — Yonne. »


XLV

Ce fut au tour de l’abbé Dablin de se sentir pris de terreur, quand, il vit que la marquise pâlissait et que ses doigts tremblaient en tenant la lettre.

— Vous n’étiez pas, sans doute, au courant de ce passé ? demanda le marquis.

— Mon ami, balbutia la marquise, j’ai cru que le repentir méritait la pitié… l’oubli…

— Ah ! madame… sans doute… mais pas la récompense !… — Clotilde, ma chère, veux-tu aller prendre sur mon bureau mon buvard et mon encrier ? je veux écrire un billet. — La charité, quelquefois, vous égare…, reprit M. de Fayan dès que sa fille eut refermé la porte, — et je suis sûr que monsieur le curé sera de mon avis ?

— Qu’est-ce ? demanda l’abbé Dablin, qui comprit le désastre, en sentant que la confiance du marquis en sa femme venait de recevoir un premier choc.

Lui aussi tremblait comme s’il eut été pris en faute. Il faut savoir que le pauvre prêtre s’imposait de secrètes mortifications, pour racheter la part qu’il prenait forcément à toute cette intrigue.

— Il y a que Françon est mère de famille… Voici une lettre de la nourrice de son enfant… Et je m’étonne que la marquise, pouvant choisir parmi les honnêtes filles du pays, ait introduit chez elle, et près de Clotilde, une fille perdue !

— Une faute, monsieur le marquis, peut être un malheur quelquefois… Depuis que Mme de Fayan a relevé la pécheresse, la conduite de Françon est irréprochable…

— Je veux le croire. Mais toute idée de moralité sera bientôt renversée, si vous admettez qu’il faille faire au vice qui se repent, plus de fête qu’à la vertu sans tache !

Le marquis reprit la lettre et la relut.

« — Sa dernière dent, » dit-il. — L’enfant a deux ans au moins. — Évidemment Françon est allée accoucher à Paris, à l’époque où vous disiez, ma chère, qu’elle y allait pour apprendre le service de femme de chambre… Non-seulement vous l’aidiez à cacher sa faute, — c’eût été bonté, — mais vous couvriez sa retraite. Et, pour l’admettre dans votre maison, vous n’avez pas attendu le repentir !

— J’ai eu tort sans doute, répondit Mme de Fayan qui rougit alors de colère, autant que d’humiliation et de terreur.

— Votre bonté vous a rendue imprudente… jusqu’à l’aveuglement… c’est tout ce que je voulais dire…

Clotilde rentra. Le marquis prit son buvard et se mit à écrire pour justifier, devant la jeune fille, son ordre de tout à l’heure. Puis, après un moment, il fit sauter la bande du journal, dont il commença silencieusement la lecture, ce qui ne lui arrivait jamais en présence de l’abbé Dablin.

La marquise et le curé aussi restèrent muets. De temps en temps, ils s’efforçaient de se renvoyer une phrase pour dissimuler leur préoccupation ; mais bientôt leurs paroles expiraient.

L’abbé Dablin reprit d’abord le dessus. — Après tout, que pouvait-il résulter de cet incident ? Son plan était parfaitement organisé ; l’affaire Gallet, comme on disait communément, serait tout à l’heure terminée. Qu’importait donc le passage d’un blue devil dans l’esprit du marquis ?

Mme de Fayan, au contraire, restait frappée plus encore que ne le valait le contre-temps par lui-même. Il lui semblait que la fatalité l’entraînait à sa perte, et que toutes les combinaisons et tous les dévouements échoueraient à la sauver.

Après un quart d’heure de lecture, le marquis dit à la cantonade, pour me servir d’une expression empruntée à l’argot théâtral, qui rend bien l’accent vague d’une parole lancée pour tout le monde et pour personne :

— Ah ! nous perdons M. Mollot !

Cette fois, le curé tressaillit plus fort que la marquise ; le coup était rude… peut-être mortel.

— Il a son changement ?… demanda-t-il.

— Oui… de l’avancement. Il est nommé à Épernay.

— Ah !… Et qui est-ce qui le remplace ?

— Un M. Louveau… qui vient de Barbezieux.

L’abbé Dablin ne répondit rien. Ce fut le marquis lui-même qui, en manière d’oraison funèbre, ajouta :

— C’était un brave homme que M. Mollot : juste, simple, bienveillant… et qui n’avait pas la rage d’émouvoir des procès…


XLVI

— Non, madame, il vaut encore mieux attendre l’arrivée de ce M. Louveau, dit plus tard l’abbé Dablin à la marquise. Il n’a aucun sujet de faire du zèle en faveur de M. Gallet ni contre nous. L’indifférence est une table rase sur laquelle on peut tout édifier. — Quant à M. Deprat, nous sommes absolument assurés de son hostilité. Il veut développer cette affaire pour en tirer de la notoriété ; il veut faire de nous tous une hécatombe à la gloire de Mlle Gallet.

— Mais attendre, monsieur le curé, attendre !… c’est le supplice des supplices… et, d’ailleurs, pouvons-nous attendre ? Vous voyez bien que voici notre trêve expirée. Vous avez reçu une lettre de M. Hivert !…

— Qui me dit officieusement que « les renseignements recueillis par le parquet n’étant pas suffisants, l’instruction va continuer… « Oui ! précisément, M. Deprat voyant venir un nouveau chef, voudrait avoir mis le feu aux poudres avant son arrivée. Mais… il faut qu’il attende… et il attendra.

— Et comment ?

— Il ne peut toujours pas aller plus vite que le juge d’instruction, et M. Hivert, qui n’est plus jeune, ne s’enthousiasme pas des jolies demoiselles. En m’écrivant pour m’avertir, il me donna une preuve de sa bonne volonté…

Le fougueux substitut dut attendre, en effet, l’arrivée de son nouveau chef, malgré son impatience et malgré les cris de M. Gallet qui répétait partout que le clergé sans doute avait des intérêts à soutenir dans cette affaire ; car le curé de la Brousse, qui tenait le secret, faisait marcher le parquet selon son gré. — Mais, ajoutait-il, tout cela n’aura qu’un temps et il faudra bien en venir à s’expliquer. Moi, je veux le nom de la mère du poupon, et je l’aurai !

Des décisions opposées de l’abbé Dablin et de M. Gallet, il résulta que l’affaire traîna quelques semaines ; mais l’opinion, au lieu de se calmer par cette attente avide, en devint plus impatientent plus curieuse.

Toutes les cervelles étaient lancées dans le vaste champ des suppositions. Les gens à imagination vive fabriquaient de petits romans et les mettaient en circulation sous forme d’hypothèses d’abord, et bientôt les hypothèses devenaient inductions ; et celles-ci probabilités, puis indiscrétions, renseignements, etc. — Car, s’il y a des gens organisés pour l’invention des fables, il y en a plus encore d’organisés pour la crédulité !

À Paris, quand les curiosités ont bien longtemps travaillé sur un secret, elles se lassent d’user leurs forces dans le vide ; en province, au contraire, elles reviennent d’une longue exploration autour d’un secret, comme les chasseurs reviennent, après une laborieuse journée de marche à la poursuite de leur gibier : — affamées.

Donc, à l’arrivée du nouveau procureur impérial, tous les yeux se tournèrent de son côté. Il trouva le pays soulevé pour ainsi dire par l’affaire Gallet. Chacun lui demanda son avis : il s’empressa de répondre qu’il ignorait tout. C’était un homme prudent, il jugea, en voyant combien d’intérêts locaux s’agitaient autour de cette affaire, que le meilleur pour lui, nouveau venu, serait de n’en point connaître, comme on dit en style de palais. Conséquemment il décida que M. Deprat continuerait une instruction si bien commencée. L’abandon de cette poursuite dans un pays où les causes d’éclat n’abondaient point, fut appréciée comme un acte de suprême courtoisie et fit le plus grand bien au procureur impérial venu de Barbezieux.

Pour la marquise, le docteur et l’abbé Dablin ce fut un terrible revers.

Cette fois, ils se trouvaient sans rémission aux mains du zélé substitut.

On ne pouvait pas toujours temporiser. Il fallait craindre l’impatience du parquet et l’impatience du public qui voulait le mot de l’énigme, le dénoûment du drame ; la rage enfin de M. Gallet qui menaçait d’écrire au ministre et voyait en toute l’affaire la déclaration de guerre d’un parti.

En province surtout les susceptibilités politiques sont promptes à s’éveiller et se mêlent à toutes les questions.

Déjà la ville de Saint-Y… se partageait en deux camps.

Dans l’un — et celui-ci se recrutait chez les amis du trône et de l’autel — on défendait mollement Mlle Gallet ; on disait : « Après tout, cette jeune fille a de mauvaises manières. Nous la croyons innocente, mais pourquoi donc faudrait-il mettre le pays à sac et perdre une autre femme pour prouver son innocence ? — Est-ce que l’idée viendrait jamais à quelqu’un d’accuser nos filles de pareilles choses ? »

Dans l’autre — et c’était celui où se rangeaient les libéraux et les voltairiens — on s’encourageait à penser : « Il y a là-dessous quelque histoire de prêtre… Mais la loi doit être égale pour tous ! Il faut que la lumière se fasse ! »

— Allons de l’avant ! dit enfin, la mort dans l’âme, le pauvre curé de la Brousse.


XLVII

Le neveu arriva. Puis, il écrivit au parquet pour lui offrir les lumières d’un nouveau témoin. Et ce fut bien morigéné par son oncle, bien prémuni contre les attaques, qu’il se présenta devant le juge d’instruction.

Isidore Leroux avait vingt-cinq ans. Son père était meunier à Choussac, chef-lieu de la même importance que Champré. Le meunier, assez riche, fit élever son fils au collége. Isidore savait donc quelques bribes de latin. Même il avait passé son baccalauréat, puisqu’on le mit deux mois à l’étude de la médecine et six mois à l’étude du droit, pour essayer sa vocation. On vit alors qu’il était surtout propre à ne rien faire.

— Monsieur le juge d’instruction, dit en substance le séducteur de Choussac avec un aimable embarras qui pouvait aussi bien venir du candide aveu d’une faute que de l’inexpérience du mensonge — ou de la crainte de ne pas réciter convenablement une leçon apprise, — monsieur le juge d’instruction, je suis le père de l’enfant des Écoudelles, et je veux bien reconnaître cet enfant d’après les conseils de mon oncle qui me dit que je le dois dans les circonstances actuelles. Mais si je n’ai point fait, lors de sa naissance, la déclaration légale, c’est parce que je ne le pouvais sans éveiller la curiosité et livrer au soupçon une femme que je ne dois pas nommer. J’ai suivi autrefois quelques cours de chirurgie, ce qui m’a permis de ne pas même avoir recours à un praticien pour la délivrer. J’ai apporté l’enfant ici, à mon oncle, en le suppliant d’en prendre soin, et personne, dans mon pays, n’a rien su. Aujourd’hui, la situation pour moi est la même qu’il y a deux ans. Je ne veux point compromettre la mère. En conséquence, j’offre de déclarer cet enfant comme né dans le département du Puy-de-Dôme, à Clermont, si vous voulez : c’est un vaste centre ! — le 20 janvier 18…, d’Isidore Leroux et de mère inconnue. — Pour l’indication précise du lieu de la naissance, je ne la donnerai pas. Mais l’état civil ne doit guère tenir à un nom de rue et à un numéro de porte. L’enfant sera citoyen, il aura un nom, il aura un père. Il me semble que la loi sera satisfaite.

M. Hiver ne s’attendait point à un témoignage si décisif, à une reconnaissance catégorique, laquelle arrêtait court toute procédure et mettait soudain à la retraite sa perspicacité en tenue de campagne…

— Ah ! dit-il, ah !… vous êtes le père… Mais comme vous allez… comme vous allez dans vos raisonnements ! La loi ne s’accommodera point avec vos convenances… Les choses ne se font pas comme vous croyez. L’enfant doit être déclaré au lieu de sa naissance, par le père, assisté de deux témoins, etc. Lisez le Code civil, chapitre ii. — Et puis, d’ailleurs, avec une pareille déclaration, l’honneur de Mlle Gallet peut encore être attaqué !

— J’ai grand regret, monsieur le juge d’instruction, d’être la cause bien involontaire et bien innocente des accusations formulées contre cette demoiselle par les malveillants ; mais, enfin, je ne puis pas trahir le secret d’une autre personne, — que je dois particulièrement protéger, — pour défendre, contre des attaques absurdes, quelqu’un que je ne connais pas.

— Aucun officier de l’état civil ne recevra votre déclaration, surtout après un retard de deux ans et demi !

— Si lorsque je me présenterai à Clermont avec deux témoins pour reconnaître mon fils, on ne veut pas de ma reconnaissance, je continuerai, comme par le passé, à le protéger sans la garantie de la loi…

— Et quand même on la recevrait, monsieur ! Quand même un jugement permettrait à l’officier municipal de passer outre aux exigences du Code, vous n’en seriez pas moins coupable d’un délit et passible d’une amende…

— Il me resterait à faire valoir mes excuses et à demander l’indulgence du tribunal.

Le juge d’instruction avait pris son couteau à papier, et, depuis un moment, se vengeait sur la basane de son bureau de l’embarras où le plongeait cette étrange reconnaissance.

Que pouvait-il objecter ? Rien. Pourtant il n’était pas satisfait. Lui aussi il aurait voulu savoir, et il comprit que, lui non plus, ne saurait pas.

— Eh bien ! monsieur, dit le magistrat, mécontent, mais désarmé, après avoir lancé en vain sur cet étrange héros de roman plusieurs de ses coups d’œil les plus incisifs et les plus déconcertants, — des regards à détente, des regards à surprise, — après avoir soulevé diverses objections subtiles et embarrassantes qui, sans doute, avaient été prévues, — eh bien ! mon greffier a pris note de votre déposition. Elle termine, quant à présent, l’instruction que je vais soumettre au ministère public. Il me reste le regret que M. votre oncle n’ait pas usé plus tôt de son pouvoir sur vous ; car cette solution s’est bien fait attendre !


XLVIII

Si l’on a bien compris l’état général de l’esprit public dans l’arrondissement de Saint-Y… et la position personnelle de chacun des intéressés, on se figurera aisément l’effet de cette première nouvelle, qui circula un soir dans la ville :

« Le père de l’enfant des Écoudelles s’est présenté aujourd’hui devant le juge d’instruction. »

Et de cette seconde, que se communiquèrent, le lendemain, des gens bien informés ; — car, dans les petites villes, le cabinet du juge d’instruction, même, n’a pas de secrets impénétrables :

— « Eh bien ! tous savez ? — le père de l’enfant des Écoudelles ?… — c’est tout simplement le neveu du curé de la Brousse ! »

D’abord, intérêt surexcité au plus haut degré, curiosité folle qui ne laissa point dormir les femmes, et qui fit faire de belles recettes aux cafetiers de Saint-Y…, tant les grogs et les chopes se renouvelèrent, pour protéger les parties de dominos attardées, les poules interrompues, par les discussions des hommes. Ensuite, désappointement, mécompte de l’opinion, qui se trouva en face de cette provende comme l’un des chasseurs affamés, cités plus haut, devant un œuf à la coque.

— Qu’est-ce que c’est que ce neveu ? Pourquoi tant de mystère ? se demandait-on dans toute la ville.

Plus d’une ménagère, en train de surveiller la cuisson de ses confitures, quitta la bassine et l’écumoire, pour revêtir une robe de soie, un châle, un chapeau, et courir sur le cours, où la renommée annonçait la présence du héros de roman.

Plus d’un employé quitta son bureau, plus d’un commerçant son comptoir, pour aller au café, prendre une demi-tasse, à côté de lui.

On vit alors un beau fils, superlativement vêtu de neuf, dont la redingote noire était maintenue par un double bouton, demi-fermée sur un gilet de soie à fleurs, et sur un pantalon gris perle ; dont le chapeau lustré brillait autant que les souliers vernis. Ni beau, ni laid, mais assez faraud.

Naturellement, dans le fashionable pays qu’illustrait Fernand de Messey, on ne manqua pas d’observer qu’il ressemblait fort à un balourd endimanché.

Quand bien même le nouveau témoignage eût été vrai, on l’eût révoqué en doute, parce qu’il donnait une trop chétive satisfaction à la curiosité, un dénouement trop simple aux romans rêvés. Combien donc ne fût-il pas attaqué, quand on vit ce lovelace ?

On sait quelles passions s’éveillent toutes les fois que le nom du clergé est prononcé dans une affaire. Les déclamateurs du café, qui, à cette occasion, avaient relu les Victimes cloîtrées, crièrent que les jésuites faisaient ici quelque tour de leur façon ; tandis que les gens bien élevés souriaient et murmuraient à propos de cet étrange deus ex machina ; « si non è vero, è ben trovato !


XLIX

Mais ce n’est point parmi les spectateurs du drame qui se jouait dans l’arrondissement de Saint-Y… qu’il faut chercher les influences déterminantes qui en précipitèrent le dénouement. Les clabauderies eussent été de peu d’importance, si le pacifique M. Mollot, gouvernant le parquet, eût tenu pour valable et suffisante la déclaration du jeune homme, et si, loin de susciter des difficultés à l’inscription de l’enfant sur les registres, il l’eût facilitée.

Malheureusement, quand M. Hivert porta le dossier de l’affaire au substitut, celui-ci soupçonnait par avance une fraude, et s’était fortifié, toujours par avance, dans son hostilité.

Il lut précipitamment cette déposition, qui, suivant M. Hivert, terminait l’instruction.

— C’est absurde ! dit-il. Le curé de la Brousse et le docteur Lambert se moquent de la justice ! Comment avez-vous pu accepter cela ?

— Mon Dieu ! dit M. Hivert, je n’avais pas de raisons positives pour accuser ce jeune homme de faux témoignage ; et puis, je ne sais pas trop si le parquet doit pousser ses recherches à outrance. — En fin de compte, il y a peut-être de graves intérêts d’engagés là dedans ; il faut voir !

— Voir quoi ? La loi doit être égale pour tous ! et, quant à moi, je ne veux pas me laisser jouer par des ruses de sacristie ! Est-il vraisemblable que Jean Isidore Leroux, fait comme nous le voyons, neveu de M. le curé de la Brousse, et fils de sa sœur, qui est mariée à un marchand de bestiaux, ait été aimé par une femme assez haut placée sur l’échelle sociale, et assez en vue, pour que le soin de sa réputation vaille tous ces mystères ? Et comment, si ces gens-là étaient de bonne foi, n’auraient-ils pas, au premier mot d’accusation contre Mlle Gallet, couru chercher ce fantastique neveu, qui surgit seulement quand ils sentent leur position désespérée ? Mais non ! il attendent, au contraire, le plus longtemps qu’ils peuvent ! Ils demandent un sursis même, comptant sur le retour de M. Mollot, qu’ils croyent plus facile que moi. Et puis, voyez donc ce beau neveu qui s’offre à reconnaître l’enfant comme « fils de Jean-Isidore Leroux et de mère inconnue, » mais qui ne veut pas désigner le lieu de la naissance ! Quel est donc, je vous prie, l’officier de l’état civil qui recevra cette déclaration, surtout après un retard de deux ans et demi ! Allons, allons ! tout cela ne supporte pas l’examen… Seulement, tout cela prouve qu’un haut intérêt se cache sous tant de fraudes et de mensonges. Ainsi, voilà un médecin estimé, plein d’avenir, qui supporte la prison préventive, et qui supportera la condamnation s’il le faut ! Voilà un prêtre qui compromet sa robe en la fourvoyant dans les fâcheux sentiers de l’illégalité ; voilà un garçon, assez lourdaud, je le veux bien, mais enfin, riche, libre, en position de faire un bon mariage dans sa classe, qui vient reconnaître un enfant, et se charger d’un délit qui l’expose à six mois de prison. Je ne parle pas des conséquences du faux serment, du faux témoignage ! — il a espéré qu’on accepterait sa déposition !

Le substitut feuilletait les dossiers d’une main fiévreuse, et, à chaque instant, relevait un indice, surprenait une impossibilité.

— Quelle est donc la princesse, reprit-il, pour laquelle tant de gens se dévouent ou se compromettent ? Elle est donc bien puissante ? — ou bien riche ?…

Tout à coup la physionomie de M. Deprat changea, sa verve s’éteignit. Un doute… le premier ! venait de traverser son esprit ardent et lucide…

« — Mlle Ernestine Gallet, se dit-il, est bien riche… et son père la laisse dépenser sans compter… »

Le doute bientôt se corrobora d’un souvenir. Chose étrange ! il avait rencontré deux fois Mlle Gallet, depuis qu’il mettait à cette poursuite tant d’acharnement, et elle semblait lui faire froide mine !

Cette pensée porta dans son esprit un trouble violent, qui ne lui permit pas de prendre une résolution séance tenante. Il demeura un instant abasourdi, relisant les dépositions des yeux pour se donner une contenance ; puis :

— Eh bien ! je vais y réfléchir, dit-il, comme s’il se fût rendu à l’hésitation du juge d’instruction. Mais, je vous en prie, monsieur Hivert, que de ce moment, rien ne transpire plus touchant cette affaire étrange. Quoi que nous décidions, il vaut mieux que, provisoirement, dans le pays, on la croie terminée. Faites seulement inviter ce jeune Isidore Leroux à demeurer quelques jours encore chez son oncle, afin que le parquet puisse l’appeler pour régler le mode de reconnaissance de l’enfant.


L

Le substitut songeait à voir Mlle Gallet en particulier, à lui exposer la situation et à chercher une ligne de conduite dans l’avis qu’elle émettrait : d’abandonner les poursuites — ce qui serait un aveu ; — ou bien, de rechercher l’état de l’enfant des Écoudelles avec toutes les rigueurs de la loi : — ce qui serait une éclatante et suprême preuve de son innocence. Pendant ce temps, la tranquillité commençait à s’établir au château de Cladel, au presbytère de la Brousse, et même dans la prison de Saint-Y…, d’où le docteur Lambert comptait sortir dès que l’inscription du petit Charlot serait réalisée sur les registres d’une mairie quelconque.

Mais M. Gallet, lui, faisait rage.

— On nous sacrifie, disait-il, à quelque intrigue du parti prêtre ! Personne n’y croit à la paternité de ce neveu du curé de la Brousse. Et, dans trois mois, il n’y aura qu’un cri dans l’arrondissement : « M. Gallet a payé un jeune homme pour reconnaître l’enfant naturel de sa fille. » Les mieux intentionnés diront : « Cette affaire-là n’a jamais été claire ! » et conclueront : « qu’il n’y a pas de fumée sans feu. »

Sur ces entrefaites, arriva la réunion du conseil de révision ; ce qui, naturellement, donna lieu à un grand dîner chez le sous-préfet, qui s’était récemment marié, puis à un bal.

Mlle Gallet reçut une invitation pour le bal. Son père ne voulait pas qu’elle y parût. Mais, soit qu’une retraite de plusieurs mois eût mis sa patience à bout, soit que l’impérieux besoin de sa nature fût de braver l’opinion, elle voulut y aller, s’écriant que c’était mériter les soupçons, même, que de les admettre.

Elle entra donc au bal, vers dix heures, au moment où il était dans toute son animation. Elle portait une robe de tulle lamé, relevée par des bouquets de géraniums ; dans ses cheveux noirs brillait un diadème d’or. À son apparition, tous les yeux se levèrent. Elle, sans baisser les siens, promena sur l’assemblée un regard clair et direct, comme pour y choisir sa place, et vint fièrement s’asseoir à côté des dames de Fayan.

— Que d’audace ! pensèrent toutes les femmes.

Que de bien joué ! se dirent quelques hommes.

La marquise accueillit chaleureusement Mlle Ernestine ; Clotilde lui tendit la main. Presque aussitôt, M. Deprat vint l’engager à danser.

D’une part, il pensait que l’occasion se présentait de faire dire, à Mlle Gallet, entre deux figures, le mot qui éclairerait la situation. De l’autre, qu’il devait être, dans la circonstance présente, le premier danseur de cette accusée de la veille.

Le jeune substitut ne dansait guère dans les bals officiels après le premier quadrille. Mlle Ernestine s’était promis de rester, ce soir-là, sur sa chaise pour y voir venir les retours de l’opinion. Cependant, l’un insista et l’autre oublia sa résolution.

— Eh bien, mademoiselle, dit le magistrat galant après la chaîne des dames, avez-vous vu le héros du roman des Écoudelles, M. Isidore Leroux ?

— Non, répondit-elle froidement. Il y a trop de badauds qui courent après lui. Cela doit l’ennuyer, ce jeune homme !

— Tant pis ! j’aurais voulu avoir votre avis.

— Et sur quoi ?

— Vous savez, sans doute, que certaines personnes contestent la vérité de son témoignage ? On prétend que le neveu du curé de la Brousse jouerait ici le rôle de prête-nom pour sauver l’honneur de quelque dame…

— Ah !

— Dans ce cas-là, je me demande si je devrais fermer les yeux ? ou bien si je devrais recommencer mes recherches et intenter une action qui ne se dénouerait plus que devant la cour d’assises…

Mlle Gallet comprit sans doute, car elle jeta sur son danseur un regard d’écrasant dédain en disant :

— Pardon, monsieur le substitut, je me sens fatiguée, veuillez me reconduire à ma place ; et puis, faites danser monsieur le sous-préfet, il vous sera de bien meilleur conseil que moi !

— Qui est-ce qui me bafoue ?… se demanda M. Deprat, frémissant de colère. — Eh bien ! je le saurai ! arrive que pourra !


LI

Le lendemain, deux gendarmes arrêtèrent, chez son oncle, M. Isidore Leroux, qui fut écroué à la prison de Saint-Y… et mis au secret. Un autre gendarme, en passant par Champré, remit à Mme Jeannette, la gouvernante du docteur, une citation à bref délai, et, après avoir porté semblable message à la servante du curé de la Brousse, s’installa dans le village comme surveillant sans doute, comme menace peut-être.

Isidore Leroux, sous l’influence de la prison, du secret, des menaces de M. Hivert, qui lui lut les terribles dispositions de la loi contre les faux témoins, ne tarda pas à avouer ce qu’il savait de la vérité, c’est-à-dire qu’il ne savait rien, et qu’il jouait un rôle.

Quant aux servantes, depuis leur premier interrogatoire, elles s’étaient rappelé bien des détails à force de ressasser leur souvenirs, tout en bavardant avec les domestiques du château de Cladel ; et elles jetèrent de vives lumières sur le drame de la nuit du 20 janvier

On observe, à l’occasion de presque tous les procès, que les secondes dépositions des témoins sont beaucoup plus lucides que les premières.

Ainsi, le nouvel interrogatoire des servantes apprit aux magistrats la maladie qui, vers ce temps, affligea la marquise de Fayan ; la course empressée du marquis dans la neige, pour aller chercher le docteur, le 20 janvier au soir. La servante du curé raconta qu’elle avait entendu pendant la nuit quelques bruits inusités, et que, s’étant levée au petit jour, elle remarqua sur la neige des traces de piétinements de cheval. D’autre part, il devint évident que le docteur venait assurément de Cladel, et n’y allait pas, lorsqu’il fut aperçu d’une fenêtre, vers deux heures de la nuit, par sa gouvernante, faisant tourner son cheval et portant un paquet : — puisque les domestiques du château se rappelaient l’en avoir vu sortir à minuit passé, — et puisque la Jacquelette déclarait avoir reçu l’enfant de ses mains vers trois heures.

Toutes ces révélations, sans doute, auraient encore pu être contestées par des avocats. Mais dans la conscience des magistrats instructeurs, la vérité apparut éclatante et incontestable.

La chambre des mises en accusation de Riom, alors, était saisie de la plainte en suppression d’état, et rien ne pouvait plus arrêter l’action de la justice.

D’ailleurs, si l’un des magistrats regretta d’être engagé dans cette affaire, l’autre, enivré de sa propre rage, en mit une nouvelle ardeur à démasquer ce qu’il appelait : « les plus ténébreuses menées, au service de la plus détestable hypocrisie. »


LII

Depuis que le parquet de Saint-Y… déférait l’accusation à la cour de Riom, et instruisait le procès au criminel, rien ne transpirait plus sur le résultat des interrogatoires. On sut seulement l’arrestation du neveu du curé de la Brousse, la surveillance dont l’abbé Dablin était l’objet, et le nouvel appel des témoins. Je ne décrirai ni l’attente effrayée du public qui ne prévoyait plus un scandale mais un crime, ni l’épouvantable angoisse que souffrait au château de Cladel la marquise de Fayan. On se figurera facilement l’état des esprits, et certaines douleurs ne se traduisent pas.

Il faut se rappeler que la faute de la marquise remontait aux limites de sa jeunesse ; et que, depuis lors, l’âge, le remords, les angoisses, les austérités qu’elle s’imposait en secret, en avaient fait une vieille femme. L’espèce de pitié qui protége en pareille circonstance la jeunesse et la beauté, ne plaida donc pas pour elle dans le cœur de ses premiers juges.

La marquise de Fayan ne leur apparut pas comme une honnête et pieuse femme, coupable d’une faute unique, et rachetant son péché par la pénitence et la charité ; mais, comme une femme dépravée, qui avait, toute sa vie, abusé l’estime publique et couvert ses vices du manteau de la religion !

Ils se dirent : « quel est son complice d’adultère ? » et levèrent les yeux jusqu’à ceux qui défendaient son honneur au prix de leur repos, de leur considération, de leur liberté.

Ces odieuses pensées furent l’excuse sans doute de l’impitoyable rigueur qu’ils mirent à leur poursuite, et de la démarche inouïe qu’ils osèrent.


LIII

M. de Fayan était seul, par une chaude journée de juin, vers deux heures, et faisait une courte méridienne dans le salon boisé où nous ayons vu commencer cette histoire, quand son valet de chambre, ouvrant la porte avec précaution, de peur de l’éveiller en sursaut, vint lui dire que M. Deprat demandait à l’entretenir un moment en particulier.

Le marquis ouvrit les yeux comme un homme encore à moitié enfoncé dans la douce quiétude de l’après-dînée, en disant : — Bien, faites entrer !

Puis, tandis que le domestique s’en retournait, il se leva et fit quelques pas pour chasser les lourdeurs du sommeil, et, seulement alors, il se dit : « Pourquoi M. Deprat veut-il me parler en particulier ?… »

Aussitôt, sur le seuil, apparurent trois visiteurs au lieu d’un, que le marquis s’attendait à voir.

Il y avait avec le substitut, le juge d’instruction et un greffier.

Comment ne reculèrent-ils pas à la vue de ce gentilhomme à son foyer, de ce mari, de ce père qui reposait là, dans le calme de son cœur, entre le métier à tapisserie où travaillaient un instant auparavant sa femme et sa fille, les portraits de ses ancêtres, les souvenirs de toute sa vie d’intimité, de confiance et d’honneur épars en vingt objets, sur les mûrs, sur les meubles, partout ?… — Mais non !

Le marquis d’abord s’était avancé, tendant la main, comme pour accueillir cordialement un seul hôte.

À la vue des trois magistrats et de la solennité que trahissait leur visage composé, il recula d’un pas et dit simplement :

— Messieurs, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

— Puis il appela le domestique : — Jean ! avancez des siéges !

MM. Hivert et Deprat s’assirent au-devant de la vaste cheminée d’où s’échappait alors une touffe de verdure ; tandis que le greffier s’avançait jusqu’au guéridon du milieu et repoussait doucement un bouquet de roses, pour caser entre des livres et des boîtes à jeu un assez volumineux portefeuille.

Le marquis jeta sur ces apprêts un regard froidement interrogateur, et demeura debout.

— Quelle est, dit-il, messieurs, la favorable circonstance qui me vaut votre visite collective ?

— Monsieur le marquis, répondit le substitut qui trouva le premier la parole, nous avons à vous entretenir d’affaires. M. le juge d’instruction désire vous demander quelques éclaircissements, et nous n’avons pas voulu, en vous appelant à Saint-Y…, vous causer un désagrément d’abord, et, ensuite, attirer l’attention publique sur une démarche qui… peut rester secrète !

Le front du gentilhomme se plissa légèrement ; son nez eut une contraction qui accusa davantage la ligne busquée de son profil ; un sourire, en effleurant ses lèvres, y mit une rapide expression de dédain, de raillerie et d’incrédulité.

— Est-ce que, par hasard, dit-il, je serais impliqué dans votre procès, moi aussi ?

— Comme témoin seulement !

— En vérité ?… Voilà qui me surprend ! — Et de quoi, s’il vous plaît, monsieur le juge d’instruction, désirez-vous que je témoigne ?

— Monsieur le marquis, dit M. Hivert qui voulait enlever sans brusquerie le voile qui couvrait si hermétiquement les yeux du châtelain, — soyez assez bon pour nous excuser ; considérez surtout que nous sommes forcés par notre devoir de magistrats de vous interroger, et que nous y mettons, toutes les formes les moins… pénibles. De votre côté, quoi qu’il vous en coûte peut-être, ne refusez pas des lumières à la justice.


LIV

— Monsieur, ce préambule est de trop. — De quoi s’agit-il ?

— Il s’agit du procès que nous intentons en ce moment en cour impériale au sujet de l’enfant inconnu des Écoudelles.

— Et vous comptez sur moi, pour éclaircir le mystère de sa naissance ? — Voilà qui est fort !

— Monsieur le marquis, nos recherches récentes sont arrivées à un résultat qui vous étonnera peut-être, mais qui s’appuie sur d’irréfragables preuves… — nous vous les communiquerons d’ailleurs si vous les désirez ! — Cet enfant, né le 20 janvier 18… vers onze heures du soir, est sorti du château de Cladel.

Le marquis regarda le juge d’instruction d’un regard étonné, chercha dans ses souvenirs et n’y trouva rien ; parce que jamais il ne s’était avisé de faire un rapprochement entre la naissance de ce petit bâtard et les événements de sa vie privée. Il répondit avec une inaltérable foi :

— Messieurs, c’est tout à fait invraisemblable !

— Je ne vous citerai pas un vers devenu banal, monsieur le marquis. Nous échangeons d’ailleurs, en ce moment, des paroles sérieuses, dont M. le greffier va prendre note.

— Alors je subis un interrogatoire ? Peut-être, allez-vous me faire prisonnier, moi aussi ! Ceci devient… étrange !

— Je vous répète, monsieur le marquis, que l’enfant mis en nourrice aux Écoudelles, et qui n’a pas jusqu’ici d’état civil, est né dans votre maison ! Réfléchissez !

— Et moi je vous répète que c’est impossible !… — Un moment j’ai cherché… je crois qu’en effet, aux alentours de cette époque, une personne qui habite chez moi a dû se trouver dans une position fâcheuse… mais la réflexion précisément me rappelle que cette personne a été faire ses couches à Paris deux mois auparavant, et je sais, par informations récentes, que l’enfant n’est point en nourrice dans ce pays.

— Voulez-vous me nommer cette personne ? dit le juge d’instruction, étonné à son tour.

— Je suis fâché de la compromettre, mais je pense, messieurs, que vous garderez le secret d’une malheureuse fille… Il s’agit de la femme de chambre de la marquise.

— Ah ! fort bien !… — Elle est venue dernièrement chercher une autorisation pour voir le docteur Lambert.

— Oui, elle allait à Saint-Y…, et m’a demandé un mot de recommandation ; elle voulait consulter…

— Ou bien remettre quelque message… avertir le prévenu, sans doute, de l’expédient qu’on avait trouvé.

— Quel expédient ? quoi ? s’écria M. de Fayan mis hors de lui par ces réticences, et qui commençait à sentir le malheur flotter dans l’air. Expliquez-vous… tout ceci… passe les bornes…

— Vous avez oublié, je le vois, les incidents de cette nuit du 20 janvier. Je serai donc obligé de vous les rappeler, bien que cette charge devienne pénible… Mais, auparavant, laissez-moi vous dire qu’un chef de famille, qui devrait savoir tout ce qui se passe chez lui, puisqu’il en répond, est souvent étrangement abusé…

— Au fait, monsieur !

— Il avait neigé toute la journée précédente… Vers dix-heures, madame la marquise, qui était souffrante depuis plusieurs mois, se trouva plus malade… Vous allâtes à cheval chercher le docteur…

Un premier soupçon, rapide comme un éclair et soudain méprisé, traversa la pensée du marquis.

— Eh bien ? dit-il.

— Le docteur n’était pas chez lui ; vous l’avez attendu.

M. de Fayan sentait je ne sais quelle fièvre le saisir. Il ne répondit pas et contint le tremblement de ses membres. Un léger frottement de son pied sur le parquet trahit seul son impatience.

— Vous avez laissé votre cheval à Champré… Vous êtes revenu à pied… En arrivant, vous trouvâtes le docteur au chevet de la marquise… avec la femme de chambre sans doute ?


LV

Tout à coup le marquis devint horriblement pâle, ses jambes fléchirent, malgré toute sa volonté. Il revit, nets et accusateurs, ces hiéroglyphes tracés dans la neige par les pieds du cheval de Lambert, entre Cladel et la Brousse. Une illumination soudaine les lui montra, coupant le parc, et venant aboutir à la chambre de la marquise… Ce même jet de lumière, en éclatant à travers sa mémoire, y éclaira mille circonstances oubliées… mille indices jusqu’alors inaperçus. Il se souvint de l’étrange maladie qui avait précédé la crise du 20 janvier… du trouble de Françon et du docteur, lorsqu’à son retour de Champré il rentra dans la chambre de la marquise, par la petite porte de la tour… du saisissement de Lambert pris à l’improviste par cette question : « Qu’avez-vous donc été faire à la Brousse ? » et de sa réponse qui fut un mensonge.

Toutes les émotions extraordinaires qui agitaient Mme de Fayan depuis quelques mois, son premier cri de révolte quand elle entendit accuser Mlle Gallet, son admiration passionnée pour Lambert, sa haine mal dissimulée pour le substitut, ses longues conférences avec le curé, lui apparurent en une épouvantable vision… Il se souvint aussi de l’adresse qu’elle avait déployée, peu de jours auparavant, pour obtenir de lui la lettre qui devait ouvrir à Françon les portes de la prison de Saint-Y… En même temps, il comprit les honteuses causes de l’indulgence de la marquise pour la paysanne pécheresse…

Puis, plus loin dans le passé, il revit encore un temps étrange où la beauté de Mme de Fayan avait brillé d’un éclat plus vif avant de s’éteindre… où, dans ses regards, passaient des flammes d’enthousiasme et de jeunesse,… où, dans sa voix, vibraient des harmonies inconnues auparavant, oubliées depuis.

Toutefois, il eut la force de dissimuler cette terrible clairvoyance et de murmurer :

— Je ne comprends pas…

— L’enfant, reprit l’impitoyable juge d’instruction, a été ondoyé par M. le curé de la Brousse dans la nuit du 20 janvier, ce qui, joint à d’autres indices, nous porte à croire qu’il a dû rester au presbytère en dépôt, entre onze heures et une heure. À deux heures nous le voyons à Champré, dans les bras du docteur. À trois, il est remis à sa nourrice…

Le marquis n’écoutait plus qu’à peine l’énumération de preuves accablantes que continuait M. Hivert. Le vertige l’avait saisi et l’emportait de chute en chute, jusqu’au fond de l’abîme. Il passa un de ces moments pendant lesquels les cheveux blanchissent, les facultés morales éclatent… il lui sembla qu’un tremblement de terre faisait écrouler le monde, et qu’il demeurait seul parmi les ruines, puis, que le sol fuyait sous ses pieds, et qu’il s’agitait dans le vide… Tout au plus, lui restait-il assez de raison pour se demander s’il n’était pas la proie d’un épouvantable cauchemar…

Une interrogation directe du juge d’instruction le tira de ces gouffres où tourbillonne la folie.

— Eh ! tout cela n’est pas vrai ! s’écria-t-il en secouant l’horrible obsession ; ce n’est pas possible !

— Monsieur le marquis, reprit froidement le substitut, nous regrettons de trouver votre mémoire si rebelle. Nous espérions qu’elle nous éviterait des recherches publiques, peut-être scandaleuses… Mais, puisque cet interrogatoire officieux ne peut éclairer la justice, monsieur le juge d’instruction va se voir forcé de questionner sous le serment madame la marquise… et même mademoiselle votre fille…

Le père bondit.

— Prenez garde ! messieurs, s’écria-t-il, ne contenant plus son indignation et sa colère, je cherche à qui je demanderai réparation de…

— Songez, monsieur le marquis, que vous êtes devant des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions !

Enfin, la raison du gentilhomme, un moment ébranlée par ce coup de foudre, rentra victorieuse en son âme… Il put embrasser d’un même coup d’œil et le malheur et le devoir.

— Messieurs, attendez… dit-il.

Puis, après une minute, durant laquelle il réunit tout son courage et toutes ses forces :

— Messieurs, reprit-il, certains aveux coûtent à un vieillard… dont l’honneur fut, jusqu’ici, sans tache. Excusez donc mes premières dénégations. Cet enfant inconnu est le fils de Mme la marquise de Fayan… le mien !… — Des arrangements de fortune… le désir surtout que la marquise et moi avions de marier notre fille à M. Fernand de Messey, ce qu’une diminution de la dot rendait difficile… nous ont poussé à une illégalité… à une injustice envers notre dernier-né… Puis, par la honte d’avouer une première fraude, nous avons indignement profité du dévouement de nos amis le docteur Lambert et le curé de la Brousse. — Écrivez ma déclaration, monsieur le greffier !… et vous, messieurs, laissez là toute procédure : il ne reste plus qu’à inscrire à l’état civil mon troisième enfant !


ÉPILOGUE


Le marquis de Fayan mourut bientôt, La marquise, devenue veuve, et toujours plus tournée vers la pénitence et la prière, s’est retirée dans un couvent après le mariage de Clotilde avec le docteur Lambert. Elle a donné toute sa fortune aux époux qui habitent Paris, où le jeune praticien, malgré sa modestie, devient un des princes de la chirurgie. Clotilde élève son jeune frère, dont elle est la marraine. Henri de Fayan a pris du service et vendu le château de Cladel. Le château, acheté par des spéculateurs, reste abandonné en attendant qu’il soit démoli, tandis que les terres, dépecées, s’en vont, lopin par lopin, aux paysans qui reviennent d’émigration avec un peu d’argent.

De tous les acteurs de ce drame, le curé de la Brousse et le substitut, seuls, habitent encore le pays, car Françon est restée au service de Mme Lambert, et le juge d’instruction a demandé son changement, se sentant peu glorieux en présence des résultats de sa victoire.

— Pourtant, nous faisions notre devoir, a-t-il dit un jour, à l’abbé Dablin, avant son départ.

— Peut-être… comme juges de ce monde. Mais, reprit-il, là-haut nous irons tous en appel !

Quelques personnes me demandent des nouvelles de Mlle Gallet. Elle n’a certes pas épousé le substitut, qui est mal vu dans l’arrondissement, et qui n’a pas même osé se présenter. Fernand de Messey, plus audacieux, a mis sa noblesse aux pieds de la roture dorée de la merveilleuse Ernestine. Mais celle-ci déclare réserver son million pour un mari parisien qui lui en offrira deux ; et il paraît qu’elle a trouvé ce phénix, car son mariage est annoncé pour après Pâques.



FIN


LA
STATUE D’APOLLON





I


La Spezzia, assise au fond de son golfe et au pied de l’Apennin, ombragée d’oliviers centenaires, de pins maritimes, qui s’élancent entre les villas comme de gigantesques parasols, parfumée des fleurs des citronniers et des lauriers-roses, est bien l’une des plus délicieuses haltes qui s’échelonnent le long de cette belle route de la Corniche, depuis Nice jusqu’à Livourne.

Napoléon, en admirant la disposition merveilleuse des rochers qui enserrent la baie, et semblent réunir en un seul port plusieurs ports, capables de contenir chacun une flotte nombreuse, avait résolu de faire de la Spezzia son principal port militaire sur la Méditerranée. Mais le dieu qui préside aux splendeurs de la nature a défendu la Spezzia contre l’invasion des ingénieurs et la truelle des maçons. On n’y voit point encore de forts ornés de leurs canonnières, ni de jetée bien droite, fendant les flots de ses murs de granit, et portant à la pointe un phare polyèdre comme le flambeau de la civilisation ; c’est toujours le port de Luni, tel que Strabon le dépeignit. Seulement, les villas de marbre, qui s’accrochent aux rochers et font descendre leurs jardins jusqu’à la mer, sont habitées par des sujets de Victor-Emmanuel, au lieu de l’être par des patriciens romains ; les luxueux hôtels, qui s’élèvent au bord de la place, donnent asile aux touristes anglais, qui viennent prendre des bains de mer dans des flots chargés de phosphore ; un tir au pistolet est établi au bord de la route de Sestri di Levante, et, çà et là, sur cette route, ou dans la belle promenade qui domine la mer du haut de ses terrasses, apparaissent des chapeaux marrons, des voiles verts et des robes à volants.


II


Un soir de l’an dernier, à cette heure du crépuscule si rapide et si belle en Italie, tandis que le soleil, éblouissant encore, lance ses derniers rayons derrière la bande d’azur de la mer, et que la lune apparaît en face, allumant comme un incendie son grand disque rouge, le comte et la comtesse de Morelay étaient assis sur un des bancs de marbre de la promenade, et regardaient le splendide panorama qui se développait à leurs yeux, entre Porto Venere et Lerici.

Il faisait jour encore, mais la nuit descendait rapidement. L’église et le château de Porto Venere, du haut de leur rocher, découpaient sur le ciel leurs profils sombres, et semblables, de loin, à des profils de ruines antiques. Les côtes de Lerici, dorées des derniers reflets du couchant, déployaient en festons la luxuriante richesse de leur végétation tropicale. Ici, les oliviers allongeaient leurs branches jusque dans la mer, et trempaient dans ses flots leur feuillage grisâtre comme celui des saules. Là, les palmiers arrondissaient leurs rameaux. Entre les arêtes aiguës des feuilles d’aloès, s’échappait parfois une tige fleurie, élégante et svelte comme un arbre de Raphaël ; puis les vignes, les figuiers, les grenadiers, s’enroulaient en longues lianes ou se massaient en buissons ; plus haut, et s’échelonnant par degrés sur les flancs des montagnes, apparaissaient en touffes sombres les châtaigniers et les pins.

Quelques barques errent sur le golfe, ramenant des pêcheurs ou conduisant des touristes vers la source d’eau douce qui jaillit de la mer. On entend sur la plage les appels des mariniers et les cris joyeux des enfants, et, du côté de la ville, les cloches qui sonnent l’Ave Maria. De temps en temps, sur la mer unie et bleue, un dauphin saute entre les barques et envoie une cascade de gouttes d’eau aux visages des bateliers ou des promeneurs. Quelques lumières hâtives apparaissent du côté de la ville, quelques étoiles brillent au firmament.


III


Le comte et la comtesse se laissent aller à ce charme délicieux, qui règne dans toute la nature et fait si bien comprendre le dolce far niente des peuples aimés du soleil.

M. et Mme de Morelay ne sont point des amants qui font l’école buissonnière, ni de jeunes époux qui promènent, en Italie, le premier quartier de leur lune de miel. Ils ont, l’un et l’autre, passé les plus belles années de la jeunesse et les printanières ivresses de l’amour. Le comte a quarante ans sonnés ; la comtesse a bien trente ans, quoiqu’elle soit, en ce moment, resplendissante de fraîcheur et de beauté.

Tous deux reviennent de Rome, où la comtesse a dû passer l’hiver, pour se remettre d’un commencement d’affection pulmonique, survenu après une seconde couche. À les voir ainsi rêveurs et silencieux, on ne dirait pas des amoureux en extase, ni des époux indifférents et ennuyés ; mais on dirait un couple heureux et dès longtemps accoutumé à une vie sans secousses.

En effet, ils avaient la richesse, cette première condition, qui ne fait pas le bonheur, mais qui lui permet au moins d’approcher. Mariés depuis dix ans, ces dix années leur semblaient un rêve, tant elles avaient vite passé. Le comte était regardé comme un homme d’un rare mérite. La comtesse, jolie, intelligente, pleine de grâce et de talent, n’avait trouvé dans la vie que des fêtes et des sourires. Elle aimait son mari, ou, du moins, elle n’avait jamais été tentée d’en aimer un autre, — soit que son cœur eût été juste assez occupé pour ne pas prendre garde aux hommages qu’on lui adressait, soit que ces hommages, contenus dans des bornes sévères par le respect, par les barrières morales qui entourent et défendent les femmes du monde, n’aient jamais été d’une séduction bien puissante. Pour le comte, il aimait sa femme d’un amour profond, mais calme, parce qu’il comptait absolument sur elle, et n’avait pas, depuis dix ans, éprouvé deux heures de jalousie ; l’idée même d’un doute ne lui était pas venue.

Les petites maladies de deux enfants charmants, la mort de quelques grands parents, étaient donc les seules douleurs qui marquassent des étapes dans cette heureuse et facile vie.

Actuellement, ils reviennent en France à petites journées ; le voyage par mer fatiguant la comtesse, ils ont repris terre à Livourne, et, de Livourne, ils sont arrivés à la Spezzia, passant ici une matinée, là deux jours ou trois. Rien ne les presse ; nulle obligation ne les attend ; leurs enfants sont aux mains d’une grand’mère vigilante ; leur hôtel de Paris sera prêt pour les recevoir au jour de leur arrivée ; leur château de Touraine est gouverné par un régisseur honnête.

Ce qui les absorbe, à cette heure crépusculaire, c’est un doux mélange de fatigue et de repos, une sorte d’engourdissement dans le bien-être, un demi-sommeil, dont les rêves sont choisis par la reine fantaisie.


IV


Un couple vint s’asseoir à côté d’eux, sur le même banc. Les robes des deux femmes se touchaient, d’un mouvement instinctif elles séparèrent leurs jupes. Ce geste rapide leur fit tourner à demi la tête, et, malgré l’ombre des grands chapeaux de paille, leurs regards se rencontrèrent une seconde.

Ceux de Mme de Morelay devinrent soudain plus secs et plus froids qu’un miroir d’acier, tandis que ceux de sa voisine se baissèrent. La comtesse fit un second mouvement pour ramener sa jupe encore davantage, et se retourna vers son mari, à qui elle parla du paysage avec affectation et à voix haute. L’autre femme devint rouge, puis pâle, traça des hiéroglyphes sur la poussière du bout de son ombrelle, pour se donner une contenance, enfin, reprit le bras de son compagnon, et quitta la place.

C’était une amie de pension de Mme de Morelay, Mme Amélie de Braciennes, qui, depuis deux ans, avait quitté son mari et voyageait en Italie avec le vicomte d’Aury.

L’orgueilleuse comtesse, d’un geste bien rapide, et peut-être plus spontané que volontaire, venait de mettre, entre elle et son amie déchue, une infranchissable distance.

Jamais elle n’avait failli, et elle ne comprenait pas qu’on pût faillir. Jamais la tentation puissante ne l’avait menée au bord de l’abîme pour lui en montrer les profondeurs fascinatrices, et elle ne concevait pas qu’on tombât. Naïvement, elle regarda Mme de Braciennes comme les brahmes de l’Inde regardent les parias. Quand la femme faible eut passé, la comtesse de Morelay dit simplement à son mari :

— C’est madame de Braciennes.

Ce fut tout. Le jugement était rendu, l’arrêt prononcé ; le mélange d’intérêt et de curiosité avec lequel M. de Morelay répondit : — Ah !… se perdit dans un silence glacé, et, comme on dit : « l’incident n’eut pas de suite. »


V


Mais il amena dans les souvenirs de la comtesse une sorte de revue rétrospective.

Elle revit le temps où, petite fille, elle sautait à la corde avec Amélie, et le jardin aux allées de tilleuls, et les dortoirs aux longues files de lits garnis de blanc et de vert, et les classes aux pupitres de bois noir, et les parties de corde, et les leçons, et les pensums ; puis vinrent les souvenirs de jeunesse : un premier bal, une partie de spectacle… la lecture d’un roman.

Ces souvenirs défilaient lentement, presque avec ordre, mais sans raviver de profondes empreintes. Enfin, elle se trouva dans le salon de sa grand’mère et revit une présentation, la signature d’un contrat, les préliminaires de son mariage…

De temps en temps elle répondait à son mari, qui lui exprimait une pensée sur le pays, les promeneurs, le climat, etc., par une phrase courte ; et la conversation retombait. Bientôt la suite de son passé se perdit dans les méandres de la rêverie.

Il semblait que cette brise embaumée emportât toutes les impressions fatigantes ou vives, pour ne laisser qu’une disposition infinie au bien-être physique et à l’engourdissement moral.

Tandis que la comtesse regardait d’un vague regard le paysage à travers les franges de son ombrelle, qui, en se balançant, découpaient capricieusement la ligne d’horizon, elle croyait entendre chanter à côté d’elle des harmonies délicieuses ; et, en respirant l’arome des orangers, elle rêvait des poëmes sans commencement ni fin et qu’elle n’aurait pas su traduire en paroles.

Peu à peu même, elle cessa de ressentir des impressions définies, et les phrases entrecoupées qu’elle échangeait avec son mari s’interrompirent tout à fait. M. de Morelay, sans doute, était au diapason, car il ne chercha pas à ranimer la conversation et demeura, aussi, perdu dans un silence contemplatif.


VI


Pourquoi la comtesse leva-t-elle tout à coup la tête et fixa-t-elle sur un point rapproché ses regards vagues et errants jusqu’alors ?

Pourquoi ?… — Qui le sait ?… Faut-il croire au hasard ? à la fatalité ? à l’influence des sympathies ? au pouvoir de certaines volontés sur d’autres ? au perfide appel de l’Ange des ténèbres ?

Toutefois ses yeux s’arrêtèrent sur un jeune homme qui était assis à trois pas d’elle et s’appuyait au tronc d’un vigoureux chêne vert. Il se détachait en silhouette sur le ciel et la mer, et recevait sur les contours de ses cheveux flottants les derniers reflets du soleil.

Elle rougit, car les regards de ce jeune homme étaient évidemment dirigés vers elle ; mais elle ne se détourna pas soudain, car jamais l’expression d’un visage humain ne l’avait autant frappée.

L’inconnu était beau comme Antinoüs, et jeune comme lui, car il pouvait avoir vingt ans, vingt-deux ans au plus. Sa taille paraissait élégante et bien prise ; sa pose abandonnée avait cette grâce juvénile que ne remplacent jamais ni l’art ni l’étude ; ses vêtements simples n’accusaient précisément aucune caste sociale. Son teint mat avait cet éclat chaud qui fait ressortir la régularité des traits et le noir brillant des cheveux. Ses lèvres bien rouges, ombragées d’une moustache naissante, s’entr’ouvraient et montraient des dents pareilles à des perles ; ses yeux, profonds et noirs, semblaient envelopper la comtesse tout entière d’un regard plein d’admiration.

« Depuis combien de temps est-il là ? » se demanda Mme de Morelay troublée par ce regard. Elle allait se lever par un mouvement d’instinctive pudeur ; mais je ne sais quelle tentation inavouée la retint. Peut-être aussi, ne voulut-elle pas avoir l’air de prendre garde à cet admirateur de rencontre ; peut-être ne voulut-elle pas tirer M. de Morelay de sa douce torpeur ; peut-être enfin, étonnée de se sentir émue, essaya-t-elle de réagir contre cette émotion, de la dominer et de regarder à nouveau ce jeune homme, cet enfant, si beau et si bien encadré par les splendeurs de la nature.

Elle avait baissé les yeux ; elle les releva. Mais elle s’était remise ; ils ne trahirent plus la surprise ni la confusion. Ils n’exprimèrent qu’un intérêt froid, à peu près celui qu’elle eût témoigné à la statue du Bacchus antique.


VII


L’inconnu la regardait toujours, et, ses regards avaient une expression si claire et si expressive, qu’elle tressaillit et perdit contenance. Elle se leva, saisit vivement le bras de son mari, et l’entraîna d’un autre côté de la promenade.

Si la comtesse de Morelay, assise au bois de Boulogne ou aux Champs-Élysées, avait vu se fixer sur elle le lorgnon impertinent d’un jeune fat, à coup sûr elle n’eût éprouvé que du mécontentement et de la gêne ; et, si ce fat eût été très-beau, sa colère de femme outragée par un grossier hommage n’en eût été probablement que plus grande.

Mille fois il était arrivé à la belle comtesse de sentir près d’elle, au milieu d’un bal, une admiration aussi vive et plus discrète ; jamais elle n’avait été émue ; jamais elle n’y avait pensé un instant de trop.

D’où vient donc qu’elle se troubla ? L’heure critique de sa destinée avait-elle sonné ? ou bien l’influence des choses extérieures est-elle donc si forte, qu’elle puisse modifier tout à coup le caractère et la nature d’une femme comme Mme de Morelay ?

Jamais la comtesse n’avait éprouvé cette étrange émotion. Elle baissait les yeux tandis que son mari lui montrait les échappées de vue de la promenade sur la mer, et la lune, éclatante dans son disque d’argent, qui dominait les côtes de Lerici. Elle baissait les yeux et ne répondait pas, de peur, en regardant autour d’elle, d’y revoir cet inconnu, et, en parlant, de trahir son agitation par le tremblement de sa voix.

D’ailleurs, que lui importaient maintenant ces spectacles extérieurs dont la magie l’enivrait quelques instants auparavant ? Mme de Morelay regardait au fond de son cœur un spectacle bien plus nouveau : le spectacle de la raison aux prises avec je ne sais quoi d’inconnu et de violent qu’elle ne peut ni comprendre ni dompter.

« Eh quoi ! se disait la comtesse en serrant instinctivement le bras de son mari, et en pressant le pas comme sous la menace d’un danger, eh quoi ! faut-il donc croire au pouvoir de la jettatura ou bien à ces amours soudains comme les dépeignaient les romans que lisaient nos mères ?… »

Elle éprouvait à la fois le besoin de fuir et celui de rester ; elle se disait avec soulagement que le surlendemain son voiturin l’entraînerait loin de la Spezzia ; et, si un revirement soudain dans l’itinéraire du comte l’avait obligée de monter sur l’heure dans ce même voiturin pour gagner Sestri, elle eût ressenti un cruel déchirement. Chaque tour de roue qui l’eût entraînée loin de cette vision d’une heure lui eût causé des regrets amers.


VIII


Et quels regrets sont ceux-là qui ne sauraient se formuler par des paroles, ni même par une conception nette de ce que l’on a perdu !

Le vague, l’inconnu, cette félicité sans nom à laquelle nous aspirons sans la définir, semblent cachés derrière l’image que nous avons entrevue un instant. Elle a pour elle, cette image, la puissance du : Peut-être. Et, lorsque nous appelons le bonheur de tous les cris de notre cœur avide, une voix nous répond en évoquant le fantôme disparu :

— Qui sait s’il n’était pas là ?…

On se console de la mort d’un excellent ami, et l’on ne se console pas de celle d’un enfant. La blessure que fait au cœur un amour qui se rompt se cicatrise avec le temps ; mais celle qui provient d’un amour étouffé dans son germe et défendu par l’impossible, comme le paradis terrestre par l’épée de l’ange, se creuse et saigne toujours.

C’est que les ivresses que nous rêvons sont mille fois plus séduisantes que les ivresses de la réalité. Les joies que nous avons goûtées, nous en savons les amertumes aussi bien que les douceurs ; au milieu des plus divins transports nous avons senti la piqûre qui nous a rappelé que nous sommes enfants de la terre et condamnés à la douleur.

Les joies entrevues par l’imagination, au contraire, sont sans limites et sans contre-poids. L’âme dégagée de ses liens de chair ne connaît pas de barrière qui l’arrête dans son essor, ni de blessure qui mélange de peine ses plus délicieuses voluptés.


IX


Mme de Morelay ne se disait pas tout cela. Elle n’en était pas à la philosophie du sentiment, mais à l’étonnement et à la terreur qui précèdent la passion.

Après quelques tours de promenade silencieuse, le comte lui demanda si elle se sentait fatiguée du voyage et si elle voulait rentrer à l’hôtel. Sur sa réponse affirmative, il reprit le chemin de la plage ; mais tout à coup il s’arrêta :

— Écoutez donc ! quelle belle voix ! s’écria-t-il.

En effet, tout près d’eux, une voix d’homme entonnait, avec un admirable accent de prière et de tendresse :

   Verrano a te sull’aura miei sospiri ardenti
   Adrai nel marche mormora l’eco de miei lamenti
.

La comtesse frissonna, et leva la tête pour voir le chanteur. Mais, avant de l’avoir vu, elle s’était dit :

— C’est lui !

C’était lui, en effet… lui, qui, sans doute, avait voulu forcer l’attention de la comtesse, et trouver moyen de parler d’amour.

Dès qu’elle eut levé les yeux, il se tut, comme si, son appel une fois entendu, il ne se fût pas soucié d’autre chose.

— C’est dommage ! dit le comte.

Mme de Morelay hâta le pas en murmurant :

— Qu’importe !

— Qu’avez-vous, Louise ? seriez-vous vraiment souffrante ? demanda M. de Morelay, frappé de l’état singulier de sa femme.

— Rentrons ! dit-elle d’une voix brève.

Elle sentait près d’elle l’audacieux qui la poursuivait ; et, tandis que son orgueil se cabrait devant cette poursuite, elle était tentée de se retourner pour le regarder encore.

X


Arrivée à l’hôtel, de l’Europe, dans le salon qui précédait sa chambre, elle se laissa tomber dans un fauteuil et porta la main à son front, pour comprimer l’exaltation de son cerveau.

M. de Morelay s’empressait à l’entourer de soins affectueux. Elle supportait ces marques de tendresse avec une sorte de gêne, et cherchait en vain des mots pour le remercier.

Cependant elle parvint enfin à lui répondre, en s’efforçant d’oublier la vision qui l’avait troublée et de reprendre la vie où elle l’avait laissée quelques heures auparavant.

Il lui sembla qu’elle sortait d’un rêve ; mais, chose étrange ! la réalité lui apparut tout à coup sombre et froide, comme un crépuscule d’hiver. Elle frissonna.

— Vous avez la fièvre ! dit M. de Morelay.

Hélas ! non !… la fièvre venait de la quitter, au contraire. Ce mari, aimé depuis dix ans, lui déplut souverainement tout à coup. Sans y prendre garde, elle le détailla, comme si elle le voyait pour la première fois ; alors, elle lut distinctement les quarante ans du comte sur son front dénudé, aux cheveux gris de ses tempes, à la rudesse de sa barbe, aux plis marqués autour de ses yeux ; à ce je ne sais quoi qui trahit, par les soins mêmes de la toilette, le besoin de cultiver un reste de jeunesse.

Jusqu’alors, pour elle, le mari jeune et charmant qu’elle avait épousé était resté le même ; les changements successifs qu’apportaient les années passaient inaperçus. Elle les découvrit alors d’un seul coup ; et, sans songer que le comte et elle avaient vieilli ensemble, sans se souvenir que les années écoulées avaient été douces, il lui prit une sorte d’oubli du passé et de dégoût de l’avenir.

La perspective de retourner à Paris, d’y passer un mois à faire quelques arrangements de ménage, à rendre quelques visites, puis, d’aller passer quatre ou cinq mois dans son château de Touraine, entre son mari et ses enfants, lui parut si dénuée d’intérêt et d’imprévu, qu’elle ne put retenir un bâillement.

— Excusez-moi, mon ami, dit-elle ; j’ai mal aux nerfs ; ce sera la fatigue, ou l’odeur des lauriers, qui est très-forte sur la promenade. Je vais me coucher, et demain matin je m’éveillerai guérie.

XI


Le comte la laissa seule après l’avoir affectueusement embrassée. Elle se coucha, en effet, mais elle demeura longtemps agitée et dans un état de surexcitation, qui n’était ni la veille ni le sommeil.

Après des efforts infructueux pour se calmer et s’endormir, elle se releva pour aller prendre, sur le guéridon du salon, un des livres français qui s’y trouvaient mêlés aux journaux de sport et de voyage.

Si un observateur se fût trouvé là et eût été doué, pour un instant, du don de double vue, à coup sûr, la comtesse lui fût apparue entre son bon et son mauvais ange, et suivant instinctivement l’impulsion du second. Oui, c’était un démon, sans doute, qui, de son doigt de feu, lui montra le livre qu’elle prit… au hasard !

Elle s’assit dans un grand fauteuil à la Voltaire, avança la lampe, ouvrit au milieu le joli volume doré sur tranches, et se mit à lire : Paul et Virginie.

Mais, d’où vient que, tout à coup, elle rougit et pâlit et sentit l’orage de son cœur augmenter au lieu de s’apaiser ?

Elle ferma les yeux un instant, pour rafraîchir ses paupières fatiguées ou pour concentrer et analyser ses pensées incohérentes. Puis, elle se remit à lire, et tourna les pages, en tremblant.

Enfin, elle rejeta le livre, se promena longtemps dans sa chambre, en essayant de vaincre par l’agitation physique le spasme moral qui la tenait éveillée. Elle ouvrit même la fenêtre et avança sur le balcon, pour respirer l’air de la mer et la fraîcheur de la nuit.


XII


À peine en avait-elle senti la bienfaisante influence, à peine ses yeux avaient-ils eu le temps de reconnaître le magnifique panorama qui se déroulait devant eux, qu’elle entendit une voix, trop connue déjà, chanter sous son balcon :

    Verrano a te sull’aura i miei sospiri ardenti…

Elle rentra vivement et ferma la fenêtre. L’orgueil de la femme se révolta.

— Décidément, dit-elle, décidément, cette poursuite est offensante…

Cependant la voix du chanteur ne s’arrêta pas ; il continuait :

    Adrai nel marche mormora l’eco de miei lamenti…

Mais on eût dit que cette voix, tout à l’heure si pleine et si sonore, devenait tremblante. Après le premier mouvement d’indignation, la comtesse se remit à marcher dans la chambre. Elle écoutait malgré elle, et peu à peu se rapprochait de la fenêtre… Cette voix, qui tremblait et semblait se mouiller de larmes, fit tomber sa colère. Son cœur se serra, et, bientôt, ce fut elle qui pleura.

« Ah ! » pensa-t-elle en quittant cet angle de fenêtre, où elle s’était blottie pour écouter sans que son ombre pût la trahir et en allant tomber sur son fauteuil ; « ah ! quelle étrange fascination me poursuit ? À quel cauchemar suis-je en proie ?… La nature humaine a-t-elle donc de ces faiblesses imprévues… de ces heures de vertige ?… »

Elle pleura quelques instants, et ses larmes la soulagèrent. Le chanteur se tut. Cependant Mme de Morelay se sentit encore trop agitée pour trouver le sommeil. Elle prit un autre livre ; celui-là, peut-être, était le contre-poison du premier, car, après un moment de lecture, ses yeux, encore voilés de larmes, s’éclaircirent, sa physionomie reprit une expression de calme, et elle parut s’intéresser au récit du conteur sans en être troublée.

C’était encore un livre français qui lui était tombé sous la main. Un volume de Nouvelles signé d’un nom aimé des délicats : Prosper Mérimée.

Elle lut la Double Méprise.

Son esprit fut bientôt captivé par cette attachante lecture. Toutefois, elle ne songea pas un instant à en faire l’application, ni à en tirer une conséquence… encore moins crut-elle à une sorte de hasard prophétique… Mais sa pensée avait été distraite et soulagée d’une préoccupation dévorante, son sang coulait plus tranquille dans ses veines. Elle se coucha et dormit.


XIII


Lorsque la comtesse s’éveilla, au matin, il ne lui restait plus que le vague souvenir d’un rêve fatigant ; elle retrouva le sentiment habituel de l’existence.

Le comte entra dans sa chambre dès qu’elle eut sonné.

— Eh bien, comment allez-vous, ma chère Louise ? Êtes-vous reposée et pourrez-vous enfin jouir de notre séjour dans ce charmant pays ?

— Oui, oui, je vais mieux, dit-elle. J’ai eu hier au soir un cauchemar tout éveillée. Mais c’est fini…

— Voulez-vous faire, aujourd’hui, une excursion à Carrare, pour y voir sauter, à la mine, les énormes blocs de marbre blanc qui fournissent la statuaire européenne, et dont une grande partie vient débarquer à Paris, quai d’Orsay, en face de vos fenêtres ?…

— Et comment le marbre de Carrare peut-il arriver à Paris par la Seine ? il me semble que sa voie la plus directe serait le chemin de fer, qui le prendrait à Marseille pour le déposer boulevard Mazas.

— Oui ; mais, ma chère, la ligne droite, qui est le plus court chemin d’un point à un autre, n’est pas toujours le plus économique. Or, vous savez l’énorme différence du prix des transports par eau ou par terre. Ces blocs, qui pèsent plusieurs milliers de kilogrammes, ne se manœuvrent qu’avec des peines infinies. Les frais de débarquement, de chargement, de transport, doubleraient le prix du marbre, déjà si élevé…

— Mais alors…

— Alors, vous allez voir tout à l’heure des montagnes de marbre blanc, grandes et hautes comme des alpes. Il y aurait de quoi peupler toutes les capitales de palais comme ceux de Gênes ; et, tenez ! de votre balcon, en vous inclinant un peu à gauche, vous pouvez voir les silhouettes aux angles rigides et aux cassures nettes, des montagnes gigantesques de Carrare. Aucune végétation ne vient en rompre les lignes ni en nuancer les teintes bleuâtres. Tandis que les montagnes couvertes de neige arrondissent les angles de leurs cimes, celles-ci semblent déchirer le ciel de leurs arêtes aiguës. — Eh bien ! la mine, que vous pouvez aussi entendre, en prêtant l’oreille, fait, d’heure en heure, sauter d’énormes quartiers de marbre. Ces quartiers, des hommes adroits et forts les poussent jusqu’à un torrent qui a tracé son lit entre les deux montagnes, et descend à la mer, comme tous les torrents qui roulent des Alpes à la Méditerranée. Le lit de ce torrent, c’est le chemin que prend le marbre pour arriver au port. Des bœufs, attelés par troupeaux, remorquent les blocs, et les traînent jusqu’au vaisseau où on les embarque. Quelquefois, ces bœufs restent plusieurs jours attelés à un seul morceau de marbre. Lorsqu’un bateau a son chargement, il prend le large et va pourtourner l’Espagne par le détroit de Gibraltar, côtoie le Portugal, traverse le golfe de Gascogne, et gagne le Havre. Là, il entre en Seine, et remonte jusqu’à Paris. Voilà comment vous voyez, de votre balcon, fonctionner la grue, qui enlève les blocs sur le pont du bateau et les dépose sur la berge.

— Allons voir Carrare ! s’écria la comtesse de Morelay. J’apprendrai avec plaisir tous les détails de ces travaux, je veux avoir vu les flancs ouverts de cette montagne, d’où sortent les vierges de nos cathédrales et les statues de Pradier…

— Et les baignoires de tous les hôtels d’Italie… interrompit le comte. Eh ! qu’est-ce donc que la matière sans l’esprit qui l’anime, le génie qui la transfigure et lui transmet le reflet divin…

— Vous avez raison, dit la comtesse ; mais n’est-il pas intéressant de rêver l’avenir d’un bloc informe que la mine a taillé au hasard, et de se dire, comme le sculpteur de la Fontaine :

    Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

« Vous riez, mon ami ; je sais bien comme vous que la matière est chose vile, et ce n’est assurément pas le marbre que j’adore dans un Christ au tombeau, ni le marbre que j’admire dans les œuvres de Michel-Ange ; cependant cette matière transfigurée ne participe-t-elle pas un peu à notre respect pour le génie qui l’a taillée ou l’image sacrée qu’elle représente ! Soyez franc ; si un coup de tonnerre réduisait en éclats informes les tombeaux de Laurent et de Julien de Médicis, et les marches du péristyle de cet hôtel, feriez-vous, des uns et des autres, même cas et même usage ?

— Non, peut-être… par une superstition dont je ne me rendrais pas compte.

— Appellerez-vous superstition aussi le sentiment inné et invincible qui vous ferait respecter les tronçons du saint de pierre ou de bois devant lequel des générations entières ont prié ?

— Quelle différence !… Ici, ce n’est plus au morceau de matière que je rends une sorte de culte ; c’est à l’objet bénit et sanctifié par la religion…

— Croyez-moi, au fond, l’impression vient de la même source. Le génie humain sanctifie, lui aussi, les morceaux de matière qu’il a façonnés, et tel débris qui a représenté le type de la beauté, de la force ou de la grandeur, ne saurait être avili sans profanation…

— Peut-être ; et, si je discute, c’est pour vous donner l’occasion de développer votre pensée. Mais puisque vous aimez la sculpture, vous pourrez voir, dans la ville de Carrare, en descendant de la montagne, des statues, des groupes, des vases taillés par les plus habiles marbriers. Tous les sculpteurs de l’Italie, artistes et ouvriers, viennent y travailler. On n’y voit que des ateliers, on n’y entend que la masse frappant sur le ciseau, ou la râpe polissant ce que le ciseau a taillé. En sorte que la population de la ville de Carrare se compose par moitié de statues et de statuaires. L’une active et l’autre passive.

— Commandez la voiture, dit la comtesse, nous allons nous faire conduire à Carrare. Je serai habillée dans une heure.


XIV


Le comte sortit. Une femme de chambre entra, portant sur un plateau le déjeuner de la comtesse et une lettre sans timbre.

— Qu’est-ce que cela ? demanda madame de Morelay en prenant la lettre d’une main tremblante, mais sans l’ouvrir.

À la vue de ce papier inattendu, une émotion soudaine avait fait rougir la comtesse. Pourquoi ?… Ce pouvait être un compte envoyé par le maître de l’hôtel, par le voiturin, ou quelque autre chose banale. Mais non ; une intuition secrète avertissait la pauvre femme que ce pli blanc et portant son nom seul pour suscription allait réveiller ses impressions orageuses de la nuit et de la soirée.

— C’est sans doute une lettre que quelqu’un aura remise pour madame la comtesse, répondit simplement la femme de chambre.

Ainsi donc, plus de doute… ce papier venait du dehors et non des maîtres de l’hôtel. Et de qui, à la Spezzia, madame de Morelay pouvait-elle attendre une lettre ?

Elle voulut la rendre, mais ses doigts ne pouvaient s’en dessaisir. Une curiosité folle s’emparait de la comtesse et grandissait de seconde en seconde.

Pourtant elle ne doutait pas que ce ne fût une insulte de plus, et qu’elle ne dût jeter au feu, avec mépris, cette lettre insolente.

« Mais que pensera ma femme de chambre, si je renvoie une lettre sans l’ouvrir ? Quelles inductions ne pourra-t-elle pas tirer de ce procédé ? quels commentaires ne se trouvera-t-elle pas autorisée à faire ?… se disait madame de Morelay, pour se donner un prétexte et garder la lettre ; d’ailleurs, qui m’oblige de lire cette lettre parce que je la reçois ? je la brûlerai tout à l’heure, sans rien dire…


XV


Cependant, lorsqu’elle fut seule et qu’elle se fut approchée du foyer avec la lettre et une allumette enflammée, une hésitation lui vint… un nouveau prétexte sans doute.

« Après tout, cette lettre pourrait venir d’une autre personne, pensa-t-elle ; peut-être de madame de Braciennes, qui m’a vue hier sur la promenade… Refuser sa lettre sans l’ouvrir, ce serait bien dur… bien hautain… Après tout, Amélie de Braciennes a été mon amie… »

L’allumette lui brûlait les doigts ; elle la jeta dans la cheminée et porta sa main droite au cachet de la lettre.

« Eh ! d’ailleurs, qui saura si… »

Elle lança autour d’elle un regard furtif.

« Tandis que je m’exposerais à faire une impertinence… à blesser cruellement une femme que son cœur seul a entraînée… »

Oh ! comme elle devenait indulgente !…

Le cachet sauta.

« Ce sont des vers ! dit-elle. »

Elle replia précipitamment la lettre et la glissa dans sa poche. Quelqu’un venait.

C’était sa femme de chambre, qui lui apportait une robe fraîche.

Soudain, par l’effet d’une décision rapide, elle déjeuna en dix minutes et hâta les préparatifs de sa toilette.

Une sorte de surexcitation nerveuse lui faisait mettre de l’empressement à toutes choses. Depuis qu’elle avait pris le parti de garder la lettre, elle semblait devenue presque joyeuse. Elle se laissa complaisamment coiffer et habiller ; et, tout en se prêtant aux soins de sa femme de chambre, elle se disait avec un secret sentiment, d’orgueil et de plaisir :

« Il est poëte ! »


XVI


D’abord, elle s’était promis d’attendre jusqu’au soir pour lire les vers de son jeune amoureux. Mais elle ne put y tenir, et, tandis que sa femme de chambre descendait appeler la voiture, elle tira le papier de sa poche et dévora le sonnet suivant, qui était écrit en vers italiens.

  « Que béni soit le jour, le mois, l’année, la saison,
» l’heure et l’instant, le beau pays, l’heureuse rive
» où ses yeux m’ont pris le cœur !
  » Béni soit aussi le coup qui m’a blessé, et le sourire,
» et le regard qui me séduisent et me consument !
  » Bénis soient les soupirs que je jette au vent pour

» appeler ma dame, et mes pleurs, et mes cris et mes
» vagues désirs !

  » Et bénis, encore, les vers qu’elle m’inspire et où
» sans cesse je la chante sans me plaire à plus rien
» autre ! »


« C’est charmant ! » se dit-elle, rouge et confuse.

Puis, comme une chatte qui veut s’assurer que personne ne la guette, avant d’effleurer de son museau rose une jatte de crème, elle regarda de nouveau autour d’elle, et, quand elle fut bien sûre que nulle porte n’était ouverte et que les jalousies ne s’écartaient pas trop, elle les relut et les glissa dans sa poche.

« Je les brûlerai ce soir, pensait-elle, et, si je trouve le poëte sur mon chemin, je le regarderai de telle sorte qu’il aura moins d’audace. »

— Madame, la voiture est prête et monsieur attend, vint dire la femme de chambre.

— Allons ! s’écria la comtesse de Morelay en descendant d’un pas léger les vastes et longs escaliers de la locanda dell’ Europa.

Au milieu de l’escalier, elle rencontra l’inévitable moine mendiant des auberges italiennes. Elle lui jeta une pièce d’or.

XVII


Étranges effets des préoccupations morales, ou des préliminaires de la passion ! La comtesse, durant le voyage, ne fut point rêveuse et troublée comme la veille au soir, mais, au contraire, vive, gaie, causeuse, presque loquace.

Ainsi elle s’était sentie honteuse d’une émotion involontaire, et elle n’éprouvait aucun remords à la pensée qu’elle gardait dans sa poche, à côté de son mari, une lettre d’amour.

Il est vrai qu’elle se promettait de jeter les vers au feu et de foudroyer le poëte d’un regard bien hautain.

Mais alors, pourquoi, tandis qu’elle parlait de mille choses indifférentes, écoutait-elle une voix éloquente et douce qui lui chantait au cœur les premiers vers du sonnet :

  « Que béni soit le jour, le mois, l’année, la saison,
» l’heure et l’instant, le beau pays, l’heureuse rive,
» où ses yeux m’ont pris le cœur ! »

C’est qu’elle était fille d’Ève et qu’elle contemplait avec plaisir le fruit défendu de l’amour ; et, tout en ne voulant pas y mordre, elle le trouvait beau, appétissant, parfumé.

Elle se disait : « Cette rencontre sera un petit roman dans ma vie si monotone… Lorsque bientôt je serai de retour à Paris et revenue à mes occupations et à mes devoirs, je rêverai à cette apparition rapide et séduisante… »


XVIII


Elle regardait, guidée par les observations du comte, les blocs de marbre soulevés par la mine, détachés à coups de levier, puis scintillants au soleil ; les uns, descendant lentement, poussés par des efforts humains ; les autres, roulant avec fracas jusqu’au torrent, où les attendaient les grands bœufs, impassibles, avec leurs yeux fixes et leurs naseaux fumants.

De temps en temps, un chant sonore et plein partait des groupes d’ouvriers et se répercutait en échos infinis dans les rochers de marbre déchiquetés par la mine. En d’autres moments c’était un cri : — de joie si le bloc s’était détaché heureusement, sans trop d’éclats et avec une bonne forme ; — de désappointement, si la mine brisait en miettes un bloc éblouissant et irréprochable de pureté.

Après avoir contemplé quelque temps les belles lignes des montagnes, le travail des mineurs, et après avoir remarqué que la forme donnée aux blocs par le hasard des détonations de la mine déterminait bien souvent leur destination, le comte et la comtesse se laissèrent conduire par leur voiturin à la ville de Carrare pour s’y reposer pendant la forte chaleur du jour.

Mais, tandis que les chevaux et le cocher faisaient la sieste à l’albergo dell’ Aquila nera, M. et Mme de Morelay parcoururent cette ville blanche, où les édifices publics, les maisons, les murs de clôture, les pavés, le cailloutage même qui macadamise le sol, tout est en marbre statuaire. Ils allèrent voir le dôme, le théâtre, et jeter un coup d’œil dans les ateliers qui s’ouvrent à tous venants sur les rues.

Là, ils admirèrent des vierges, des christs exécutés avec une habileté de main extraordinaire ; ici des statues gracieuses, copiées sur l’antique ou sur les œuvres contemporaines les plus célèbres ; ailleurs, des vases ornementés avec une richesse prodigieuse ; des fruits rendus avec perfection et coloriés à la cire ; enfin des groupes, des statues, des bas-reliefs gigantesques, sculptés pour la première fois par des artistes illustres de France et d’Italie.

— Souvent, dit M. de Morelay à sa femme, souvent nos grands statuaires viennent exécuter à Carrare leurs plus importants travaux ; et, si vous pénétriez dans quelques-uns de ces ateliers, vous y verriez peut-être l’ébauche de la statue que vous admirerez au prochain Salon.

Mais c’était le moment de la forte chaleur, et, par conséquent, l’heure de la sieste. Les marteaux étaient muets, et on n’entendait qu’à de rares intervalles un coup frappé ou un grincement d’outils. Dans les ateliers poudreux, sous les auvents des portes, tout le monde dormait ou restait inactif ; La comtesse promenait un œil distrait des statues aux hommes ; les unes blanches et sortant à demi taillées de leurs blocs comme un beau fruit de sa gangue ; les autres vêtus de blouses bariolées et coiffés de bérets éclatants.


XIX


Tout à coup ses yeux se fixèrent et elle rougit. Au milieu d’un atelier où se mêlaient les terres fraîchement modelées, les plâtres et les marbres, elle vit son beau poëte qui dormait, le col nu, les cheveux flottants, la poitrine enroulée dans une ample draperie de pourpre.

Par un instinct rapide, elle fit un pas en avant pour éviter que l’attention de son mari ne se fixât sur le jeune homme ; mais, après avoir mis le comte hors de vue, elle ne résista pas au besoin d’admirer cet inconnu qui depuis la veille régnait dans son cœur.

Oui, régnait ! — Car toutes les pensées, toutes les impressions de la belle comtesse, venaient de lui. D’un second coup d’œil elle aperçut, dans l’atelier, un autre homme dormant aussi, adossé au même groupe de marbre ; elle aurait voulu regarder encore les statues et tout l’intérieur de l’atelier ; mais le comte continuait sa course ; il fallait le suivre. Elle passa.

Cependant une diabolique tentation la prit de revoir encore son poëte une seconde ! « Ce sera la dernière fois, se dit-elle ; oui, je me le jure à moi-même ! Je n’arrêterai plus une seule fois mes yeux sur lui. »

Elle courut comme si elle eût oublié quelque chose, arriva jusqu’à la porte de l’atelier, s’arrêta à l’angle sans oser avancer jusqu’au seuil, allongea le cou…

Mais, en cet instant précis, il ouvrit les yeux.

Elle recula d’un mouvement plus rapide que la pensée ; il bondit jusqu’à elle…

La comtesse avait déjà saisi le bras de son mari ; mais elle était pourpre de honte et de colère.

— Qu’est-ce ? s’écria M. de Morelay en la voyant émue et tremblante, tandis que la silhouette d’un homme apparaissait à quelques pas, dans l’embrasure de la porte.

— Rien… rien… reprit-elle en s’efforçant de rassurer sa voix ; ce monsieur, sans doute, a cru que je le regardais…

M. de Morelay se retourna fier et interrogateur, ému à son tour, et tout prêt à demander compte à cet inconnu d’une démonstration audacieuse.

Mais l’inconnu avait disparu.

Le mari toutefois demeura un instant immobile, tandis que la femme de rouge devenait pâle, et tremblait d’inquiétude après avoir tremblé de colère.

Puis, personne ne reparaissant, la comtesse murmura :

— Ce n’est rien, ne faites pas attention… moi-même peut-être je me serai trompée…

— Ces Italiens sont très-avantageux, dit le comte en manière de conclusion à l’incident.

Un moment après il ajouta :

— C’était donc beau, ce que vous regardiez là ?

— Oh ! reprit Mme de Morelay, honteuse et menteuse pour la première fois, je ne sais trop, un Bacchus, je crois…

Quand ils arrivèrent à l’albergo dell’ Aquila, ils trouvèrent leur voiture attelée et leur vetturino prêt.

— Voulez-vous voir Massa ? dit le comte ; nous en sommes bien près ; mais il n’y a rien de curieux, sauf peut-être le vieux château fort… et nous n’aurions guère le temps d’y grimper et d’être à la Spezzia pour l’heure du dîner.

— Retournons à la Spezzia, dit la comtesse, je suis fatiguée…


XX


La voiture roula d’abord dans un chemin creux entre deux haies de grenadiers où çà et là éclataient des fleurs empourprées. Quelques maisons de cultivateurs se rangeaient, de distance en distance, entourées de leur enclos et de leur jardin comme nos chaumières de Normandie. Seulement, les chaumières encore étaient de marbre, et les oliviers, les figuiers et les vignes ombrageaient l’humble toit que couvrent là-bas les pommiers.

Le chemin, ensuite, longea des coteaux incultes comme nos landes, mais où les buissons de myrtes tenaient lieu d’ajoncs ; les châtaigniers ombrageaient le sommet des coteaux ; les pins maritimes découpaient sur le ciel leurs élégants parasols. Enfin, on repassa la douane du duché de Modène et la Magra, une large rivière sans eau et sans pont.

La voiture se traînait péniblement dans le sable et les galets.

— Mais, dit le comte au vetturino, si vous allez avec tant de peine quand la rivière est à sec, comment faites-vous quand il y a eu de l’orage et que l’eau, descendant des montagnes par torrents, emplit son lit et roule des avalanches de sable ?

— Ah ! dit le vetturino, il faut attendre…

— Attendre quoi ?

— Eh ! que l’eau ait fini de couler.

— Il est bon de ne pas être pressé, dans ce pays-ci.

— Monsieur, les gens de Lerici veulent que le pont se fasse à une certaine place, ceux de Pontremoli le veulent à une autre, et on attend qu’ils s’accordent. Ce sera long.

Cependant on regagna cette admirable route de la Corniche qui borde les rivières de Gênes au levant et au ponant, et réunit, entre Nice et Sarzane, les plus beaux points de vue du monde.

La voiture allait lentement, tantôt montant les rampes escarpées qui pourtournent les Apennins, tantôt descendant jusque sur la plage, et si près du bord, que les courtes vagues de la Méditerranée venaient en laver les roues.

Cette fois, le voyage était silencieux. La comtesse ne trouvait rien à dire, et toute son attention suffisait à peine à dissimuler, sous une sorte de somnolence, les émotions de son cœur.

L’orgueil et la terreur se disputaient alors ce cœur tourmenté. Elle se disait : « Il est beau comme un dieu… il chante… il est poëte… il est statuaire… » En même temps elle tremblait, car elle sentait le danger et elle ne pouvait plus réprimer le vertige qui, depuis la veille, la conduisait d’étape en étape jusqu’à la passion. « Il a surpris mon admiration dans mon regard !… » pensait-elle, en se rappelant avec confusion la preuve involontaire qu’elle lui avait donnée de sa faiblesse… « Il croit que je l’aime, peut-être !… — Mais c’est vrai ! » cria soudain la voix de la conscience.


XXI


Cette découverte la laissa consternée. Elle eut un moment de stupeur. Puis, rappelant avec énergie toute sa dignité, toute sa vertu, tous ses souvenirs d’honneur et de loyauté, elle demanda au comte :

— Quand partons-nous ?

— Êtes-vous si pressée, Louise ? dit-il ; je suis à vos ordres, ma chère ; mais, puisque notre temps de vacances n’a point de limites forcées, il me semble que nous aurions pu rester ici quelques jours, à prendre les bains de mer.

— Nous devions être à Paris le 15 du mois, reprit la pauvre femme avec un effort.

— Il est bien fâcheux de passer si près des plus belles villes de l’Italie sans les voir ; vous ne connaissez pas Pise : c’eût été, d’ici, un voyage de deux jours, en comptant l’aller et le retour.

— Ah !

— Et Florence ! Comment n’avez-vous pas envie de voir Florence ? vous si artiste par vos goûts ! Je pensais tout à l’heure que nous pourrions faire marché avec un voiturin qui nous mènerait à Florence. — Ne trouvez-vous pas charmant de voyager en voiturin ?

— Nous verrions Sienne, Pistoie, Lucques… et nous pourrions revenir par Modène, Mantoue et Milan.

Madame de Morelay accueillit avec empressement l’idée d’aller à Florence. Partir pour Florence ou pour Paris, c’était toujours quitter ce dangereux pays de la Spezzia, que sa conscience lui criait de fuir ; et l’idée de voir la patrie de Dante et de Michel-Ange lui offrait une diversion toute-puissante, tandis qu’elle avait senti comme un deuil lui prendre le cœur à la pensée de revenir tout simplement, tout prosaïquement à Paris, et d’y reprendre cette chaîne sociale dont les habitudes mornes, les tiraillements intimes, les évolutions régulières, sont comme les anneaux.

— Nous partirons donc demain pour Florence, puisque vous ne voulez pas rester plus longtemps ici, dit le comte. J’enverrai ce soir nos passe-ports, au visa, et je retiendrai un voiturin.


XXII


Une fois ce parti arrêté, la comtesse fut plus tranquille. Elle se dit qu’elle avait satisfait à sa conscience et cessa de s’alarmer des battements précipités de son cœur. Au contraire même, elle accueillit alors avec une sorte de plaisir l’image de celui qui le faisait battre. « Encore vingt-quatre heures, et je ne le verrai plus ! » se disait-elle… Que ces vingt-quatre heures, au moins, lui soient consacrées !…

Le silence régna de nouveau entre les deux époux ; de temps en temps M. de Morelay risquait une remarque ou une question ; mais les réponses qu’il obtenait étaient rares et brèves. Il se mit à regarder le paysage et à penser seul.

Quant à la comtesse, elle regardait aussi le paysage ; mais c’était pour en fixer le souvenir dans sa mémoire comme celui d’un mirage enchanteur. Elle voulait en faire le cadre splendide de son amour d’un jour.

Les accidents des montagnes, les poétiques ombrages des vallées, les anses abritées, où la mer, transparente jusqu’au fond, formait comme des baignoires mystérieuses, les plages gazonnées sur lesquelles venaient mollement s’échouer les vagues, lui faisaient comme des points de repère qui devaient lui servir un jour à reconstruire, par la pensée, ce décor du bonheur.

Et, loin de repousser les pensées dangereuses, elle les accueillait… elle les caressait…

« Je pars demain, qu’importe ! » se disait-elle.

Ils arrivèrent. La Spezzia parut alors à la comtesse un coin du paradis oublié sur la terre. C’est là qu’elle l’avait vu… Sur cette promenade, elle avait croisé son regard avec le regard amoureux du jeune poëte… Le long de ce chemin il avait marché près d’elle… enfin, au pied de cette fenêtre, la nuit, il avait chanté… « Reviendra-t-il y chanter ce soir ? » se demanda-t-elle ; » s’il n’allait pas revenir ?… » Mais une voix secrète lui répondit : « Il reviendra !… « Et la pauvre affolée se dit : « Je l’écouterai donc ; cette fois. Je pars demain. Qu’importe ?… »


XXIII


Le comte s’occupa, dès son arrivée, de préparer le départ du lendemain. Le patron de l’hôtel de l’Europe lui procura sur-le-champ un voiturin avec lequel marché fut conclu pour tout le voyage. On donna l’ordre au garçon chargé du visa des passe-ports de tenir ceux du comte prêts pour le lendemain à midi, de passer à la poste prendre les lettres, s’il y en avait, et de commander qu’on dirigeât celles qui viendraient sur Florence.

La comtesse secoua un instant ses rêveries, pour s’occuper, elle aussi, des apprêts du départ ; mais ce fut vite fait ; les malles, d’ailleurs, avaient à peine eu le temps d’être débouclées. Seulement, par un caprice inattendu, dont maugréa sa femme de chambre, elle lui fit chercher au fond de la plus grande une robe toute fraîche qu’elle revêtit, après dîner, pour la promenade du soir.

Il fallut aussi recréper ses cheveux ; elle, les avait blonds avec des reflets dorés, et n’ignorait pas que le soleil couchant y faisait resplendir de vives lumières. C’est pourquoi elle ne voulut pas porter de chapeau ce jour-là, s’autorisant de la liberté grande que prennent partout les voyageurs. Une ombrelle à franges que l’on penchait ou élevait à volonté pour varier les jeux de l’ombre et de la lumière, devait lui suffire tant que le soleil éclairerait l’horizon ; et, après, elle jetterait sur sa tête le capuchon de sa mantille.

Avant de partir, comme elle se mira ! Elle voulait être belle de toute sa beauté pour cette soirée… cette soirée unique !

« Ah ! qu’il garde de moi un radieux, souvenir ! » se disait-elle.

Elle aurait voulu hâter l’heure de la promenade et craignait, en même temps, de l’entendre sonner. C’était l’heure où elle espérait le revoir… Mais aussi chaque minute qui s’écoulait, et la rapprochait de cette heure, la rapprochait, en même temps du moment du départ !…

Chose étrange ! La colère éveillée par l’audace du jeune homme, audace qui lui avait semblé sur le moment presque grossière, cette colère naturelle et légitime était totalement éteinte ;… madame de Morelay ne songeait qu’à le revoir…

« Je vais partir… qu’importe !… »

C’était là le refrain de toutes ses pensées, l’excuse de toutes ses faiblesses.


XXIV


Le cœur lui battait bien fort, lorsqu’au bras de son mari elle sortit de l’hôtel pour se promener sur la plage.

« Demain, à pareil moment, où serai-je ? pensait-elle ; sans doute sur le chemin de Florence, dans quelque bourgade où notre voiturin aura décidé de faire halte. Et la période heureuse de ma vie aura passé comme un météore ! il ne me restera plus que le souvenir ! »

Elle lançait de furtifs regards çà et là, mais celui qu’elle attendait ne paraissait pas. Peut-être, le trouverait-elle sur la promenade, à la place où la veille il l’avait regardée pour la première fois. Insensiblement elle y dirigea les pas de son mari… — Rien encore !… Elle était impatiente, et regardait parfois sa montre…

L’attente, cependant, l’absorba bientôt tout entière.

Puis la conversation, que jusqu’alors la comtesse s’était efforcée de soutenir avec son mari, tomba. Elle compta les minutes en suivant sur le sable les lentes dégradations des ombres… « Il ne viendra pas ! » se dit-elle avec un soudain effroi, qui lui glaça le cœur.

Alors, un mortel regret la prit d’avoir exigé ce départ. Elle en voulut au comte, parce qu’il était la cause indirecte des scrupules de sa conscience. L’idée que maintenant elle se trouvait forcée de partir le lendemain, de s’arracher à la Spezzia, la mettait au désespoir. Elle se reprochait aussi ce mouvement de fierté, plus fort que la passion, qui, le matin, l’avait fait s’enfuir au bras de son mari, et lancer à l’audacieux un regard de colère.

Plus le temps passait, et plus son angoisse devenait violente… plus son fol amour devenait coupable. En ce moment, elle se sentait prête à encourager d’un signe cet amant si dédaigneusement traité la veille et le matin…

« Je l’aurai convaincu de mon mépris… Je l’aurai blessé sans retour, se dit-elle. Je me serai moi-même arraché cette soirée si belle que je me promettais… »

La comtesse ressentait alors une rage d’autant plus violente, qu’il fallait la contenir ; enfin, elle se promit, s’il ne venait pas ce soir-là, de se dire malade le lendemain pour ne pas partir ; car elle voulait le revoir une fois… échanger avec lui un regard avant de s’enfuir… pour toujours.


XXV


Cette résolution prise, elle fut plus tranquille et parvint à dominer ses émotions en respirant la brise parfumée, en regardant les barques glisser sur la mer, et le soleil couchant envelopper toute la nature dans une atmosphère qui semblait pleine de poussière d’or.

Elle hasarda même quelques remarques à haute voix.

— Oui, dit le comte, regardez bien, Louise, ce panorama splendide, un des plus beaux qui soient au monde ; à Florence, vous verrez des monuments fiers et grandioses, des peintures et des sculptures dignes d’admirations éternelles ; mais vous ne verrez plus la mer limpide et bleue comme un saphir immense… les Alpes et les Apennins cachant leurs pieds sous les oliviers centenaires et portant jusqu’au ciel les neiges éclatantes de leurs cimes.

— C’est vrai qu’il est pénible de quitter un si beau pays, dit la comtesse, répondant plus encore à ses pensées qu’aux paroles du comte… de s’en retourner en France habiter un triste château.

— Triste ! vous trouvez le séjour de Morelay triste ? s’écria le mari avec un accent d’étonnement et de douleur. Nous y avons pourtant passé de bien belles années, Louise… des années heureuses… pour moi, du moins…

— Pourquoi me conduisez-vous dans des pays enchantés ? vous me gâtez, mon ami ! Est-ce qu’il y a du soleil ailleurs, quand on a vu celui-ci disparaître derrière la mer, avec ce fracas et cet éclat qui font songer à l’incendie des villes bibliques ? Est-ce que l’on peut trouver beaux nos horizons bornés, et doux notre air natal, quand on a vu cette immensité de ciel et de mer, et respiré ces brises embaumées ?…

— La Touraine a pourtant de magnifiques parcs et de riches campagnes. Louise, n’oubliez pas trop notre nid patrimonial ; je ne sais pourquoi, mais vos paroles de tout à l’heure m’ont peiné. Il n’est plus rien, pour vous, le toit béni où nous nous sommes aimés dans le recueillement et dans la paix… où nos enfants sont nés ?…

— S’ils étaient nés ici, quel sang plus ardent et plus riche coulerait dans leurs veines ! Ils seraient beaux comme des dieux, ils auraient du génie !…

— Oh ! reprit le comte avec un sourire demi-railleur, j’espère que notre fils sera un homme de cœur et d’intelligence… qu’il saura servir son pays et tenir son rang avec honneur… J’espère que notre fille deviendra une bonne et charmante femme… comme sa mère… et je ne désire rien de plus… Croyez-vous donc que les enfants qui naissent dans ces villas de marbre et jouent sous des bosquets de lauriers-roses valent mieux, que les nôtres ?

La comtesse ne répondit pas ; elle n’aurait d’ailleurs ni voulu, ni pu soutenir son absurde exclamation ; mais, un moment après, continuant encore de suivre ses propres pensées, elle ajouta, par cette habitude de causerie intime qu’elle avait contractée :

— La beauté va bien au génie… Il semble que le don de poésie doive habiter sous un front aux lignes nobles et pures, et que l’homme qui sait les secrets du beau doive être beau lui-même… Raphaël était beau… Byron…

— Et ceux qui n’ont pas les cheveux abondants et lustrés, le front sans rides, les muscles richement développés, sont des brutes…

La comtesse se mit à rire.

— Vous seriez la preuve du contraire, s’écria-t-elle, et depuis une heure je dis des sottises.

XXVI


Mais le soleil venait de disparaître derrière la ligne d’horizon, et le crépuscule succédait rapidement au jour. Une morne tristesse remplaça dans le cœur de Mme de Morelay l’angoisse du commencement de la soirée et le moment de calme qui l’avait suivie. Elle pensait avec amertume que celui qu’elle attendait ne viendrait sûrement plus. Elle tremblait que son beau roman ne finît trop vite…

D’un mouvement rapide elle ferma son ombrelle, releva sur son front le capuchon de sa mantille sans prendre garde à ses cheveux. Que lui importaient maintenant leurs boucles soyeuses et leurs brillants reflets ? Celui pour qui elle les avait crêpés avec tant de soin ne devait plus les voir dorés par le soleil…

Les étoiles s’allumèrent au ciel une à une ; l’Angelus sonna, puis ne sonna plus. Alors le cœur de la pauvre femme se serra bien fort, et deux larmes perlèrent au bord de ses cils. Elle abaissa pour les cacher la dentelle de son capuchon ; mais bientôt les larmes coulèrent abondantes le long des réseaux de tulle.


XXVII


Enfin, était-ce un rêve enfanté par ses désirs ? Il lui sembla entendre, près d’elle, une voix chanter doucement, doucement :

Verrano a te sull’ aura i miei sospiri ardenti…

Son cœur bondit d’une joie folle… oui… c’était bien cette voix adorée qui chantait… et dont le timbre s’élevait peu à peu…

— Entendez-vous ? dit la comtesse à son mari, assez haut pour être entendue à son tour, entendez-vous ? C’est la voix d’hier… Quelle admirable voix !…

Et elle osa chercher des yeux le chanteur… Mais elle ne vit rien auprès d’elle et il lui sembla même qu’il s’était un peu éloigné. Seulement il chanta bientôt avec toute la puissance de son organe, comme pour justifier l’exclamation de la comtesse.

Elle eût mieux aimé qu’il se tût après l’avoir comprise, ou, du moins, qu’il continuât de chanter pour elle seule… Les promeneurs s’arrêtaient et écoutaient. Il lui sembla qu’il y avait une sorte de vanité puérile à chercher ainsi les suffrages de la foule… en ce moment surtout…

Mais il était là… sans doute, il allait revenir près d’elle… et la regarder… Quelles idées pouvaient tenir contre de pareilles émotions ?

Au bras de son mari, elle le suivait, elle le cherchait, possédée tout entière par sa coupable passion, et sans remords. Il lui semblait alors qu’en partant le lendemain, comme elle se l’était promis, elle accomplissait un acte de suprême vertu, et que jamais le comte ne pourrait payer un tel sacrifice !

Certes ! elle se croyait permis d’accorder une soirée d’ivresse à son cœur… Et encore se trouvait-elle bien courageuse, bien loyale, bien irréprochable…


XXVIII


Maintenant qu’elle sentait dans son atmosphère, le poëte, l’artiste, le chanteur aimé si follement, elle aurait voulu demeurer éternellement là, sur cette terrasse, entre le ciel et la mer ; cependant le temps marchait avec une vitesse désespérante… Encore quelques instants, et il allait falloir s’arracher de ce lieu de délices…

« Ah ! se disait-elle, le cœur plein, en même temps, de bonheur et de peine : « je voudrais seulement qu’il sût qu’en partant je l’ai regretté… que j’étais digne de l’apprécier… que je sentais tout le prix de son amour… Mais pourra-t-il le deviner ?… et, si je le lui fais comprendre, pourra-t-il me laisser partir ?… Non ! même cette joie de lui faire savoir que je l’aimais, je dois me la refuser… je me la refuserai… »

Elle s’appuya sur la balustrade et regarda la mer argentée sous les reflets de la lune… le ciel diamanté d’étoiles… les silhouettes élégantes du golfe : et elle pleura.

Le bonheur même lui devenait douloureux. Elle l’avait trop attendu.

Son amant vint s’accouder auprès d’elle. Quel moment délicieux !… Il la regardait ; elle se sentait regardée, et tout son sang lui refluait au cœur… Enfin, elle aussi, osa lever les yeux sur lui.

Cet échange de regards dura quelques minutes, Mais Mme de Morelay baissa bientôt les yeux, dans la crainte de trahir son fol amour.

Car la soirée, s’avançait ; les derniers promeneurs disparaissaient ; les terrasses devenaient désertes ; la comtesse sentit que la position était difficile et fausse, et qu’il fallait partir…

« Déjà !… » se disait-elle, le cœur serré et poigné de mille regrets…

Le comte cependant lui adressait de temps à autre quelques paroles. Elle répondait distraitement et s’efforçait de contenir le tremblement de sa voix. Deux ou trois fois même, M. de Morelay tourna la tête et regarda l’étranger qui seul demeurait à côté d’eux. Elle comprenait que le moment d’avoir du courage était venu, et elle ne pouvait cependant prendre sur elle de donner le signal du départ. Enfin, le comte tira sa montre, et dit :

— Il est onze heures.

— Rentrons ! dit-elle.


XXIX


Ils reprirent le chemin de l’hôtel ; la pauvre femme suivait cette fois les pas de son mari et ne les dirigeait plus. Elle marchait en pleurant, et pourtant ! Elle sentait encore celui qu’elle aimait auprès d’elle…

« Grand Dieu ! je ne le verrai plus !… se disait-elle le cœur brisé de désespoir… C’est fini… fini… »

Et, déjà, en le cherchant des yeux, elle le distinguait à peine parmi les arbres et sous les grandes ombres qu’ils projetaient.

Comme elle descendait sur la plage, il reparut à côté d’elle, tendant une branche de laurier-rose…

En cet instant justement, deux jeunes mendiants se précipitèrent au-devant du comte en criant leur psalmodie de misère ; il quitta le bras de sa femme et chercha quelque monnaie pour les satisfaire.

Alors, d’un mouvement rapide, la comtesse tendit la main et saisit la branche.

— Votre nom ? dit-elle d’une voix si émue et si basse, que le jeune homme devina plutôt qu’il n’entendit.

— Pietro.

Elle prit le bras de son mari et s’enfuit, serrant les fleurs de laurier-rose comme un trésor…

Ils arrivèrent à l’hôtel, la porte se referma. Mais alors la comtesse n’était plus triste ; désormais sa vie aurait au moins un beau jour.

C’est ce qu’elle avait souhaité de toute son ardeur. Maintenant elle se résignait au départ, elle le sentait nécessaire ; car, après cette scène d’une minute, il fallait quitter la Spezzia et ne plus se trouver en présence d’un homme qui pouvait tout oser.


XXX


Le lendemain, au moment où la comtesse de Morelay allait faire descendre ses malles, le comte entra chez elle, tenant à la main les passe-ports et une lettre qu’on venait de trouver pour lui à la poste.

— Voilà qui dérange nos projets, dit-il.

— Qu’est-ce ? demanda la comtesse, soudainement émue.

— Oh ! rien de grave. Seulement notre avoué m’écrit que je dois me présenter en personne au tribunal pour le procès que vous savez ; et l’affaire est appelée pour le 10 de ce mois. Nous sommes au 5.

— Eh bien, pourrons-nous jamais arriver à temps ?

— Nous deux, c’est impossible. Je ne souffrirais pas d’ailleurs, au prix de la perte de n’importe quel procès, que vous vous exposassiez à la fatigue ; et certes elle serait grande, à courir ainsi la poste par mer et par terre…

— Pourquoi donc ? S’il le faut, je suis toute prête…

— Oui. Mais moi, je ne veux point risquer votre santé à peine remise.

— Alors, il faut donc se résigner à perdre ce procès par défaut ?

— Nullement. En partant aujourd’hui même, j’arriverai pour comparaître. En vingt-quatre heures, par la malle-poste, je puis être à Gênes. J’y trouverai toujours un paquebot en partance pour Marseille. De Marseille à Paris, il faut encore vingt-quatre heures… Vous voyez que je puis être rendu dans quatre jours, si le paquebot ne me fait pas attendre.

— Alors, moi…

— Vous m’attendrez ici. Je serai de retour dans neuf ou dix jours, et nous exécuterons alors notre projet de voyage à Florence.

La comtesse devint toute pâle. Sa conscience lui criait impérieusement de ne point s’exposer au danger.

— J’aime mieux partir avec vous ! s’écria-t-elle.

— Et pourquoi ?… qu’avez-vous ?… on dirait que vous avez peur de rester ici… Pourtant vous êtes bien restée tout l’hiver à Rome, seule avec votre femme de chambre.

— J’y avais des amis… des relations…

— Ne sauriez-vous rester dix jours à lire et à vous promener dans le plus beau pays du monde ?… En vérité, Louise, je ne reconnais plus en vous la femme sensée et raisonnable que j’étais accoutumé à trouver…

— Je vous assure, reprit-elle en rappelant tout son courage, que je suis bien en état de supporter ce rapide voyage.

— C’est de la folie…

— Non, c’est une sorte de pressentiment… Je ne sais quoi me dit de ne pas vous quitter.

Le comte embrassa sa femme et lui dit avec un ton plein de paternelle bonté :

— Les pressentiments sont des enfantillages ; restez ici, ma chère Louise ; et je m’arrangerai pour vous revenir vite… Prenez les bains de mer, faites-vous promener en voiture… allez aux environs… lisez… Vous savez fort bien l’italien ; mais, en lisant les bons auteurs, vous pouvez vous perfectionner encore et vous distraire en même temps. D’ailleurs, une ville qui a un établissement de bains doit être bien pourvue ; vous trouverez sans doute ici des livres français.

Mme de Morelay ne répondit pas. Que répondre, à moins de se jeter dans les bras de son mari et de lui tout avouer ?

Mais l’étendue du mal même arrêta l’aveu sur les lèvres de la comtesse.

Comment oser dire que, depuis deux jours à peine, elle s’était compromise au point d’avoir accepté d’un inconnu des gages d’amour ? Comment oser, pour s’en excuser, déclarer l’incroyable vertige auquel elle était en proie ?…

Un moment elle se dit que cette humiliation terrible serait un juste châtiment du coupable égarement de son cœur. Mais elle vit soudain la douleur de son mari… sa colère… son mépris peut-être… à coup sûr la perte de sa confiance ; enfin, tout bonheur détruit.

Elle ne pouvait parler ; elle ne le devait pas.

À tout prix, cependant, et par tous les moyens, Mme de Morelay résolut à quitter la Spezzia, à s’en aller attendre ailleurs le retour du comte, quitte à lui en donner ensuite une explication quelconque. Cette idée calma un peu ses angoisses ; elle n’ajouta plus, pour le déterminer à la laisser partir avec lui, ni raisons ni prières.

— Sitôt qu’il aura quitté le pays, je m’arrangerai pour le quitter à mon tour, se dit-elle. J’aurai l’énergie de me mettre moi-même à l’abri de toute poursuite…


XXXI


Quelques heures après, Mme de Morelay restait seule à l’hôtel de l’Europe.

Elle s’y enferma et s’interdit d’en sortir jusqu’au moment où elle pourrait quitter la Spezzia pour n’y plus revenir.

Mais elle ne savait où se faire conduire. Ce fut le Guide des voyageurs qui dirigea ses démarches. Après avoir étudié la carte routière d’Italie, elle se décida pour les bains de Lucques, qui lui semblèrent suffisamment éloignés de la Spezzia pour que Pietro perdît ses traces ; suffisamment fréquentés par une société d’opulents baigneurs pour qu’elle n’y eût pas à redouter la solitude, trop souvent mauvaise conseillère ; enfin, d’un assez agréable séjour pour que le comte, à son retour, ne s’étonnât pas de l’y trouver. Les bains de Lucques, d’ailleurs, étaient justement sur la route de Florence.

Aussitôt son parti arrêté, elle sonna sa femme de chambre et l’envoya chercher la maîtresse de l’hôtel, afin de s’informer des moyens de transport et de la durée du voyage.

Comme il arrive toujours en pareille circonstance, l’hôtesse s’étonna que madame la comtesse pût préférer les bains de Lucques et leurs horizons étroits aux splendides vues de la Spezzia ; elle lui fit observer que le pays était presque entièrement habité par les Anglais, et ajouta que les zinzare[1] y faisaient rage.

Ces avertissements n’ayant pas influencé la résolution de Mme de Morelay, l’hôtesse ajouta que l’on allait aux bains de Lucques en voiturin et non autrement, parce qu’ils se trouvaient en dehors de la route, et qu’une journée de voyage ne pouvait suffire. Elle conseilla de partir le lendemain après la sieste, pour aller coucher à Massa : le surlendemain, on pourrait aller de Massa aux bains de Lucques en passant par Casa di Dei.

La comtesse approuva ce plan. Que lui importait ? Seulement, elle ne voulut pas attendre au lendemain.

— Il est trois heures, dit-elle, mes malles sont prêtes ; je désire partir aujourd’hui.

Pour le coup, l’hôtesse se récria plus fort que jamais. Elle demanda si madame était mécontente du service, et déclara que trouver un voiturin prêt à partir, sur-le-champ, était chose impossible. L’insistance douce et bienveillante de la comtesse l’ayant enfin convaincue que rien de particulier à l’hôtel de l’Europe ne décidait ce départ précipité, elle promit de faire tout ses efforts pour embaucher un voiturin disposé à partir le soir même, mais en répétant qu’elle avait peu d’espérance de réussir.

— Et celui que nous avions retenu pour aller à Florence ? demanda la comtesse.

— Madame, il est parti pour Gênes, avec d’autres voyageurs.

XXXII


Lorsque la comtesse se trouva seule, la fièvre qui l’agitait depuis le matin se calma un peu. Satisfaite d’avoir fait consciencieusement tous ses efforts pour partir de la Spezzia, ce jour-là même, elle attendit sans angoisse le résultat des démarches de l’hôtesse.

— Après tout, se dit-elle, si je ne puis partir aujourd’hui, je partirai demain… Suis-je donc si faible, que je doive redouter de passer ici quelques heures de plus ?…

Le cœur lui sautait dans la poitrine…

— Oui ! je dois partir… il le faut… dit-elle.

Elle prit un journal français et lut la même ligne dix fois, puis sauta sans ordre et sans suite d’une colonne à l’autre ; sa pensée ne pouvait se fixer.

Le temps passait, pourtant.

À quatre heures et demie, l’hôtesse reparut et annonça qu’il fallait absolument renoncer à trouver un voiturin disponible et des chevaux frais pour le jour même ; mais elle en promit pour le lendemain matin, à l’heure que fixerait la comtesse.

Cet arrêt remplit l’âme de Mme de Morelay d’appréhensions funestes. Et cependant… — comment scruter au fond du cœur humain les pensées qui y germent toutes seules comme les mauvaises herbes dans les champs ?… qui bouillonnent dans ses profondeurs intimes comme une source impure ?… — Cependant, la comtesse eut un secret sentiment de joie en se trouvant là, seule, et dans l’impossibilité de partir.


XXXIII


Mais elle s’attacha plus encore à sa résolution de ne pas quitter l’hôtel ; et, lorsqu’après dîner l’heure de la promenade fut venue, elle fit monter sa femme de chambre, pour lui tenir compagnie et causer avec elle. C’était assurément la première fois qu’elle se trouvait avoir besoin de cette distraction. Mais, la lecture lui devenant impossible, il lui fallait à tout prix occuper son attention par quelque chose. Jamais elle ne semblait s’être autant inquiétée de la forme de ses robes, de la garniture de ses bonnets du matin et de l’avenir de sa toilette d’hiver. Plus la soirée s’avançait, plus elle mettait de feu à discuter ces détails infimes, comme s’il lui avait fallu faire du bruit pour s’étourdir.

La femme de chambre demanda si madame ne voulait pas s’habiller pour sortir.

— Non, s’écria la comtesse, je ne sortirai pas.

— J’avais préparé pour madame la robe d’organdi blanc avec les rubans mauves, reprit la camériste.

Quand toutes les pensées sont tournées vers un même objet, chaque incident extérieur y vient donner un nouveau choc. C’est ainsi que l’idée d’apparaître dans cette fraîche toilette aux yeux ravis de Pietro séduisit un instant Mme de Morelay, et la tenta avec une persistance singulière.

Elle en triompha pourtant ; et combien, parfois, on a plus de peine à vaincre une puérile séduction qui vous envahit, vous possède, vous entraîne soudain, qu’une passion vraie !

Elle fit emballer la robe, et jeta dans la glace un rapide regard sur son costume de voyage, aux teintes grises.


XXXIV


Pourtant elle voyait, avec un amer regret, le soleil glisser à travers les fentes de ses jalousies les rayons empourprés du couchant.

Les promeneurs se massaient sur le port, au devant de l’établissement des bains ; plusieurs montaient en barque pour faire une promenade dans la baie, car la mer était si unie et si calme qu’elle semblait un miroir de cristal.

Elle se demanda enfin pourquoi elle n’irait pas aussi se promener en mer… « Là, se dit-elle, je n’ai point à craindre sa rencontre ; j’aurai bien vite traversé la berge et gagné la barque… »

Elle pensa d’ailleurs que Pietro devait être sur les terrasses comme les jours précédents.

L’envie la prit de revoir, de loin, l’ensemble du pays où elle allait laisser son cœur ; elle se dit que cette soirée cruelle en serait abrégée… que le charme de la rêverie, sur cette belle mer, changerait ses regrets désespérés en mélancolie… qu’elle jouirait une dernière fois du bonheur de s’abandonner à sa passion sans craindre pourtant les faiblesses dangereuses, puisqu’elle serait à l’abri des attaques.

Soudain elle se décida.

— Vous m’accompagnerez, dit-elle à sa femme de chambre ; je vais aller faire une promenade en mer.

Mais la femme de chambre s’en défendit. Elle avait peur de l’eau… Elle allait déjà avec bien de la peine sur les grands vaisseaux et suppliait Mme la comtesse de ne point la contraindre à monter sur une de ces petites barques qui sont si fragiles… etc.

« Pourquoi n’irais-je pas seule ? » se demanda la comtesse.

Et elle dit à sa femme de chambre :

— Eh bien ! vous viendrez seulement avec moi jusqu’à l’embarcadère.

— Madame ne s’habille pas ? reprit la camériste.

La comtesse allait partir avec son costume de voyage. Elle pensa soudain à sa toilette toute prête… Pourquoi, se dit-elle, ne me parerais-je pas pour cette dernière fête de mon cœur ?

C’était un charme encore que d’être belle pour cet adieu suprême au bonheur. Les femmes comprendront cela.

Elle traversa rapidement la plage, descendit dans la première barque et se blottit sous la tente de coutil, tandis que le batelier allait dénouer ses amarres. La femme de chambre remonta vers l’hôtel.


XXXV


Tout le temps que la barque resta près de la rive, la comtesse demeura les yeux baissés et le visage voilé par son ombrelle, qu’elle gardait ouverte malgré l’ombre de la tente. Elle faisait, sans s’en rendre compte, comme ces oiseaux, qui cachent leur tête sous leur aile pour se soustraire aux regards des chasseurs ou pour attendre le coup mortel.

Mais, lorsqu’elle fut à une distance d’où elle put voir sans être vue et découvrir d’un même regard la promenade et la ville, la comtesse osa jeter les yeux vers la terrasse.

— L’ombre des chênes verts était bien épaisse… Les promeneurs étaient nombreux. Elle ne vit rien… qu’un banc vide… ; et son cœur battit pourtant.

Elle s’accouda sur l’un des appuis de la tente, vers la poupe, tira de son carnet les vers qui enveloppaient sa fleur de laurier encore fraîche, et se mit à relire le sonnet et à contempler la fleur en envoyant vers la rive les plus ardents regrets. Bientôt, de rêve en rêve, sa folie lui revint tout entière. Elle s’y abandonna de nouveau, se promettant bien de reprendre, en touchant terre, sa raison et son énergie…

« Pourtant, se disait-elle, si pour moi, au delà de cette mer bleue et profonde, il n’existait pas d’impérieux, d’imprescriptibles devoirs…

» Qu’est-ce donc que les liens sociaux lorsque l’on est ainsi loin du foyer, de la patrie même… entre le ciel et la mer ?… deux infinis !… — Ne semble-t-il pas que ces liens, si forts, sont de convention et non point réels ? Le vrai c’est d’aimer… d’être aimée ; tout le reste est comme la glèbe où nous sommes attachés ici-bas. Et, si le pauvre serf pouvait dérober parfois une heure de liberté, devrait-il donc y renoncer ?… »


XXXVI


La barque glissait toujours en suivant les côtes de Porto-Venere.

Déjà on avait dépassé la source d’eau douce que viennent voir les touristes ; Mme de Morelay jetait un dernier regard d’envie sur les villas qui échelonnent leurs terrasses jusqu’à la mer et enclavent, sous les arbres de leurs jardins, un golfe en miniature ; aux villas succédèrent bientôt de pauvres maisons de pêcheurs… puis des rochers nus et sombres… des rochers de ce marbre rouge veiné de jaune, que nous appelons portor. Ils descendent à pic dans des flots si purs, qu’on peut suivre les veines du marbre à des brasses de profondeur. L’eau n’a depuis le commencement des siècles ni rongé, ni terni le marbre. Çà et là, des blocs dorment dans la mer et forment comme des récifs.

On eût dit que la barque était fée, tant elle savait se frayer sa route sans heurter un écueil…

Le soleil, près de disparaître à l’horizon, rasait la mer et la dorait de ses rayons enflammés. Il fallait songer au retour. Mais la comtesse ne pouvait se décider à rappeler sa raison obscurcie, et à dire à son batelier : « Retournons à la Spezzia ! »

N’était-ce pas se dire à elle-même : « Allons ! assez de rêveries séduisantes et coupables !… reviens à ton devoir… à la froide chambre d’hôtel, à tes malles bouclées pour le départ… au voiturin qui t’emmènera demain… »

Le cap fut doublé comme le jour baissait. Une végétation splendide succéda aux rochers, et la barque approcha du rivage, vers une anse abritée sous les lauriers-roses.

Au moment d’aborder, la comtesse releva les rideaux, se tourna vers le marinier, et l’appela pour lui demander où il la menait.

Mais la parole expira sur ses lèvres. Ce fut Pietro qui jeta les rames et lui répondit.


XXXVII


La nuit s’avançait lorsque la barque quitta les rives de Borghetto, pour reprendre la direction de la Spezzia. La nature entière dormait, et le clapotement des rames sur la mer, le saut d’un dauphin au devant de la proue, rappelaient seuls le mouvement et la vie.

La comtesse, dans un accablement impossible à décrire, demeurait à la poupe du bateau, les yeux fermés, les bras pendants ; Pietro ramait, en la regardant d’un singulier regard, en même temps naïf et rusé, timide et triomphant…

Ils touchèrent le rivage sans bruit… Mme de Morelay courut vers l’hôtel de l’Europe, dont la porte était mystérieusement entr’ouverte… Une petite lampe éclairait à peine le vaste escalier de marbre. Elle monta fort vite, en étouffant le bruit de ses pas, et se glissa dans sa chambre comme une coupable…

Sa camériste veillait en l’attendant.

— Ah ! s’écria-t-elle, nous avons été bien inquiets de madame !

À l’aspect de cette fille, fidèle à son poste, et qui surprenait ainsi son furtif retour, la comtesse ressentit un trouble profond. Elle devint pâle d’abord, puis pourpre.

— Inquiets ? et de quoi ? pourquoi ? Faut-il donc que je m’astreigne à rentrer à une certaine heure… que je rende des comptes… ?

— Pardon, madame !… Mais nous craignions que quelque accident…

— Je ne vous avais pas dit de m’attendre ! reprit la comtesse avec un accent altier, que la femme de chambre ne lui connaissait pas encore, et qui contrastait infiniment avec le ton de causerie que la grande dame avait pris quelques heures auparavant.

C’est que la comtesse, comme beaucoup de femmes orgueilleuses, devint, tout à coup, d’autant plus hautaine avec ses inférieurs, qu’elle se sentait plus humiliée devant elle-même.

La pauvre femme de chambre sortit. Mme de Morelay se jeta dans un fauteuil, cacha son visage dans ses mains, et demeura pendant plus d’une heure dans une invincible prostration.


XXXVIII


Quel poëme de désespoir se développa en ce moment dans la pensée et dans le cœur de cette femme, jusque-là si pure, si irréprochable… que la tentation même n’avait pas effleurée !

Un moment elle eut horreur d’elle même ; le remords creusait dans son âme un sillon sans fin. « Qu’eût fait la dernière des femmes ? » : se disait-elle…

Lorsque la pensée de son mari lui venait en mémoire, elle la repoussait violemment, comme une image trop accablante ; et, cependant, la douleur qui la poignait à ce souvenir n’était rien, auprès de l’angoisse qu’elle éprouvait à l’égard de son amant.

« Que pense-t-il de moi ?… Sans doute, il me prend pour une conquête de hasard ?… Grand Dieu !… »

Alors, elle se souvint de toutes les femmes faibles qu’elle avait connues… et blâmées…

De Mme de Braciennes, d’abord, rencontrée la surveille, et repoussée d’un si hautain regard…

De Mme de Martivy, qui faillit payer une faute de sa vie, et l’avait expiée de tout son bonheur.

De Sophie Rolland, son amie de pension aussi, qu’elle avait cessé de voir, parce que certaines apparences la compromettaient.

De Laure Aldini, son autre compagne, qui, au sortir de la pension, avait été jetée dans le monde, orpheline et pauvre, sans appui, sans conseil, avec l’habitude d’une vie aisée, le goût des arts, une beauté merveilleuse… et qui passait au bois richement parée…

Ah ! de quel mépris sanglant elle l’accablait, celle-là ! quand leurs voitures se croisaient…

Puis, elle se souvint encore de Victorine, son ancienne femme de chambre, chassée un soir sans pitié…

Toutes ces figures défilèrent devant sa mémoire, comme un cortége de fantômes. Il lui semblait qu’elles ricanaient et la montraient au doigt…

L’une disait : — Voyez donc cette austère vertu ! et mesurez sa résistance à l’heure de la tentation !

Et l’autre : — Où serait-elle descendue, si son père ne lui eût donné une dot ?

« J’ai lutté deux ans, disait la première. — Moi, six mois, reprenait la seconde, et mon mari était jaloux et dur. — Moi, j’ai vécu irréprochable, à côté d’un vieillard… — Et moi, disait la pauvre fille, je serais restée honnête, peut-être, madame, si mon humble position ne m’eût livrée à toutes les audaces… si vous-même, peu soucieuse, du danger pour votre servante, ne m’eussiez cent fois exposée ! »

Après s’être traduit par de l’anéantissement, le désespoir de la comtesse de Morelay se traduisit par des sanglots. Mais la nature humaine ne supporte qu’une certaine dose de douleur aiguë. Il vint un moment où la pauvre femme ne trouva plus, dans son cœur et dans sa tête, qu’une fatigue cruelle, qui dominait tout. Elle s’endormit dans son fauteuil, s’agitant péniblement entre la réalité et le rêve, les remords et le cauchemar.

On l’éveilla quelques heures après, pour lui annoncer que le voiturier qui devait la conduire aux bains de Lucques, attendait.

— Je ne pars plus, dit-elle.


XXXIX


Mme de Morelay n’avait qu’un moyen de se relever à ses propres yeux : c’était d’admirer souverainement son amant, et de croire à une puissance de séduction irrésistible ; de le revêtir, en un mot, des plus splendides draperies, comme une idole, et de se dire que toute autre à sa place, toute autre femme distinguée, noble, éprise de beauté, d’art et de poésie, eût succombé.

D’ailleurs, une fois le premier moment passé, la passion se réveilla plus folle et plus ardente que jamais…

Les dernières révoltes de la conscience furent promptement étouffées. La comtesse ne réussit que trop à draper Pietro en idole, en phénix, en dieu. Cet amour impossible que les romanciers se sont plu à nous peindre, — avec des obscurités et des lueurs, des abîmes et des sommets, au-dessus de nos facultés mortelles, — cet amour inextinguible et maladif, l’envahit tout entière.

Les scrupules, les remords, les appréhensions d’avenir, tout s’évanouit pour laisser son âme en proie à un vaste incendie. La pauvre affolée ferma les yeux et se lança dans l’infini ; mais je ne sais quelle faculté singulière subsistait en elle, assistait en spectatrice à ce vertigineux ouragan du cœur, et s’étonnait de la violence des passions jusqu’alors endormies. Ainsi sommeillent les tourmentes qui tout à coup s’émeuvent du fond de la mer et se déchaînent à sa surface.


XL


Mme de Morelay savait bien l’italien, mais elle avait peu l’habitude de le parler ; toutes les personnes de sa connaissance, à Rome, causant plus habituellement en français. Ce n’était guère qu’avec les domestiques, les hôteliers, les marchands qu’elle employait le langage usuel. Il en résultait que, si elle pouvait facilement exprimer les besoins ordinaires de la vie, elle éprouvait une grande gêne pour rendre les sentiments et les idées qui naissaient d’une passion aussi exaltée que la sienne.

Pietro lui, ne parlait pas français.

Un soir ils étaient assis, tous deux, au bord de la mer ; après quelques mots échangés, ils demeurèrent immobiles et silencieux, la main dans la main.

Où couraient alors les pensées de la comtesse ? — Bien loin, au pays des folles et ardentes rêveries qui dévorent les âmes.

Elle voulut savoir si celles de Pietro s’élevaient du même vol. Alors, dans ce silence aux contemplations infinies, elle jeta quelques paroles, comme elle eût jeté des cailloux aux vagues qui roulaient à ses pieds, pour en entendre le contre-coup…

Il ne répondit pas.

Elle abaissa les yeux vers son amant. Il dormait.

Ce fut un choc qui la ramena vers la terre ; mais aussitôt elle s’accusa :

— Je l’ennuie, se dit-elle ; peut-être parce que je ne sais rien lui dire, croit-il que je ne saurais pas le comprendre… Et comment, en effet, devinerait-il que j’ai une âme vive et passionnée, une intelligence capable de suivre la sienne ? Qu’ai-je fait autre chose que lui prouver que je suis une femme sans vertu ?

Toutes ses craintes reparurent. Son bonheur si vif quelques instants auparavant, fut empoisonné par cette idée qui ne la quitta plus et lui rongea le cœur : « Il me méprise. »

XLI


Ce qu’il y avait de plus douloureux, c’est qu’elle s’épuisait en vain à chercher des moyens d’exprimer ce qui se passait dans son âme, et ceux de faire sentir à Pietro que sa trop ardente maîtresse n’était point une conquête vulgaire. Mille protestations éloquentes lui venaient à l’idée, mais la passion et l’exaltation de sa tête lui fermaient la bouche ; elle devenait timide et interdite par la peur de mal rendre ce qu’elle ressentait. Et puis, est-ce par des paroles que l’on convainc de certaines choses ?

Elle voulut écrire ; mais ce que l’on ne sait pas dire il est difficile de l’écrire aussi. La pauvre femme refit dix fois sa lettre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Sais-tu que je crois vivre au pays des rêves ?… et qu’il me semble qu’un sylphe ou un archange m’entraîne avec lui dans des sphères bienheureuses où règne une ivresse éternelle ? Je vis en toi depuis que nos yeux ont échangé un premier regard ; rien de ce qui avait servi, jusqu’alors, de mobile à mes pensées et à mes affections ne subsiste plus dans mon cœur. Ton amour est comme un tourbillon qui a tout emporté. Pourtant je croyais les liens qui m’attachaient à la vie sociale des liens sacrés : Je croyais à mes devoirs, et si quelqu’un eût exprimé le soupçon que je pouvais un jour les trahir, j’eusse protesté d’un cri d’indignation. Ah ! grand Dieu !… Devoirs, affections de famille, liens sociaux, qu’est-ce donc aujourd’hui que tout cela pour moi ? Je cherche dans mes souvenirs, et il me semble, à l’évocation de ces grands mots, voir passer des ombres confuses.

» Un seul être existe pour moi, et c’est toi ; une seule chose m’occupe, l’inquiétude de savoir ce que tu penses de moi. Oui, tu es l’arbitre de ma destinée… Je suis en ce moment, par ton amour, la plus heureuse des créatures mortelles… et d’un mot méprisant ou dur, tu pourrais me jeter dans l’abîme du désespoir…

» Pourtant, il y a peu de jours, j’ignorais jusqu’à ton existence… Tu ne sais rien de ma vie antérieure. Pour moi, je n’ai pas même entendu prononcer ton nom.

» Ton nom ! mon bien-aimé, il doit être célèbre… peut-être sonne-t-il bien haut parmi ceux que la gloire répète… Cependant, je ne veux pas que tu me le dises… non ! Je ne te le demande pas !…

» N’ai-je pas lu ton génie dans tes yeux ? et l’admiration des autres est-elle donc nécessaire à la mienne ? Il me semble, au contraire, que je voudrais me cacher avec toi dans une retraite inaccessible, pour y jouir, moi seule, de la poésie qui s’exhale de tes regards et de tes paroles…

» Est-il besoin, pour se connaître, de savoir l’un sur l’autre tout ce que sait le vulgaire, c’est-à-dire tout ce qui est le faux, le masque, la convention sociale ?… Les âmes se révèlent-elles pas mieux, au contraire, sous les idées préconçues qui les cachent comme des langes. Ne sais-je pas que tu es noble comme tu es beau, et grand comme tu es poëte ?… Et moi ! n’as-tu pas senti que je te donnais mon premier et mon seul amour… »


XLII


Depuis lors, les journées de la comtesse s’écoulèrent, en partie, à écrire de longues lettres bien passionnées, bien éthérées, et à lire de laconiques réponses sous lesquelles elle cherchait un sens mystérieux. Ces billets donnaient à son imagination un thème d’autant plus fécond que les mots si simples, qui forment une banale phrase d’amour, ne lui semblaient pas employés dans leur véritable acception, ni répondre, même succinctement, aux sentiments et aux idées de la lettre de la veille. Alors elle tombait dans des interrogations et des recherches infinies ; elle voulait extraire d’une phrase vulgaire une idée sublime, dépouiller le fruit de son écorce de bois ou de paille, et en aspirer le suc délicieux, découvrir enfin, pour s’en enivrer et y répondre, les mille intentions délicates et passionnées de Pietro.

Son amant était pour elle une sorte de problème dont la solution l’attirait et l’effrayait en même temps. Sans cesse l’âme de cet amant lui échappait. Elle ne pouvait ni la saisir ni la pénétrer. C’était comme quelque chose de trop grand ou de trop petit pour qu’elle pût le mesurer avec son âme à elle, qui devenait le terme de comparaison.

Les échecs constants contre lesquels venaient se briser tous ses efforts, irritaient ce besoin d’assimilation, qui est le principal mobile de l’amour. Trompée sans cesse dans ses aspirations intellectuelles, elle s’indignait, elle se révoltait elle s’efforçait de mille manières. On eût dit qu’elle tournait autour d’un bloc de granit, le frappant sans cesse et de tous les côtés, pour trouver une place sonore qui résonnât et répondît au coup frappé, par une sorte d’écho. Mais plus ses tentatives étaient stériles, plus elle y mettait de passion.

« À quoi pense-t-il ? » se demandait-elle avec une ténacité absorbante, lorsqu’il demeurait silencieux auprès d’elle, « Qu’a-t-il voulu dire ou que devais-je lui répondre ? » se répétait-elle durant de longues heures, en se remémorant les phrases de Pietro.

Madame de Morelay cherchait à pénétrer le front si pur et si bien coupé de son amant, pour lire dans sa pensée. Elle osait, parfois, plonger jusqu’au fond des yeux de Pietro un regard interrogateur ; mais ses hypothèses trouvaient toujours mille réponses probables, et pas une seule qui fût décisive ; et ses regards demeuraient en échec devant je ne sais quel miroir brillant, mais sans transparence ni reflet.

Jamais l’esprit de la comtesse n’avait tant travaillé ; si elle eût été moins possédée par son idée fixe, elle se fût étonnée elle-même des combinaisons ingénieuses auxquelles arrivaient ses efforts. Elle trouvait aux paroles de Pietro un sens plus profond et plus subtil que les mystiques n’en trouvèrent jamais aux centons de Pythagore.


XLIII


Mais ces rêveries n’occupaient pas encore tout le temps de Mme de Morelay ; et, comme elle craignait, par-dessus tout, de réfléchir et d’entendre la voix de la conscience pendant un silence de l’imagination, elle se mit à lire les poëtes italiens ; c’était encore un moyen de s’occuper de son amant, de s’instruire pour lui, de s’élever à lui.

Elle se procura facilement à la Spezzia, Dante, Pétrarque, l’Arioste, etc.

Cependant, les jours succédaient aux jours… et de temps en temps, au milieu de sa folie, la pauvre comtesse sentait au cœur des soubresauts douloureux comme les battements d’une cloche qui sonne le glas. Elle se disait : « Hier, Pietro m’a dit cela ; — avant-hier, telle autre chose… » et comptait avec effroi les jours écoulés…

D’abord, il lui avait semblé faire tenir, dans la courte absence du comte, tout un siècle de bonheur ; elle n’en voulait même pas apercevoir la fin. Mais, maintenant, cette terrible fin lui apparaissait, par instants, comme un abîme à la lueur d’un éclair.

Elle repoussait avec horreur ces visions. Elle s’efforçait de se cramponner à son amant et d’oublier tout le reste dans l’extase de son bonheur. Mais elle n’y parvenait pas toujours.

Pourtant, le septième jour au soir, tandis qu’ils voguaient tous deux vers une des baies enchanteresses qui bordent les côtes de la Spezzia, elle s’écriait encore dans un accès d’exaltation :

« — Est-il rien de plus beau dans les rêves que la réalité de notre amour ? Nous ne vivons pas en ce monde car nul ne sait seulement que nos yeux s’y sont rencontrés… Une fois que j’ai sauté dans cette barque et que tu l’as lancée loin de la terre, d’un coup d’aviron nous sommes rois de l’espace, et plus libres que les dieux dans l’éther… Il me semble que nous avons des ailes et que nous fuyons ensemble vers un autre univers… L’univers des heureux !… »

Tout à coup la voix lui manqua, coupée par une de ces insupportables angoisses qui commençaient à faire entrer l’enfer dans la vie de la comtesse de Morelay… « Oui, se dit-elle, des ailes !… Ah ! des ailes pour me dérober à ce terrible réveil ! Trois jours encore… deux peut-être seulement et le comte sera revenu !


XLIV

Le bateau effleurait le rivage. Pietro, abandonnant les rames, vint s’asseoir aux pieds de sa maîtresse en lançant une roulade. Elle, sans l’écouter, lui prit les mains et le regarda fixement d’un noir et profond regard. Mille questions se pressaient sur ses lèvres ; mille craintes lui déchiraient le cœur.

Un éclat de rire et une double exclamation éveillèrent tout à coup la comtesse, en sursaut.

À trois pas d’elle, au bord de la mer, et sous les oliviers étaient assis Amélie de Braciennes et le vicomte d’Aury. Ils toisèrent Pietro et la comtesse d’un étrange coup d’œil.

— Bravo ! Pietro ! dit Amélie en frappant de son éventail fermé sur sa main gauche, comme elle eût fait au théâtre.

Madame de Morelay se leva, éperdue, frémissante. Elle voulut parler, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge. Elle resta pétrifiée en face de son ancienne amie.

Celle-ci éteignit par degré son sourire railleur, abaissa ses yeux vers la terre d’un air froid, ouvrit son éventail d’un coup sec, l’agita lentement deux ou trois fois… Et, en dix secondes, elle eut triplé la distance que madame de Morelay avait mise entre elles deux quelques jours auparavant.


XLV


— Ramenez-moi ! put crier enfin la comtesse à Pietro, d’une voix étouffée par l’orgueil et la colère.

C’était le tour du jeune homme de rester consterné de ce ton altier.

— Ramenez-moi, vous dis-je ! reprit Mme de Morelay avec un accent plus impérieux encore.

Pietro courut aux rames. La comtesse s’assit au bout opposé de la barque et demeura en face de lui, agitée tout entière d’un tremblement convulsif.

« Le voile du temple se déchira, » dit l’Évangile. Et il semble voir s’entr’ouvrir soudain l’abîme des cataclysmes au milieu de sinistres lueurs. Ainsi, dans l’âme de Mme de Morelay se déchira je ne sais quel bandeau : — Mes enfants ! cria-t-elle, ma maison, ma famille…

Et toutes ces choses méconnues se levèrent à ses yeux flamboyantes accusatrices…

Qui pourrait traduire des orages qui bouleversaient en ce moment l’âme de l’orgueilleuse comtesse de Morelay ? Ses yeux jetaient des flammes, ses lèvres frémissantes semblaient maudire. À l’amour succédait une sorte de haine. Mais cette haine, égarée un moment sur Pietro, se reporta bien vite sur Amélie.

— Allons vite ! reprit-elle d’une voix impérieuse…

« Se hâter ?… eh ! à quoi bon ? se demanda la comtesse dès que le bateau eut pris une course rapide sur la mer. Quand j’aurai mis entre Amélie et moi quelques brasses de distance, aurai-je donc échappé à mon déshonneur ? à sa vengeance ? Pourquoi donc m’épargnerait-elle ? Est-ce parce que, du haut de mon hypocrisie, je l’ai méprisée ?… »

Elle frissonna en apercevant, par une vision rapide, les incalculables conséquences de la rencontre qu’elle venait de faire.

La barque glissait rapidement. Il faisait nuit.

Au détour du cap de Porto-Venere, elle vit briller les lumières du port de la Spezzia.

Ce fut un choc qui réveilla sa pensée, perdue dans les abîmes du désespoir.

Elle pleura.

Pietro voyant les larmes ruisseler sur son visage, lui disait des mots de banale consolation.

Elle le repoussait avec colère. Pourtant chaque coup de rame qui la ramenait au rivage lui donnait un contre-coup au cœur. « Voici la fin de tout, se disait-elle. — Ah ? grand Dieu ! je suis bien perdue !… »


XLVI


Le lendemain, quand elle se réveilla, le souvenir de sa situation lui revint avec une inexorable réalité. La honte, l’effroi, la passion, recommencèrent bientôt leur lutte dans son cœur.

Hélas ! la passion était bien vivace encore… Comme elle étouffait peu à peu les révoltes de la raison et de la conscience !

Mais, tout à coup, la comtesse se souvint de l’insolent applaudissement d’Amélie à Pietro… Puis un mirage rétrospectif lui montra le vicomte d’Aury ne saluant pas l’homme que sa compagne n’avait appelé que d’un nom de baptême…

» Qui est-il ? » se demanda-t-elle dans une suprême inquiétude… » Jusqu’à quel point suis-je tombée ? Je veux savoir… »

Elle sonna ; sa femme de chambre accourut.

— Demandez une voiture, dit la comtesse.

Elle s’habilla précipitamment et ne toucha pas au déjeuner qu’on lui présenta. Comme la voiture se faisait attendre, elle sonna deux ou trois fois avec impatience.

Enfin la femme de chambre annonça que tout était prêt, et demanda si elle devait accompagner madame.

— Non, dit la comtesse. Puis s’élançant dans la calèche, elle se fit conduire à Carrare.

« Là, je saurai son nom, avait pensé Mme de Morelay. Je le demanderai au premier venu, à un paysan, à un manœuvre, à un enfant…, à cette voix banale, enfin, qui répond sans troubler aux plus mystérieux désirs du cœur, parce qu’elle part d’une bouche totalement inconnue et indifférente. »


XLVII


Elle fit arrêter la voiture à l’entrée de la ville, dans le chemin bordé de grenadiers, et se dirigea, seule et à pied, vers l’atelier où elle avait vu Pietro. Malgré les audaces de sa pensée, elle tremblait en marchant, et rougissait sous son chapeau de paille à larges bords. C’est qu’elle n’était point encore aguerrie à de telles démarches. Et puis, je ne sais quels pressentiments l’agitaient et lui remettaient en mémoire Psyché marchant, avec un flambeau, vers l’Amour endormi.

Son cœur bondissait au moment où elle leva le loquet de la porte qui séparait l’atelier de la rue. Elle venait du grand soleil, et l’atelier était du côté de l’ombre. C’est pourquoi elle ne distingua rien d’abord que la nuit ; mais, à peine eut-elle abaissé ses paupières sur ses yeux pour en rafraîchir la pupille, et relevé le bord tombant de son chapeau de paille, qu’elle devint toute interdite et fit un pas en arrière.

Pietro n’était pas là ; mais elle se trouvait en présence de trois ou quatre hommes aux bras nus, aux cheveux souillés de poussière blanche, qui se détournèrent simultanément de leur travail pour la regarder avec étonnement.

— Pardon, messieurs, pardon… balbutia-t-elle en jetant des regards investigateurs de tous les côtés de la vaste pièce ; je croyais être ici chez M. Pie… mais, je me trompe, excusez-moi…

La pauvre femme sortit le plus vite qu’elle put, tandis que les sculpteurs la saluaient d’un signe de tête, et que deux gamins de quatorze à quinze ans, qui dessinaient dans un coin, étouffaient mal un ricanement.

Elle fit rapidement quelques pas pour s’éloigner du théâtre de sa déconvenue, puis s’arrêta confuse, incertaine, mécontente d’elle-même… Son instinct lui criait de regagner sa voiture et de retourner à la Spezzia, en gardant ses dernières illusions, tandis qu’une pensée tyrannique la poussait à de nouvelles investigations.

XLVIII


Elle marcha au hasard pendant une heure, jetant çà et là des coups d’œils timides et curieux ; mais que faire ? Elle ne pouvait entrer dans aucun autre atelier, ni demander à personne le nom qu’elle voulait savoir. Il fallait repartir.

Indécise encore, malgré tout, elle suivait les rues comme une somnambule doit suivre son chemin sur les toits ; enfin elle s’arrêta devant un atelier grand ouvert, parce qu’il semblait inhabité pour le moment.

Peu à peu ses yeux se fixèrent sur une statue d’Apollon, dont la tête offrait une vague ressemblance avec celle de Pietro. Bientôt cette ressemblance lui parut frappante, et son imagination aidant ses yeux, elle crut voir un portrait de son amant idéalisé, marqué du sceau divin qui convient au génie.

Immobile et ravie, elle demeura penchée vers la fenêtre de l’atelier comme en extase ; la couronne de laurier allait bien à ce front noble ; la chlamyde donnait une fière élégance au port du dieu des arts et de la poésie. Cette lyre même formait avec l’ensemble des lignes un heureux agencement.

La pauvre créature se prit à redire dans son cœur les vers de Pietro. Elle aurait voulu avoir la puissance des fées pour enlever cette statue, l’emporter et la cacher à tous les yeux.

Peut-être serait-elle restée longtemps en contemplation, si un jeune homme n’eût ouvert, en chantant, la porte de l’atelier, et ne fût venu s’installer au travail.

L’arrivée de cet inconnu choqua d’abord Mme de Morelay, en la forçant d’interrompre son rêve extatique ; mais ensuite son cœur se mit à battre violemment. Ce jeune homme, qui s’offrait tout à coup à sa vue et à ses questions, n’était-ce pas la voix indifférente qu’elle venait chercher et interroger ? n’était-ce pas celle qui allait nommer le poëte ?… Elle hésita encore… Elle eut l’idée de s’enfuir sans parler…

« Quelle folie ! pensa-t-elle ; quelle faiblesse !… »

Puis, d’une voix tremblante :

— Monsieur, dit-elle, je regarde depuis un instant cette statue d’Apollon ; pourriez-vous me dire si c’est un portrait ?

Le jeune homme se retourna, salua, s’excusa en français de ne pas avoir aperçu, en entrant, son interlocutrice ; puis il se fit répéter la question.

Mme de Morelay rougit en entendant parler sa langue maternelle. Par un effet singulier de pudeur instinctive, elle se trouva cent fois plus confuse devant un compatriote qu’elle ne l’eût été devant un étranger, parlant une langue étrangère. Elle se demanda soudain si cet homme, qui venait de reconnaître sa nationalité à son accent et à sa toilette, — car elle avait parlé italien, — ne lisait pas aussi son secret sur son visage.

Cependant, elle appela toute sa résolution à son aide, et reprit :

— J’ai osé vous demander, monsieur, si vous aviez copié pour cet Apollon une tête connue ?

— Oui, et non, madame ; j’ai interprété, en effet, une tête célèbre dans ce pays, mais fort inconnue ailleurs.

— Ah !… reprit la comtesse, qui ne put empêcher sa voix de trahir une ardente curiosité, par un léger tremblement ; et, puis-je, sans indiscrétion… vous demander le nom de l’original ?

— Pietro.

Et le jeune sculpteur accompagna cette laconique réponse d’un singulier regard.

Mme de Morelay rougit sous ce regard à la fois étonné, interrogatif et railleur. Aucune puissance humaine ne serait parvenue, alors, à lui faire articuler un mot de plus. Je ne sais quelle honte la saisit à la gorge et la rendit muette, tandis qu’au contraire, sa curiosité était plus violemment surexcitée que jamais.

La comtesse se disait qu’il fallait absolument éclaircir sa situation. Elle voulait braver à tout prix l’embarras d’un instant, pour sortir de l’horrible perplexité qui la poignait. Mais toute sa volonté demeurait paralysée par la contraction de ses nerfs. Plus elle restait de secondes, muette et consternée devant le jeune artiste, plus elle sentait s’accroître son malaise, et sa rage la rendait plus interdite encore.

Un regard très-expressif du sculpteur, un regard qui présageait une question peut-être impertinente, rendit la situation intolérable. La comtesse balbutia un pénible : « Merci, monsieur, » et s’enfuit en courant.


XLIX


Elle revint à la Spezzia, en proie à une curiosité, à une inquiétude, à une angoisse, enfin, qui l’obsédait tyranniquement. En attendant l’heure du rendez-vous, elle voulait prendre une résolution, et ne pouvait, ni dompter son cœur, ni fixer ses idées. Longtemps, elle se promena dans son salon, s’efforçant de vaincre l’agitation qui lui ôtait jusqu’à l’exercice de ses facultés. Elle s’assit enfin. Un livre se trouva sous sa main. C’était un Pétrarque. Elle le prit et en tourna les pages, lisant les mots, l’un après l’autre, et ne pouvant saisir le sens d’un seul vers… — Ah ! que les fades ardeurs du poëte de Laure répondaient peu, alors, aux impétueuses passions qui ravageaient le cœur de Louise de Morelay !

Mais quelle puissante lecture, aussi, aurait pu triompher de ses pensées ?

Plus d’une heure s’écoula sans qu’elle eût cessé de lire du regard, tandis que son imagination allait comme une horloge sans balancier.

Tout à coup cependant ses yeux se fixèrent sur une page et relurent dix fois les mêmes vers. Elle passa ses mains sur son front comme pour y rappeler la mémoire…

Et vivement elle tira de son portefeuille le précieux sonnet de Pietro, et le tint ouvert, à côté du livre, suivant des yeux l’un… puis l’autre…

Elle devint pâle… c’étaient les mêmes mots… les mêmes vers…

Abasourdie par ce coup, elle demeura longtemps sans conclure… Enfin, elle posa le livre et la copie.

— Quel a pu être son but ? se demanda-t-elle, perdue dans des recherches infinies. Pourquoi m’envoyer un sonnet copié dans un poëte que tout le monde peut lire ? M’a-t-il si fort méprisée qu’il n’ait pas même pris la peine d’écrire pour moi une déclaration d’amour ! Sa conduite tout entière est une énigme. Il s’enveloppe dans un machiavélisme dont je ne puis saisir les combinaisons…

Elle réfléchit encore ; puis une lumière soudaine, une lumière horrible parut se faire dans son esprit ; elle tomba à la renverse, en s’écriant :

— Ah ! mon Dieu !… mais il est bête… tout simplement !… et qui sait ?… vil ! peut-être…


L


Mais bientôt, elle se releva pleine d’une fiévreuse énergie ; elle voulut savoir jusqu’où elle était tombée. Ses yeux secs brillèrent d’un feu sombre ; elle marcha vers la fenêtre et regarda sur le port. Pietro y était, fièrement campé sur ses hanches, car l’heure du rendez-vous venait de sonner.

Que la beauté de cet homme dont elle avait fait un Dieu lui parut alors vulgaire ! que son attitude lui sembla révéler de bassesse et de sottise !…

Elle courut à la sonnette et l’agita violemment.

— Priez la maîtresse de l’hôtel de monter tout de suite, dit-elle à sa femme de chambre, en réprimant avec peine le tremblement de sa voix.

L’hôtesse se fit attendre quelques instants. Mme de Morelay se promenait frémissante dans le salon et dans sa chambre, et de temps à autre s’arrêtait devant les glaces pour essayer de se composer un visage froid.

Elle se promettait d’engager une conversation avec l’hôtesse et d’arriver, par degrés, aux questions sur l’homme qui attendait aux pieds de ses fenêtres. Mais, malgré toutes les résolutions dictées par son orgueil, elle ne put trouver un mot de lieu commun, ni feindre un intérêt quelconque pour quoi que ce fût. Dès que sa porte s’ouvrit, elle marcha au devant de la maîtresse d’hôtel, la prit par le bras et l’amena devant la fenêtre.

— Savez-vous quel est ce jeune homme ? demanda-t-elle avec un accent contenu.

— Celui qui s’appuie à cette barque renversée et qui regarde par ici ?

— Oui.

— C’est Pietro.

— Mais que fait-il ?… quelle est sa profession ?… d’où vient-il ?…

Cette fois la comtesse ne put contenir les vibrations de sa voix.

L’hôtesse la regarda avec étonnement ; mais le visage de Mme de Morelay semblait si froid et si fier qu’elle baissa les yeux.

— Il est arrivé l’an passé de Venise avec l’impresario, qui fit la saison à notre théâtre. Comme il n’eut guère de succès, l’imprésario ne le rengagea pas. Il reste ici où on le rencontre souvent sur la promenade et sur le port… On dit qu’il pose aussi chez les sculpteurs de Carrare ; c’est-à-dire qu’il leur sert de modèle. Il est assez beau pour cela !

La main tremblante de la comtesse avait saisi l’espagnolette comme un point d’appui. Mais, en ce moment, à ces dernières paroles, elle se sentit défaillir tandis qu’un flot de sang chaud lui montait au cerveau.

Un fauteuil était près de là. Elle s’y traîna et s’y assit.

— Sans doute, il a envoyé son sonnet à madame la comtesse ?

— Pourquoi cela ? répliqua vivement Mme de Morelay avec un accent si terrible que l’hôtesse en pâlit.

— Oh ! madame, il n’y aurait rien d’extraordinaire ; il a copié un sonnet de Pétrarque, qu’il envoie comme cela aux dames. On dit qu’il veut profiter de ses avantages physiques pour faire la conquête d’une héritière… ou d’une grande dame… À Florence, dernièrement, la fille de lord X*** a épousé son maître de chant ; et, toutes les fois que je loge ici de jeunes Anglaises, Pietro…

L’hôtesse s’interrompit tout à coup, effrayée par les yeux blancs de son interlocutrice, et par sa pâleur :

— Madame ?… s’écria-t-elle.

Mais la comtesse de Morelay avait perdu connaissance.


LI


Le lendemain, lorsque le comte revint de France, il trouva sa femme au lit avec le transport au cerveau.

Je pourrais, je devrais peut-être finir ici cette histoire, en disant que la comtesse de Morelay succomba sinon à une fièvre chaude, du moins à la honte, au remords, au désespoir. C’est ainsi que se termineraient nécessairement les romans et les comédies. Mais la vie réelle a peu de ces dénoûments simples et prompts.

Mme de Morelay ne mourut pas. Les soins de son mari la rappelèrent à la santé. Nous la retrouvons à Paris, dans son hôtel du quai d’Orsay, au milieu de son intérieur jusque-là si heureux et si calme. Après l’ouragan qui venait de bouleverser sa vie, cette paix fut comme un baume rafraîchissant. Sa raison un moment ébranlée reprit peu à peu de la clairvoyance.

Rien sans doute ne pouvait apaiser sa douleur, mais elle trouva les forces nécessaires pour en supporter le poids. En comprenant la grandeur de sa chute, elle comprit l’expiation qu’elle devait à Dieu, aux autres, à elle-même.

Nul n’avait surpris le secret de sa honte, nul ne vit son repentir. Elle ne cria point sa faute au monde par des changements apparents dans sa conduite. Seulement, elle sembla se faire plus bienveillante et plus humble que par le passé, trouva de l’indulgence et des excuses pour toutes les faiblesses, et devint de plus en plus sévère pour elle-même.


LII


Si quelque curieux l’eût suivie le matin, alors que vêtue d’une robe de laine, enveloppée d’un cachemire éteint, coiffée d’un chapeau sombre, et voilée, elle sortait à pied et seule de son hôtel, il aurait pu la voir quitter son aristocratique quartier, s’engager dans des ruelles obscures, monter dans des greniers infects et visiter des pauvres, des malades, des êtres dégradés par le vice ou la misère, auxquels sa main allait verser l’aumône, tandis que sa voix devenait éloquente et persuasive pour leur parler d’éternité, de repentir et de pardon.

Et, si la patience de l’espion ne s’était point lassée à rester devant les portes des noires allées, il aurait pu la voir encore, au retour, entrer à l’église, y chercher une humble chapelle, s’agenouiller dans un coin et prier longtemps… longtemps, en se frappant la poitrine.

La femme de chambre que la comtesse avait ramenée d’Italie, la surprit quelquefois, la nuit, pleurant aux pieds du crucifix. Elle remarqua aussi que, par un singulier caprice, sa maîtresse portait des chemises de grosse toile bise sous des robes de velours et de dentelle. Vers le même temps, Mme de Morelay se plaignit d’une maladie d’estomac, et ne mangea plus que des légumes cuits au sel et à l’eau.


LIII


Ah ! que ces mortifications chrétiennes étaient peu de chose pour le repentir de la comtesse de Morelay ! Elle aurait voulu les multiplier mille fois, si, à ce prix, elle eût pu effacer l’odieux passé. Combien de veilles, de jeûnes, de macérations, de visites dans des mansardes infectes lui faudrait-il pour la racheter à ses propres yeux ? Voilà ce qu’elle se demandait avec angoisse. Car la pécheresse repentante n’avait point tué la femme… et qui sait quelle inguérissable blessure d’orgueil saignait encore sous cette expiation ?

Oui, il y avait pour elle un plus rude châtiment que toutes les douleurs qu’elle pouvait volontairement s’imposer ; et celui-là, il était involontaire ; il apparaissait comme un fantôme à chaque accident de la vie… il venait heurter toutes les pensées consolantes… c’était le souvenir.

Chaque fois que le comte de Morelay ou les enfants mêlaient à leurs causeries une phrase d’italien, chaque fois que la comtesse, en lisant, rencontrait une description des côtes liguriennes ou de la belle Méditerranée, il se dressait devant elle, ce mannequin auquel son cœur avait été livré… Elle croyait lire dans la cervelle creuse du beau chanteur, et y voir, seulement, l’ignoble sottise entée sur une vanité grossière…

Et, lorsque cette idée s’emparait trop puissamment de son imagination, lorsque la malheureuse femme pensait qu’un jour le hasard impitoyable pouvait remettre en face d’elle cet odieux visage de Pietro, elle se jetait à genoux et criait en joignant les mains :

— Grâce, mon Dieu ! grâce !… épargnez-moi ce supplice…


LIV


Mais que dis-je ?… pour évoquer le terrible souvenir, il n’était besoin ni de la parole ni de la lecture. Parfois la comtesse s’approchait des hautes fenêtres de son vieil hôtel et regardait couler la Seine… Alors ses yeux voyaient agir la grue qui débarque les marbres sur le quai d’Orsay… et elle s’éloignait avec un frisson.

Une fois, — six mois environ après son retour, — elle s’imposa la loi de rester à son balcon tandis qu’on débarquait une cargaison. Il fallait en même temps, pensait-elle, triompher de la faiblesse qui la faisait pâlir à la vue de ces pierres inertes, et châtier son cœur orgueilleux et coupable. Ses deux enfants étaient près d’elle et s’amusaient à remarquer les mouvements mécaniques de la grue, et les efforts intelligents des débardeurs. Au milieu des blocs abrupts et grossiers, apparut une caisse longue, soigneusement ajustée.

Les débardeurs prirent un soin particulier de cette caisse, qui semblait bien recommandée. Lorsqu’elle fut déposée sur la berge, ils regardèrent l’adresse qu’elle portait, échangèrent quelques paroles et se montrèrent le quai ; et sur le quai un hôtel, l’hôtel de Morelay.

La comtesse tressaillit d’instinctive terreur. Elle passa la main sur ses yeux comme pour effacer une image pénible, regarda de nouveau en se demandant si elle ne s’était point trompée, puis trembla plus fort, car les hommes du port se consultaient toujours, en montrant alternativement sa maison et la caisse.

Elle rentra, en proie à une horrible inquiétude. Quel rapport pouvait-il y avoir entre elle et cette caisse inattendue ? d’où venait cette caisse ? Car elle se disait bien que tous les bateaux qui débarquent sur le quai d’Orsay n’arrivent pas de Carrare…


LV


Et pourtant, je ne sais quelle voix de la conscience lui criait qu’un spectre allait surgir du fond de cette boîte comme du fond d’un cercueil. « Grand Dieu ! est-ce mon châtiment ? se demandait-elle ; n’avez-vous pas assez, Seigneur, du remords qui me ronge ? faut-il encore que ma honte devienne publique ?… »

Mille suppositions, plus cruelles les unes que les autres, se succédèrent, pendant deux heures, dans son cerveau encore malade. En vain les repoussait-elle comme des chimères ; en vain s’efforçait-elle de se persuader que les regards et les paroles des débardeurs ne désignaient pas sa maison… ; que d’ailleurs ils avaient pu y porter les yeux pour bien des causes étrangères à leur travail…

Vers six heures, un domestique l’avertit qu’un camion chargé d’un lourd colis venait d’arriver.

— Madame veut-elle signer ? ajouta-t-il en lui présentant le livre d’expédition.

Elle resta étourdie sous cette demande, comme un criminel sous le premier coup de l’exécuteur, et ne répondit pas.

Le domestique alla discrètement chercher un encrier et une plume, les arrangea sur un guéridon, à côté du livre, et posa le tout devant la comtesse sans rien dire.

Madame de Morelay, froide, pâle, chercha des yeux le lieu du départ et le nom de l’expéditeur ; elle vit : La Spezzia, puis, un nom inconnu et peu lisible.

Elle signa, et attendit l’ouverture de la caisse et l’arrivée du comte, dans une angoisse inexprimable.


LVI


L’attente fut courte : à peine le domestique était-il redescendu qu’elle entendit la voix du comte de Morelay qui donnait des ordres dans la cour relativement à cette terrible caisse.

Incapable de laisser venir, jusqu’à elle, le malheur qui allait la frapper, la comtesse descendit précipitamment comme pour courir au-devant.

— Vous attendiez cette caisse ? vous savez ce qu’elle contient ? demanda-t-elle d’une voix si altérée que le comte se retourna épouvanté.

— Sans doute ; une statue que…

— Ah !… s’écria-t-elle soudainement soulagée par la réponse simple et l’accent tranquille du comte. — Et… quelle statue ? reprit-elle après un instant, pour donner un sens à sa première question.

— Ne le savez-vous pas ?… Mais non !… vous étiez alors si souffrante !… et depuis, j’ai oublié de vous parler de mon acquisition. Tandis que j’attendais votre rétablissement à la Spezzia, et lorsque vous fûtes hors de danger, j’allai un jour, par désœuvrement, revoir Carrare. J’y rencontrai madame de Braciennes. Nous visitâmes quelques ateliers. Elle m’a découvert une statue d’Apollon, fort bien exécutée, ma foi ! comme tout ce qui sort des mains de ces sculpteurs italiens… Mais qu’avez-vous, ma chère ?…

Et le comte courut à sa femme, qui semblait près de se trouver mal.

— Rien… rien… continuez… Alors, cette statue…

— Je l’ai achetée. Nous avons dans le grand salon une niche que remplit fort mal votre étagère de bois des îles…

— Et vous voulez mettre là… votre statue d’Apollon ?… qui y restera… toujours ?… toujours ?…

— Vous verrez qu’elle fera bien dans ce salon, dont les panneaux représentent les divinités allégoriques des beaux-arts… Et puis, ce sera un souvenir de notre voyage !


FIN



TABLE.







Imprimerie de L. TOINON et Cie, à Saint-Germain.
COLLECTION HETZEL
18, rue jacob, 18.
En vente :
LOUIS ULBACH. — Le Mari d’Antoinette 
 1. vol.
M. et Mme  Fernel 
 1. vol.
EUGÈNE MULLER. — Mme Claude 
JEAN MACÉ. — Histoire d’une Bouchée de pain 
 1. vol.
AUDEVAL. — Les Demi-Dots 
 1. vol.
BIART. — La terre chaude. — Scènes de la Vie Mexicaine 
 1. vol.
CHAMPFLEURY. — Le Violon de Faïence 
 1. vol.
FORGUES. — Elsie Venner 
 1. vol.
Gens de Bohème et Têtes fêlées 
 1. vol.
EUGÈNE LATAYE. — La Conquête d’une âme 
 1. vol.
LAURENT PICHAT. — Les Poètes de combat 
 1. vol.
ADRIEN ROBERT. — La Princesse Sophie 
 1. vol.
AURÉLIEN SCHOLL. — Aventures romanesques 
 1. vol.
Les Amours de Théâtre 
 1. vol.
P.-J. STAHL. — Bonnes Fortunes parisiennes 
 1. vol.
Histoire d’un homme enrhumé 
 1. vol.
Voyage d'un étudiant 
 1. vol.
TROIS BUVEURS D’EAU. — Histoire… 
 1. vol.
TOURGUENEF.. — Dimitri Roudine 
 1. vol.


  1. Les cousins, les moustiques, etc.