Un fil à la patte/Acte I

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 1-96).


ACTE PREMIER


Un salon chez Lucette Gautier. Ameublement élégant. La pièce est à pan coupé du côté gauche ; à angle droit du côté droit ; à gauche, deuxième plan, porte donnant sur la chambre à coucher de Lucette. Au fond, face au public, deux portes ; celle de gauche, presque au milieu, donnant sur la salle à manger (elle s’ouvre intérieurement) ; celle de droite ouvrant sur l’antichambre. Au fond de l’antichambre, un porte-manteaux. Au fond de la salle à manger, un buffet chargé de vaisselle. Dans le pan coupé de gauche, une cheminée avec sa glace et sa garniture. À droite, deuxième plan, autre porte. (Toutes ces portes sont à deux battants.) À droite, premier plan, un piano adossé au mur, avec son tabouret. À gauche, premier plan, une console surmontée d’un vase. À droite près du piano, mais suffisamment éloigné de lui pour permettre de passer entre ces deux meubles, un canapé de biais, presque perpendiculairement à la scène et le dos tourné au piano. À droite du canapé, c’est-à-dire au bout le plus rapproché du spectateur, un petit guéridon. À l’autre bout du canapé, une chaise volante. À gauche de la scène, peu éloignée de la console, et côté droit face au public, une table rectangulaire de moyenne grandeur ; chaise à droite, à gauche et au-dessus de la table. Devant la cheminée, un pouf ou un tabouret ; à gauche de la cheminée et adossée au mur, une chaise. Entre les deux portes du fond, un petit chiffonnier. Bibelots un peu partout, vases sur la cheminée, etc. ; tableaux aux murs ; sur la table de gauche, un Figaro plié.



Scène première


FIRMIN, MARCELINE.
Au lever du rideau, Marceline est debout, à la cheminée sur laquelle elle s’appuie de son bras droit, en tambourinant du bout des doigts comme une personne qui s’agace d’attendre ; pendant ce temps, dans le fond, Firmin, qui a achevé de mettre le couvert, regarde l’heure à sa montre et a un geste qui signifie : « Il serait pourtant bien temps de se mettre à table. »


Marceline, allant s’asseoir sur le canapé.

Non, écoutez, Firmin, si vous ne servez pas, moi je tombe !

Firmin, descendant à elle.

Mais, Mademoiselle, je ne peux pas servir tant que madame n’est pas sortie de sa chambre.

Marceline, maussade.

Oh ! bien, elle est ennuyeuse, ma sœur ! vraiment, moi qui la félicitais hier,… qui lui disais : « Enfin, ma pauvre Lucette, si ton amant t’a quittée… si ça t’a fait beaucoup de chagrin, au moins, depuis ce temps-là, tu te lèves de bonne heure, et on peut déjeuner à midi ! » c’était bien la peine de la complimenter.

Firmin.

Qui sait ! madame a peut-être trouvé un successeur à M. de Bois-d’Enghien ?

Marceline, avec conviction.

Ma sœur !… Oh ! non ! elle n’est pas capable de faire ça !… Elle a la nature de mon père ! c’est une femme de principes ! si elle avait dû le faire, (changeant de ton) je le saurais au moins depuis deux jours.

Firmin, persuadé par cet argument.

Ah ? alors !…

Marceline, se levant.

Et puis, quand cela serait ! ce ne serait pas encore une raison pour ne pas être debout à midi et quart !… Je comprends très bien que l’amour vous fasse oublier l’heure !… (Minaudant.) je ne sais pas… je ne connais pas la chose !

Firmin.

Ah ?

Marceline.

Non.

Firmin.

Ah ! ça vaut la peine !

Marceline, avec un soupir.

Qu’est-ce que vous voulez, je n’ai jamais été mariée, moi ! Vous comprenez, la sœur d’une chanteuse de café-concert !… est-ce qu’on épouse la sœur d’une chanteuse de café-concert ?… N’importe, il me semble que, si toquée soit-on d’un homme, on peut bien, à midi…! Enfin, regardez les coqs… est-ce qu’ils ne sont pas debout à quatre heures du matin ?… Eh ! bien alors ! (Elle se rassied sur le canapé.)

Firmin

C’est très juste !

(Lucette entre précipitamment de gauche.
Firmin remonte au fond.)



Scène II

Les Mêmes, LUCETTE, sortant de sa chambre.
Lucette.

Ah ! Marceline !…

Marceline, assise, ouvrant de grands bras.

Eh ! arrive donc, toi !

Lucette. (1)

De l’antipyrine ! vite un cachet !

Marceline (2), se levant.

Un cachet, pourquoi ? Tu es malade ?

Lucette, radieuse.

Moi ! oh ! non, moi je suis bien heureuse ! Non ! pour lui ! il a la migraine ! (Elle s’assied à droite de la table.)

Marceline.

Qui, lui ?

Lucette, même jeu.

Fernand ! il est revenu !

Marceline

M. de Bois-d’Enghien ! non ?

Lucette

Si !

Marceline, à Firmin, tout en remontant au chiffonnier dont elle ouvre un tiroir.

Ah ! Firmin, M. de Bois-d’Enghien qui est revenu !

Firmin, une assiette qu’il essuie, à la main, descendant à Lucette.

M. de Bois-d’Enghien, pas possible ! ah ! bien, j’espère, Madame doit être contente ?

Lucette (1), se levant.

Si je suis contente ! oh ! vous le pensez ! (Firmin remonte). (À Marceline qui redescend avec une petite boîte à la main) Tu juges de mon émotion quand je l’ai vu revenir hier au soir ! (Prenant l’antipyrine que lui remet Marceline.) Merci ! (Changeant de ton.) Figure-toi, le pauvre garçon, pendant que je l’accusais, il avait une syncope qui lui a duré quinze jours ! (Elle descend à gauche.)

Marceline.

Non ?… oh ! c’est affreux ! (Elle remonte un peu à droite.)

Lucette, remontant entre la table et la console.

Oh ! ne m’en parle pas ! s’il n’en était pas revenu, le pauvre chéri… il est si beau ! (À Firmin qui est occupé dans la salle à manger.) Vous avez remarqué, n’est-ce pas, Firmin ?

Firmin, qui n’est pas du tout à la conversation, redescend un peu.
Quoi donc, Madame ?
Lucette.

Comme il est beau, M. de Bois-d’Enghien ?

Firmin, sans conviction.

Ah ! oui.

Lucette, avec expansion.

Ah ! je l’adore !

Voix de Bois-d’Enghien

Lucette !

Lucette.

Tiens, c’est lui !… c’est lui qui m’appelle. (À Marceline.) Tu reconnais sa voix ? (Elle remonte.)

Marceline.

Si je la reconnais !

Lucette, sur le pas de la porte de gauche.

Voilà, mon chéri !

Marceline, remontant dans la direction de la chambre.

On peut le voir ?

Lucette.

Oui… oui… (Sur le pas de la porte, parlant à la cantonade à Bois-d’Enghien.) C’est Marceline qui vient te dire bonjour !

Voix de Bois-d’Enghien.

Ah ! bonjour, Marceline !

Marceline, devant la cheminée.

Bonjour, Monsieur Fernand !

Firmin, derrière Marceline.

Ça va bien, Monsieur Fernand ?

Voix de Bois-d’Enghien.

C’est vous, Firmin ?… Mais pas mal… un peu de migraine seulement.

Marceline et Firmin.

Ah ! tant pis ! tant pis !

Lucette, entrant dans la chambre.

Allons, apprête-toi, parce que l’on va déjeuner. (Elle disparaît.) (On sonne.)

Marceline

Tiens, on sonne !

Firmin, il sort par la porte du fond droit.

Je vais ouvrir !

Marceline, redescendant.

Non, ils me feront mourir d’inanition !



Scène III

Les Mêmes, DE CHENNEVIETTE.
Firmin, du fond, à Marceline.
C’est M. de Chenneviette ! (À Chenneviette, descendant avec lui.) Et Monsieur vient déjeuner ?
De Chenneviette.

Oui, Firmin, oui.

Firmin, à part, avec un léger sardonisme.

Naturellement !

De Chenneviette, sans aller à elle.

Bonjour, Marceline.

Marceline, maussade.

Bonjour.

Firmin. (2)

Et Monsieur ne sait pas la nouvelle ?… Il est revenu !

De Chenneviette. (3)

Qui ?

Marceline. (1)

M. de Bois-d’Enghien !

De Chenneviette.

Non ?

Firmin.

Hier soir ! parfaitement !

De Chenneviette, haussant les épaules.

C’est à se tordre !

Firmin.

N’est-ce pas, Monsieur ! Mais je vais dire à madame que Monsieur est là.

De Chenneviette.

Quel tas de girouettes !

Firmin, frappant à la porte de Lucette, pendant que Marceline va causer avec Chenneviette.
Madame !
Voix de Lucette.

Quoi ?

Firmin.

C’est Monsieur !

Voix de Lucette.

Monsieur qui ?

Firmin, d’une traite, comme il ferait une annonce.
Monsieur le père de l’enfant de Madame.
Voix de Lucette.

Ah ! bon, je viens !

Firmin, à Chenneviette, sans descendre.
Madame vient.
De Chenneviette.

Bon, merci ! (Firmin remonte dans la salle à manger, à Marceline.) Comment, il est revenu ? Et naturellement ça a repiqué de plus belle !

Marceline.

Dame !… (Indiquant d’un clignement d’œil significatif la chambre à coucher de Lucette.) ça m’en a tout l’air !

De Chenneviette, s’asseyant sur le canapé.
Ah ! ma pauvre Lucette, quand elle cessera d’être une femme à toquades…! Mon Dieu, son Bois-d’Enghien, c’est un charmant garçon, je n’y contredis pas, mais enfin, quoi ? ce n’est pas une situation pour elle… il n’a plus le sou !
Marceline. (2)

Oui, oh ! je sais bien !… mais ça, Lucette vous le dira. (Confidentiellement.) Il paraît que quand on aime, eh bien ! un garçon qui n’a plus le sou, c’est encore meilleur !

De Chenneviette (1), railleur.
Ah ?
Marceline, vivement.
Moi, je ne sais pas, je suis jeune fille. (Elle s’assied à droite de la table.)
De Chenneviette, s’inclinant d’un air moqueur.

C’est évident ! (Revenant à son idée.) Eh bien ! et le rastaquouère, alors ?

Marceline.

Qui ? le général Irrigua ? Dame, il me paraît remis aux calendes grecques !

De Chenneviette, se levant.

C’est malin ! Elle a la chance de trouver un homme colossalement riche… qui se consume d’amour pour elle ! un général ! je sais bien qu’il est d’un pays où tout le monde est général. Mais ça n’est pas une raison !…

Marceline, surenchérissant, — elle se lève.

Et d’un galant ! avant-hier, au café-concert, quand il a su que j’étais la sœur de ma sœur, il s’est fait présenter à moi et il m’a comblée de bonbons !

De Chenneviette.

Vous voyez donc bien !… Enfin, hier, elle était raisonnable ; c’était définitivement fini avec Bois-d’Enghien, elle avait consenti à répondre au millionnaire, pour lui fixer une entrevue pour aujourd’hui, et alors… parce que ce joli cœur est revenu, quoi ? ça va en rester là ?

Marceline.

Ma foi, ça m’en a tout l’air !

De Chenneviette.

C’est ridicule !… enfin, ça la regarde ! (Il gagne la droite.)

(On sonne.)
Marceline

Qui est-ce qui vient là, encore ?



Scène IV

Les Mêmes, FIRMIN, NINI GALANT, puis LUCETTE, puis BOIS-D’ENGHIEN.
Firmin.

Entrez, Mademoiselle.

Tous.

Nini Galant !

Nini, du fond.
Moi-même ! ça va bien tout le monde ? (Elle dépose son en-tout-cas contre le canapé près de la chaise et descend.)
Marceline (1) et Chenneviette. (4)

Mais pas mal.

Firmin. (2)

Et Mademoiselle sait la nouvelle ?

Nini. (3)

Non, quoi donc ?

Tous.

Il est revenu !

Nini.

Qui ?

Tous.

M. de Bois-d’Enghien.

Nini.

Non ? Pas possible ?

Lucette, sortant de la chambre et allant serrer la main successivement à Nini et à Chenneviette, elle se trouve placée entre eux deux. Firmin remonte.

Tiens, Nini ! (À Chenneviette.) Bonjour Gontran… Ah ! mes amis, vous savez la nouvelle ?

Nini.

Oui, c’est ce qu’on me dit : ton Fernand est revenu !

Lucette.

Oui, hein ! crois-tu ? ma chère !

Nini.

Ah ! je suis bien contente pour toi ! Et… il est là ?

Lucette.

Mais oui, attends, je vais l’appeler… (Allant à la porte de gauche et appelant.) Fernand, c’est Nini… Quoi ?… Oh ! bien ! c’est bon ! viens comme ça, on te connaît ! (Aux autres.) Le voici ! (Tout le monde se range en ligne de façon à former la haie à l’entrée de Bois-d’Enghien.)

(Bois-d’Enghien paraît, enveloppé dans un grand peignoir rayé, serré par une cordelière à la taille. Il tient à la main une brosse avec laquelle il achève de se coiffer. Il passe au-dessus de la table et gagne le centre entre Firmin et Lucette.)
Tous.

Ah ! hip ! hip ! hip ! hurrah !

Bois-d’Enghien, saluant.
Ah ! Mesdames… Messieurs…
(On redescend.)
(Tout ce qui suit doit être dit très rapidement, presque l’un sur l’autre, jusqu’à « Enfin il est revenu ! » )
Nini. (4)

Le revoilà donc, l’amant prodigue !

Bois-d’Enghien. (3)

Hein !… oui, je…

Marceline. (1)

Le vilain, qui voulait se faire désirer !

Bois-d’Enghien, protestant.
Oh ! pouvez-vous croire… ?
De Chenneviette. (5)

Oh ! bien, je suis bien content de vous revoir !

Bois-d’Enghien.

Vous êtes bien aimable !

Firmin. (2)

On peut dire que madame s’est fait des cheveux pendant l’absence de Monsieur.

Bois-d’Enghien, serrant la main à tous.

Ah ! vraiment, elle… ?

Tous.

Enfin, il est revenu !

Bois-d’Enghien, souriant.

Il est revenu, mon Dieu, oui ; il est revenu… (À part, gagnant la gauche en se passant piteusement la brosse dans les cheveux.) Allons, ça va bien ! ça va très bien ! Moi qui étais venu pour rompre !… ça va très bien. (Il s’assied à droite de la table.)

(Firmin sort, Marceline est remontée, Lucette s’est assise sur le canapé, à côté et à droite de Nini. Chenneviette est debout derrière le canapé.)
Lucette, à Nini.

Et tu viens déjeuner, n’est-ce pas ?

Nini.

Non, mon petit… je suis justement venue pour te prévenir ! Je ne peux pas !

Lucette.

Tu ne peux pas ?

Marceline, pressée de déjeuner.

Ah ! bien, je vais dire à Firmin qu’il enlève votre couvert !

Lucette.

Et qu’il mette les œufs.

Marceline.

Oh ! oui !… oh ! oui… les œufs !… (Elle sort par le fond.)

Lucette.

Et pourquoi ne peux-tu pas ?

Nini.

Parce que j’ai d’un à faire… Au fait, il faut que je t’annonce la grande nouvelle ; car moi aussi j’ai ma grande nouvelle : je me marie, ma chère !

Lucette et De Chenneviette.

Toi ?

Bois-d’Enghien.

Vous ? (À part.) Elle aussi ?

Nini.

Moi-même, tout comme une héritière du Marais.

Lucette.

Mes compliments.

De Chenneviette, qui a gagné le milieu de la scène, au-dessus du canapé.

Et quel est le… brave ?

Nini.

Mon amant, tiens !

De Chenneviette, moqueur.

Il est ton amant et il t’épouse ! mais qu’est-ce qu’il cherche donc ?

Nini.

Comment, « ce qu’il cherche » ! Je vous trouve impertinent !

Lucette.

Pardon, quel amant, donc ?

Nini.

Mais je n’en ai pas plusieurs… de sérieux s’entend. Le seul, l’unique ! le duc de la Courtille ! je deviens duchesse de la Courtille !

Lucette.

Rien que ça !

De Chenneviette.

C’est superbe !

Lucette.

Ah ! bien ! je suis bien heureuse pour toi !

Bois-d’Enghien, qui pendant ce qui précède parcourt le Figaro qu’il a près de lui sur la table, bondissant tout à coup et à part.

Sapristi ! mon mariage qui est annoncé dans le Figaro ! (Il froisse le journal, le met en boule et le fourre contre sa poitrine par l’entre-baîllement de son peignoir.)

Lucette, qui a vu le jeu de scène ainsi que tout le monde, courant à lui.

Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ?

Bois-d’Enghien.

Rien ! rien ! c’est nerveux !

Lucette.

Mon pauvre Fernand, tu ne vas pas encore être malade !

Bois-d’Enghien.

Non ! non ! (À part, pendant que Lucette rassurée retourne à la place qu’elle vient de quitter et raconte à mi-voix à Nini que Bois-d’Enghien a été malade.) Merci ! lui flanquer comme ça mon mariage dans l’estomac, sans l’avoir préparée.

De Chenneviette. (2)

Ah ! à propos de journal, tu as vu l’aimable article que l’on a fait sur toi dans le Figaro de ce matin.

Lucette. (3)

Non.

De Chenneviette.

Oh ! excellent ! Justement j’ai pensé à te l’apporter ! (Il tire de sa poche un Figaro, qu’il déploie tout grand.)

Bois-d’Enghien, anxieux.

Hein !

De Chenneviette.

Tiens, si tu veux le lire.

Bois-d’Enghien, se précipitant sur le journal et l’arrachant des mains de Chenneviette.

Non, pas maintenant, pas maintenant ! (Il fait subir au journal le même sort qu’au premier.)

Tous.

Comment ?

Bois-d’Enghien.

Non, on va déjeuner ; maintenant, ce n’est pas le moment de lire les journaux.

De Chenneviette.

Mais qu’est-ce qu’il a ?



Scène V

Les Mêmes, MARCELINE.
Marceline, paraissant au fond.

C’est prêt ; on va servir tout de suite.

Bois-d’Enghien.

Là vous voyez bien ! on va servir !

De Chenneviette.

Positivement, il a quelque chose ! (On sonne.)

Bois-d’Enghien, gagnant la porte de la chambre de gauche.

Vous m’attendez, je vais achever de m’habiller ! (À part au moment de partir.) Ma foi, j’aborderai la question de rupture après le déjeuner ! (Il sort, en emportant sa brosse.)



Scène VI

Les Mêmes, puis IGNACE DE FONTANET.
Firmin, venant du vestibule.

Madame, c’est M. Ignace de Fontanet !

Lucette.

Lui ! c’est vrai, je n’y pensais plus ! Vous mettrez son couvert… faites entrer. (Elle se lève et gagne la gauche.)

Nini, allant à elle.

Comment ! tu as de Fontanet à déjeuner ? (Riant.) Oh ! je te plains !

Lucette.

Pourquoi ?

Nini, riant, mais bonne enfant, sans méchanceté.

Oh ! il sent si mauvais !

Lucette, riant aussi.

Ça, c’est vrai, il ne sent pas bien bon, mais c’est un si brave garçon !… En voilà un qui ne ferait pas de mal à une mouche !

De Chenneviette, à droite, riant aussi.

Oui !… ça encore, ça dépend de la distance à laquelle il lui parle.

Nini, riant.

Oui.

Lucette, passant au deux pour aller au-devant de Fontanet.

Que vous êtes mauvais !

(Pendant ce qui précède, par la porte du vestibule, laissée ouverte, on a vu Fontanet occupé à enlever son paletot, aidé par Firmin.)
De Fontanet[1], entrant.

Ah ! ma chère divette, combien je suis aise de vous baiser la main !…

Lucette, indiquant Nini.

Justement, Nini nous parlait de vous.

De Fontanet, s’inclinant, flatté.

Ah ! c’est bien aimable ! (À Lucette.) Vous voyez, c’est imprudent de m’avoir invité, car je prends toujours les gens au mot !

Lucette.

Mais j’y comptais bien.

(Nini est assise à gauche de la table. Marceline debout, au-dessus, cause avec elle.)
De Fontanet, serrant la main à Chenneviette.

(À Lucette.) Eh bien ! ma chère amie, j’espère que vous avez été contente du brillant article du Figaro ?

Lucette.

Mais je ne sais pas. Figurez-vous que je ne l’ai pas lu.

De Fontanet, tirant un Figaro de sa poche.

Comment ! Oh ! bien, heureusement que j’ai eu la bonne idée de l’apporter.

Lucette.

Voyons ?

De Fontanet, dépliant le journal.

Tenez, là !



Scène VII

Les Mêmes, BOIS-D’ENGHIEN, puis FIRMIN.
Bois-d’Enghien.

Là ! je suis prêt ! (Regardant le journal.) Allons, bon, encore un ! (Il se précipite entre Lucette et Fontanet et arrache le journal des mains de ce dernier.) Donnez-moi ça !… donnez-moi ça !

Tous.

Encore !

De Fontanet (5), ahuri.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?

Bois-d’Enghien. (4)

Non, ce n’est pas le moment de lire les journaux ! On va déjeuner ! on va déjeuner ! (Il roule le journal en boule.)

Lucette. (3)

Oh ! mais voyons, c’est ennuyeux, puisqu’il y a un article sur moi !

Bois-d’Enghien, fourrant le journal dans sa poche

Eh bien ! je le range, là, je le range ! (À part.) Non, mais tire-t-il, ce journal !… tire-t-il !

De Fontanet, presque sur un ton de provocation.

Mais enfin, Monsieur !

Bois-d’Enghien, même jeu.

Monsieur ?…

Lucette (3), vivement.

Ne faites pas attention ! (Présentant.) Monsieur de Fontanet, un de mes amis ; Monsieur de Bois-d’Enghien, mon ami. (Elle appuie sur le mot « mon ».)

De Fontanet (5), interloqué, saluant.

Ah ! ah ! enchanté, Monsieur !

Bois-d’Enghien. (4)

Moi de même, Monsieur ! (Ils se serrent la main.)

De Fontanet

Je ne saurais trop vous féliciter. Je suis moi-même un adorateur platonique de Mme  Lucette Gautier, dont la grâce autant que le talent… (Voyant Bois-d’Enghien qui hume l’air depuis un instant.) Qu’est-ce que vous avez ?

Bois-d’Enghien

Rien. (Bien ingénument.) Vous ne trouvez pas que ça sent mauvais ici ?

(Chenneviette, Lucette, Marceline et Nini ont peine à retenir leur rire.)
De Fontanet, reniflant.

Ici ? non !… Maintenant, vous savez, ça se peut très bien, parce que, je ne sais pas comment ça se fait, l’on me dit ça souvent et je ne sens jamais. (Il s’assied sur le canapé et cause avec Chenneviette debout derrière le canapé.)

Lucette, vivement et bas à Bois-d’Enghien.

Mais tais-toi donc, voyons, c’est lui !

Bois-d’Enghien.

Hein !… ah ! c’est… ? (Allant à Fontanet, et étourdiment.) Je vous demande pardon, je ne savais pas !

De Fontanet.

Quoi ?

Bois-d’Enghien.

Euh !… Rien ! (À part, redescendant un peu.) Pristi, qu’il ne sent pas bon ! (Il remonte.)

Firmin, du fond.

Madame est servie !

Lucette

Ah ! à table, mes amis !

Marceline, se précipitant la première.

Ah ! ce n’est pas trop tôt. (Elle entre dans la salle à manger. Bois-d’Enghien la regarde passer en riant.)

Nini

Allons, ma chère amie, moi, je me sauve !

Lucette, l’accompagnant.

Alors, sérieusement, tu ne veux pas ?

Nini, prenant l’en-tout-cas qu’elle a déposé contre le canapé.

Non, non, sérieusement…

Lucette, pendant que Nini serre la main à Fontanet et à Chenneviette.

Je n’insiste pas ! J’espère que quand tu seras duchesse de la Courtille, ça ne t’empêchera pas de venir quelquefois me voir.

Nini, naïvement.

Mais, au contraire, ma chérie, il me semblera que je m’encanaille.

Lucette, s’inclinant.

Charmant ! (Tout le monde rit.)

Nini, interloquée, mais riant avec les autres.

Oh ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !

Marceline, reparaissant à la porte de la salle à manger, la bouche pleine.

Eh bien ! vient-on ?

Lucette.

Voilà ! (À Nini, qu’elle a accompagnée jusqu’à la porte du vestibule.) Au revoir !

Nini.

Au revoir ! (Elle sort.)

De Chenneviette, assis sur le tabouret du piano.

Eh bien ! mais… la voilà duchesse de la Courtille !

Lucette.

Ah ! bah ! ça fera peut-être une petite dame de moins, ça ne fera pas une grande dame de plus.

De Fontanet.

Ça, c’est vrai !

Lucette.

Allons déjeuner ! (Bois-d’Enghien entre dans la salle à manger. À Fontanet qui s’efface devant elle.) Passez !

De Fontanet.

Pardon ! (Il entre dans la salle à manger.)

Lucette, à Chenneviette qui est resté rêveur au-dessus du canapé.

Eh bien ! toi, tu ne viens pas ?

De Chenneviette (2), embarrassé.

Si !… seulement j’ai… j’ai un mot à te dire. (Il redescend.)

Lucette, redescendant.

Quoi donc ?

De Chenneviette, même jeu.

C’est pour la pension du petit. Le trimestre est échu…

Lucette, simplement.

Ah ! bon, je te remettrai ce qu’il faut après déjeuner !

De Chenneviette, riant pour se donner une contenance.

Je suis désolé d’avoir à te demander ; je… je voudrais pouvoir subvenir, mais les affaires vont si mal !

Lucette, bonne enfant.

Oui, c’est bon ! (Elle fait le mouvement de remonter, puis redescendant.) Ah ! seulement, tâche de ne pas aller, comme la dernière fois, perdre la pension de ton fils aux courses.

De Chenneviette, comme un enfant gâté.

Oh ! tu me reproches ça tout le temps !… Comprends donc que si j’ai perdu la dernière fois, c’est qu’il s’agissait d’un tuyau exceptionnel !

Lucette.

Ah ! oui, il est joli, le tuyau !

De Chenneviette.

Mais absolument ! c’est le propriétaire lui-même qui m’avait dit, sous le sceau du secret : « Mon cheval est favori, mais ne le joue pas ! c’est entendu avec mon jockey… il doit le tirer ! »

Lucette.

Eh bien ?

De Chenneviette.

Eh bien ! il ne l’a pas tiré !… et le cheval a gagné… (Avec la plus entière conviction.) Qu’est-ce que tu veux, ce n’est pas de ma faute si son jockey est un voleur.

Firmin, paraissant au fond.

Mlle  Marceline fait demander à Madame et à Monsieur de venir déjeuner.

Lucette, impatientée.

Oh ! mais oui ! qu’elle mange, mon Dieu ! qu’elle mange ! (Firmin sort.) Allons, viens, ayons égard à la gastralgie de ma sœur ! (On sonne.) Vite, voilà du monde ! (Ils entrent dans la salle à manger où ils sont accueillis par un « Ah ! » de satisfaction. Ils referment la porte sur eux.)



Scène VIII

FIRMIN, MADAME DUVERGER, puis BOUZIN.
Firmin, à madame Duverger qui le précède.

C’est que madame est en train de déjeuner et elle a du monde.

Madame Duverger, contrariée.

Oh ! combien je regrette ! mais il faut absolument que je la voie, c’est pour une affaire qui ne peut être différée.

Firmin.

Enfin, Madame, je vais toujours demander… Qui dois-je annoncer ?

Madame Duverger

Oh ! Mme  Gautier ne me connaît pas… Dites tout simplement que c’est une dame qui vient lui demander le concours de son talent pour une soirée qu’elle donne.

Firmin.

Parfaitement, Madame ! (Il indique le siège de droite de la table et va pour entrer dans la salle à manger. On sonne. Il rebrousse chemin et se dirige vers la porte du fond, à droite.) Je vous demande pardon un instant.

Madame Duverger, s’assied, regarde un peu autour d’elle, puis histoire de passer le temps, elle entr’ouvre un Figaro qu’elle a apporté, le dépliant à peine comme une personne qui n’a pas l’intention de s’installer pour une lecture. Après un temps. Tiens, c’est vrai, « le mariage de ma fille avec M. Bois-d’Enghien », c’est annoncé, on m’avait bien dit !… (Elle continue de lire à voix basse avec des hochements de tête de satisfaction.)

Bouzin (3), à Firmin qui l’introduit.

Enfin, voyez toujours, si on peut me recevoir… Bouzin, vous vous rappellerez !

Firmin. (2)

Oui, oui !

Bouzin.

Pour la chanson : « Moi, j’piqu’ des épingues ! »

Firmin.

Oui, oui !… Si Monsieur veut entrer ? il y a déjà madame qui attend.

Bouzin.

Ah ! parfaitement ! (Il salue Mme  Duverger qui a levé les yeux et rend le salut. Sonnerie différente des précédentes.)

Firmin, à part.

Allons bon, voilà qu’on sonne à la cuisine, je ne pourrai jamais les annoncer. (Il sort par le fond droit. Mme  Duverger a repris sa lecture. Bouzin, après avoir déposé son parapluie dans le coin du piano, s’assied sur la chaise qui est à côté du canapé. Moment de silence.)

Bouzin, promène les yeux à droite, à gauche.
Son regard s’arrête sur le journal que lit Mme  Duverger, il tend le cou pour mieux voir, puis, se levant et s’approchant de Mme  Duverger.

C’est… le Figaro que Madame lit ?

Madame Duverger, levant la tête.

Pardon ?

Bouzin, aimable.

Je dis : « C’est… c’est le Figaro que Madame lit ? »

Madame Duverger, étonnée.

Oui, Monsieur. (Elle se remet à lire.)

Bouzin.

Journal bien fait !

Madame Duverger, indifférente avec un léger salut.

Ah ? (Même jeu.)

Bouzin, revenant à la charge.

Journal très bien fait !… il y a justement, à la quatrième page, une nouvelle… je ne sais pas si vous l’avez lue ?

Madame Duverger, légèrement railleuse.

Non, Monsieur, non.

Bouzin.

Non ?… pardon, voulez-vous me permettre ? (Il prend le journal qu’il déplie sous le regard étonné de Mme  Duverger.) Voilà, au courrier des théâtres, c’est assez intéressant ; voilà : « Tous les soirs, à l’Alcazar ; grand succès pour Mlle  Maya dans sa chanson : « Il m’a fait du pied, du pied, du pied… il m’a fait du pied de cochon, truffé. » Mme  Duverger, d’un air plein de satisfaction, en lui tendant le journal.) Tenez, Madame, si vous voulez voir par vous-même.

Madame Duverger, prenant le journal.

Mais pardon, Monsieur, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que mademoiselle je ne sais pas comment chante, qu’on lui a fait du pied, du pied, du pied, du pied de cochon, truffé ?

Bouzin.

Comment ?…

Madame Duverger.

Ça doit être quelque stupidité !

Bouzin.

Oh ! ça non !

Madame Duverger, avec doute.

Oh !

Bouzin, très simplement.

Non… c’est de moi !

Madame Duverger.

Hein ?… Oh ! pardon, Monsieur ! J’ignorais que vous fussiez littérateur !

Bouzin.

Littérateur par vocation ! mais clerc de notaire par état.

(Firmin reparaît, portant un superbe bouquet.)
Bouzin et Madame Duverger, à Firmin.

Eh bien ?

Firmin, au-dessus du canapé.

Je n’ai pas encore pu voir madame, on avait sonné à la cuisine pour ce bouquet.

Madame Duverger.

Ah ? (Elle reprend sa lecture.)

Bouzin, indiquant le bouquet.

Mâtin ! il est beau ! vous en recevez beaucoup comme ça ?

Firmin, simplement.

Nous en recevons beaucoup, oui, Monsieur.

Bouzin

C’est au moins Rothschild qui envoie ça ?

Firmin, avec indifférence.

Je ne sais pas, Monsieur, il n’y a pas de carte : c’est un bouquet anonyme. (Il va déposer le bouquet sur le piano.)

Bouzin.

Anonyme ? Non, il y a des gens assez bêtes pour faire ça !

Madame Duverger, à Firmin.

Si vous alliez annoncer, maître d’hôtel ?

Firmin, il remonte comme pour entrer dans la salle à manger.

C’est juste, Madame !

Bouzin, courant à lui et au 3.

Ah ! oui, vous vous rappellerez mon nom ?

Firmin. (2)

Oui, oui, « monsieur Bassin ! »

Bouzin.

Non, « Bouzin ! »

Firmin.

Euh ! « Bouzin » parfaitement !

Bouzin, posant son chapeau sur la chaise près du canapé.

Attendez, je vais vous donner ma carte. (il cherche une de ses cartes.)

Firmin.

Non, c’est inutile, « Bouzin », je me souviendrai, pour la chanson : « Moi j’pique des épingues ! »

Bouzin.

Parfaitement ! (Firmin sort par la porte du fond à droite, Bouzin le poursuivant presque jusque la porte.) Mais je vous assure qu’avec ma carte… (Redescendant derrière le canapé, tout en remettant la carte dans son portefeuille.) Il va écorcher mon nom, c’est évident ! (Regardant le bouquet.) Le beau bouquet, tout de même ! (Il se dispose à remettre son portefeuille dans sa poche, quand une idée traverse son cerveau ; il s’assure que la baronne, qui est à sa lecture, ne le regarde pas, il retire sa carte et la fourre dans le bouquet, puis descendant.) Après tout, puisque c’est anonyme, autant que ça profite à quelqu’un ! (Il remet son portefeuille dans sa poche. — Moment de silence. Tout d’un coup, il se met à rire, ce qui fait lever la tête à Mme  Duverger.) Non, je ris en pensant à cette chanson : « Moi je pique des épingues ! » (Un temps. La baronne se remet à lire. Nouveau rire de Bouzin.) Vous vous demandez sans doute, ce que c’est que cette chanson : « Moi je pique des épingues » !

Madame Duverger.

Moi ? pas du tout, Monsieur ! (Elle fait mine de reprendre sa lecture.)

Bouzin, qui s’est avancé jusqu’à la baronne.

Oh ! Il n’y aurait pas d’indiscrétion ! C’est une chanson que j’ai écrite pour Lucette Gautier… Tout le monde me disait : « Pourquoi n’écrivez-vous pas une chanson pour Lucette Gautier ? »… et de fait, il est évident qu’elle sera ravie de chanter quelque chose de moi… Alors, j’ai fait ça ! (Même jeu pour la baronne.) Tenez, rien que le refrain pour vous donner un aperçu…

(La baronne en désespoir de cause plie son journal et le pose sur la table.)

Moi, j’piqu’des éping’
Dans les p’lot’des femm’s que j’disting’:


(Parlé.) L’air n’est pas encore fait (Récitant avec complaisance.)

Chacun sa façon de se divertir,
Quand j’piqu’pas d’éping’, moi, j’ai pas d’plaisir !

(Il rit d’un air enchanté.)
Madame Duverger, approbative par complaisance.

Aah !

Bouzin, quêtant un compliment.

Quoi ?

Madame Duverger, même jeu, ne sachant que dire.

Ah ! Oui !

Bouzin.

N’est-ce pas ? (Après un temps.) Mon dieu, je ne dirai pas que c’est pour les jeunes filles.

Madame Duverger.

Ah ?

Bouzin.

Et encore les jeunes filles, il faut bien se dire ceci : à celles qui ne comprennent pas, ça ne leur apprend pas grand’chose, et à celles qui comprennent, ça ne leur apprend rien du tout.

Madame Duverger.

C’est évident !

Bouzin, brusquement, après un temps pendant lequel il considère la baronne.

Je vous demande pardon, Madame, de mon indiscrétion, mais votre visage ne m’est pas inconnu… Est-ce que ce n’est pas vous qui chantez à l’Eldorado : « C’est moi qui suis le drapeau de la France ».

Madame Duverger, réprimant une envie de rire et tout en se levant.

Non, Monsieur, non ! je ne suis pas artiste… (Se présentant.) Baronne Duverger…

Bouzin.

Ah ? ça n’est pas ça, alors ! (Il s’incline et remonte. Au même moment, Firmin revient à la salle à manger, un papier plié en long à la main.)



Scène IX

Les Mêmes, FIRMIN.
Bouzin, anxieux, allant à lui.

Eh bien ?… Vous avez dit à Mme  Lucette Gautier, pour ma chanson ?

Firmin. (2)

Oui, monsieur.

Bouzin. (3)

Qu’est-ce qu’elle a dit ?

Firmin.

Elle a dit qu’elle était stupide et que je vous la rende.

Bouzin, changeant de figure et sèchement.

Ah ?

Firmin.

Voilà, monsieur. (Il lui remet la chanson.)

Bouzin, vexé.

C’est très bien ! D’ailleurs, ça ne m’étonne pas, pour une fois que ça sort de son genre ordinaire.

Firmin, amicalement, descendant un peu.

Écoutez, mon cher ! (Bouzin qui a pris son chapeau sur la chaise, descend un peu.) Une autre fois, avant d’entreprendre un travail pour madame, venez donc en causer avec moi d’abord.

Bouzin, avec dédain.

Avec vous ?

Firmin.

Oui ! vous comprenez : je suis habitué à voir ce qu’on fait pour elle, je sais ce qu’il lui faut.

Bouzin, dédaigneux.

Je vous remercie bien ! mais je travaille toujours sans collaborateur… (Remontant.) Je vais porter cette chanson à Yvette Guilbert qui sera moins difficile, et elle a du talent au moins, elle.

Firmin.

Comme vous voudrez, Monsieur. (Il redescend.)

Bouzin, ronchonnant.

Stupide, ma chanson ! Ah ! la ! la ! (Indiquant le bouquet.) Et moi qui !… (Il prend le bouquet, comme pour le remplacer, remonte jusqu’au fond avec, puis se ravisant.) Non ! (Il repose le bouquet sur le piano, puis à Firmin.) Bonjour, mon ami !

Firmin.

Bonjour, Monsieur ! (Sortie de Bouzin.)

Madame Duverger.

Et pour moi, avez-vous… ?

Firmin.

Oui, Madame ; mais c’est bien ce que j’ai dit à madame, madame a du monde et elle ne peut causer d’affaires en ce moment.

Madame Duverger, contrariée.

Oh ! que c’est ennuyeux !

Firmin.

Madame ne peut pas passer un peu plus tard ?…

Madame Duverger.

Il faudra bien, c’est pour une soirée de contrat qui a lieu aujourd’hui même ; vous direz à madame que je repasserai dans une heure.

Firmin.

Oui, Madame ! (Mme  Duverger remonte.) Par ici, Madame !

(Mme  Duverger sort la première, suivie de Firmin qui referme la porte sur lui. Au même moment, Chenneviette passe la tête par l’entrebâillement de la salle à manger.)



Scène X

DE CHENNEVIETTE, LUCETTE, BOIS-D’ENGHIEN, DE FONTANET
De Chenneviette, ouvrant la porte toute grande.

Tout le monde est parti, nous pouvons entrer !

Tous, avec satisfaction.

Ah ! (Ils entrent, parlant tous à la fois et tenant chacun une tasse de café à la main. Chenneviette va à la cheminée, Fontanet descend à gauche de la table.)

Lucette, à Bois-d’Enghien.

Qu’est-ce que tu as, mon chéri, on dirait que tu es triste ?

Bois-d’Enghien. (3)

Moi, pas du tout ! (À part.) Seulement je suis embêté à la perspective de rompre tout à l’heure ! (Il va s’asseoir sur le canapé.)

Lucette, qui est passée derrière le canapé, l’enlaçant brusquement par le cou au moment où il va avaler une gorgée de son café. Tu m’aimes ?

Bois-d’Enghien.

Je t’adore ! (À part.) Je ne sais pas comment je vais lui faire avaler ça ! (Lucette fait le tour et vient se mettre à genoux sur le canapé à la droite de Bois-d’Enghien.)

De Fontanet, qui est assis à gauche de la table, apercevant le bouquet et brusquement.

Oh ! le superbe bouquet !

Tous.

Où ça ? où ça ?

De Fontanet, l’indiquant.

Là ! là !

Tous, regardant dans la direction.

Oh ! superbe !

Lucette.

Tiens qui est-ce qui a envoyé ça ?

De Chenneviette, qui est allé prendre le bouquet sur le piano, descendant avec, au milieu de la scène.

Attends, il y a une carte ! (Lisant.) Camille Bouzin, officier d’Académie ! (Il s’incline en faisant claquer sa langue en signe d’admiration railleuse.). 132, rue des Dames !

Lucette, prenant le bouquet que lui présente Chenneviette.

Comment, c’est Bouzin ?… Oh ! vraiment, je suis touchée, le pauvre garçon, moi qui lui ai fait rendre sa chanson d’une façon si…

De Chenneviette, achevant.

… Sans façon !

Lucette

Oui. (À Fontanet.) Vous savez, c’est l’auteur de : « Moi j’pique des épingues » dont je vous ai lu un couplet pendant le déjeuner.

De Fontanet, se souvenant.

Ah ! oui ! oui !

Lucette, se dirigeant avec le bouquet vers la cheminée.

Mais aussi, c’est vrai, pourquoi est-elle aussi stupide sa chanson ? Si seulement il y avait quelque chose à en faire. (Respirant le bouquet.) Oh ! il embaume ! (Subitement.) Tiens, qu’est-ce qu’il y a donc dedans ?… un écrin ! (Elle le tire du bouquet et met ce dernier dans un des vases de la cheminée.)

Tous.

Un écrin !

Lucette, redescendant à droite de la table.

Mais, oui ! (L’ouvrant.) Oh ! non, c’est trop ! c’est trop ! regardez-moi ça : une bague rubis et diamants ! (Elle met la bague à son doigt.)

Tous.

Oh ! qu’elle est belle !

Lucette, s’asseyant tout en lisant l’adresse marquée au fond de l’écrin.

Oh ! et de chez Béchambes encore !… Vraiment, je suis de plus en plus confuse !

De Chenneviette, au-dessus de la table.

C’est ce Bouzin qui envoie ça ?

Bois-d’Enghien.

Ah ! çà, il est donc riche ?

Lucette.

Dame ! à le voir, je ne m’en serais jamais doutée ! Il est toujours mis ! on lui donnerait deux sous !

De Chenneviette.

Enfin, il est évident qu’il doit être riche pour faire des cadeaux pareils.

De Fontanet.

Je dirai même plus : riche et amoureux !

Lucette, riant.

Vous croyez ?

Bois-d’Enghien, qui a gagné la droite, à part.

Tiens, tiens ! mais si on pouvait lancer ce Bouzin sur Lucette ! c’est ça qui me faciliterait ma retraite.

(Pendant l’a-parté de Bois-d’Enghien, Fontanet est remonté à la cheminée.)
Lucette.

Mais, c’est cette chanson ! voyons ! il doit bien y avoir un moyen de l’arranger ?… avec un collaborateur qui la referait par exemple.

Bois-d’Enghien, assis sur le canapé.

Un tripatouilleur !

De Fontanet, descendant, en traînant derrière lui le pouf sur lequel il s’assied.

Attendez donc !… mais j’ai peut-être une idée ! pourquoi n’en ferait-il pas une chanson satirique… une chanson politique, par exemple ?

Lucette, assise à droite de la table.

Il a raison.

De Chenneviette, assis à gauche de la table.

En quoi ?

Lucette, à Chenneviette.

Attends, nous allons le savoir !

De Fontanet.

Et comme c’est simple ! au lieu de : « Moi j’pique des épingles », il met : « Moi j’touche des épingles », et voilà, ça y est, ça devient d’actualité.

Tous, échangeant les uns avec les autres des regards approbatifs.

Mais oui !

De Fontanet, avec l’importance que donne le succès.

Vous savez : cet homme qui « pique des épingles dans les p’lotes des femmes qu’il distingue », c’est pas drôle ! c’est pas propre !… Tandis qu’avec… un député, par exemple : « Il touche des épingles ». Eh bien ! au moins…

Bois-d’Enghien.

… C’est propre.

Lucette.

Excellente idée ! Il faudra que je lui soumette ça ! (Elle se lève.)

De Fontanet, se levant, en reculant un peu le pouf que Lucette va reporter à sa place devant la cheminée.

Oh ! des idées, ce n’est pas ça qui me manque ! c’est quand il s’agit de les mettre à exécution.

Bois-d’Enghien, qui s’est levé.

Ah ! parbleu ! comme beaucoup de gens !

De Fontanet.

Pourtant, une fois j’ai essayé de faire une chanson, une espèce de scie… (À Bois-d’Enghien, bien dans la figure.) Je me rappelle, c’était intitulé : « Ah ! pffu !! »

Bois-d’Enghien, qui a reçu le souffle en plein visage ne peut retenir un recul de tête qu’il dissimule aussitôt dans un sourire de complaisance à Fontanet ; puis à part, gagnant la droite.

Pff !! quelle drôle de manie ont les gens à odeur de vous parler toujours dans le nez !

Lucette, à Fontanet.

Et vous en vîntes à bout ?

De Fontanet, bien modeste.

Mon Dieu,… comme je pus !

Bois-d’Enghien, avec conviction.

Oh ! oui !

(Tout le monde pouffe de rire.)
De Fontanet, qui n’a pas compris, mais riant aussi.

Hein ? quoi ? pourquoi rit-on ?… Est-ce que j’ai dit quelque chose…?

Lucette, riant, indiquant Fernand assis sur le canapé.

Non… non… c’est Fernand qui n’est pas sérieux !

De Fontanet, regardant Bois-d’Enghien qui rit aussi, tout en lui faisant des signes de ne pas s’arrêter à ça.

Ah ! c’est ça, c’est lui qui n’est pas… Mais qu’est-ce que j’ai bien pu dire ? Euh ! euh !… Je n’y suis pas du tout !…

Lucette, le rire coupant ses paroles.

Mais je vous dis, ne cherchez pas ! ça n’en vaut pas la peine. (Voulant changer de conversation et toujours en riant.) Tenez, parlons de choses plus sérieuses. On vous verra ce soir au concert ?

De Fontanet.

Oh ! non, ce soir, impossible ! Je vais dans le monde.

Lucette, toujours sous l’influence du rire.

Du reste, je ne sais pas pourquoi je vous demande ça, je ne chante pas ce soir : c’est mon jour de congé.

De Fontanet.

Oh ! bien, ça se trouve bien ! Moi, je vais chez une de mes vieilles amies, la baronne Duverger.

Bois-d’Enghien, qui riait aussi, changeant de visage, et à part, se levant vivement.

Sapristi ! ma future belle-mère !

De Fontanet.

Elle donne une soirée à l’occasion du mariage de sa fille avec monsieur… Attendez donc, on m’a dit le nom…

Bois-d’Enghien, anxieux.

Mon Dieu !

De Fontanet, cherchant.

Monsieur… ? monsieur… ?

Bois-d’Enghien, passant entre lui et Lucette.

C’est bon, ça ne fait rien, ça nous est égal !

De Fontanet.

Si, si, laissez donc ! c’est un nom dans le genre du vôtre !

Bois-d’Enghien.

Mais non ! mais non ! c’est pas possible ! il n’y en a pas ! il n’y en a pas !

Lucette.

Qu’est-ce que tu as, à être agité comme ça ?

Bois-d’Enghien.

Je ne suis pas agité ; seulement, je sais bien ce que c’est ! c’est comme les gens qui vous disent : attendez-donc, c’est un nom qui commence par un Q…

De Fontanet, vivement.

C’est ça !

Bois-d’Enghien.

… Duval !

De Fontanet.

Ah ! non.

Bois-d’Enghien.

Qu’est-ce ça nous fait le nom de ces gens-là, puisque nous ne les connaissons pas.

(On sonne.)
De Chenneviette.

Au fond, il a raison !

Bois-d’Enghien.

Cherchez donc pas, allez ! cherchez donc pas !



Scène XI

Les Mêmes, FIRMIN, puis BOUZIN.
Lucette, à Firmin qui entre et cherche quelque chose derrière les meubles.

Qu’est-ce que c’est, Firmin ?

Firmin, avec une bonhomie dédaigneuse.

Oh ! rien, Madame, c’est cet homme… Bouzin, qui dit avoir laissé son parapluie.

Tous.

Bouzin !

Lucette, qui est remontée, passant devant Firmin.

Mais faites-le entrer !

Firmin, étonné.

Ah ? (Bois-d’Enghien remonte légèrement, Fontanet gagne la gauche.)

Lucette, qui est allée jusqu’à la porte du vestibule.

Mais entrez donc, Monsieur Bouzin ! (L’introduisant.) Monsieur Bouzin, mes amis !

Bois-d’Enghien, De Fontanet, De Chenneviette, lui faisant accueil.

Ah ! Monsieur Bouzin !

(Firmin sort.)
Bouzin, très étonné de la réception, saluant, très gêné.

Messieurs, Madame, je vous demande pardon, c’est parce que je crois avoir oublié…

Lucette, aux petits soins.

Mais asseyez-vous donc, Monsieur Bouzin ! (Elle lui a apporté la chaise qui était au-dessus de la table.)

Tous, même jeu.

Mais asseyez-vous donc, Monsieur Bouzin ! (Chacun lui apporte une chaise : Bois-d’Enghien, celle au dessus du canapé, qu’il met à côté de celle apportée par Lucette ; Fontanet, celle de la droite de la table, et Chenneviette, celle de gauche ; ce qui forme un rang de chaises derrière Bouzin.)

Bouzin, s’asseyant d’abord, moitié sur une chaise, moitié sur l’autre, puis sur celle présentée par Lucette.

Ah ! Messieurs… vraiment !…

Lucette, s’asseyant à côté de lui, à sa droite, Fontanet à droite de Lucette et Bois-d’Enghien à gauche de Bouzin, Chenneviette sur le coin de la table.

Et maintenant, que je vous gronde ! Pourquoi avez-vous remporté comme ça votre chanson ?

Bouzin, avec un rictus amer.

Comment, pourquoi ? Votre domestique m’a dit que vous la trouviez stupide !

Lucette, se récriant.

Stupide, votre chanson !… Oh ! il n’a pas compris !

Tous.

Il n’a pas compris ! il n’a pas compris !

Bouzin, dont la figure s’éclaire.

Ah ! c’est donc ça ? Je me disais aussi…

Lucette.

Oh ! mais d’abord, il faut que je vous remercie pour votre splendide bouquet.

Bouzin, embarrassé.

Hein ?… Ah ! le… Oh ! ne parlons pas de ça !

Lucette.

Comment, n’en parlons pas !… Merci ! c’est d’un galant de votre part.

Tous.

Ça, c’est vrai !… c’est d’un galant…

Lucette, brusquement, montrant sa main avec la bague.

Et ma bague ? vous avez vu ma bague ?

Bouzin, qui ne comprend pas.

Votre bague ? Ah ! oui.

Tous

Ah ! elle est superbe !

Lucette, coquette.

Vous voyez, je l’ai à mon doigt.

Bouzin, même jeu.

Oui, en effet, elle est… (À part.) Qu’est-ce que ça me fait, sa bague ?

Lucette

C’est le rubis, surtout qui est admirable.

Bouzin.

Le rubis ? La chose, là ? Oui, oui ! (Un petit temps.) Ah ! là, là, quand on pense que c’est si cher, ces machines-là ! (Tout le monde se regarde interloqué, ne sachant que dire.)

Lucette, un peu décontenancée.

Oui, mais j’ai su l’apprécier.

Bouzin.

Car enfin, ça n’en a pas l’air, une bague comme ça, ça vaut plus de sept mille francs.

De Chenneviette, quittant sa place, et remontant derrière la table.

Sept mille francs !

Lucette, à Chenneviette.

Mais oui, ça ne m’étonne pas ! (Chenneviette gagne par derrière, jusqu’au-dessus du canapé.)

Bouzin.

La vie d’une famille pendant deux ans Eh bien ! quand il faut verser sept mille francs pour ça, vous savez !…

(Ahurissement général.)
Bois-d’Enghien, le regarde, avec l’air de dire : « Mais qu’est ce que c’est cet homme-là ! » Puis à mi-voix à Chenneviette.

Mais je trouve ça de très mauvais goût, ce qu’il fait là !

De Chenneviette, à mi-voix également.

Lui, il est infect ! (Il remonte au fond. Bois-d’Enghien se lève et replace sa chaise à sa place première, au-dessus du canapé.)

Lucette, voulant tout de même être aimable.

En tout cas, ça prouve la générosité du donateur !

Bouzin.

Ah ! oui. (À part.) Et son imbécillité ! (Haut.) Alors, pour en revenir à ma chanson…

Lucette.

Eh bien ! voilà…

De Fontanet, se levant et rapprochant sa chaise de la table.

Ah ! bien, ma chère diva, je vois que vous avez à travailler. Je vais vous laisser.

Lucette, se levant également.

Vous partez ! attendez, je vous accompagne. (Elle reporte sa chaise au-dessus de la table.)

De Fontanet.

Oh ! je vous en prie…

Lucette, faisant passer Fontanet et l’accompagnant.

Du tout, du tout ! (À Chenneviette.) Tiens, viens avec moi, toi, par la même occasion je te remettrai ce que tu sais pour le petit, tu pourras l’envoyer immédiatement.

De Chenneviette.

Ah ! bon !

(Bouzin, sans se lever, a suivi tout ce mouvement en pivotant petit à petit avec sa chaise, de sorte qu’il est dos aux spectateurs.)
Lucette.

Vous permettez, Monsieur Bouzin ? Je suis à vous tout de suite.

(Tout le monde sort, à l’exception de Bois-d’Enghien et de Bouzin.)



Scène XII

BOIS-D’ENGHIEN, BOUZIN.
Bois-d’Enghien, qui les a regardés partir, traversant à grands pas la scène, et, brusquement, à Bouzin qui s’est levé et est allé porter sa chaise à gauche de la table.

Eh bien ! voulez-vous que je vous dise, vous ! Vous êtes amoureux de Lucette !

Bouzin.

Moi !

Bois-d’Enghien.

Oui, oui ! Oh ! pas besoin de dissimuler, vous êtes amoureux ! Eh bien ! mais hardi donc ! Du courage ! C’est le moment, allez-y !

Bouzin.

Hein !

Bois-d’Enghien.

Si vous êtes un homme, Lucette est à vous.

Bouzin.

À moi, mais je vous assure…

Bois-d’Enghien, vivement.

Chut, la voilà ! pas un mot aujourd’hui !… vous attaquerez demain ! (Il retourne à droite en sifflotant, les mains dans ses poches, pour se donner un air détaché.)

Bouzin, à part.

C’est drôle, pourquoi veut-il que je sois amoureux de Lucette Gautier ?



Scène XIII

Les Mêmes, LUCETTE.
Lucette (2), à Bouzin.

Je vous demande pardon de vous avoir laissé.

Bouzin (1), qui est remonté au-dessus de la table.

Mais comment donc ! (À part.) Je n’en suis pas amoureux du tout.

Lucette, s’asseyant à droite de la table.

Maintenant, nous allons pouvoir causer sans être dérangés.

Bouzin, s’asseyant au-dessus de la table, face au public.

Oui.

Lucette.

Eh bien ! voilà ! votre chanson, elle est charmante ! Il n’y a pas deux mots : elle est charmante.

Bouzin.

Vous êtes trop aimable ! (À part, en se baissant pour poser son chapeau sous la table.) Et cet autre qui avait compris qu’elle était stupide ! Faut-il être bête !

Lucette.

Mais enfin, vous savez, on a beau dire que le mieux est l’ennemi du bien… votre chanson, je le répète, elle est charmante ; mais, comment dirais-je ?… elle manque un peu de caractère.

Bouzin, protestant.

Oh ! cependant…

Lucette.

Non ! non ! il faut bien avoir le courage de vous parler franchement : c’est plein d’esprit, mais ça ne veut rien dire.

Bouzin, interloqué.

Ah ?

Lucette, à Bois-d’Enghien, qui, par discrétion, se tient à distance, appuyé à la cheminée.

N’est-ce pas ?

Bois-d’Enghien.

Oui, oui ! (Descendant s’asseoir à gauche de la table.) Et puis, moi, si vous me permettez de donner mon avis, ce que je reproche aussi, c’est la forme.

Lucette.

Ah ! bien, oui ! évidemment, la forme est défectueuse ! mais encore, la forme, je passe par-dessus !

Bois-d’Enghien.

Et puis enfin, ça… ça manque de traits, c’est un peu gris !

Lucette.

Oui, tenez !… ça, c’est un peu vrai ce qu’il dit là ! On sent bien que c’est la chanson d’un homme d’esprit, mais c’est la chanson d’un homme d’esprit…

Bois-d’Enghien.

… Qui l’aurait fait écrire par un autre !

Lucette.

Voilà !…

Bouzin, hochant la tête.

C’est curieux !… (Un petit temps.) Enfin, à part ça, vous la trouvez bien ?

Bois-d’Enghien et Lucette.

Oh ! très bien !

Lucette.

Très bien ! très bien ! (Changement de ton.) Alors, voici ce que nous avons pensé… Avez-vous votre chanson sur vous ?

Bouzin.

Ah ! non, je l’ai déposée chez moi.

Lucette.

Oh ! c’est dommage !

Bouzin.

Mais, ça ne fait rien ! je demeure rue des Dames… c’est à deux pas, je peux courir… (Il se lève.)

Lucette, se levant.

Ah ! bien, si ça ne vous dérange pas… Au moins nous pourrons travailler utilement.

Bouzin.

Mais comment donc ! c’est bien le moins ! Et vous savez, tout ce que vous voudrez ! J’ai le travail très facile !

Bois-d’Enghien.

Oui ?

Bouzin.

Moi ! mais je vous fais une chanson comme ça, du premier jet.

Bois-d’Enghien, se levant.

Non, vrai ? (À part.) C’est beau de pouvoir faire aussi mauvais que ça, du premier coup !

Bouzin, passant au no 3 et se dirigeant vers la porte de sortie.

Je vais et je reviens !

Lucette, qui l’a suivi, lui indiquant son parapluie.

Votre parapluie !

Bouzin.

Ah ! c’est juste ! Merci ! (Il prend son parapluie derrière le piano et sort accompagné de Lucette.)



Scène XIV

BOIS-D’ENGHIEN, puis LUCETTE.
Bois-d’Enghien, gagnant la droite.

Et maintenant, moi, j’ai préparé le terrain du côté de ce bonhomme-là, du Bouzin. Il n’y a plus à tergiverser : mon contrat se signe ce soir, il s’agit d’aborder la rupture carrément.

Lucette, parlant à la cantonade.

C’est ça ! ce sera charmant ! Dépêchez-vous !

Bois-d’Enghien, s’asseyant sur le canapé, côté le plus éloigné.

Elle !… Par exemple, si je sais comment je vais m’y prendre ?

Lucette, descendant derrière le canapé et venant embrasser Bois-d’Enghien dans le cou.

Tu m’aimes ?

Bois-d’Enghien.

Je t’adore !

Lucette.

Ah ! chéri !… (Elle le quitte pour faire le tour du canapé et aller s’asseoir à gauche de Bois-d’Enghien.)

Bois-d’Enghien, à part.

C’est pas comme ça, en tous cas !…

Lucette, assise à sa gauche.

Que je suis heureuse de te revoir, là ! Je n’en crois pas mes yeux ! Vilain ! si tu savais le chagrin que tu m’as fait ! J’ai cru que c’était fini, nous deux !

Bois-d’Enghien, protestant hypocritement.

Oh ! « fini » !

Lucette, avec transport.

Enfin, je te r’ai ! Dis-moi que je r’ai ?

Bois-d’Enghien, avec complaisance.

Tu me r’as !

Lucette, les yeux dans les yeux.

Et que ça ne finira jamais ?

Bois-d’Enghien, même jeu.

Jamais !

Lucette, dans un élan de passion, lui saisissant la tête et la couchant sur sa poitrine.

Oh ! mon nan-nan !

Bois-d’Enghien

Oh ! ma Lulu !

(Lucette couche sa tête en se faisant un oreiller de ses deux bras sur la hanche de Bois-d’Enghien qui se trouve étendu sur ses genoux, de côté et très mal.)

Bois-d’Enghien, à part.

C’est pas ça du tout ! C’est pas ça du tout ! Je suis mal embarqué !…

Lucette, dans la même position et langoureusement.

Vois-tu, voilà comme je suis bien !

Bois-d’Enghien, à part.

Ah ! bien ! pas moi, par exemple !

Lucette, même jeu.

Je voudrais rester comme ça pendant vingt ans !… et toi ?

Bois-d’Enghien.

Tu sais, vingt ans, c’est long !

Lucette.

Je te dirais : « Mon nan-nan ! » ; tu me répondrais : « Ma Lulu !… » et la vie s’écoulerait.

Bois-d’Enghien, à part.

Ce serait récréatif !

Lucette, se remettant sur son séant, ce qui permet à Bois-d’Enghien de se redresser.

Malheureusement, ce n’est pas possible ! (Elle se lève, fait le tour du canapé, puis avec élan, à Bois-d’Enghien.) Tu m’aimes ?

Bois-d’Enghien.

Je t’adore !

Lucette.

Ah ! chéri, va ! (Elle remonte au-dessus du canapé.)

Bois-d’Enghien, à part.

Pristi ! que c’est mal engagé !

Lucette, au milieu de la scène et au-dessus, (1) d’un air plein de sous-entendu.

Alors…, viens m’habiller ?

Bois-d’Enghien, (2) comme un enfant boudeur.

Non !… pas encore !

Lucette, descendant.

Qu’est-ce que tu as ?

Bois-d’Enghien, même jeu.

Rien !

Lucette.

Si ! tu as l’air triste !

Bois-d’Enghien, se levant et prenant son courage à deux mains.

Eh bien ! oui ! si tu veux le savoir, j’ai que cette situation ne peut pas durer plus longtemps !

Lucette.

Quelle situation ?

Bois-d’Enghien.

La nôtre (À part.) Aïe donc ! Aïe donc ! (Haut.) Et puisqu’aussi bien, il faut en arriver là un jour ou l’autre, j’aime autant prendre mon courage à deux mains, tout de suite : Lucette, il faut que nous nous quittions !

Lucette, suffoquée.

Quoi !

Bois-d’Enghien.

Il le faut ! (À part.) Aïe donc ! Aïe donc !

Lucette, ayant un éclair.

Ah ! mon Dieu !… tu te maries !

Bois-d’Enghien, hypocrite.

Moi ? ah ! la la ! ah ! bien ! à propos de quoi ?

Lucette.

Eh bien ! pourquoi ? alors, pourquoi ?

Bois-d’Enghien.

Mais à cause de ma position de fortune actuelle… ne pouvant t’offrir l’équivalent de la situation que tu mérites…

Lucette.

C’est pour ça ! (Éclatant de rire, en se laissant presque tomber sur lui d’une poussée de ses deux mains contre les épaules.) Ah ! que t’es bête !

Bois-d’Enghien.

Hein ?

Lucette, avec tendresse, le serrant dans ses bras.

Mais est-ce que je ne suis pas heureuse comme ça ?

Bois-d’Enghien.

Oui, mais ma dignité !…

Lucette.

Ah ! laisse là où elle est, ta dignité ! Qu’il te suffise de savoir que je t’aime (Se dégageant et gagnant un peu la gauche, avec un soupir de passion.) Oh ! oui, je t’aime !

Bois-d’Enghien, à part.

Allons, ça va bien ! ça va très bien !

Lucette.

Vois-tu, rien qu’à cette pensée que tu pourrais te marier ! (Retournant à lui et le serrant comme si elle allait le perdre.) Ah ! dis-moi que tu ne te marieras jamais ! jamais !

Bois-d’Enghien.

Moi ?… Ah ! bien !

Lucette, avec reconnaissance.

Merci ! (Se dégageant.) Oh ! d’ailleurs si ça t’arrivait, je sais bien ce que je ferais !

Bois-d’Enghien, inquiet.

Quoi ?

Lucette.

Ah ! ça ne serait pas long, va ! Une bonne balle dans la tête !

Bois-d’Enghien, les yeux hors des orbites.

À qui ?

Lucette.

À moi, donc !

Bois-d’Enghien, rassuré.

Ah ! bon !

Lucette, qui s’est approchée de la table, prenant nerveusement le Figaro laissé par la baronne.

Oh ! ce n’est pas le suicide qui me ferait peur, si j’apprenais jamais, ou si je lisais dans un journal… (Elle indique le journal qu’elle tient.)

Bois-d’Enghien, à part, terrifié, mais sans bouger de place.

Sapristi ! un Figaro !

Lucette.

Mais, je suis folle ; puisqu’il n’en est pas question, à quoi bon me mettre dans cet état ! (Elle rejette le Figaro sur la table et gagne la gauche.)

Bois-d’Enghien, se précipitant sur le Figaro et le fourrant entre sa jaquette et son gilet. À part.

Ouf !… Mais il en pousse donc ! il en pousse ! (Lucette s’est retournée au bruit. Bois-d’Enghien rit bêtement pour se donner une contenance.)

Lucette, revenant à lui, avec élan et se jetant dans ses bras.

Tu m’aimes ?

Bois-d’Enghien.

Je t’adore !

Lucette.

Ah ! chéri ! (Elle remonte.)

Bois-d’Enghien, à part.

Jamais !… jamais je n’oserai lui avouer mon mariage, après ça ! jamais ! (Il gagne la droite et se laisse tomber, découragé, sur le canapé.)



Scène XV

Les Mêmes, DE CHENNEVIETTE.
De Chenneviette, arrivant du fond, en achevant de coller une enveloppe. À Lucette.

Dis donc, je fais recommander la lettre… As-tu un timbre de quarante centimes ?

Lucette, se dirigeant vers sa chambre.

Oui, par là… attends !

De Chenneviette.

Tiens, voilà quarante centimes !

Lucette, à la bonne franquette.

Eh ! je n’en ai pas besoin de tes quarante centimes.

De Chenneviette, vexé.

Mais moi non plus ! Il n’y a pas de raison pour que tu me fasses cadeau de huit sous ! C’est drôle ça !

Lucette.

Ah ! Comme tu voudras !… (Elle prend l’argent et entre dans sa chambre.)

De Chenneviette, à Bois-d’Enghien.

C’est curieux, tenez ! Voilà de ces petites choses que les femmes ne sentent pas !

Bois-d’Enghien, préoccupé.

Oui, oui !

De Chenneviette.

Qu’est-ce que vous avez ? Vous avez l’air embêté.

Bois-d’Enghien.

Ah ! mon cher ! ce n’est pas embêté qu’il faut dire, c’est désespéré.

De Chenneviette

Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?

Bois-d’Enghien, se levant et allant à lui.

Ah ! tenez ! vous seul pouvez me tirer de là ! C’est pour une chose que je ne sais comment dire à Lucette… Je peux bien dire ça, à vous, vous êtes… presque son mari. Il faut absolument que je la lâche et qu’elle me lâche !

De Chenneviette, tombant des nues.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

Bois-d’Enghien.

La vérité, mon cher ! je me marie !

De Chenneviette.

Vous !

Bois-d’Enghien.

Moi !… Et le contrat se signe ce soir !

De Chenneviette.

Sapristi de sapristi !

Bois-d’Enghien, le prenant par le bras et sur le ton le plus persuasif.

Voyons, au fond, c’est son intérêt, cette rupture !

De Chenneviette.

Comment, mais c’est tellement vrai, qu’en ce moment, si elle voulait, elle aurait une occasion superbe.

(On sonne.)
Bois-d’Enghien.

Eh bien ! dites-lui, que diable ! parlez-lui sérieusement, elle vous écoutera.

De Chenneviette, d’un air de doute.

Ah ! ouiche !



Scène XVI

Les Mêmes, FIRMIN, puis MARCELINE, LE GÉNÉRAL et ANTONIO, puis LUCETTE.
Firmin, annonçant.

Le Général Irrigua !

De Chenneviette.

Lui ! faites-le entrer ! (Fausse sortie de Firmin. Vivement.) Non ! quand nous serons partis ! (À Bois-d’Enghien.) Venez, venez… passons par là !

Bois-d’Enghien.

Pourquoi ?

De Chenneviette.

Parce que !… nous gênons !… nous sommes de trop !…

Bois-d’Enghien.

Hein !… est-ce que ce serait… ?

De Chenneviette.

Parfaitement !… C’est l’occasion ! là !

Bois-d’Enghien.

Fichtre !… Filons ! (Ils s’esquivent furtivement par le fond, comme deux complices.)

Marceline, entrant de droite au moment où Firmin se dispose à faire entrer le général.

Qui est-ce qui a sonné, Firmin ?

Firmin.

Le Général Irrigua, Mademoiselle !

Marceline.

Le Général ! vite ! faites-le entrer et allez prévenir ma sœur. (Elle descend entre le piano et le canapé.)

Firmin.

Si Monsieur veut entrer…

Le Général.

Bueno ! Yo entre !… (Il entre suivi d’Antonio portant deux bouquets, un énorme et l’autre tout petit ; il tient ce dernier derrière son dos.)

Marceline, faisant une révérence.

Général !

Le Général, la reconnaissant.

Ah ! madame la sor ! Yo souis bieng la vôtre ! (Appelant Firmin.) Carçonne ! (Firmin ne répond pas. Élevant la voix.) Carçonne !… Valé dé pied !

Firmin, redescendant.

Ah ! c’est moi… ?

Le Général.

Natourellement, c’est vous ! ça n’est pas moi ! (À part.) Qué bruta este hombre ! (Haut.) Allez dire mâdâme la maîtresse, yo souis là !

Firmin.

Oui, Monsieur ! (À part, en se dirigeant vers la chambre de Lucette.) C’est un général auvergnat, ça ! (Haut, apercevant Lucette qui sort de sa chambre.) Ah ! voilà madame ! (Il sort au fond.)

Le Général, à Lucette qui s’arrête, étonnée, en voyant le général.

Elle ! Ah ! Mâdâme, cette chour est la plouss belle dé ma vie !

Lucette, interrogeant du regard.

Pardon, Monsieur… ?

Marceline, le présentant.

Le Général Irrigua, Lucette.

Le Général, s’inclinant.

Soi-même !

Lucette. (1)

Ah ! Général, je vous demande pardon ! (Saluant Antonin, au fond no 2.) Monsieur !…

Le Général (3), redescendant un peu.

C’est rienne ! Moun interprète !

Lucette.

Général, je suis ravie de faire votre connaissance !

Le Général.

Ah ! lé ravi il est pour moi, Mâdâme ! (À Antonio.) Antonio… les bouquettes… (Antonio passe le gros bouquet, sans laisser voir le petit, à Lucette.) Permettez-moi quelques flors môdiques qué yo vous prie, qué… qué yo vous offre !

Lucette, prenant le bouquet.

Ah ! Général !

Le Général, prenant le bouquet minuscule que lui tend Antonio et le présentant à Marceline.

Et… yo l’ai pensé aussi à la sor !

Marceline, prenant le bouquet.

Pour moi ?… oh ! Général, vraiment !

Le Général, à Marceline.

Il est plouss pétite qué l’autre… mais il est plouss portatif !… (À Antonio.) Antonio, allez attendre à ma disposition dans la vestiboule !

Antonio.

Buéno ! (Il sort.)

Lucette.

Que c’est aimable à vous !… Justement, j’adore les fleurs !

Le Général, galamment.

Qué né le souis-je !…

Marceline, respirant le parfum de son bouquet et minaudant. Au général.

Moi aussi, je les adore…

Le Général, par-dessus son épaule.

Oui, mais yo n’ai dit ça qué pour Madame.

Lucette, qui a enlevé les épingles qui fermaient le bouquet, passant au 2.

Oh ! vois donc ! Marceline ! Est-ce beau ?

Le Général.

Cé lé sont vos souchèttes qué yo mets à vos pieds.

Lucette, riant.

Mes sujettes ?…

Le Général.

Bueno… cé lé sont des rosses qué yo mets aux pieds de la reine des rosses !

Lucette et Marceline, minaudant.

Aah !

Le Général, content de lui.

C’est oun mott !

Lucette.

Vous êtes galant, Général !

Le Général.

Yo fait cé qu’onn peut !

Marceline, à part.

C’est égal, il ferait bien de prévenir qu’il a de l’accent !

Lucette, à Marceline.

Laisse-nous, Marceline !

Marceline.

Moi ?

Le Général, avec un geste de grand seigneur.

Laisse-nous… la sor !…

Marceline.

Hein !

Le Général, très poli mais sur un ton qui n’admet pas de réplique.

Allez-vous-s’en !… mamoisselle ! (Il passe au deux, derrière Lucette.)

Marceline.

Ah ? bon !… (À part.) Oh ! c’est un sauvage ! (Elle sort par la droite pendant ce temps, Lucette met le bouquet dans le vase qui est sur la console. — Le Général est remonté au-dessus du canapé et attend que Marceline soit partie.)

Le Général, brusquement, à Lucette qui est revenue à droite de la table.

Vouss ! C’est vouss ! qué yo souis la… près de vouss… ounique !

Lucette, s’asseyant à droite de la table.

Asseyez-vous donc, je vous en prie !

Le Général, avec passion.

Yo no pouis pas !

Lucette, étonnée.

Vous ne pouvez pas ?

Le Général, même jeu.

Yo no pouis pas ! Yo souis trop émoute ! Ah ! quand yo recevous cette lettre de vouss ! Cette lettre ousqué il m’accordait la grâce dé… oune entrefou pour tous les deusses ! Ah ! Caramba ! caramba !… (Ne trouvant pas de mot pour exprimer ce qu’il ressent.) Qué yo no pouis dire.

Lucette.

Eh ! qu’avez-vous ? Vous semblez ému.

Le Général.

Yo le souis ! porqué yo vouss s’aime Loucette, et qué yo vois que yo souis là… tous les deusses… ounique ! (Devenant entreprenant.) Loucette !

Lucette, vivement, se levant et passant à gauche de la table.

Prenez garde, Général, vous abordez là un terrain dangereux !

Le Général, descendant un peu à droite.

Eh ! yo n’ai pas peur lé dancher ! Dans mon pays yo l’étais ministre de la Gouerre !

Lucette, redescendant en passant au-dessus de la table.

Vous !

Le Général, s’inclinant.

Soi-même !

Lucette.

Ah ! Général… quel honneur… Un ministre de la Guerre !

Le Général, rectifiant.

Ess… Ess !

Lucette, qui ne comprend pas.

Quoi « Ess » ?

Le Général.

Ess-ministre !… yo no le souis plus.

Lucette, sur un ton de condoléance.

Ah ?… Qu’est-ce que vous êtes, alors ?

Le Général

Yo souis condamné à morté.

Lucette, reculant.

Vous ?

Le Général, avec un geste pour la rassurer.

Eh ! oui ! tout ça, porqué yo lo souis venou en France por achéter por moun gouvernement deusse courrassés, troiss croisseurs et cinq tourpilleurs.

Lucette, ne saisissant pas le rapport.

Eh bien ?

Le Général.

Buéno ! yo les ai perdous au pacarat.

Lucette.

Perdus au baccarat !… (Sur une ton de reproche.) Oh ! Et comment avez-vous fait ?

Le Général, avec la plus naïve inconscience.

Yo l’ai pas ou de la chance ; voilà !… au pacarat c’est touchours le même : quand yo l’ai houit, il a nef ! et porqué ça, yo l’ai perdou beaucoup de l’archent.

Lucette, s’asseyant à droite de la table.

C’est mal, ça, Général.

Le Général, sur un ton dégagé.

Basta, rienne pour moi ! yo l’ai touchours assez peaucoup, porqué yo pouisse la mettre à la disposition de usted.

Lucette.

À ma disposition ?

Le Général, grand seigneur.

Toute !

Lucette.

Mais à quel titre ?

Le Général, avec chaleur.

À la titre que yo pouisse vous aimerr… porqué yo vouss s’aime, Lucette ! mon cœur elle est trop petite pour contiendre tout ce que yo l’ai de l’amour !… Par la charme qu’elle est à vouss, vous m’avez priss… vous m’avez… vous m’avez… (Changeant de ton.) Pardon ! oun moment… oun moment. (Il remonte au fond.)

Lucette, à part.

Eh bien ! où va-t-il ?

Le Général, ouvrant la porte et appelant.

Antonio ?

Antonio, à la porte du vestibule.

Chénéral ?

Le Général, en espagnol.

Cómo se dice « subjugar » en francès ?

Antonio.

« Subjuguer », Général.

Le Général, lui faisant signe qu’il peut retourner dans le vestibule.

Bueno ! gracías, Antonio !

Antonio

Bueno ! (Il sort.)

Le Général, à Lucette, reprenant brusquement sur le ton de la passion.

Vous m’avez « souchouqué » ; aussi tout ce qu’il est à moi est à vouss ! Ma vie, mon argent, chusqu’au dollar la dernière, chusqu’à la missère que yo l’aimerais encore porqu’elle venirait de vouss !

Lucette, hochant la tête, pleine de doutes.

La misère ! on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est !

Le Général, descendant à droite.

Oh ! pardone ! yo le sais ! yo l’ai pas tuchurs été riche. Avant que yo le sois entré dans l’armée… comme chénéral ! yo l’avais pas de l’archent, quand yo l’étais professor modique et que yo l’ai dû pour vivre aller dans les familles… où yo donnais des léçouns de francess.

Lucette, retenant son envie de rire.

De français ? Vous le parliez donc ?

Le Général, bien naïvement.

Yo vais vous dire ; dans moun pays, yo le parlais bienn ; ici, yo no sais porqué, yo le parlé mal.

Lucette, riant.

Ah ! c’est ça ! asseyez-vous donc !

Le Général, exalté.

Yo ne pouis pas ! Defant vous, yo no pouis être assisse qu’à chénoux. (Il s’agenouille devant elle.) Fous l’est la divinité qué l’on s’achénouille là dévant… oun sainte qué l’on adore…

Lucette.

Ah ! Général !

Le Général, froidement.

Où il est votre chambre ?

Lucette, suffoquée.

Hein ?

Le Général, avec passion.

Yo diss : où il est votre chambre ?

Lucette.

Mais, Général, en voilà une question !

Le Général.

C’est l’amor qu’il parle par ma bouche porqué c’est là qué yo voudrais vivre ! Porqué la champre de la peauté qué l’on l’aime, il est comme le… comme le… (Se levant.) Pardon, oun moment, oun moment !

Lucette, à part, railleuse.

Ah ? bon !

Le Général, qui est remonté et a ouvert la porte du fond.

Antonio ?

Antonio, comme précédemment

Chénéral ?

Le Général.

Cómo se dice « tabernáculo » en francés ?

Antonio.

Bueno ! « tabernacle », Chénéral.

Le Général.

Bueno ! gracías, Antonio.

Antonio.

Bueno ! (Il sort.)

Le Général, allant sans mot dire et bien froidement se remettre aux genoux de Lucette, comme il était précédemment, puis une fois installé, éclatant :

Il est comme la taberlac, où il est la relichion, la déesse qu’on l’adore.

Lucette, posant sa main droite, qui a la bague, sur la main du général qui tient sa main gauche.

Ah ! général, vous savez tout racheter par une galanterie.

Le Général, qui regarde la bague au doigt de Lucette.

Tuchurs ! (Se levant.) Ça même fait qué yo pense qué yo vois qué vous l’avez là à lé doigt oun bâgue.

Lucette, d’un air détaché, se levant.

Une bague ! Ah ! là… Ah ! oui ! oh !

Le Général.

Elle est cholie, fous troufez ?

Lucette, même jeu, descendant un peu à gauche.

Pfeu ! c’est une babiole !

Le Général, hochant la tête.

Oun bâpiole ?… Qu’est-ce que c’est oun bâpiole ?

Lucette.

Oui, enfin une bagatelle !

Le Général, même jeu.

Oun bâcatil… Si… si !… (Changeant de ton.) Pardon, oun moment… oun moment ! (Allant au fond et appelant.) Antonio ?

Antonio, comme précédemment.

Chénéral ?

Le Général

Cosa significa « oun bâcatil » en espagnol ?

Antonio

Oun bâcatil ? Qu’est-ce que c’est « oun bâcatil » ?

Lucette, sans bouger de place.

Non, je dis au général que c’est une bagatelle.

Antonio, comprenant.

Ah ! « une bagatelle ! » (Traduisant.) La Señora dice a usted que es… poca cosa.

Le Général, comme s’il n’avait jamais connu que ce mot-là.

Ah ! si ! si… oun bâcatil… Si… si… (À Antonio et lui faisant signe de sortir.) Bueno ! bueno ! bueno ! gracías, Antonio !

Antonio.

Bueno ! (Il sort.)

Le Général, descendant, à Lucette, même jeu.

Oun bâcatil, si, si !

Lucette.

J’y tiens surtout à cause du souvenir qui s’y rattache.

Le Général, ému.

Ah ! c’est bienne, Loucette.

Lucette.

Elle me vient de ma mère !

Le Général, ahuri.

Qu’ouss qué tou dis ?

Lucette, surprise.

Général ?

Le Général.

La bâgue là ! ça l’est moi qué yo l’ai envoyée cet matin dans oun bouquette.

Lucette.

Vous ?

Le Général.

Natourellement.

Lucette, passant à droite.

Hein, c’est lui ? c’est vous ? vous ? lui ?

Le Général, descendant au 1.

Bueno, yo diss !

Lucette, à part.

Oh ! c’est trop fort !… et Bouzin, alors ?… Il a eu l’audace de… Oh ! c’est trop fort… Ah ! bien, attends, sa chanson ! non, cet aplomb !

Le Général, voyant son agitation.

Qu’oust-ce qué vous l’avez ?

Lucette.

Rien ! rien !

Le Général, galamment, mais avec une pointe de raillerie.

Bueno, il vient donc pas le bague de la mère ?

Lucette.

La bague, là… Oh ! pas du tout ! non ! je croyais que vous vouliez parler d’une autre… Oh ! celle-là, non, non, mais je ne savais pas que c’était vous que j’avais à en remercier.

Le Général, modeste.

Oh ! rienne du toute !… (Gagnant la gauche et avec un geste de grand seigneur.) C’est oun bâcatil ! (Revenant à elle.) Et yo me permets d’apporter la bracélette qu’elle va avec. (Il offre un autre écrin qu’il tire de la poche d’un des pans de sa redingote.)

Lucette, prenant l’écrin.

Ah ! Général, vraiment vous me comblez ! mais qu’est-ce que j’ai pu faire pour mériter ?…

Le Général, très simple.

Yo vous s’aime ! voilà !

Lucette.

Vous m’aimez ? (Avec un soupir.) Ah ! Général, pourquoi faut-il que cela soit…?

Le Général, avec une logique sans réplique.

Porqué céla est.

Lucette.

Non, non, ne dites pas ça !

Le Général, froidement décidé.

Yo lo disse !

Lucette, lui tendant l’écrin qu’il vient de lui donner.

Alors, Général, remportez ces présents que je n’ai pas le droit d’accepter !

Le Général, repoussant l’écrin et haletant.

Porqué ? Porqué ?

Lucette.

Parce que je ne peux pas vous aimer !

Le Général, bondissant.

Vous disse ?

Lucette, courbant la tête.

J’en aime un autre. (Elle met sans affectation l’écrin dans sa poche.)

Le Général.

Oun autre ! Vousse !… oun homme ?

Lucette.

Naturellement.

Le Général, passant au 2.

Caramba !… Quel il est cet homme… que yo le visse… qué yo le sache…

Lucette.

Général, calmez-vous !

Le Général, avec désespoir.

Ah ! oun mé l’avait bienn disse qu’il était oun homme à vouss, oun homme chôli.

Lucette.

Oh ! oui, joli !

Le Général.

Mais yo l’avais cru qué nonn… porqué yo l’avais récevou votre lettre… et il essiste ! il essiste ! Oh ! Quel il est cet homme ?

Lucette.

Voyons, Général, je vous en prie…

Le Général, avec un rugissement de rage.

Oh !

Lucette, appuyant gentiment ses deux mains sur son épaule.

Qu’il vous suffise de savoir que si j’avais eu le cœur libre, je ne vous aurais préféré personne.

Le Général, avec un désespoir contenu.

Ah ! Loucette, qué vous mé donnez mal au cœur !

Lucette.

Est-ce ma faute ? Voyez-vous, tant que je l’aimerai, je ne pourrai pas en aimer un autre.

Le Général, luttant un peu avec lui-même, puis avec résignation.

Bueno ! Combienne de temps il faut à vous pour ça ?

Lucette, avec passion.

Combien de temps ? Oh ! je l’aimerai tant qu’il vivra.

Le Général, très positif.

Bueno ! Yo so maintenant qué yo dois faire.

Lucette.

Quoi ?

Le Général, même jeu.

Rienne ! Yo se.

Lucette, à part, se rapprochant de la table.

Ah ! mon Dieu, il me fait peur !



Scène XVII

Les Mêmes, BOIS-D’ENGHIEN, puis FIRMIN.
(On frappe à la porte de la salle à manger.)
Lucette.

Qu’est-ce que c’est ? Entrez.

Bois-d’Enghien, entr’ouvrant la porte et contrefaisant sa voix.

On demande si Mme  Gautier peut venir un instant.

Lucette, qui a reconnu sa voix.

Hein ! Ah ! oui ! oui, tout de suite. (À part.) L’imprudent !

Le Général, qui est remonté sans bruit en passant derrière le canapé, ouvrant brusquement la porte dont Bois-d’Enghien tient le bouton de l’autre côté. Brutalement.

Qu’est-ce qué vous voulez, vous ?

Bois-d’Enghien, qui a été amené en scène, entraîné par le bouton de la porte, très piteux et voulant être aimable, faisant des courbettes.

Bonjour, Monsieur.

Lucette, à part.

Ah ! mon Dieu !… (Vivement, présentant Bois-d’Enghien.) Monsieur de Bois-d’Enghien, Général, un camarade.

Le Général, méfiant.

Ah ?

Bois-d’Enghien. (2)

Un camarade, c’est le mot, un camarade, pas davantage. (On sonne.)

Le Général (3), défiant.

Oun câmârâte… pour rienne du toute ?

Lucette. (1)

Mais je crois bien pour rien du tout.

Bois-d’Enghien.

Oh ! la ! la !… et même moins.

Le Général

Bueno, alors, si oun câmârâte… (Il lui serre la main et redescend.)

Firmin, venant de la salle à manger (2), à Lucette (1).

Madame ?

Lucette.

Quoi ?

Firmin.

C’est cette dame qui est déjà venue aujourd’hui pour demander à Madame de chanter dans une soirée : je l’ai introduite dans la salle à manger.

Lucette.

Ah ! bon ! j’y vais… (Firmin sort par le vestibule, en laissant la porte grande ouverte.)… Vous permettez, Général, un instant.

Le Général, s’inclinant.

Yo vous prie !… (Lucette remonte, le général gagne l’extrême droite.)

Bois-d’Enghien, vivement et bas à Lucette.

Eh ! dis donc, mais c’est que j’ai à m’en aller, moi !

Lucette.

Oh ! bien, attends un peu… c’est l’affaire de cinq minutes, cause avec le général.

Bois-d’Enghien

Bon ! mais vite, hein ?.

Lucette.

Oui ! (Elle entre dans la salle à manger.)



Scène XVIII

LE GÉNÉRAL, BOIS-D’ENGHIEN, puis LUCETTE, LA BARONNE.
Un temps pendant lequel les deux personnages échangent de petits rires comme des gens qui n’ont trop rien à se dire.
Le Général, rompant le silence.

Il est très amboulatoire, mamoisselle Gautier.

Bois-d’Enghien.

Très « amboulatoire », comme vous dites, Général !

Le Général, se rapprochant de Bois-d’Enghien.

Alors, vous l’êtes avec Loucette à la concerte, la même ?

Bois-d’Enghien.

Comment, je suis…

Le Général.

Bueno, puisqué vous l’est câmârâde, yo demande si vous l’est de la café-concerte la même ?

Bois-d’Enghien.

Hein ? Oui, oui, parfaitement… de la même… (Se reprenant.) De la même !… (Même jeu.) Du même. (À part.) Cré nom d’un chien !

Le Général, affirmatif.

Vous l’est ténor ?

Bois-d’Enghien.

Ténor ; c’est ça… vous avez mis le doigt dessus. (À part.) Pendant que j’y suis, n’est-ce pas ?

Le Général.

Yo l’ai visse ça à la tête.

Bois-d’Enghien.

Ah ! vraiment ? vous êtes physionomiste ! (Chantonnant.)

Mignonne, quand la nuit descendra sur la terre…
Et que le rossignol viendra chanter encor…

Le Général, faisant la grimace et à part.

Oh ! ça l’est oun chantor de bouilli-bouilli !…

Bois-d’Enghien, toussant.

Hum ! hum ! Beaucoup de rhumes, cette année.

Le Général, lui faisant signe d’approcher.

Et disse-moi, moussié Bodégué…

Bois-d’Enghien, rectifiant.

Non pardon : « Bois-d’Enghien ! »

Le Général.

Bueno ! yo disse… « Bodégué… »

Bois-d’Enghien, en prenant son parti.

Oui, enfin !

Le Général, sur un ton confidentiel, passant son bras dans le sien.

Vous… le connaît bien mamoiselle Gautier ?

Bois-d’Enghien, un peu fat.

Mais, dame… oui !

Le Général

Vous pouvé mé dire alors… elle paraisse, il a oun amant.

Bois-d’Enghien.

Hein ?

Le Général, retirant son bras.

Yo lo sais… elle me l’a disse.

Bois-d’Enghien.

Ah ? alors… (À part.) Tiens, moi qui faisais la bête pour qu’il ne sache pas !

Le Général.

Oun homme très chôli.

Bois-d’Enghien, minaudant.

Mon Dieu, vous savez, je suis bien mal placé…

Le Général.

Mais yo visse pas des l’hommes chôlis ici.

Bois-d’Enghien, à part.

Merci !

Le Général.

Buéno ! Quel il est cet homme, puisque vous le connaît ?

Bois-d’Enghien, à part.

Ah ! et puis, après tout, puisqu’il y tient tant… (Haut.) Vous voulez absolument que je vous le dise ?

Le Général

Yo vous prie…

Bois-d’Enghien, avec fatuité.

Eh ! bien, c’est… (Riant.) Ah ! ah ! ah ! vous voudriez bien le savoir.

Le Général, riant aussi.

Si !… (Sérieux.) Porqué yo lo touerai !

Bois-d’Enghien, ravalant ce qu’il allait dire, et à part, gagnant la gauche.

Me tuer ! Sapristi ! (Riant au général pour dissimuler son émotion.) Ah ! ah ! ah ! elle est bonne ! (Le Général rit aussi par complaisance.)

(Ils sont tous les deux à gauche. Pendant ce qui précède, on a vu la porte du vestibule laissée ouverte, et sans être aperçue des deux hommes, passer la baronne reconduite par Lucette.)
Lucette, dans le vestibule, une fois la baronne hors de vue du public.

C’est entendu, Madame, à ce soir ! (On l’entend fermer la porte, invisible au public, du vestibule sur l’escalier.)

Le Général, s’arrêtant de rire et revenant à son idée fixe.

Bueno, c’est… ?

Bois-d’Enghien, apercevant Lucette.

Hein ? euh ! chut ! oui, tout à l’heure !

Le Général.

Ah ! bueno ! bueno !… (Il gagne la droite.)

Bois-d’Enghien, à part.

Merci, me tuer !

Lucette, entrant avec des cartes dans la main et tout en se dirigeant vers sa chambre.

Eh bien ! je chante dans le monde, moi, ce soir… (Au général.) Je vous demande pardon, Général, un moment !

Le Général, s’inclinant.

Yo vous prie…

Lucette, au moment d’entrer dans sa chambre, redescendant un peu et à Bois-d’Enghien.

Tu ne veux pas venir m’entendre ? J’ai des invitations en blanc.

Bois-d’Enghien.

Non, ce soir, je ne peux pas ! (À part.) J’ai autre chose à faire.

Lucette.

Et vous, Général ?

Le Général.

Oh ! si ! avec plaisir ! (Il remonte.)

Lucette.

À la bonne heure ! Tenez, Général, voilà une carte. (Elle lui donne une carte.)

Le Général.

Muchas gracias ! (Il met la carte dans sa poche.)

Lucette.

Je reviens ! (Elle sort.)

Bois-d’Enghien, à part, près et à gauche de la table.

C’est heureux qu’il m’ait prévenu tout de même… moi qui allais lui dire…

Le Général, redescendant vers Bois-d’Enghien.

Bueno, comment elle s’appelle ?

Bois-d’Enghien.

Qui « elle » ?

Le Général.

L’hômme.

Bois-d’Enghien, ahuri.

Quel homme ?

Le Général.

L’hômme, il est chôli ?

Bois-d’Enghien, qui joue machinalement avec l’écrin de la bague laissé sur la table.

Ah ! oui… euh ! (Regardant l’écrin et avec aplomb.) Bouzin… il s’appelle Bouzin !

Le Général.

Poussin ?… Bueno ! Poussin, c’est oun hômme morte ! (Il gagne la droite.) (On sonne.)

Bois-d’Enghien, à part.

Brrrou ! il me donne froid dans le dos !



Scène XIX

Les Mêmes, FIRMIN, BOUZIN.
Firmin, annonçant.

Monsieur Bouzin !

Le Général.

Hein !

Bois-d’Enghien.

Lui ! Fichtre !

(Firmin sort.)
Bouzin, entre du fond, à droite. Très jovial, posant son parapluie contre la chaise qui est au-dessus du canapé.

Je rapporte la chanson… Lucette Gautier n’est pas là ?

Bois-d’Enghien, voyant le général qui remonte vers lui, se précipitant entre eux.

Hein ! non… oui…

(Pendant tout ce qui suit, Bois-d’Enghien effaré, ne sachant que faire et n’osant rien dire, essaye toujours de se mettre entre le général et Bouzin, tandis que Bouzin, au contraire, fait tout ce qu’il peut pour aller au général.)
Le Général, à Bouzin.

Pardon !… Monsieur Poussin, eh ?

Bouzin, très aimable.

Oui, Monsieur, oui.

Bois-d’Enghien, affolé.

Oui, c’est Bouzin, là, c’est Bouzin !

Le Général.

Enchanté qué yo vous vois !

Bouzin, même jeu.

Mais, Monsieur, croyez que la réciproque…

Le Général.

Donnez-moi votre carte !…

Bouzin.

Comment donc, mais avec plaisir. (Il cherche une carte dans sa poche, tout en écartant Bois-d’Enghien pour se rapprocher du général.)

Bois-d’Enghien, résigné, passant au 1.

Ah ! mon Dieu !

Le Général.

Voici le mienne ! (Il lui tend sa carte. Bouzin lui remet la sienne.)

Bouzin, lisant.

Général Irrigua…

Le Général, s’inclinant.

Soi-même !

Bouzin, s’inclinant également.

Ah ! Général !…

Le Général.

Et maintenant, yo vous prie… vous l’est lipre demain à le matin ?

Bouzin, cherchant.

Demain ?… Oui, pourquoi ?

Le Général, se montant petit à petit.

Porqué yo veux vous amener à la terrain… porqué yo veux votre tête ! (Le saisissant au collet.) Porqué yo veux vous tuer !

(Musique de scène)
Bouzin.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il dit ?

Bois-d’Enghien, suppliant.

Général…

Le Général, secouant Bouzin comme un prunier.

Porqué yo n’aime pas qu’il est oun paquette dans mes roues… et quand il est oun obstacle, yo saute pas par dessous !… Yo le supprime. (Il le fait pirouetter en le tenant toujours au collet, ce qui le fait passer à sa gauche.)

Bouzin.

Ah ! mon Dieu, voulez-vous me lâcher ? Voulez-vous me lâcher ?

Bois-d’Enghien, essayant de les séparer.

Général ! du calme !

Le Général, le repoussant de la main droite tout en secouant Bouzin de la main gauche.

Laisse-moi tranquille, Bodégué. (À Bouzin, en le secouant.) Et puis, vous l’est pas chôli du tout, vous savez ! Vous l’est pas chôli !

Bouzin.

Au secours ! au secours !

(Tumulte général, cris, etc.)



Scène XX

Les Mêmes, LUCETTE.
Lucette, accourant au bruit.

Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?

Bouzin, que le général a lâché en le repoussant, à l’entrée de Lucette, reprenant son équilibre.

Ah ! Madame, c’est Monsieur !

Lucette.

Bouzin ici ! Sortez, Monsieur, sortez !

(Le Général remonte au 3 au-dessus de Lucette[2].)
Bouzin.

Hein ! mais comment : j’apportais la chanson.

Lucette.

Eh bien ! remportez-la votre chanson ! Elle est stupide votre chanson !

Bois-d’Enghien.

Stupide !

Le Général, avec conviction sans même savoir de quoi il s’agit.

Il est stoupide ! la chanson, il est stoupide !

Lucette, indiquant la porte.

Sortez, Monsieur ! allez, sortez !

Bouzin.

Moi !

Bois-d’Enghien.

On vous dit de sortir, sortez !

Le Général.

Allez, Poussin ! allez-vous-en !

Tous, marchant sur lui.

Allez-vous-en ! allez-vous-en ! allez-vous-en !

Bouzin, sortant affolé.

C’est une maison de fous !

(Tout ce qui précède doit être joué très vite, pour ne pas ralentir le mouvement de la fin de l’acte.)
Lucette, redescendant un peu derrière Bois-d’Enghien, qui est redescendu également.

Non, on ne se moque pas du monde comme cet homme-là !

Le Général, redescendant aussi.

Merci, Loucette, qué vous l’avez fait pour môi !

Lucette.

Quoi donc ?

Le Général.

Qué vous avez chassé cet hômme !

Lucette.

Ah ! bien, si ce n’est que ça, je vous assure qu’il ne viendra plus !

Le Général, lui baisant la main.

Merci !

(Bouzin, pendant ce qui précède, est rentré à pas de loup pour chercher son parapluie qu’il a laissé en se sauvant ; mais, dans son émotion, il s’empêtre dans les meubles et fait tomber la chaise.)
Tous, se retournant et apercevant Bouzin.

Encore lui !

Bouzin, d’une voix étranglée de frayeur.

J’avais oublié mon parapluie ! (Il se sauve.)

Tous.

Allez-vous-en, Bouzin, allez-vous-en ! allez-vous-en ! allez-vous-en !


RIDEAU

  1. M. 1. — N. 2. — L. 3. — F. 4. — C. 5.
  2. Bois-d’Enghien, (1) Lucette, (2) le général, (3) forment une ligne en sifflet allant de la table de gauche au milieu de la scène, direction de la porte de sortie. Bouzin est au 4 devant le guéridon.