Illusions perdues/Un grand homme de province à Paris

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche



DEUXIÈME PARTIE.

UN GRAND HOMME DE PROVINCE À PARIS.


Ni Lucien, ni madame de Bargeton, ni Gentil, ni Albertine, la femme de chambre, ne parlèrent jamais des événements de ce voyage ; mais il est à croire que la présence continuelle des gens le rendit fort maussade pour un amoureux qui s’attendait à tous les plaisirs d’un enlèvement. Lucien, qui allait en poste pour la première fois de sa vie, fut très-ébahi de voir semer sur la route d’Angoulême à Paris presque toute la somme qu’il destinait à sa vie d’une année. Comme les hommes qui unissent les grâces de l’enfance à la force du talent, il eut le tort d’exprimer ses naïfs étonnements à l’aspect des choses nouvelles pour lui. Un homme doit bien étudier une femme avant de lui laisser voir ses émotions et ses pensées comme elles se produisent. Une maîtresse aussi tendre que grande sourit aux enfantillages et les comprend ; mais pour peu qu’elle ait de la vanité, elle ne pardonne pas à son amant de s’être montré enfant, vain ou petit. Beaucoup de femmes portent une si grande exagération dans leur culte, qu’elles veulent toujours trouver un dieu dans leur idole ; tandis que celles qui aiment un homme pour lui-même avant de l’aimer pour elles, adorent ses petitesses autant que ses grandeurs. Lucien n’avait pas encore deviné que chez madame de Bargeton l’amour était greffé sur l’orgueil. Il eut le tort de ne pas s’expliquer certains sourires qui échappèrent à Louise durant ce voyage, quand, au lieu de les contenir, il se laissait aller à ses gentillesses de jeune rat sorti de son trou.

Les voyageurs débarquèrent à l’hôtel du Gaillard-Bois, rue de l’Échelle, avant le jour. Les deux amants étaient si fatigués l’un et l’autre, qu’avant tout Louise voulut se coucher et se coucha, non sans avoir ordonné à Lucien de demander une chambre au-dessus de l’appartement qu’elle prit. Lucien dormit jusqu’à quatre heures du soir. Madame de Bargeton le fit éveiller pour dîner, il s’habilla précipitamment en apprenant l’heure, et trouva Louise dans une de ces ignobles chambres qui sont la honte de Paris, où, malgré tant de prétentions à l’élégance, il n’existe pas encore un seul hôtel où tout voyageur riche puisse retrouver son chez soi. Quoiqu’il eût sur les yeux ces nuages que laisse un brusque réveil, Lucien ne reconnut pas sa Louise dans cette chambre froide, sans soleil, à rideaux passés, dont le carreau frotté semblait misérable, où le meuble était usé, de mauvais goût, vieux ou d’occasion. Il est en effet certaines personnes qui n’ont plus ni le même aspect ni la même valeur, une fois séparées des figures, des choses, des lieux qui leur servent de cadre. Les physionomies vivantes ont une sorte d’atmosphère qui leur est propre, comme le clair-obscur des tableaux flamands est nécessaire à la vie des figures qu’y a placées le génie des peintres. Les gens de province sont presque tous ainsi. Puis madame de Bargeton parut plus digne, plus pensive qu’elle ne devait l’être en un moment où commençait un bonheur sans entraves. Lucien ne pouvait se plaindre : Gentil et Albertine les servaient. Le dîner n’avait plus ce caractère d’abondance et d’essentielle bonté qui distingue la vie en province. Les plats coupés par la spéculation sortaient d’un restaurant voisin, ils étaient maigrement servis, ils sentaient la portion congrue. Paris n’est pas beau dans ces petites choses auxquelles sont condamnés les gens à fortune médiocre. Lucien attendit la fin du repas pour interroger Louise dont le changement lui semblait inexplicable. Il ne se trompait point. Un événement grave, car les réflexions sont les événements de la vie morale, était survenu pendant son sommeil.

Sur les deux heures après midi, Sixte du Châtelet s’était présenté à l’hôtel, avait fait éveiller Albertine, avait manifesté le désir de parler à sa maîtresse, et il était revenu après avoir à peine laissé le temps à madame de Bargeton de faire sa toilette. Anaïs dont la curiosité fut excitée par cette singulière apparition de monsieur du Châtelet, elle qui se croyait si bien cachée, l’avait reçu vers trois heures.

— Je vous ai suivie en risquant d’avoir une réprimande à l’Administration, dit-il en la saluant, car je prévoyais ce qui vous arrive. Mais dussé-je perdre ma place, au moins vous ne serez pas perdue, vous !

— Que voulez-vous dire ? s’écria madame de Bargeton.

— Je vois bien que vous aimez Lucien, reprit-il d’un air tendrement résigné, car il faut bien aimer un homme pour ne réfléchir à rien, pour oublier toutes les convenances, vous qui les connaissez si bien ! Croyez-vous donc, chère Naïs adorée, que vous serez reçue chez madame d’Espard ou dans quelque salon de Paris que ce soit, du moment où l’on saura que vous vous êtes comme enfuie d’Angoulême avec un jeune homme, et surtout après le duel de monsieur de Bargeton et de monsieur Chandour ? Le séjour de votre mari à l’Escarbas a l’air d’une séparation. En un cas semblable, les gens comme il faut commencent par se battre pour leurs femmes, et les laissent libres après. Aimez monsieur de Rubempré, protégez-le, faites-en tout ce que vous voudrez, mais ne demeurez pas ensemble ! Si quelqu’un ici savait que vous avez fait le voyage dans la même voiture, vous seriez mise à l’index par le monde que vous voulez voir. D’ailleurs, Naïs, ne faites pas encore de ces sacrifices à un jeune homme que vous n’avez encore comparé à personne, qui n’a été soumis à aucune épreuve, et qui peut vous oublier ici pour une Parisienne en la croyant plus nécessaire que vous à ses ambitions. Je ne veux pas nuire à celui que vous aimez, mais vous me permettrez de faire passer vos intérêts avant les siens, et de vous dire : « Étudiez-le ! Connaissez bien toute l’importance de votre démarche. » Si vous trouvez les portes fermées, si les femmes refusent de vous recevoir, au moins n’ayez aucun regret de tant de sacrifices, en songeant que celui auquel vous les faites en sera toujours digne, et les comprendra. Madame d’Espard est d’autant plus prude et sévère qu’elle-même est séparée de son mari, sans que le monde ait pu pénétrer la cause de leur désunion ; mais les Navarreins, les Blamont-Chauvry, les Lenoncourt, tous ses parents l’ont entourée, les femmes les plus collet-monté vont chez elle et l’accueillent avec respect, en sorte que le marquis d’Espard a tort. Dès la première visite que vous lui ferez, vous reconnaîtrez la justesse de mes avis. Certes, je puis vous le prédire, moi qui connais Paris : en entrant chez la marquise vous seriez au désespoir qu’elle sût que vous êtes à l’hôtel du Gaillard-Bois avec le fils d’un apothicaire, tout monsieur de Rubempré qu’il veut être. Vous aurez ici des rivales bien autrement astucieuses et rusés qu’Amélie, elles ne manqueront pas de savoir qui vous êtes, où vous êtes, d’où vous venez, et ce que vous faites. Vous avez compté sur l’incognito, je le vois ; mais vous êtes de ces personnes pour lesquelles l’incognito n’existe point. Ne rencontrerez-vous pas Angoulême partout ? c’est les Députés de la Charente qui viennent pour l’ouverture des Chambres ; c’est le Général qui est à Paris en congé ; mais il suffira d’un seul habitant d’Angoulême qui vous aperçoive pour que votre vie soit arrêtée d’une étrange manière : vous ne seriez plus que la maîtresse de Lucien. Si vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, je suis chez le Receveur-Général, rue du Faubourg Saint-Honoré, à deux pas de chez madame d’Espard. Je connais assez la maréchale de Carigliano, madame de Sérizy et le Président du Conseil pour vous y présenter ; mais vous verrez tant de monde chez madame d’Espard, que vous n’aurez pas besoin de moi. Loin d’avoir à désirer d’aller dans tel ou tel salon, vous serez désirée dans tous les salons.

Du Châtelet put parler sans que madame de Bargeton l’interrompît : elle était saisie par la justesse de ces observations. La reine d’Angoulême avait en effet compté sur l’incognito.

— Vous avez raison, cher ami, dit-elle ; mais comment faire ?

— Laissez-moi, répondit Châtelet, vous chercher un appartement tout meublé, convenable ; vous mènerez ainsi une vie moins chère que la vie des hôtels, et vous serez chez vous ; et, si vous m’en croyez, vous y coucherez ce soir.

— Mais comment avez-vous connu mon adresse ? dit-elle.

— Votre voiture était facile à reconnaître, et d’ailleurs je vous suivais. À Sèvres, le postillon qui vous a menée a dit votre adresse au mien. Me permettrez-vous d’être votre maréchal-des-logis ? je vous écrirai bientôt pour vous dire où je vous aurai casée.

— Hé ! bien, faites, dit-elle.

Ce mot ne semblait rien, et c’était tout. Le baron du Châtelet avait parlé la langue du monde à une femme du monde. Il s’était montré dans toute l’élégance d’une mise parisienne ; un joli cabriolet bien attelé l’avait amené. Par hasard, madame de Bargeton se mit à la croisée pour réfléchir à sa position, et vit partir le vieux dandy. Quelques instants après, Lucien, brusquement éveillé, brusquement habillé, se produisit à ses regards dans son pantalon de nankin de l’an dernier, avec sa méchante petite redingote. Il était beau, mais ridiculement mis. Habillez l’Apollon du Belvéder ou l’Antinoüs en porteur d’eau, reconnaîtrez-vous alors la divine création du ciseau grec ou romain ? Les yeux comparent avant que le cœur n’ait rectifié ce rapide jugement machinal. Le contraste entre Lucien et Châtelet fut trop brusque pour ne pas frapper les yeux de Louise. Lorsque vers six heures le dîner fut terminé, madame de Bargeton fit signe à Lucien de venir près d’elle sur un méchant canapé de calicot rouge à fleurs jaunes, où elle s’était assise.

— Mon Lucien, dit-elle, n’es-tu pas d’avis que si nous avons fait une folie qui nous tue également, il y a de la raison à la réparer ? Nous ne devons, cher enfant, ni demeurer ensemble à Paris, ni laisser soupçonner que nous y soyons venus de compagnie. Ton avenir dépend beaucoup de ma position, et je ne dois la gâter d’aucune manière. Ainsi, dès ce soir, je vais aller me loger à quelques pas d’ici ; mais tu demeureras dans cet hôtel, et nous pourrons nous voir tous les jours sans que personne y trouve à redire.

Louise expliqua les lois du monde à Lucien, qui ouvrit de grands yeux. Sans savoir que les femmes qui reviennent sur leurs folies reviennent sur leur amour, il comprit qu’il n’était plus le Lucien d’Angoulême. Louise ne lui parlait que d’elle, de ses intérêts, de sa réputation, du monde ; et pour excuser son égoïsme, elle essayait de lui faire croire qu’il s’agissait de lui-même. Il n’avait aucun droit sur Louise, si promptement redevenue madame de Bargeton ; et, chose plus grave ! il n’avait aucun pouvoir. Aussi ne put-il retenir de grosses larmes qui roulèrent dans ses yeux.

— Si je suis votre gloire, vous êtes encore plus pour moi, vous êtes ma seule espérance et tout mon avenir. J’ai compris que si vous épousiez mes succès, vous deviez épouser mon infortune, et voilà que déjà nous nous séparons.

— Vous jugez ma conduite, dit-elle, vous ne m’aimez pas. Lucien la regarda avec une expression si douloureuse qu’elle ne put s’empêcher de lui dire : — Cher petit, je resterai si tu veux, nous nous perdrons et resterons sans appui. Mais quand nous serons également misérables et tous deux repoussés ; quand l’insuccès, car il faut tout prévoir, nous aura rejetés à l’Escarbas, souviens-toi, mon amour, que j’aurai prévu cette fin, et que je t’aurai proposé d’abord de parvenir selon les lois du monde en leur obéissant.

— Louise, répondit-il en l’embrassant, je suis effrayé de te voir si sage. Songe que je suis un enfant, que je me suis abandonné tout entier à ta chère volonté. Moi, je voulais triompher des hommes et des choses de vive force ; mais si je puis arriver plus promptement par ton aide que seul, je serai bien heureux de te devoir toutes mes fortunes. Pardonne ! j’ai trop mis en toi pour ne pas tout craindre. Pour moi, une séparation est l’avant-coureur de l’abandon ; et l’abandon, c’est la mort.

— Mais, cher enfant, le monde te demande peu de chose, répondit-elle. Il s’agit seulement de coucher ici, et tu demeureras tout le jour chez moi sans qu’on y trouve à redire.

Quelques caresses achevèrent de calmer Lucien. Une heure après, Gentil apporta un mot par lequel Châtelet apprenait à madame de Bargeton qu’il lui avait trouvé un appartement rue Neuve-du-Luxembourg. Elle se fit expliquer la situation de cette rue, qui n’était pas très-éloignée de la rue de l’Échelle, et dit à Lucien : — Nous sommes voisins. Deux heures après, Louise monta dans une voiture que lui envoyait du Châtelet pour se rendre chez elle. L’appartement, un de ceux où les tapissiers mettent des meubles et qu’ils louent à de riches députés ou à de grands personnages venus pour peu de temps à Paris, était somptueux, mais incommode. Lucien retourna sur les onze heures à son petit hôtel du Gaillard-Bois, n’ayant encore vu de Paris que la partie de la rue Saint-Honoré qui se trouve entre la rue Neuve-du-Luxembourg et la rue de l’Échelle. Il se coucha dans sa misérable petite chambre, qu’il ne put s’empêcher de comparer au magnifique appartement de Louise. Au moment où il sortit de chez madame de Bargeton, le baron Châtelet y arriva, revenant de chez le Ministre des Affaires Étrangères, dans la splendeur d’une mise de bal. Il venait rendre compte de toutes les conventions qu’il avait faites pour madame de Bargeton. Louise était inquiète, ce luxe l’épouvantait. Les mœurs de la province avaient fini par réagir sur elle, elle était devenue méticuleuse dans ses comptes ; elle avait tant d’ordre, qu’à Paris, elle allait passer pour avare. Elle avait emporté près de vingt mille francs en un bon du Receveur-Général, en destinant cette somme à couvrir l’excédant de ses dépenses pendant quatre années ; elle craignait déjà de ne pas avoir assez et de faire des dettes. Châtelet lui apprit que son appartement ne lui coûtait que six cents francs par mois.

— Une misère, dit-il en voyant le haut-le-corps que fit Naïs. — Vous avez à vos ordres une voiture pour cinq cents francs par mois, ce qui fait en tout cinquante louis. Vous n’aurez plus qu’à penser à votre toilette. Une femme qui voit le grand monde ne saurait s’arranger autrement. Si vous voulez faire de monsieur de Bargeton un Receveur-Général, ou lui obtenir une place dans la Maison du Roi, vous ne devez pas avoir un air misérable. Ici l’on ne donne qu’aux riches. Il est fort heureux, dit-il, que vous ayez Gentil pour vous accompagner, et Albertine pour vous habiller, car les domestiques sont une ruine à Paris. Vous mangerez rarement chez vous, lancée comme vous allez l’être.

Madame de Bargeton et le baron causèrent de Paris. Du Châtelet raconta les nouvelles du jour, les mille riens qu’on doit savoir sous peine de ne pas être de Paris. Il donna bientôt à Naïs des conseils sur les magasins où elle devait se fournir : il lui indiqua Herbault pour les toques, Juliette pour les chapeaux et les bonnets ; il lui donna l’adresse de la couturière qui pouvait remplacer Victorine ; enfin il lui fit sentir la nécessité de se désangoulêmer. Puis il partit sur le dernier trait d’esprit qu’il eut le bonheur de trouver.

— Demain, dit-il négligemment, j’aurai sans doute une loge à quelque spectacle, je viendrai vous prendre vous et monsieur de Rubempré, car vous me permettrez de vous faire à vous deux les honneurs de Paris.

— Il a dans le caractère plus de générosité que je ne le pensais, se dit madame de Bargeton en lui voyant inviter Lucien.

Au mois de juin, les Ministres ne savent que faire de leurs loges aux théâtres : les Députés ministériels et leurs commettants font leurs vendanges ou veillent à leurs moissons, leurs connaissances les plus exigeantes sont à la campagne ou en voyage ; aussi, vers cette époque, les plus belles loges des théâtres de Paris reçoivent-elles des hôtes hétéroclites que les habitués ne revoient plus et qui donnent au public l’air d’une tapisserie usée. Du Châtelet avait déjà pensé que, grâce à cette circonstance, il pourrait, sans dépenser beaucoup d’argent, procurer à Naïs les amusements qui affriandent le plus les provinciaux. Le lendemain, pour la première fois qu’il venait, Lucien ne trouva pas Louise. Madame de Bargeton était sortie pour quelques emplettes indispensables. Elle était allée tenir conseil avec les graves et illustres autorités en matière de toilette féminine que Châtelet lui avait citées, car elle avait écrit son arrivée à la marquise d’Espard. Quoique madame de Bargeton eût en elle-même cette confiance que donne une longue domination, elle avait singulièrement peur de paraître provinciale. Elle avait assez de tact pour savoir combien les relations entre femmes dépendent des premières impressions ; et, quoiqu’elle se sût de force à se mettre promptement au niveau des femmes supérieures comme madame d’Espard, elle sentait avoir besoin de bienveillance à son début, et voulait surtout ne manquer d’aucun élément de succès. Aussi sut-elle à Châtelet un gré infini de lui avoir indiqué les moyens de se mettre à l’unisson du beau monde parisien. Par un singulier hasard, la marquise se trouvait dans une situation à être enchantée de rendre service à une personne de la famille de son mari. Sans cause apparente, le marquis d’Espard s’était retiré du monde ; il ne s’occupait ni de ses affaires, ni des affaires politiques, ni de sa famille, ni de sa femme. Devenue ainsi maîtresse d’elle-même, la marquise sentait le besoin d’être approuvée par le monde ; elle était donc heureuse de remplacer le marquis en cette circonstance en se faisant la protectrice de sa famille. Elle allait mettre de l’ostentation à son patronage afin de rendre les torts de son mari plus évidents. Dans la journée même, elle écrivit à madame de Bargeton, née Nègrepelisse, un de ces charmants billets où la forme est si jolie, qu’il faut bien du temps avant d’y reconnaître le manque de fond :

« Elle était heureuse d’une circonstance qui rapprochait de la famille une personne de qui elle avait entendu parler, et qu’elle souhaitait connaître, car les amitiés de Paris n’étaient pas si solides qu’elle ne désirât avoir quelqu’un de plus à aimer sur la terre ; et si cela ne devait pas avoir lieu, ce ne serait qu’une illusion à ensevelir avec les autres. Elle se mettait tout entière à la disposition de sa cousine, qu’elle serait allée voir sans une indisposition qui la retenait chez elle ; mais elle se regardait déjà comme son obligée de ce qu’elle eût songé à elle. »

Pendant sa première promenade vagabonde à travers les Boulevards et la rue de la Paix, Lucien, comme tous les nouveaux venus, s’occupa beaucoup plus des choses que des personnes. À Paris, les masses s’emparent tout d’abord de l’attention : le luxe des boutiques, la hauteur des maisons, l’affluence des voitures, les constantes oppositions que présentent un extrême luxe et une extrême misère saisissent avant tout. Surpris de cette foule à laquelle il était étranger, cet homme d’imagination éprouva comme une immense diminution de lui-même. Les personnes qui jouissent en province d’une considération quelconque, et qui y rencontrent à chaque pas une preuve de leur importance, ne s’accoutument point à cette perte totale et subite de leur valeur. Être quelque chose dans son pays et n’être rien à Paris, sont deux états qui veulent des transitions ; et ceux qui passent trop brusquement de l’un à l’autre, tombent dans une espèce d’anéantissement. Pour un jeune poète qui trouvait un écho à tous ses sentiments, un confident pour toutes ses idées, une âme pour partager ses moindres sensations, Paris allait être un affreux désert. Lucien n’était pas allé chercher son bel habit bleu, en sorte qu’il fut gêné par la mesquinerie, pour ne pas dire le délabrement de son costume en se rendant chez madame de Bargeton à l’heure où elle devait être rentrée ; il y trouva le baron du Châtelet, qui les emmena tous deux dîner au Rocher de Cancale. Lucien, étourdi de la rapidité du tournoiement parisien, ne pouvait rien dire à Louise, ils étaient tous les trois dans la voiture ; mais il lui pressa la main, elle répondit amicalement à toutes les pensées qu’il exprimait ainsi. Après le dîner, Châtelet conduisit ses deux convives au Vaudeville. Lucien éprouvait un secret mécontentement à l’aspect de du Châtelet, il maudissait le hasard qui l’avait conduit à Paris. Le Directeur des Contributions mit le sujet de son voyage sur le compte de son ambition : il espérait être nommé Secrétaire-Général d’une Administration, et entrer au Conseil-d’État comme Maître des Requêtes ; il venait demander raison des promesses qui lui avaient été faites, car un homme comme lui ne pouvait pas rester Directeur des Contributions ; il aimait mieux ne rien être, devenir Député, rentrer dans la diplomatie. Il se grandissait, Lucien reconnaissait vaguement dans ce vieux beau la supériorité de l’homme du monde au fait de la vie parisienne ; il était surtout honteux de lui devoir ses jouissances. Là où le poète était inquiet et gêné, l’ancien Secrétaire des Commandements se trouvait comme un poisson dans l’eau. Du Châtelet souriait aux hésitations, aux étonnements, aux questions, aux petites fautes que le manque d’usage arrachait à son rival, comme les vieux loups de mer se moquent des novices qui n’ont pas le pied marin. Le plaisir qu’éprouvait Lucien, en voyant pour la première fois le spectacle à Paris, compensa le déplaisir que lui causaient ses confusions. Cette soirée fut remarquable par la répudiation secrète d’une grande quantité de ses idées sur la vie de province. Le cercle s’élargissait, la société prenait d’autres proportions. Le voisinage de plusieurs jolies Parisiennes si élégamment, si fraîchement mises, lui fit remarquer la vieillerie de la toilette de madame de Bargeton, quoiqu’elle fût passablement ambitieuse : ni les étoffes, ni les façons, ni les couleurs n’étaient de mode. La coiffure qui le séduisait tant à Angoulême lui parut d’un goût affreux comparée aux délicates inventions par lesquelles se recommandait chaque femme. — Va-t-elle rester comme ça ? se dit-il, sans savoir que la journée avait été employée à préparer une transformation. En province il n’y a ni choix ni comparaison à faire : l’habitude de voir les physionomies leur donne une beauté conventionnelle. Transportée à Paris, une femme qui passe pour jolie en province, n’obtient pas la moindre attention, car elle n’est belle que par l’application du proverbe : Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Les yeux de Lucien faisaient la comparaison que madame de Bargeton avait faite la veille entre lui et Châtelet. De son côté, madame de Bargeton se permettait d’étranges réflexions sur son amant. Malgré son étrange beauté, le pauvre poète n’avait point de tournure. Sa redingote dont les manches étaient trop courtes, ses méchants gants de province, son gilet étriqué, le rendaient prodigieusement ridicule auprès des jeunes gens du balcon : madame de Bargeton lui trouvait un air piteux. Châtelet, occupé d’elle sans prétention, veillant sur elle avec un soin qui trahissait une passion profonde ; Châtelet, élégant et à son aise comme un acteur qui retrouve les planches de son théâtre, regagnait en deux jours tout le terrain qu’il avait perdu en six mois. Quoique le vulgaire n’admette pas que les sentiments changent brusquement, il est certain que deux amants se séparent souvent plus vite qu’ils ne se sont liés. Il se préparait chez madame de Bargeton et chez Lucien un désenchantement sur eux-mêmes dont la cause était Paris. La vie s’y agrandissait aux yeux du poète, comme la société prenait une face nouvelle aux yeux de Louise. À l’un et à l’autre, il ne fallait plus qu’un accident pour trancher les liens qui les unissaient. Ce coup de hache, terrible pour Lucien, ne se fit pas long-temps attendre. Madame de Bargeton mit le poète à son hôtel, et retourna chez elle accompagnée de du Châtelet, ce qui déplut horriblement au pauvre amoureux.

— Que vont-ils dire de moi ? pensait-il en montant dans sa triste chambre.

— Ce pauvre garçon est singulièrement ennuyeux, dit du Châtelet en souriant quand la portière fut refermée.

— Il en est ainsi de tous ceux qui ont un monde de pensées dans le cœur et dans le cerveau. Les hommes qui ont tant de choses à exprimer en de belles œuvres long-temps rêvées professent un certain mépris pour la conversation, commerce où l’esprit s’amoindrit en se monnayant, dit la fière Nègrepelisse qui eut encore le courage de défendre Lucien, moins pour Lucien que pour elle-même.

— Je vous accorde volontiers ceci, reprit le baron, mais nous vivons avec les personnes et non avec les livres. Tenez, chère Naïs, je le vois, il n’y a encore rien entre vous et lui, j’en suis ravi. Si vous vous décidez à mettre dans votre vie un intérêt qui vous a manqué jusqu’à présent, je vous en supplie, que ce ne soit pas pour ce prétendu homme de génie. Si vous vous trompiez, si dans quelques jours, en le comparant aux véritables talents, aux hommes sérieusement remarquables que vous allez voir, vous reconnaissiez, chère belle sirène, avoir pris sur votre dos éblouissant et conduit au port, au lieu d’un homme armé de la lyre, un petit singe, sans manières, sans portée, sot et avantageux, qui peut avoir de l’esprit à l’Houmeau, mais qui devient à Paris un garçon extrêmement ordinaire ? Après tout, il se publie ici par semaine des volumes de vers dont le moindre vaut encore mieux que toute la poésie de monsieur Chardon. De grâce, attendez et comparez ! Demain, vendredi, il y a opéra, dit-il en voyant la voiture entrant dans la rue Neuve-du-Luxembourg, madame d’Espard dispose de la loge des Premiers Gentilshommes de la Chambre, et vous y mènera sans doute. Pour vous voir dans votre gloire, j’irai dans la loge de madame de Sérizy. On donne les Danaïdes.

— Adieu, dit-elle.

Le lendemain, madame de Bargeton tâcha de se composer une mise du matin convenable pour aller voir sa cousine, madame d’Espard. Il faisait légèrement froid, elle ne trouva rien de mieux dans ses vieilleries d’Angoulême qu’une certaine robe de velours vert, garnie d’une manière assez extravagante. De son côté, Lucien sentit la nécessité d’aller chercher son fameux habit bleu, car il avait pris en horreur sa maigre redingote, et il voulait se montrer toujours bien mis en songeant qu’il pourrait rencontrer la marquise d’Espard, ou aller chez elle à l’improviste. Il monta dans un fiacre afin de rapporter immédiatement son paquet. En deux heures de temps, il dépensa trois ou quatre francs, ce qui lui donna beaucoup à penser sur les proportions financières de la vie parisienne. Après être arrivé au superlatif de sa toilette, il vint rue Neuve-du-Luxembourg, où, sur le pas de la porte, il rencontra Gentil en compagnie d’un chasseur magnifiquement emplumé.

— J’allais chez vous, monsieur ; madame m’envoie ce petit mot pour vous, dit Gentil qui ne connaissait pas les formules du respect parisien, habitué qu’il était à la bonhomie des mœurs provinciales.

Le chasseur prit le poète pour un domestique. Lucien décacheta le billet, par lequel il apprit que madame de Bargeton passait la journée chez la marquise d’Espard et allait le soir à l’Opéra ; mais elle disait à Lucien de s’y trouver, sa cousine lui permettait de donner une place dans sa loge au jeune poète, à qui la marquise était enchantée de procurer ce plaisir.

— Elle m’aime donc ! mes craintes sont folles, se dit Lucien, elle me présente à sa cousine dès ce soir.

Il bondit de joie, et voulut passer joyeusement le temps qui le séparait de cette heureuse soirée. Il s’élança vers les Tuileries en rêvant de s’y promener jusqu’à l’heure où il irait dîner chez Véry. Voilà Lucien gabant, sautillant, léger de bonheur qui débouche sur la terrasse des Feuillants et la parcourt en examinant les promeneurs, les jolies femmes avec leurs adorateurs, les élégants, deux par deux, bras dessus bras dessous, se saluant les uns les autres par un coup d’œil en passant. Quelle différence de cette terrasse avec Beaulieu ! Les oiseaux de ce magnifique perchoir étaient autrement jolis que ceux d’Angoulême ! C’était tout le luxe de couleurs qui brille sur les familles ornithologiques des Indes ou de l’Amérique, comparé aux couleurs grises des oiseaux de l’Europe. Lucien passa deux cruelles heures dans les Tuileries : il y fit un violent retour sur lui-même et se jugea. D’abord il ne vit pas un seul habit à ces jeunes élégants. S’il apercevait un homme en habit, c’était un vieillard hors la loi, quelque pauvre diable, un rentier venu du Marais, ou quelque garçon de bureau. Après avoir reconnu qu’il y avait une mise du matin et une mise du soir, le poète aux émotions vives, au regard pénétrant, reconnut la laideur de sa défroque, les défectuosités qui frappaient de ridicule son habit dont la coupe était passée de mode, dont le bleu était faux, dont le collet était outrageusement disgracieux, dont les basques de devant, trop long-temps portées, penchaient l’une vers l’autre ; les boutons avaient rougi, les plis dessinaient de fatales lignes blanches. Puis son gilet était trop court et la façon si grotesquement provinciale que, pour le cacher, il boutonna brusquement son habit. Enfin il ne voyait de pantalon de nankin qu’aux gens communs. Les gens comme il faut portaient de délicieuses étoffes de fantaisie ou le blanc toujours irréprochable ! D’ailleurs tous les pantalons étaient à sous-pieds, et le sien se mariait très-mal avec les talons de ses bottes, pour lesquels les bords de l’étoffe recroquevillée manifestaient une violente antipathie. Il avait une cravate blanche à bouts brodés par sa sœur, qui, après en avoir vu de semblables à monsieur de Hautoy, à monsieur de Chandour, s’était empressée d’en faire de pareilles à son frère. Non-seulement personne, excepté les gens graves, quelques vieux financiers, quelques sévères administrateurs, ne portaient de cravate blanche le matin ; mais encore le pauvre Lucien vit passer de l’autre côté de la grille, sur le trottoir de la rue de Rivoli, un garçon épicier tenant un panier sur sa tête, et sur qui l’homme d’Angoulême surprit deux bouts de cravate brodés par la main de quelque grisette adorée. À cet aspect, Lucien reçut un coup à la poitrine, à cet organe encore mal défini où se réfugie notre sensibilité, où, depuis qu’il existe des sentiments, les hommes portent la main, dans les joies comme dans les douleurs excessives. Ne taxez pas ce récit de puérilité ! Certes, pour les riches qui n’ont jamais connu ces sortes de souffrances, il se trouve ici quelque chose de mesquin et d’incroyable ; mais les angoisses des malheureux ne méritent pas moins d’attention que les crises qui révolutionnent la vie des puissants et des privilégiés de la terre. Puis ne se rencontre-t-il pas autant de douleur de part et d’autre ? La souffrance agrandit tout. Enfin, changez les termes : au lieu d’un costume plus ou moins beau, mettez un ruban, une distinction, un titre ? Ces apparentes petites choses n’ont-elles pas tourmenté de brillantes existences ? La question du costume est d’ailleurs énorme chez ceux qui veulent paraître avoir ce qu’ils n’ont pas, car c’est souvent le meilleur moyen de le posséder plus tard. Lucien eut une sueur froide en pensant que le soir il allait comparaître ainsi vêtu devant la marquise d’Espard, la parente d’un Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi, devant une femme chez laquelle allaient les illustrations de tous les genres, des illustrations choisies.

— J’ai l’air du fils d’un apothicaire, d’un vrai courtaud de boutique ! se dit-il à lui-même avec rage en voyant passer les gracieux, les coquets, les élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain, qui tous avaient une manière à eux qui les rendait tous semblables par la finesse des contours, par la noblesse de la tenue, par l’air du visage ; et tous différents par le cadre que chacun s’était choisi pour se faire valoir. Tous faisaient ressortir leurs avantages par une espèce de mise en scène que les jeunes gens entendent à Paris aussi bien que les femmes. Lucien tenait de sa mère les précieuses distinctions physiques dont les priviléges éclataient à ses yeux ; mais cet or était dans sa gangue, et non mis en œuvre. Ses cheveux étaient mal coupés. Au lieu de maintenir sa figure haute par une souple baleine, il se sentait enseveli dans un vilain col de chemise ; et sa cravate, n’offrant pas de résistance, lui laissait pencher sa tête attristée. Quelle femme eût deviné ses jolis pieds dans la botte ignoble qu’il avait apportée d’Angoulême ? Quel jeune homme eût envié sa jolie taille déguisée par le sac bleu qu’il avait cru jusqu’alors être un habit ? Il voyait de ravissants boutons sur des chemises étincelantes de blancheur, la sienne était rousse ! Tous ces élégants gentilshommes étaient merveilleusement gantés, et il avait des gants de gendarme ! Celui-ci badinait avec une canne délicieusement montée. Celui-là portait une chemise à poignets retenus par de mignons boutons d’or. En parlant à une femme, l’un tordait une charmante cravache, et les plis abondants de son pantalon tacheté de quelques petites éclaboussures, ses éperons retentissants, sa petite redingote serrée montraient qu’il allait remonter sur un des deux chevaux tenus par un tigre gros comme le poing. Un autre tirait de la poche de son gilet une montre plate comme une pièce de cent sous, et regardait l’heure en homme qui avait avancé ou manqué l’heure d’un rendez-vous. En regardant ces jolies bagatelles que Lucien ne soupçonnait pas, le monde des superfluités nécessaires lui apparut, et il frissonna en pensant qu’il fallait un capital énorme pour exercer l’état de joli garçon ! Plus il admirait ces jeunes gens à l’air heureux et dégagé, plus il avait conscience de son air étrange, l’air d’un homme qui ignore où aboutit le chemin qu’il suit, qui ne sait où se trouve le Palais-Royal quand il y touche, et qui demande où est le Louvre à un passant qui répond : — Vous y êtes. Lucien se voyait séparé de ce monde par un abîme, il se demandait par quels moyens il pouvait le franchir, car il voulait être semblable à cette svelte et délicate jeunesse parisienne. Tous ces patriciens saluaient des femmes divinement mises et divinement belles, des femmes pour lesquelles Lucien se serait fait hacher pour prix d’un seul baiser, comme le page de la comtesse de Konismarck. Dans les ténèbres de sa mémoire, Louise, comparée à ces souveraines, se dessina comme une vieille femme. Il rencontra plusieurs de ces femmes dont on parlera dans l’histoire du dix-neuvième siècle, de qui l’esprit, la beauté, les amours ne seront pas moins célèbres que celles des reines du temps passé. Il vit passer une fille sublime, mademoiselle des Touches, si connue sous le nom de Camille Maupin, écrivain éminent, aussi grande par sa beauté que par un esprit supérieur, et dont le nom fut répété tout bas par les promeneurs et par les femmes.

— Ha ! se dit-il, voilà la poésie.

Qu’était madame de Bargeton auprès de cet ange brillant de jeunesse, d’espoir, d’avenir, au doux sourire, et dont l’œil noir était vaste comme le ciel, ardent comme le soleil ! Elle riait en causant avec madame Firmiani, l’une des plus charmantes femmes de Paris. Une voix lui cria bien : « L’intelligence est le levier avec lequel on remue le monde. » Mais une autre voix lui cria que le point d’appui de l’intelligence était l’argent. Il ne voulut pas rester au milieu de ses ruines et sur le théâtre de sa défaite, il prit la route du Palais-Royal, après l’avoir demandée, car il ne connaissait pas encore la topographie de son quartier. Il entra chez Véry, commanda, pour s’initier aux plaisirs de Paris, un dîner qui le consolât de son désespoir. Une bouteille de vin de Bordeaux, des huîtres d’Ostende, un poisson, une perdrix, un macaroni, des fruits furent le nec plus ultra de ses désirs. Il savoura cette petite débauche en pensant à faire preuve d’esprit ce soir auprès de la marquise d’Espard, et à racheter la mesquinerie de son bizarre accoutrement par le déploiement de ses richesses intellectuelles. Il fut tiré de ses rêves par le total de la carte qui lui enleva les cinquante francs avec lesquels il croyait aller fort loin dans Paris. Ce dîner coûtait un mois de son existence d’Angoulême. Aussi ferma-t-il respectueusement la porte de ce palais, en pensant qu’il n’y remettrait jamais les pieds.

— Ève avait raison, se dit-il en s’en allant par la galerie de pierre chez lui pour y reprendre de l’argent, les prix de Paris ne sont pas ceux de l’Houmeau.

Chemin faisant, il admira les boutiques des tailleurs, et songeant aux toilettes qu’il avait vues le matin : — Non, s’écria-t-il, je ne paraîtrai pas fagoté comme je le suis devant madame d’Espard. Il courut avec une vélocité de cerf jusqu’à l’hôtel du Gaillard-Bois, monta dans sa chambre, y prit cent écus, et redescendit au Palais-Royal pour s’y habiller de pied en cap. Il avait vu des bottiers, des lingers, des giletiers, des coiffeurs au Palais-Royal où sa future élégance était éparse dans dix boutiques. Le premier tailleur chez lequel il entra lui fit essayer autant d’habits qu’il voulut en mettre, et lui persuada qu’ils étaient tous de la dernière mode. Lucien sortit possédant un habit vert, un pantalon blanc et un gilet de fantaisie pour la somme de deux cents francs. Il eut bientôt trouvé une paire de bottes fort élégante et à son pied. Enfin après avoir fait emplette de tout ce qui lui était nécessaire, il demanda le coiffeur chez lui où chaque fournisseur apporta sa marchandise. À sept heures du soir, il monta dans un fiacre et se fit conduire à l’Opéra, frisé comme un saint Jean de procession, bien gileté, bien cravaté, mais un peu gêné dans cette espèce d’étui où il se trouvait pour la première fois. Suivant la recommandation de madame de Bargeton, il demanda la loge des Premiers Gentilshommes de la Chambre. À l’aspect d’un homme dont l’élégance empruntée le faisait ressembler à un premier garçon de noces, le Contrôleur le pria de montrer son coupon.

— Je n’en ai pas.

— Vous ne pouvez pas entrer, lui répondit-on sèchement.

— Mais je suis de la société de madame d’Espard, dit-il.

— Nous ne sommes pas tenus de savoir cela, dit l’employé qui ne put s’empêcher d’échanger un imperceptible sourire avec ses collègues du Contrôle.

En ce moment une voiture s’arrêta sous le péristyle. Un chasseur, que Lucien ne reconnut pas, déplia le marchepied d’un coupé d’où sortirent deux femmes parées. Lucien, qui ne voulut pas recevoir du Contrôleur quelque impertinent avis pour se ranger, fit place aux deux femmes.

— Mais cette dame est la marquise d’Espard que vous prétendez connaître, monsieur, dit ironiquement le Contrôleur à Lucien.

Lucien fut d’autant plus abasourdi que madame de Bargeton n’avait pas l’air de le reconnaître dans son nouveau plumage ; mais quand il l’aborda, elle lui sourit et lui dit : — Cela se trouve à merveille, venez !

Les gens du Contrôle étaient redevenus sérieux. Lucien suivit madame de Bargeton, qui, tout en montant le vaste escalier de l’Opéra, présenta son Rubempré à sa cousine. La loge des Premiers Gentilshommes est celle qui se trouve dans l’un des deux pans coupés au fond de la salle : on y est vu comme on y voit de tous côtés. Lucien se mit derrière sa cousine, sur une chaise, heureux d’être dans l’ombre.

Madame de Bargeton. La marquise d’Espard.
Madame de Bargeton. La marquise d’Espard.
MADAME DE BARGETON.       LA MARQUISE D’ESPARD.
La loge des Premiers Gentilshommes est celle qui se trouve dans l’un des deux pans coupés au fond de la salle ; on y est vu comme on y voit de tous côtés.

— Monsieur de Rubempré, dit la marquise d’un ton de voix flatteur, vous venez pour la première fois à l’Opéra, ayez-en tout le coup d’œil, prenez ce siége, mettez-vous sur le devant, nous vous le permettons.

Lucien obéit, le premier acte de l’opéra finissait.

— Vous avez bien employé votre temps, lui dit Louise à l’oreille dans le premier moment de surprise que lui causa le changement de Lucien.

Louise était restée la même. Le voisinage d’une femme à la mode, de la marquise d’Espard, cette madame de Bargeton de Paris, lui nuisait tant ; la brillante Parisienne faisait si bien ressortir les imperfections de la femme de province, que Lucien, doublement éclairé par le beau monde de cette pompeuse salle et par cette femme éminente, vit enfin dans la pauvre Anaïs de Nègrepelisse la femme réelle, la femme que les gens de Paris voyaient : une femme grande, sèche, couperosée, fanée, plus que rousse, anguleuse, guindée, précieuse, prétentieuse, provinciale dans son parler, mal arrangée surtout ! En effet, les plis d’une vieille robe de Paris attestent encore du goût, on se l’explique, on devine ce qu’elle fut, mais une vieille robe de province est inexplicable, elle est risible. La robe et la femme étaient sans grâce ni fraîcheur, le velours était miroité comme le teint. Lucien, honteux d’avoir aimé cet os de seiche, se promit de profiter du premier accès de vertu de sa Louise pour la quitter. Son excellente vue lui permettait de voir les lorgnettes braquées sur la loge aristocratique par excellence. Les femmes les plus élégantes examinaient certainement madame de Bargeton, car elles souriaient toutes en se parlant. Si madame d’Espard reconnut, aux gestes et aux sourires féminins, la cause des sarcasmes, elle y fut tout à fait insensible. D’abord chacun devait reconnaître dans sa compagne la pauvre parente venue de province, de laquelle peut être affligée toute famille parisienne. Puis sa cousine lui avait parlé toilette en lui manifestant quelque crainte ; elle l’avait rassurée en s’apercevant qu’Anaïs, une fois habillée, aurait bientôt pris les manières parisiennes. Si madame de Bargeton manquait d’usage, elle avait la hauteur native d’une femme noble et ce je ne sais quoi que l’on peut nommer la race. Le lundi suivant elle prendrait donc sa revanche. D’ailleurs, une fois que le public aurait appris que cette femme était sa cousine, la marquise savait qu’il suspendrait le cours de ses railleries et attendrait un nouvel examen avant de la juger. Lucien ne devinait pas le changement que feraient dans la personne de Louise une écharpe roulée autour du cou, une jolie robe, une élégante coiffure et les conseils de madame d’Espard. En montant l’escalier, la marquise avait déjà dit à sa cousine de ne pas tenir son mouchoir déplié à la main. Le bon ou le mauvais goût tiennent à mille petites nuances de ce genre, qu’une femme d’esprit saisit promptement et que certaines femmes ne comprendront jamais. Madame de Bargeton, déjà pleine de bon vouloir, était plus spirituelle qu’il ne le fallait pour reconnaître en quoi elle péchait. Madame d’Espard, sûre que son élève lui ferait honneur, ne s’était pas refusée à la former. Enfin il s’était fait entre ces deux femmes un pacte cimenté par leur mutuel intérêt. Madame de Bargeton avait soudain voué un culte à l’idole du jour dont les manières, l’esprit et l’entourage l’avaient séduite, éblouie, fascinée. Elle avait reconnu chez madame d’Espard l’occulte pouvoir de la grande dame ambitieuse, et s’était dit qu’elle parviendrait en se faisant le satellite de cet astre : elle l’avait donc franchement admirée. La marquise avait été sensible à cette naïve conquête, elle s’était intéressée à sa cousine en la trouvant faible et pauvre ; puis elle s’était assez bien arrangée d’avoir une élève pour faire école, et ne demandait pas mieux que d’acquérir en madame de Bargeton une espèce de dame d’atour, une esclave qui chanterait ses louanges, trésor encore plus rare parmi les femmes de Paris qu’un critique dévoué dans la gent littéraire. Cependant le mouvement de curiosité devenait trop visible pour que la nouvelle débarquée ne s’en aperçût pas, et madame d’Espard voulut poliment lui faire prendre le change sur cet émoi.

— S’il nous vient des visites, lui dit-elle, nous saurons peut-être à quoi nous devons l’honneur d’occuper ces dames…

— Je soupçonne fort ma vieille robe de velours et ma figure angoumoisine d’amuser les Parisiennes, dit en riant madame de Bargeton.

— Non, ce n’est pas vous, il y a quelque chose que je ne m’explique pas, ajouta-t-elle en regardant le poète qu’elle regarda pour la première fois et qu’elle parut trouver singulièrement mis.

— Voici monsieur du Châtelet, dit en ce moment Lucien en levant le doigt pour montrer la loge de madame de Sérizy où le vieux beau remis à neuf venait d’entrer.

À ce signe madame de Bargeton se mordit les lèvres de dépit, car la marquise ne put retenir un regard et un sourire d’étonnement, qui disait si dédaigneusement : — D’où sort ce jeune homme ? que Louise se sentit humiliée dans son amour, la sensation la plus piquante pour une Française, et qu’elle ne pardonne pas à son amant de lui causer. Dans ce monde où les petites choses deviennent grandes, un geste, un mot perdent un débutant. Le principal mérite des belles manières et du ton de la haute compagnie est d’offrir un ensemble harmonieux où tout est si bien fondu que rien ne choque. Ceux mêmes qui, soit par ignorance, soit par un emportement quelconque de la pensée, n’observent pas les lois de cette science, comprendront tous qu’en cette matière une seule dissonance est comme en musique, une négation complète de l’Art lui-même, dont toutes les conditions doivent être exécutées dans la moindre chose sous peine de ne pas être.

— Qui est ce monsieur ? demanda la marquise en montrant Châtelet. Connaissez-vous donc déjà madame de Sérizy ?

— Ah ! cette personne est la fameuse madame de Sérizy qui a eu tant d’aventures, et qui néanmoins est reçue partout !

— Une chose inouïe, ma chère, répondit la marquise, une chose explicable, mais inexpliquée ! Les hommes les plus redoutables sont ses amis, et pourquoi ? Personne n’ose sonder ce mystère. Ce monsieur est-il donc le lion d’Angoulême ?

— Mais monsieur le baron du Châtelet, dit Anaïs qui par vanité rendit à Paris le titre qu’elle contestait à son adorateur, est un homme qui a fait beaucoup parler de lui. C’est le compagnon de monsieur de Montriveau…

— Ah ! fit la marquise, je n’entends jamais ce nom sans penser à la pauvre duchesse de Langeais, qui a disparu comme une étoile filante. Voici, reprit-elle en montrant une loge, monsieur de Rastignac et madame de Nucingen, la femme d’un fournisseur, banquier, homme d’affaires, brocanteur en grand, un homme qui s’impose au monde de Paris par sa fortune, et qu’on dit peu scrupuleux sur les moyens de l’augmenter ; il se donne mille peines pour faire croire à son dévouement pour les Bourbons, il a déjà tenté de venir chez moi. En prenant la loge de madame de Langeais, sa femme a cru qu’elle en aurait les grâces, l’esprit et le succès ! Toujours la fable du geai qui prend les plumes du paon !

— Comment font monsieur et madame de Rastignac, à qui nous ne connaissons pas mille écus de rente, pour soutenir leur fils à Paris ? dit Lucien à madame de Bargeton en s’étonnant de l’élégance et du luxe que révélait la mise de ce jeune homme.

— Il est facile de voir que vous venez d’Angoulême, répondit la marquise assez ironiquement sans quitter sa lorgnette.

Lucien ne comprit pas, il était tout entier à l’aspect des loges où il devinait les jugements qui s’y portaient sur madame de Bargeton et la curiosité dont il était l’objet. De son côté, Louise était singulièrement mortifiée du peu d’estime que la marquise faisait de la beauté de Lucien. — Il n’est donc pas si beau que je le croyais ! se disait-elle. De là, à le trouver moins spirituel, il n’y avait qu’un pas. La toile était baissée. Châtelet, qui était venu faire une visite à la duchesse de Carigliano, dont la loge avoisinait celle de madame d’Espard, y salua madame de Bargeton qui répondit par une inclination de tête. Une femme du monde voit tout, et la marquise remarqua la tenue supérieure de du Châtelet. En ce moment quatre personnes entrèrent successivement dans la loge de la marquise, quatre célébrités parisiennes.

Le premier était monsieur de Marsay, homme fameux par les passions qu’il inspirait, remarquable surtout par une beauté de jeune fille, beauté molle, efféminée, mais corrigée par un regard fixe, calme, fauve et rigide comme celui d’un tigre : on l’aimait, et il effrayait. Lucien était aussi beau ; mais chez lui le regard était si doux, son œil bleu était si limpide, qu’il ne paraissait pas susceptible d’avoir cette force et cette puissance à laquelle s’attachent tant les femmes. D’ailleurs rien ne faisait encore valoir le poète, tandis que de Marsay avait un entrain d’esprit, une certitude de plaire, une toilette appropriée à sa nature qui écrasait autour de lui tous ses rivaux. Jugez de ce que pouvait être dans son voisinage Lucien, gourmé, gommé, roide et neuf comme ses habits. De Marsay avait conquis le droit de dire des impertinences par l’esprit qu’il leur donnait et par la grâce des manières dont il les accompagnait. L’accueil de la marquise indiqua soudain à madame de Bargeton la puissance de ce personnage. Le second était l’un des deux Vandenesse, celui qui avait causé l’éclat de lady Dudley, un jeune homme doux et spirituel, modeste, et qui réussissait par des qualités tout opposées à celles qui faisaient la gloire de de Marsay. Le troisième était le général Montriveau, l’auteur de la perte de la duchesse de Langeais. Le quatrième était monsieur de Canalis, un des plus illustres poètes de cette époque, un jeune homme qui n’en était encore qu’à l’aube de sa gloire, et qui se contentait d’être un gentilhomme aimable et spirituel : il essayait de se faire pardonner son génie. Mais on devinait dans ses formes un peu sèches, dans sa réserve, une immense ambition qui devait plus tard faire tort à la poésie et le lancer au milieu des orages politiques. Sa beauté froide et compassée, mais pleine de dignité, rappelait Canning.

En voyant ces quatre figures si remarquables, madame de Bargeton s’expliqua le peu d’attention de la marquise pour Lucien. Puis quand la conversation commença, quand chacun de ces esprits si fins, si délicats, se révéla par des traits qui avaient plus de sens, plus de profondeur que ce qu’Anaïs entendait durant un mois en province ; quand surtout le grand poète fit entendre une parole vibrante où se retrouvait le positif de cette époque, mais doré de poésie, Louise comprit ce que du Châtelet lui avait dit la veille : Lucien ne fut plus rien. Chacun regardait le pauvre inconnu avec une si cruelle indifférence, il était si bien là comme un étranger qui ne savait pas la langue, que la marquise en eut pitié.

— Permettez-moi, monsieur, dit-elle à Canalis, de vous présenter monsieur de Rubempré. Vous occupez une position trop haute dans le monde littéraire pour ne pas accueillir un débutant. Monsieur de Rubempré arrive d’Angoulême, il aura sans doute besoin de votre protection auprès de ceux qui mettent ici le génie en lumière. Il n’a pas encore d’ennemis qui puissent faire sa fortune en l’attaquant. N’est-ce pas une entreprise assez originale pour la tenter, que de lui faire obtenir par l’amitié ce que vous tenez de la haine ? Les quatre personnages regardèrent alors Lucien pendant le temps que la marquise parla. Quoiqu’à deux pas du nouveau venu, de Marsay prit son lorgnon pour le voir ; son regard allait de Lucien à madame de Bargeton, et de madame de Bargeton à Lucien, en les appareillant par une pensée moqueuse qui les mortifia cruellement l’un et l’autre ; il les examinait comme deux bêtes curieuses, et il souriait. Ce sourire fut un coup de poignard pour le grand homme de province. Félix de Vandenesse eut un air charitable. Montriveau jeta sur Lucien un regard pour le sonder jusqu’au tuf.

— Madame, dit monsieur de Canalis en s’inclinant, je vous obéirai, malgré l’intérêt personnel qui nous porte à ne pas favoriser nos rivaux ; mais vous nous avez habitués aux miracles.

— Hé ! bien, faites-moi le plaisir de venir dîner lundi chez moi avec monsieur de Rubempré, vous causerez plus à l’aise qu’ici des affaires littéraires ; je tâcherai de racoler quelques-uns des tyrans de la littérature et les célébrités qui la protègent, l’auteur d’Ourika et quelques jeunes poètes bien pensants.

— Madame la marquise, dit de Marsay, si vous patronez monsieur pour son esprit, moi je le protégerai pour sa beauté ; je lui donnerai des conseils qui en feront le plus heureux dandy de Paris. Après cela, il sera poète s’il veut.

Madame de Bargeton remercia sa cousine par un regard plein de reconnaissance.

— Je ne vous savais pas jaloux des gens d’esprit, dit Montriveau à de Marsay. Le bonheur tue les poètes.

— Est-ce pour cela que monsieur cherche à se marier ? reprit le dandy en s’adressant à Canalis.

Lucien, qui se sentait dans ses habits comme une statue égyptienne dans sa gaîne, était honteux de ne rien répondre. Enfin il dit de sa voix tendre à la marquise : — Vos bontés, madame, me condamnent à n’avoir que des succès.

Du Châtelet entra dans ce moment, en saisissant aux cheveux l’occasion de se faire appuyer auprès de la marquise par Montriveau, un des rois de Paris. Il salua madame de Bargeton, et pria madame d’Espard de lui pardonner la liberté qu’il prenait d’envahir sa loge : il était séparé depuis si long-temps de son compagnon de voyage ! Montriveau et lui se revoyaient pour la première fois après s’être quittés au milieu du désert.

— Se quitter dans le désert et se retrouver à l’Opéra ! dit Lucien.

— C’est une véritable reconnaissance de théâtre, dit Vandenesse.

Montriveau présenta le baron du Châtelet à la marquise, et la marquise fit à l’ancien Secrétaire des Commandements de l’Altesse impériale un accueil d’autant plus flatteur, qu’elle l’avait déjà vu bien reçu dans trois loges, que madame de Sérizy n’admettait que des gens bien posés, et qu’enfin il était le compagnon de Montriveau. Ce dernier titre avait une si grande valeur, que madame de Bargeton put remarquer dans le ton, dans les regards et dans les manières des quatre personnages, qu’ils reconnaissaient du Châtelet pour un des leurs sans discussion. La conduite sultanesque tenue par Châtelet en province fut tout à coup expliquée à Naïs. Enfin du Châtelet vit Lucien, et lui fit un de ces petits saluts secs et froids par lesquels un homme en déconsidère un autre, en indiquant aux gens du monde la place infime qu’il occupe dans la société. Il accompagna son salut d’un air sardonique par lequel il semblait dire : Par quel hasard se trouve-t-il là ? Du Châtelet fut bien compris, car de Marsay se pencha vers Montriveau pour lui dire à l’oreille, de manière à se faire entendre du baron : — Demandez-lui donc quel est ce singulier jeune homme qui a l’air d’un mannequin habillé à la porte d’un tailleur.

Du Châtelet parla pendant un moment à l’oreille de son compagnon, en ayant l’air de renouveler connaissance, et sans doute il coupa son rival en quatre. Surpris par l’esprit d’à-propos, par la finesse avec laquelle ces hommes formulaient leurs réponses, Lucien était étourdi par ce qu’on nomme le trait, le mot, surtout par la désinvolture de la parole et l’aisance des manières. Le luxe qui l’avait épouvanté le matin dans les choses, il le retrouvait dans les idées. Il se demandait par quel mystère ces gens trouvaient à brûle-pourpoint des réflexions piquantes, des reparties qu’il n’aurait imaginées qu’après de longues méditations. Puis, non-seulement ces cinq hommes du monde étaient à l’aise par la parole, mais ils l’étaient dans leurs habits : ils n’avaient rien de neuf ni rien de vieux. En eux, rien ne brillait, et tout attirait le regard. Leur luxe d’aujourd’hui était celui d’hier, il devait être celui du lendemain. Lucien devina qu’il avait l’air d’un homme qui s’était habillé pour la première fois de sa vie.

— Mon cher, disait de Marsay à Félix de Vandenesse, ce petit Rastignac se lance comme un cerf-volant ! le voilà chez la marquise de Listomère, il fait des progrès, il nous lorgne ! Il connaît sans doute monsieur, reprit le dandy en s’adressant à Lucien mais sans le regarder.

— Il est difficile, répondit madame de Bargeton, que le nom du grand homme dont nous sommes fiers ne soit pas venu jusqu’à lui ; sa sœur a entendu dernièrement monsieur de Rubempré nous lire de très-beaux vers.

Félix de Vandenesse et de Marsay saluèrent la marquise et se rendirent chez madame de Listomère. Le second acte commença, et chacun laissa madame d’Espard, sa cousine et Lucien seuls ; les uns pour aller expliquer madame de Bargeton aux femmes intriguées de sa présence, les autres pour raconter l’arrivée du poète et se moquer de sa toilette. Lucien fut heureux de la diversion que produisait le spectacle. Toutes les craintes de madame de Bargeton relativement à Lucien furent augmentées par l’attention que sa cousine avait accordée au baron du Châtelet, et qui avait un tout autre caractère que sa politesse protectrice envers Lucien. Pendant le second acte, la loge de madame de Listomère resta pleine de monde, et parut agitée par une conversation où il s’agissait de madame de Bargeton et de Lucien. Le jeune Rastignac était évidemment l’amuseur de cette loge, il donnait le branle à ce rire parisien qui, se portant chaque jour sur une nouvelle pâture, s’empresse d’épuiser le sujet présent en en faisant quelque chose de vieux et d’usé dans un seul moment. Madame d’Espard devint inquiète ; mais elle devinait les mœurs parisiennes, et savait qu’on ne laisse ignorer aucune médisance à ceux qu’elle blesse : elle attendit la fin de l’acte. Quand les sentiments se sont retournés sur eux-mêmes comme chez Lucien et chez madame de Bargeton, il se passe d’étranges choses en peu de temps : les révolutions morales s’opèrent par des lois d’un effet rapide. Louise avait présentes à la mémoire les paroles sages et politiques que du Châtelet lui avait dites sur Lucien en revenant du Vaudeville ; chaque phrase était une prophétie, et Lucien prit à tâche de les accomplir toutes. En perdant ses illusions sur madame de Bargeton, comme madame de Bargeton perdait les siennes sur lui, le pauvre enfant, de qui la destinée ressemblait un peu à celle de J.-J. Rousseau, l’imita en ce point qu’il fut fasciné par madame d’Espard ; et il s’amouracha d’elle aussitôt. Les jeunes gens ou les hommes qui se souviennent de leurs émotions de jeunesse comprendront que cette passion était extrêmement probable et naturelle. Les jolies petites manières, ce parler délicat, ce son de voix fin, cette femme fluette, si noble, si haut placée, si enviée, cette reine apparaissait au poète comme madame de Bargeton lui était apparue à Angoulême. La mobilité de son caractère le poussa promptement à désirer cette haute protection ; le plus sûr moyen était de posséder la femme, il aurait tout alors ! Il avait réussi à Angoulême, pourquoi ne réussirait-il pas à Paris ? Involontairement et malgré les magies de l’Opéra toutes nouvelles pour lui, son regard, attiré par cette magnifique Célimène, se coulait à tout moment vers elle ; et plus il la voyait, plus il avait envie de la voir ! Madame de Bargeton surprit un des regards pétillants de Lucien ; elle l’observa et le vit plus occupé de la marquise que du spectacle. Elle se serait de bonne grâce résignée à être délaissée pour les cinquante filles de Danaüs ; mais quand un regard plus ambitieux, plus ardent, plus significatif que les autres lui expliqua ce qui se passait dans le cœur de Lucien, elle devint jalouse, mais moins pour l’avenir que pour le passé. — Il ne m’a jamais regardée ainsi, pensa-t-elle. Mon Dieu, Châtelet avait raison ! Elle reconnut alors l’erreur de son amour. Quand une femme arrive à se repentir de ses faiblesses, elle passe comme une éponge sur sa vie, afin d’en effacer tout. Quoique chaque regard de Lucien la courrouçât, elle demeura calme.

De Marsay revint à l’entr’acte en amenant monsieur de Listomère. L’homme grave et le jeune fat apprirent bientôt à l’altière marquise que le garçon de noces endimanché qu’elle avait eu le malheur d’admettre dans sa loge ne se nommait pas plus monsieur de Rubempré qu’un juif n’a de nom de baptême. Lucien était le fils d’un apothicaire nommé Chardon. Monsieur de Rastignac, très au fait des affaires d’Angoulême, avait fait rire déjà deux loges aux dépens de cette espèce de momie que la marquise nommait sa cousine, et de la précaution que cette dame prenait d’avoir près d’elle un pharmacien pour pouvoir sans doute entretenir par des drogues sa vie artificielle. Enfin de Marsay rapporta quelques-unes des mille plaisanteries auxquelles se livrent en un instant les Parisiens, et qui sont aussi promptement oubliées que dites, mais derrière lesquelles était Châtelet, l’artisan de cette trahison carthaginoise.

— Ma chère, dit sous l’éventail madame d’Espard à madame de Bargeton, de grâce, dites-moi si votre protégé se nomme réellement monsieur de Rubempré ?

— Il a pris le nom de sa mère, dit Anaïs embarrassée.

— Mais quel est le nom de son père ?

— Chardon.

— Et que faisait ce Chardon ?

— Il était pharmacien.

— J’étais bien sûre, ma chère amie, que tout Paris ne pouvait se moquer d’une femme que j’adopte. Je ne me soucie pas de voir venir ici des plaisants enchantés de me trouver avec le fils d’un apothicaire ; si vous m’en croyez, nous nous en irons ensemble, et à l’instant.

Madame d’Espard prit un air assez impertinent, sans que Lucien pût deviner en quoi il avait donné lieu à ce changement de visage. Il pensa que son gilet était de mauvais goût, ce qui était vrai ; que la façon de son habit était d’une mode exagérée, ce qui était encore vrai. Il reconnut avec une secrète amertume qu’il fallait se faire habiller par un habile tailleur, et il se promit bien le lendemain d’aller chez le plus célèbre, afin de pouvoir, lundi prochain, rivaliser avec les hommes qu’il trouverait chez la marquise. Quoique perdu dans ses réflexions, ses yeux, attentifs au troisième acte, ne quittaient pas la scène. Tout en regardant les pompes de ce spectacle unique, il se livrait à son rêve sur madame d’Espard. Il fut au désespoir de cette subite froideur qui contrariait étrangement l’ardeur intellectuelle avec laquelle il attaquait ce nouvel amour, insouciant des difficultés immenses qu’il apercevait, et qu’il se promettait de vaincre. Il sortit de sa profonde contemplation pour revoir sa nouvelle idole ; mais en tournant la tête, il se vit seul ; il avait entendu quelque léger bruit, la porte se fermait, madame d’Espard entraînait sa cousine. Lucien fut surpris au dernier point de ce brusque abandon, mais il n’y pensa pas long-temps, précisément parce qu’il le trouvait inexplicable.

Quand les deux femmes furent montées dans leur voiture et qu’elle roula par la rue de Richelieu vers le faubourg Saint-Honoré, la marquise dit avec un ton de colère déguisée : — Ma chère enfant, à quoi pensez-vous ? mais attendez donc que le fils d’un apothicaire soit réellement célèbre avant de vous y intéresser. Ce n’est ni votre fils ni votre amant, n’est-ce pas ? dit cette femme hautaine en jetant à sa cousine un regard inquisitif et clair.

— Quel bonheur pour moi d’avoir tenu ce petit à distance et de ne lui avoir rien accordé ! pensa madame de Bargeton.

— Eh ! bien, reprit la marquise qui prit l’expression des yeux de sa cousine pour une réponse, laissez-le là, je vous en conjure. S’arroger un nom illustre ?… mais c’est une audace que la société punit. J’admets que ce soit celui de sa mère ; mais songez donc, ma chère, qu’au roi seul appartient le droit de conférer, par une ordonnance, le nom des Rubempré au fils d’une demoiselle de cette maison ; et si elle s’est mésalliée, la faveur est énorme. Pour l’obtenir, il faut une immense fortune, des services rendus, de très-hautes protections. Cette mise de boutiquier endimanché prouve que ce garçon n’est ni riche ni gentilhomme ; sa figure est belle, mais il me paraît fort sot, il ne sait ni se tenir ni parler ; enfin il n’est pas élevé. Par quel hasard le protégez-vous ?

Madame de Bargeton renia Lucien, comme Lucien l’avait reniée en lui-même ; elle eut une effroyable peur que sa cousine n’apprît la vérité sur son voyage.

— Mais, chère cousine, je suis au désespoir de vous avoir compromise.

— On ne me compromet pas, dit en souriant madame d’Espard. Je ne songe qu’à vous.

— Mais vous l’avez invité à venir dîner lundi.

— Je serai malade, répondit vivement la marquise, vous l’en préviendrez, et je le consignerai sous son double nom à ma porte.

Lucien imagina de se promener pendant l’entr’acte dans le foyer en voyant que tout le monde y allait. D’abord aucune des personnes qui étaient venues dans la loge de madame d’Espard ne le salua ni ne parut faire attention à lui, ce qui sembla fort extraordinaire au poète de province. Puis du Châtelet, auquel il essaya de s’accrocher, le guettait du coin de l’œil, et l’évita constamment. Après s’être convaincu, en voyant les hommes qui vaguaient dans le foyer, que sa mise était assez ridicule, Lucien vint se replacer au coin de sa loge et demeura, pendant le reste de la représentation, absorbé tour à tour par le pompeux spectacle du ballet du cinquième acte, si célèbre par son Enfer, par l’aspect de la salle dans laquelle son regard alla de loge en loge, et par ses propres réflexions qui furent profondes en présence de la société parisienne.

— Voilà donc mon royaume ! se dit-il, voilà le monde que je dois dompter.

Il retourna chez lui à pied en pensant à tout ce qu’avaient dit les personnages qui étaient venus faire leur cour à madame d’Espard ; leurs manières, leurs gestes, la façon d’entrer et de sortir, tout revint à sa mémoire avec une étonnante fidélité. Le lendemain, vers midi, sa première occupation fut de se rendre chez Staub, le tailleur le plus célèbre de cette époque. Il obtint, à force de prières et par la vertu de l’argent comptant, que ses habits fussent faits pour le fameux lundi. Staub alla jusqu’à lui promettre une délicieuse redingote, un gilet et un pantalon pour le jour décisif. Lucien se commanda des chemises, des mouchoirs, enfin tout un petit trousseau, chez une lingère, et se fit prendre mesure de souliers et de bottes par un cordonnier célèbre. Il acheta une jolie canne chez Verdier, des gants et des boutons de chemise chez madame Irlande ; enfin il tâcha de se mettre à la hauteur des dandies. Quand il eut satisfait ses fantaisies, il alla rue Neuve-du-Luxembourg, et trouva Louise sortie.

— Elle dîne chez madame la marquise d’Espard, et reviendra tard, lui dit Albertine.

Lucien alla dîner dans un restaurant à quarante sous au Palais-Royal, et se coucha de bonne heure. Le dimanche, il alla dès onze heures chez Louise ; elle n’était pas levée. À deux heures il revint.

— Madame ne reçoit pas encore, lui dit Albertine, mais elle m’a donné un petit mot pour vous.

— Elle ne reçoit pas encore, répéta Lucien ; mais je ne suis pas quelqu’un…

— Je ne sais pas, dit Albertine d’un air fort impertinent.

Lucien, moins surpris de la réponse d’Albertine que de recevoir une lettre de madame de Bargeton, prit le billet et lut dans la rue ces lignes désespérantes :

« Madame d’Espard est indisposée, elle ne pourra pas vous recevoir lundi ; moi-même je ne suis pas bien, et cependant je vais m’habiller pour aller lui tenir compagnie. Je suis désespérée de cette petite contrariété ; mais vos talents me rassurent, et vous percerez sans charlatanisme. »

— Et pas de signature ! se dit Lucien, qui se trouva dans les Tuileries, sans croire avoir marché. Le don de seconde vue que possèdent les gens de talent lui fit soupçonner la catastrophe annoncée par ce froid billet. Il allait perdu dans ses pensées, il allait devant lui, regardant les monuments de la place Louis XV. Il faisait beau. De belles voitures passaient incessamment sous ses yeux en se dirigeant vers la grande avenue des Champs-Élysées. Il suivit la foule des promeneurs et vit alors les trois ou quatre mille voitures qui, par une belle journée, affluent en cet endroit le dimanche, et improvisent un Longchamp. Étourdi par le luxe des chevaux, des toilettes et des livrées, il allait toujours, et arriva devant l’Arc-de-Triomphe commencé. Que devint-il quand, en revenant, il vit venir à lui madame d’Espard et madame de Bargeton dans une calèche admirablement attelée, et derrière laquelle ondulaient les plumes du chasseur dont l’habit vert brodé d’or les lui fit reconnaître. La file s’arrêta par suite d’un encombrement. Lucien put voir Louise dans sa transformation, elle n’était pas reconnaissable : les couleurs de sa toilette étaient choisies de manière à faire valoir son teint ; sa robe était délicieuse ; ses cheveux arrangés gracieusement lui seyaient bien, et son chapeau d’un goût exquis était remarquable à côté de celui de madame d’Espard, qui commandait à la mode. Il y a une indéfinissable façon de porter un chapeau : mettez le chapeau un peu trop en arrière, vous avez l’air effronté ; mettez-le trop en avant, vous avez l’air sournois ; de côté, l’air devient cavalier ; les femmes comme il faut posent leurs chapeaux comme elles veulent et ont toujours bon air. Madame de Bargeton avait sur-le-champ résolu cet étrange problème. Une jolie ceinture dessinait sa taille svelte. Elle avait pris les gestes et les façons de sa cousine ; assise comme elle, elle jouait avec une élégante cassolette attachée à l’un des doigts de sa main droite par une petite chaîne, et montrait ainsi sa main fine et bien gantée sans avoir l’air de vouloir la montrer. Enfin elle s’était faite semblable à madame d’Espard sans la singer ; elle était la digne cousine de la marquise, qui paraissait être fière de son élève. Les femmes et les hommes qui se promenaient sur la chaussée regardaient la brillante voiture aux armes des d’Espard et des Blamont-Chauvry, dont les deux écussons étaient adossés. Lucien fut étonné du grand nombre de personnes qui saluaient les deux cousines ; il ignorait que tout ce Paris, qui consiste en vingt salons, savait déjà la parenté de madame de Bargeton et de madame d’Espard. Des jeunes gens à cheval, parmi lesquels Lucien remarqua de Marsay et Rastignac, se joignirent à la calèche pour conduire les deux cousines au bois. Il fut facile à Lucien de voir, au geste des deux fats, qu’ils complimentaient madame de Bargeton sur sa métamorphose. Madame d’Espard pétillait de grâce et de santé : ainsi son indisposition était un prétexte pour ne pas recevoir Lucien, puisqu’elle ne remettait pas son dîner à un autre jour. Le poète furieux s’approcha de la calèche, alla lentement, et, quand il fut en vue des deux femmes, il les salua : madame de Bargeton ne voulut pas le voir, la marquise le lorgna et ne répondit pas à son salut. La réprobation de l’aristocratie parisienne n’était pas comme celle des souverains d’Angoulême : en s’efforçant de blesser Lucien, les hobereaux admettaient son pouvoir et le tenaient pour un homme ; tandis que, pour madame d’Espard, il n’existait même pas. Ce n’était pas un arrêt, mais un déni de justice. Un froid mortel saisit le pauvre poète quand de Marsay le lorgna ; le lion parisien laissa retomber son lorgnon si singulièrement qu’il semblait à Lucien que ce fût le couteau de la guillotine. La calèche passa. La rage, le désir de la vengeance s’emparèrent de cet homme dédaigné : s’il avait tenu madame de Bargeton, il l’aurait égorgée ; il se fit Fouquier-Tinville pour se donner la jouissance d’envoyer madame d’Espard à l’échafaud, il aurait voulu pouvoir faire subir à de Marsay un de ces supplices raffinés qu’ont inventés les sauvages. Il vit passer Canalis à cheval, élégant comme s’il n’était pas sublime, et qui saluait les femmes les plus jolies.

— Mon Dieu ! de l’or à tout prix ! se disait Lucien, l’or est la seule puissance devant laquelle ce monde s’agenouille. Non ! lui cria sa conscience, mais la gloire, et la gloire c’est le travail ! Du travail ! c’est le mot de David. Mon Dieu ! pourquoi suis-je ici ? mais je triompherai ! Je passerai dans cette avenue en calèche à chasseur ! j’aurai des marquises d’Espard !

Au moment où il se disait ces paroles enragées, il était chez Hurbain et y dînait à quarante sous. Le lendemain, à neuf heures, il alla chez Louise dans l’intention de lui reprocher sa barbarie : non-seulement madame de Bargeton n’y était pas pour lui, mais encore le portier ne le laissa pas monter, il resta dans la rue, faisant le guet, jusqu’à midi. À midi, du Châtelet sortit de chez madame de Bargeton, vit le poète du coin de l’œil et l’évita. Lucien, piqué au vif, poursuivit son rival ; du Châtelet se sentant serré, se retourna et le salua dans l’intention évidente d’aller au large après cette politesse.

— De grâce, monsieur, dit Lucien, accordez-moi une seconde, j’ai deux mots à vous dire. Vous m’avez témoigné de l’amitié, je l’invoque pour vous demander le plus léger des services. Vous sortez de chez madame de Bargeton, expliquez-moi la cause de ma disgrâce auprès d’elle et de madame d’Espard ?

— Monsieur Chardon, répondit du Châtelet avec une fausse bonhomie, savez-vous pourquoi ces dames vous ont quitté à l’Opéra ?

— Non, dit le pauvre poète.

Hé ! bien, vous avez été desservi dès votre début par monsieur de Rastignac. Le jeune dandy, questionné sur vous, a purement et simplement dit que vous vous nommiez monsieur Chardon et non monsieur de Rubempré ; que votre mère gardait les femmes en couches, que votre père était en son vivant apothicaire à l’Houmeau, faubourg d’Angoulême ; que votre sœur était une charmante jeune fille qui repassait admirablement les chemises, et qu’elle allait épouser un imprimeur d’Angoulême nommé Séchard. Voilà le monde. Mettez-vous en vue ? il vous discute. Monsieur de Marsay est venu rire de vous avec madame d’Espard, et aussitôt ces deux dames se sont enfuies en se croyant compromises auprès de vous. N’essayez pas d’aller chez l’une ou chez l’autre. Madame de Bargeton ne serait pas reçue par sa cousine si elle continuait à vous voir. Vous avez du génie, tâchez de prendre votre revanche. Le monde vous dédaigne, dédaignez le monde. Réfugiez-vous dans une mansarde, faites-y des chefs-d’œuvre, saisissez un pouvoir quelconque, et vous verrez le monde à vos pieds ; vous lui rendrez alors les meurtrissures qu’il vous aura faites là où il vous les aura faites. Plus madame de Bargeton vous a marqué d’amitié, plus elle aura d’éloignement pour vous. Ainsi vont les sentiments féminins. Mais il ne s’agit pas en ce moment de reconquérir l’amitié d’Anaïs, il s’agit de ne pas l’avoir pour ennemie, et je vais vous en donner le moyen. Elle vous a écrit, renvoyez-lui toutes ses lettres, elle sera sensible à ce procédé de gentilhomme ; plus tard, si vous avez besoin d’elle, elle ne vous sera pas hostile. Quant à moi, j’ai une si haute opinion de votre avenir, que je vous ai partout défendu, et que dès à présent, si je puis ici faire quelque chose pour vous, vous me trouverez toujours prêt à vous rendre service.

Lucien était si morne, si pâle, si défait, qu’il ne rendit pas au vieux beau rajeuni par l’atmosphère parisienne le salut sèchement poli qu’il reçut de lui. Il revint à son hôtel, où il trouva Staub lui-même, venu moins pour lui essayer ses habits, qu’il lui essaya, que pour savoir de l’hôtesse du Gaillard-Bois ce qu’était sous le rapport financier sa pratique inconnue. Lucien était arrivé en poste, madame de Bargeton l’avait ramené du Vaudeville jeudi dernier en voiture. Ces renseignements étaient bons. Staub nomma Lucien monsieur le comte, et lui fit voir avec quel talent il avait mis ses charmantes formes en lumière.

— Un jeune homme mis ainsi, lui dit-il, peut s’aller promener aux Tuileries ; il épousera une riche Anglaise au bout de quinze jours.

Cette plaisanterie de tailleur allemand et la perfection de ses habits, la finesse du drap, la grâce qu’il se trouvait lui-même en se regardant dans la glace, ces petites choses rendirent Lucien moins triste. Il se dit vaguement que Paris était la capitale du hasard, et il crut au hasard pour un moment. N’avait-il pas un volume de poésies et un magnifique roman, l’Archer de Charles IX, en manuscrit ? il espéra dans sa destinée. Staub promit la redingote et le reste des habillements pour le lendemain.

Le lendemain, le bottier, la lingère et le tailleur revinrent tous munis de leurs factures. Lucien ignorant la manière de les congédier, Lucien encore sous le charme des coutumes de province, les solda ; mais après les avoir payés, il ne lui resta plus que trois cent soixante francs sur les deux mille francs qu’il avait apportés à Paris : il y était depuis une semaine ! Néanmoins il s’habilla et alla faire un tour sur la terrasse des Feuillants. Il y prit une revanche. Il était si bien mis, si gracieux, si beau, que plusieurs femmes le regardèrent, et deux ou trois furent assez saisies par sa beauté pour se retourner. Lucien étudia la démarche et les manières des jeunes gens, et fit son cours de belles manières tout en pensant à ses trois cent soixante francs.

Le soir, seul dans sa chambre, il lui vint à l’idée d’éclaircir le problème de sa vie à l’hôtel du Gaillard-Bois, où il déjeunait des mets les plus simples, en croyant économiser. Il demanda son mémoire en homme qui voulait déménager, il se vit débiteur d’une centaine de francs. Le lendemain, il courut au pays latin, que David lui avait recommandé pour le bon marché. Après avoir cherché pendant long-temps, il finit par rencontrer rue de Cluny, près de la Sorbonne, un misérable hôtel garni, où il eut une chambre pour le prix qu’il voulait y mettre. Aussitôt il paya son hôtesse du Gaillard-Bois, et vint s’installer rue de Cluny dans la journée. Son déménagement ne lui coûta qu’une course de fiacre. Après avoir pris possession de sa pauvre chambre, il rassembla toutes les lettres de madame de Bargeton, en fit un paquet, le posa sur sa table, et avant de lui écrire, il se mit à penser à cette fatale semaine. Il ne se dit pas qu’il avait, lui le premier, étourdiment renié son amour, sans savoir ce que deviendrait sa Louise à Paris ; il ne vit pas ses torts, il vit sa situation actuelle ; il accusa madame de Bargeton : au lieu de l’éclairer, elle l’avait perdu. Il se courrouça, il devint fier, et se mit à écrire la lettre suivante dans le paroxysme de sa colère.

Lucien Chardon.
Lucien Chardon.
LUCIEN CHARDON.
Il se courrouça, il devint fier, et se mit à écrire la lettre suivante dans le paroxysme de la colère.

Madame,

« Que diriez-vous d’une femme à qui aurait plu quelque pauvre enfant timide, plein de ces croyances nobles que plus tard l’homme appelle des illusions, et qui aurait employé les grâces de la coquetterie, les finesses de son esprit, et les plus beaux semblants de l’amour maternel pour détourner cet enfant ? Ni les promesses les plus caressantes, ni les châteaux de cartes dont il s’émerveille ne lui coûtent ; elle l’emmène, elle s’en empare, elle le gronde de son peu de confiance, elle le flatte tour à tour ; quand l’enfant abandonne sa famille, et la suit aveuglément, elle le conduit au bord d’une mer immense, le fait entrer par un sourire dans un frêle esquif, et le lance seul, sans secours, à travers les orages ; puis, du rocher où elle reste, elle se met à rire et lui souhaite bonne chance. Cette femme c’est vous, cet enfant c’est moi. Aux mains de cet enfant se trouve un souvenir qui pourrait trahir les crimes de votre bienfaisance et les faveurs de votre abandon. Vous pourriez avoir à rougir en rencontrant l’enfant aux prises avec les vagues, si vous songiez que vous l’avez tenu sur votre sein. Quand vous lirez cette lettre, vous aurez le souvenir en votre pouvoir. Libre à vous de tout oublier. Après les belles espérances que votre doigt m’a montrées dans le ciel, j’aperçois les réalités de la misère dans la boue de Paris. Pendant que vous irez, brillante et adorée, à travers les grandeurs de ce monde, sur le seuil duquel vous m’avez amené, je grelotterai dans le misérable grenier où vous m’avez jeté. Mais peut-être un remords viendra-t-il vous saisir au sein des fêtes et des plaisirs, peut-être penserez-vous à l’enfant que vous avez plongé dans un abîme. Eh ! bien, madame, pensez-y sans remords ! Du fond de sa misère, cet enfant vous offre la seule chose qui lui reste, son pardon dans un dernier regard. Oui, madame, grâce à vous, il ne me reste rien. Rien ? n’est-ce pas ce qui a servi à faire le monde ? le génie doit imiter Dieu : je commence par avoir sa clémence sans savoir si j’aurai sa force. Vous n’aurez à trembler que si j’allais à mal ; vous seriez complice de mes fautes. Hélas ! je vous plains de ne pouvoir plus rien être à la gloire vers laquelle je vais tendre conduit par le travail.

Lucien. »


Après avoir écrit cette lettre emphatique, mais pleine de cette sombre dignité que l’artiste de vingt et un ans exagère souvent, Lucien se reporta par la pensée au milieu de sa famille : il revit le joli appartement que David lui avait décoré en y sacrifiant une partie de sa fortune, il eut une vision des joies tranquilles, modestes, bourgeoises qu’il avait goûtées ; les ombres de sa mère, de sa sœur, de David vinrent autour de lui, il entendit de nouveau les larmes qu’ils avaient versées au moment de son départ, et il pleura lui-même, car il était seul dans Paris, sans amis, sans protecteurs.

Quelques jours après, voici ce que Lucien écrivit à sa sœur :

« Ma chère Ève, les sœurs ont le triste privilége d’épouser plus de chagrins que de joies en partageant l’existence de frères voués à l’Art, et je commence à craindre de te devenir bien à charge. N’ai-je pas abusé déjà de vous tous, qui vous êtes sacrifiés pour moi ? Ce souvenir de mon passé, si rempli par les joies de la famille, m’a soutenu contre la solitude de mon présent. Avec quelle rapidité d’aigle, revenant à son nid, n’ai-je pas traversé la distance qui nous sépare pour me trouver dans une sphère d’affections vraies, après avoir éprouvé les premières misères et les premières déceptions du monde parisien ! Vos lumières ont-elles pétillé ? Les tisons de votre foyer ont-ils roulé ? Avez-vous entendu des bruissements dans vos oreilles ? Ma mère a-t-elle dit : « Lucien pense à nous ? » David a-t-il répondu : « Il se débat avec les hommes et les choses ? » Mon Ève, je n’écris cette lettre qu’à toi seule. À toi seule j’oserai confier le bien et le mal qui m’adviendront, en rougissant de l’un et de l’autre, car ici le bien est aussi rare que devrait l’être le mal. Tu vas apprendre beaucoup de choses en peu de mots : madame de Bargeton a eu honte de moi, m’a renié, congédié, répudié le neuvième jour de mon arrivée. En me voyant, elle a détourné la tête, et moi, pour la suivre dans le monde où elle voulait me lancer, j’avais dépensé dix-sept cent soixante francs sur les deux mille emportés d’Angoulême et si péniblement trouvés. À quoi ? diras-tu. Ma pauvre sœur, Paris est un étrange gouffre : on y trouve à dîner pour dix-huit sous, et le plus simple dîner d’un restaurat élégant coûte cinquante francs ; il y a des gilets et des pantalons à quatre francs et quarante sous, les tailleurs à la mode ne vous les font pas à moins de cent francs. On donne un sou pour passer les ruisseaux des rues quand il pleut. Enfin la moindre course en voiture vaut trente-deux sous. Après avoir habité le beau quartier, je suis aujourd’hui hôtel de Cluny, rue de Cluny, dans l’une des plus pauvres et des plus sombres petites rues de Paris, serrée entre trois églises et les vieux bâtiments de la Sorbonne. J’occupe une chambre garnie au quatrième étage de cet hôtel, et, quoique bien sale et dénuée, je la paye encore quinze francs par mois. Je déjeune d’un petit pain de deux sous et d’un sou de lait, mais je dîne très-bien pour vingt-deux sous au restaurat d’un nommé Flicoteaux, lequel est situé sur la place même de la Sorbonne. Jusqu’à l’hiver ma dépense n’excédera pas soixante francs par mois, tout compris, du moins je l’espère. Ainsi mes deux cent quarante francs suffiront aux quatre premiers mois. D’ici là, j’aurai sans doute vendu l’Archer de Charles IX et les Marguerites. N’ayez donc aucune inquiétude à mon sujet. Si le présent est froid, nu, mesquin, l’avenir est bleu, riche et splendide. La plupart des grands hommes ont éprouvé les vicissitudes qui m’affectent sans m’accabler. Plaute, un grand poète comique, a été garçon de moulin. Machiavel écrivait le Prince le soir, après avoir été confondu parmi des ouvriers pendant la journée. Enfin le grand Cervantès, qui avait perdu le bras à la bataille de Lépante en contribuant au gain de cette fameuse journée, appelé vieux et ignoble manchot par les écrivailleurs de son temps, mit, faute de libraire, dix ans d’intervalle entre la première et la seconde partie de son sublime Don Quichotte. Nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Les chagrins et la misère ne peuvent atteindre que les talents inconnus ; mais quand ils se sont fait jour, les écrivains deviennent riches, et je serai riche. Je vis d’ailleurs par la pensée, je passe la moitié de la journée à la bibliothèque Sainte-Geneviève, où j’acquiers l’instruction qui me manque, et sans laquelle je n’irais pas loin. Aujourd’hui je me trouve donc presque heureux. En quelques jours je me suis conformé joyeusement à ma position. Je me livre dès le jour à un travail que j’aime ; la vie matérielle est assurée ; je médite beaucoup, j’étudie, je ne vois pas où je puis être maintenant blessé, après avoir renoncé au monde où ma vanité pouvait souffrir à tout moment. Les hommes illustres d’une époque sont tenus de vivre à l’écart. Ne sont-ils pas les oiseaux de la forêt ? ils chantent, ils charment la nature, et nul ne doit les apercevoir. Ainsi ferai-je, si tant est que je puisse réaliser les plans ambitieux de mon esprit. Je ne regrette pas madame de Bargeton. Une femme qui se conduit ainsi ne mérite pas un souvenir. Je ne regrette pas non plus d’avoir quitté Angoulême. Cette femme avait raison de me jeter dans Paris en m’y abandonnant à mes propres forces. Ce pays est celui des écrivains, des penseurs, des poètes. Là seulement se cultive la gloire, et je connais les belles récoltes qu’elle produit aujourd’hui. Là seulement les écrivains peuvent trouver, dans les musées et dans les collections, les vivantes œuvres des génies du temps passé qui réchauffent les imaginations et les stimulent. Là seulement d’immenses bibliothèques sans cesse ouvertes offrent à l’esprit des renseignements et une pâture. Enfin, à Paris, il y a dans l’air et dans les moindres détails un esprit qui se respire et s’empreint dans les créations littéraires. On apprend plus de choses en conversant au café, au théâtre pendant une demi-heure qu’en province en dix ans. Ici, vraiment, tout est spectacle, comparaison et instruction. Un excessif bon marché, une cherté excessive, voilà Paris, où toute abeille rencontre son alvéole, où toute âme s’assimile ce qui lui est propre. Si donc je souffre en ce moment, je ne me repens de rien. Au contraire, un bel avenir se déploie et réjouit mon cœur un moment endolori. Adieu, ma chère sœur, ne t’attends pas à recevoir régulièrement mes lettres : une des particularités de Paris est qu’on ne sait réellement pas comment le temps passe. La vie y est d’une effrayante rapidité. J’embrasse ma mère, David, et toi plus tendrement que jamais. Adieu donc, ton frère qui t’aime.

Lucien. »


Flicoteaux est un nom inscrit dans bien des mémoires. Il est peu d’étudiants logés au quartier latin pendant les douze premières années de la Restauration qui n’aient fréquenté ce temple de la faim et de la misère. Le dîner, composé de trois plats, coûtait dix-huit sous, avec un carafon de vin ou une bouteille de bière, et vingt-deux sous avec une bouteille de vin. Ce qui, sans doute, a empêché cet ami de la jeunesse de faire une fortune colossale, est un article de son programme imprimé en grosses lettres dans les affiches de ses concurrents et ainsi conçu : Pain à discrétion, c’est-à-dire jusqu’à l’indiscrétion. Bien des gloires ont eu Flicoteaux pour père-nourricier. Certes le cœur de plus d’un homme célèbre doit éprouver les jouissances de mille souvenirs indicibles à l’aspect de la devanture à petits carreaux donnant sur la place de la Sorbonne et sur la rue Neuve-de-Richelieu, que Flicoteaux II ou III avait encore respectée, avant les journées de Juillet, en leur laissant ces teintes brunes, cet air ancien et respectable qui annonçait un profond dédain pour le charlatanisme des dehors, espèce d’annonce faite pour les yeux aux dépens du ventre par presque tous les restaurateurs d’aujourd’hui. Au lieu de ces tas de gibier empaillé destinés à ne pas cuire, au lieu de ces poissons fantastiques qui justifient le mot du saltimbanque : « J’ai vu une belle carpe, je compte l’acheter dans huit jours ; » au lieu de ces primeurs, qu’il faudrait appeler postmeurs, exposées en de fallacieux étalages pour le plaisir des caporaux et de leurs payses, l’honnête Flicoteaux exposait des saladiers ornés de maint raccommodage, où des tas de pruneaux cuits réjouissaient le regard du consommateur, sûr que ce mot, trop prodigué sur d’autres affiches, dessert, n’était pas une charte. Les pains de six livres, coupés en quatre tronçons, rassuraient sur la promesse du pain à discrétion. Tel était le luxe d’un établissement que, de son temps, Molière eût célébré, tant était drôlatique l’épigramme du nom. Flicoteaux subsiste, il vivra tant que les étudiants voudront vivre. On y mange, rien de moins, rien de plus ; mais on y mange comme on travaille, avec une activité sombre ou joyeuse, selon les caractères ou les circonstances. Cet établissement célèbre consistait alors en deux salles disposées en équerre, longues, étroites et basses, éclairées l’une sur la place de la Sorbonne, l’autre sur la rue Neuve-de-Richelieu ; toutes deux meublées de tables venues de quelque réfectoire abbatial, car leur longueur a quelque chose de monastique, et les couverts y sont préparés avec les serviettes des abonnés passées dans des coulants de moiré métallique numérotés. Flicoteaux Ier ne changeait ses nappes que tous les dimanches ; mais Flicoteaux II les a changées, dit-on, deux fois par semaine dès que la concurrence a menacé sa dynastie. Ce restaurant est un atelier avec ses ustensiles, et non la salle de festin avec son élégance et ses plaisirs : chacun en sort promptement. Au dedans, les mouvements intérieurs sont rapides. Les garçons y vont et viennent sans flâner, ils sont tous occupés, tous nécessaires. Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle, il n’y aurait pas une pomme de terre en Irlande, elle manquerait partout, qu’il s’en trouverait chez Flicoteaux. Elle s’y produit depuis trente ans sous cette couleur blonde affectionnée par Titien, semée de verdure hachée, et jouit d’un privilége envié par les femmes : telle vous l’avez vue en 1814, telle vous la trouverez en 1840. Les côtelettes de mouton, le filet de bœuf sont à la carte de cet établissement ce que les coqs de bruyère, les filets d’esturgeon sont à celle de Véry, des mets extraordinaires qui exigent la commande dès le matin. La femelle du bœuf y domine, et son fils y foisonne sous les aspects les plus ingénieux. Quand le merlan, les maquereaux donnent sur les côtes de l’Océan, ils rebondissent chez Flicoteaux. Là, tout est en rapport avec les vicissitudes de l’agriculture et les caprices des saisons françaises. On y apprend des choses dont ne se doutent pas les riches, les oisifs, les indifférents aux phases de la nature. L’étudiant parqué dans le quartier latin y a la connaissance la plus exacte des Temps : il sait quand les haricots et les petits pois réussissent, quand la Halle regorge de choux, quelle salade y abonde, et si la betterave a manqué. Une vieille calomnie, répétée au moment où Lucien y venait, consistait à attribuer l’apparition des beafteaks à quelque mortalité sur les chevaux. Peu de restaurants parisiens offrent un si beau spectacle. Là vous ne trouvez que jeunesse et foi, que misère gaiement supportée, quoique cependant les visages ardents et graves, sombres et inquiets n’y manquent pas. Les costumes sont généralement négligés. Aussi remarque-t-on les habitués qui viennent bien mis. Chacun sait que cette tenue extraordinaire signifie : maîtresse attendue, partie de spectacle ou visite dans les sphères supérieures. Il s’y est, dit-on, formé quelques amitiés entre plusieurs étudiants devenus plus tard célèbres, comme on le verra dans cette histoire. Néanmoins, excepté les jeunes gens du même pays réunis au même bout de table, généralement les dîneurs ont une gravité qui se déride difficilement, peut-être à cause de la catholicité du vin qui s’oppose à toute expansion. Ceux qui ont cultivé Flicoteaux peuvent se rappeler plusieurs personnages sombres et mystérieux, enveloppés dans les brumes de la plus froide misère, qui ont pu dîner là pendant deux ans, et disparaître sans qu’aucune lumière ait éclairé ces farfadets parisiens aux yeux des plus curieux habitués. Les amitiés ébauchées chez Flicoteaux se scellaient dans les cafés voisins aux flammes d’un punch liquoreux, ou à la chaleur d’une demi-tasse de café bénie par un gloria quelconque.

Pendant les premiers jours de son installation à l’hôtel de Cluny, Lucien, comme tout néophyte, eut des allures timides et régulières. Après la triste épreuve de la vie élégante qui venait d’absorber ses capitaux, il se jeta dans le travail avec cette première ardeur que dissipent si vite les difficultés et les amusements que Paris offre à toutes les existences, aux plus luxueuses comme aux plus pauvres, et qui, pour être domptés, exigent la sauvage énergie du vrai talent ou le sombre vouloir de l’ambition. Lucien tombait chez Flicoteaux vers quatre heures et demie, après avoir remarqué l’avantage d’y arriver des premiers ; les mets étaient alors plus variés, celui qu’on préférait s’y trouvait encore. Comme tous les esprits poétiques, il avait affectionné une place, et son choix annonçait assez de discernement. Dès le premier jour de son entrée chez Flicoteaux, il avait distingué, près du comptoir, une table où les physionomies des dîneurs, autant que leurs discours saisis à la volée, lui dénoncèrent des compagnons littéraires. D’ailleurs, une sorte d’instinct lui fit deviner qu’en se plaçant près du comptoir il pourrait parlementer avec les maîtres du restaurant. À la longue la connaissance s’établirait, et au jour des détresses financières il obtiendrait sans doute un crédit nécessaire. Il s’était donc assis à une petite table carrée à côté du comptoir, où il ne vit que deux couverts ornés de deux serviettes blanches sans coulant, et destinées probablement aux allants et venants. Le vis-à-vis de Lucien était un maigre et pâle jeune homme, vraisemblablement aussi pauvre que lui, dont le beau visage déjà flétri annonçait que des espérances envolées avaient fatigué son front et laissé dans son âme des sillons où les graines ensemencées ne germaient point. Lucien se sentit poussé vers l’inconnu par ces vestiges de poésie et par un irrésistible élan de sympathie.

Ce jeune homme, le premier avec lequel le poète d’Angoulême put échanger quelques paroles, au bout d’une semaine de petits soins, de paroles et d’observations échangées, se nommait Étienne Lousteau. Comme Lucien, Étienne avait quitté sa province, une ville du Berry, depuis deux ans. Son geste animé, son regard brillant, sa parole brève par moments, trahissaient une amère connaissance de la vie littéraire. Étienne était venu de Sancerre, sa tragédie en poche, attiré par ce qui poignait Lucien : la gloire, le pouvoir et l’argent. Ce jeune homme, qui dîna d’abord quelques jours de suite, ne se montra bientôt plus que de loin en loin. Après cinq ou six jours d’absence, en retrouvant une fois son poète, Lucien espérait le revoir le lendemain ; mais le lendemain la place était prise par un inconnu. Quand, entre jeunes gens, on s’est vu la veille, le feu de la conversation d’hier se reflète sur celle d’aujourd’hui ; mais ces intervalles obligeaient Lucien à rompre chaque fois la glace, et retardaient d’autant une intimité qui, durant les premières semaines, fit peu de progrès. Après avoir interrogé la dame du comptoir, Lucien apprit que son ami futur était rédacteur d’un petit journal, où il faisait des articles sur les livres nouveaux, et rendait compte des pièces jouées à l’Ambigu-Comique, à la Gaieté, au Panorama-Dramatique. Ce jeune homme devint tout à coup un personnage aux yeux de Lucien, qui compta bien engager la conversation avec lui d’une manière un peu plus intime, et faire quelques sacrifices pour obtenir une amitié si nécessaire à un débutant. Le journaliste resta quinze jours absent. Lucien ne savait pas encore qu’Étienne ne dînait chez Flicoteaux que quand il était sans argent, ce qui lui donnait cet air sombre et désenchanté, cette froideur à laquelle Lucien opposait de flatteurs sourires et de douces paroles. Néanmoins cette liaison exigeait de mûres réflexions, car ce journaliste obscur paraissait mener une vie coûteuse, mélangée de petits-verres, de tasses de café, de bols de punch, de spectacles et de soupers. Or, pendant les premiers jours de son installation dans le quartier, la conduite de Lucien fut celle d’un pauvre enfant étourdi par sa première expérience de la vie parisienne. Aussi, après avoir étudié le prix des consommations et soupesé sa bourse, Lucien n’osa-t-il pas prendre les allures d’Étienne, en craignant de recommencer les bévues dont il se repentait encore. Toujours sous le joug des religions de la province, ses deux anges gardiens, Ève et David, se dressaient à la moindre pensée mauvaise, et lui rappelaient les espérances mises en lui, le bonheur dont il était comptable à sa vieille mère, et toutes les promesses de son génie. Il passait ses matinées à la bibliothèque Sainte-Geneviève à étudier l’histoire. Ses premières recherches lui avaient fait apercevoir d’effroyables erreurs dans son roman de l’Archer de Charles IX. La bibliothèque fermée, il venait dans sa chambre humide et froide corriger son ouvrage, y recoudre, y supprimer des chapitres entiers. Après avoir dîné chez Flicoteaux, il descendait au passage du Commerce, lisait au cabinet littéraire de Blosse les œuvres de la littérature contemporaine, les journaux, les recueils périodiques, les livres de poésie pour se mettre au courant du mouvement de l’intelligence, et regagnait son misérable hôtel vers minuit sans avoir usé de bois ni de lumière. Ces lectures changeaient si énormément ses idées, qu’il revit son recueil de sonnets sur les fleurs, ses chères Marguerites, et les retravailla si bien qu’il n’y eut pas cent vers de conservés. Ainsi, d’abord, Lucien mena la vie innocente et pure des pauvres enfants de la province qui trouvent du luxe chez Flicoteaux en le comparant à l’ordinaire de la maison paternelle, qui se récréent par de lentes promenades sous les allées du Luxembourg en y regardant les jolies femmes d’un œil oblique et le cœur gros de sang, qui ne sortent pas du quartier, et s’adonnent saintement au travail en songeant à leur avenir. Mais Lucien, né poète, soumis bientôt à d’immenses désirs, se trouva sans force contre les séductions des affiches de spectacle. Le Théâtre-Français, le Vaudeville, les Variétés, l’Opéra-Comique, où il allait au parterre, lui enlevèrent une soixantaine de francs. Quel étudiant pouvait résister au bonheur de voir Talma dans les rôles qu’il a illustrés ? Le théâtre, ce premier amour de tous les esprits poétiques, fascina Lucien. Les acteurs et les actrices lui semblaient des personnages imposants ; il ne croyait pas à la possibilité de franchir la rampe et de les voir familièrement. Ces auteurs de ses plaisirs étaient pour lui des êtres merveilleux que les journaux traitaient comme les grands intérêts de l’État. Être auteur dramatique, se faire jouer, quel rêve caressé ! Ce rêve, quelques audacieux, comme Casimir Delavigne, le réalisaient ! Ces fécondes pensées, ces moments de croyance en soi suivis de désespoir agitèrent Lucien et le maintinrent dans la sainte voie du travail et de l’économie, malgré les grondements sourds de plus d’un fanatique désir. Par excès de sagesse, il se défendit de pénétrer dans le Palais-Royal, ce lieu de perdition où, pendant une seule journée, il avait dépensé cinquante francs chez Véry, et près de cinq cents francs en habits. Aussi quand il cédait à la tentation de voir Fleury, Talma, les deux Baptiste, ou Michot, n’allait-il pas plus loin que l’obscure galerie où l’on faisait queue dès cinq heures et demie, et où les retardataires étaient obligés d’acheter pour dix sous une place auprès du bureau. Souvent, après être resté là pendant deux heures, ces mots : Il n’y a plus de billets ! retentissaient à l’oreille de plus d’un étudiant désappointé. Après le spectacle, Lucien revenait les yeux baissés, ne regardant point dans les rues alors meublées de séductions vivantes. Peut-être lui arriva-t-il quelques-unes de ces aventures d’une excessive simplicité, mais qui prennent une place immense dans les jeunes imaginations timorées. Effrayé de la baisse de ses capitaux, un jour où il compta ses écus, Lucien eut des sueurs froides en songeant à la nécessité de s’enquérir d’un libraire et de chercher quelques travaux payés. Le jeune journaliste dont il s’était fait, à lui seul, un ami, ne venait plus chez Flicoteaux. Lucien attendait un hasard qui ne se présentait pas. À Paris, il n’y a de hasard que pour les gens extrêmement répandus ; le nombre des relations y augmente les chances du succès en tout genre, et le hasard aussi est du côté des gros bataillons. En homme chez qui la prévoyance des gens de la province subsistait encore, Lucien ne voulut pas arriver au moment où il n’aurait plus que quelques écus : il résolut d’affronter les libraires.

Par une assez froide matinée du mois de septembre, il descendit la rue de la Harpe, ses deux manuscrits sous le bras. Il chemina jusqu’au quai des Augustins, se promena le long du trottoir en regardant alternativement l’eau de la Seine et les boutiques des libraires, comme si un bon génie lui conseillait de se jeter à l’eau plutôt que de se jeter dans la littérature. Après des hésitations poignantes, après un examen approfondi des figures plus ou moins tendres, récréatives, refrognées, joyeuses ou tristes qu’il observait à travers les vitres ou sur le seuil des portes, il avisa une maison devant laquelle des commis empressés emballaient des livres. Il s’y faisait des expéditions, les murs étaient couverts d’affiches. En vente : le Solitaire, par M. le vicomte d’Arlincourt. Troisième édition. Léonide, par Victor Ducange, cinq volumes in 12 imprimés sur papier fin. Prix, 12 francs. Inductions morales, par Kératry.

— Ils sont heureux ceux-là ! se disait Lucien.

L’affiche, création neuve et originale du fameux Ladvocat, florissait alors pour la première fois sur les murs. Paris fut bientôt bariolé par les imitateurs de ce procédé d’annonce, la source d’un des revenus publics. Enfin le cœur gonflé de sang et d’inquiétude, Lucien, si grand naguère à Angoulême et à Paris si petit, se coula le long des maisons et rassembla son courage pour entrer dans cette boutique encombrée de commis, de chalands, de libraires ! — Et peut-être d’auteurs, pensa Lucien.

— Je voudrais parler à monsieur Vidal ou à monsieur Porchon, dit-il à un commis.

Il avait lu sur l’enseigne en grosses lettres : Vidal et Porchon, libraires-commissionnaires pour la France et l’étranger.

— Ces messieurs sont tous deux en affaires, lui répondit un commis affairé.

— J’attendrai.

On le laissa dans la boutique où il examina les ballots ; il resta deux heures occupé à regarder les titres, à ouvrir les livres, à lire des pages çà et là. Lucien finit par s’appuyer l’épaule à un vitrage garni de petits rideaux verts, derrière lequel il soupçonna que se tenait ou Vidal ou Porchon, et il entendit la conversation suivante.

— Voulez-vous m’en prendre cinq cents exemplaires ? je vous les passe alors à cinq francs et vous donne double treizième.

— À quel prix ça les mettrait-il ?

— À seize sous de moins.

— Quatre francs quatre sous, dit Vidal ou Porchon à celui qui offrait ses livres.

— Oui, répondit le vendeur.

— En compte ? demanda l’acheteur.

— Vieux farceur ! et vous me régleriez dans dix-huit mois, en billets à un an ?

— Non, réglés immédiatement, répondit Vidal ou Porchon.

— À quel terme, neuf mois ? demanda le libraire ou l’auteur qui offrait sans doute un livre.

— Non, mon cher, à un an, répondit l’un des deux libraires-commissionnaires.

Il y eut un moment de silence.

— Vous m’égorgez ! s’écria l’inconnu.

— Mais, aurons-nous placé dans un an cinq cents exemplaires de Léonide ? répondit le libraire-commissionnaire à l’éditeur de Victor Ducange. Si les livres allaient au gré des éditeurs, nous serions millionnaires, mon cher maître ; mais ils vont au gré du public. On donne les romans de Walter Scott à dix-huit sous le volume, trois livres douze sous l’exemplaire, et vous voulez que je vende vos bouquins plus cher ? Si vous voulez que je vous pousse ce roman-là, faites-moi des avantages. — Vidal !

Un gros homme quitta la caisse et vint, une plume passée entre son oreille et sa tête.

— Dans ton dernier voyage, combien as-tu placé de Ducange ? lui demanda Porchon.

— J’ai fait deux cents Petit vieillard de Calais ; mais il a fallu, pour les placer, déprécier deux autres ouvrages sur lesquels on ne nous faisait pas de si fortes remises, et qui sont devenus de fort jolis rossignols.

Plus tard Lucien apprit que ce sobriquet de rossignol était donné par les libraires aux ouvrages qui restent perchés sur les casiers dans les profondes solitudes de leurs magasins.

— Tu sais, d’ailleurs, reprit Vidal, que Picard prépare des romans. On nous promet vingt pour cent de remise sur le prix ordinaire de librairie, afin d’organiser un succès.

— Hé ! bien, à un an, répondit piteusement l’éditeur foudroyé par la dernière observation confidentielle de Vidal à Porchon.

— Est-ce dit ? demanda nettement Porchon à l’inconnu.

— Oui.

Le libraire sortit. Lucien entendit Porchon disant à Vidal : — Nous en avons trois cents exemplaires de demandés, nous lui allongerons son règlement, nous vendrons les Léonide cent sous à l’unité, nous nous les ferons régler à six mois, et…

— Et, dit Vidal, voilà quinze cents francs de gagnés.

— Oh ! j’ai bien vu qu’il était gêné.

— Il s’enfonce ! il paye quatre mille francs à Ducange pour deux mille exemplaires.

Lucien arrêta Vidal en bouchant la petite porte de cette cage.

— Messieurs, dit-il aux deux associés, j’ai l’honneur de vous saluer.

Les libraires le saluèrent à peine.

— Je suis auteur d’un roman sur l’histoire de France, à la manière de Walter Scott et qui a pour titre l’Archer de Charles IX ; je vous propose d’en faire l’acquisition ?

Porchon jeta sur Lucien un regard sans chaleur en posant sa plume sur son pupitre.

Vidal, lui, regarda l’auteur d’un air brutal, et lui répondit : — Monsieur, nous ne sommes pas libraires-éditeurs, nous sommes libraires-commissionnaires. Quand nous faisons des livres pour notre compte, ils constituent des opérations que nous entreprenons alors avec des noms faits. Nous n’achetons d’ailleurs que des livres sérieux, des histoires, des résumés.

— Mais mon livre est très-sérieux, il s’agit de peindre sous son vrai jour la lutte des catholiques qui tenaient pour le gouvernement absolu, et des protestants qui voulaient établir la république.

— Monsieur Vidal ! cria un commis.

Vidal s’esquiva.

— Je ne vous dis pas, monsieur, que votre livre ne soit pas un chef-d’œuvre, reprit Porchon en faisant un geste assez impoli, mais nous ne nous occupons que des livres fabriqués. Allez voir ceux qui achètent des manuscrits, le père Doguereau, rue du Coq, auprès du Louvre, il est un de ceux qui font le roman. Si vous aviez parlé plus tôt, vous venez de voir Pollet, le concurrent de Doguereau, et des libraires des Galeries-de-Bois.

— Monsieur, j’ai un recueil de poésie…

— Monsieur Porchon ! cria-t-on.

— De la poésie, s’écria Porchon en colère. Et pour qui me prenez-vous ? ajouta-t-il en lui riant au nez et disparaissant dans son arrière-boutique.

Lucien traversa le Pont-Neuf en proie à mille réflexions. Ce qu’il avait compris de cet argot commercial lui fit deviner que, pour ces libraires, les livres étaient comme des bonnets de coton pour des bonnetiers, une marchandise à vendre cher, à acheter bon marché.

— Je me suis trompé, se dit-il frappé néanmoins du brutal et matériel aspect que prenait la littérature.

Il avisa rue du Coq une boutique modeste devant laquelle il avait déjà passé, sur laquelle étaient peints en lettres jaunes, sur un fond vert, ces mots : doguereau, libraire. Il se souvint d’avoir vu ces mots répétés au bas du frontispice de plusieurs des romans qu’il avait lus au cabinet littéraire de Blosse. Il entra non sans cette trépidation intérieure que cause à tous les hommes d’imagination la certitude d’une lutte. Il trouva dans la boutique un singulier vieillard, l’une des figures originales de la librairie sous l’Empire. Doguereau portait un habit noir à grandes basques carrées, et la mode taillait alors les fracs en queue de morue. Il avait un gilet d’étoffe commune à carreaux de diverses couleurs d’où pendaient, à l’endroit du gousset, une chaîne d’acier et une clef de cuivre qui jouaient sur une vaste culotte noire. La montre devait avoir la grosseur d’un oignon. Ce costume était complété par des bas drapés, couleur gris de fer, et par des souliers ornés de boucles en argent. Le vieillard avait la tête nue, décorée de cheveux grisonnants, et assez poétiquement épars. Le père Doguereau, comme l’avait surnommé Porchon, tenait par l’habit, par la culotte et par les souliers au professeur de belles-lettres, et au marchand par le gilet, la montre et les bas. Sa physionomie ne démentait point cette singulière alliance : il avait l’air magistral, dogmatique, la figure creusée du maître de rhétorique, et les yeux vifs, la bouche soupçonneuse, l’inquiétude vague du libraire.

— Monsieur Doguereau ? dit Lucien.

— C’est moi, monsieur…

— Je suis auteur d’un roman, dit Lucien.

— Vous êtes bien jeune, dit le libraire.

— Mais, monsieur, mon âge ne fait rien à l’affaire.

— C’est juste, dit le vieux libraire en prenant le manuscrit. Ah, diantre ! L’Archer de Charles IX, un bon titre. Voyons, jeune homme, dites-moi votre sujet en deux mots.

— Monsieur, c’est une œuvre historique dans le genre de Walter Scott, où le caractère de la lutte entre les protestants et les catholiques est présenté comme un combat entre deux systèmes de gouvernement, et où le trône était sérieusement menacé. J’ai pris parti pour les catholiques.

— Hé ! mais, jeune homme, voilà des idées. Eh ! bien, je lirai votre ouvrage, je vous le promets. J’aurais mieux aimé un roman dans le genre de madame Radcliffe ; mais si vous êtes travailleur, si vous avez un peu de style, de la conception, des idées, l’art de la mise en scène, je ne demande pas mieux que de vous être utile. Que nous faut-il ?…. de bons manuscrits.

— Quand pourrai-je venir ?

— Je vais ce soir à la campagne, je serai de retour après-demain, j’aurai lu votre ouvrage, et s’il me va, nous pourrons traiter le jour même.

Lucien, le voyant si bonhomme, eut la fatale idée de sortir le manuscrit des Marguerites.

— Monsieur, j’ai fait aussi un recueil de vers…

— Ah ! vous êtes poète, je ne veux plus de votre roman, dit le vieillard en lui tendant le manuscrit. Les rimailleurs échouent quand ils veulent faire de la prose. En prose, il n’y a pas de chevilles, il faut absolument dire quelque chose.

— Mais, monsieur, Walter Scott a fait des vers aussi.....

— C’est vrai, dit Doguereau qui se radoucit, devina la pénurie du jeune homme, et garda le manuscrit. Où demeurez-vous ? j’irai vous voir.

Lucien donna son adresse, sans soupçonner chez ce vieillard la moindre arrière-pensée, il ne reconnaissait pas en lui le libraire de la vieille école, un homme du temps où les libraires souhaitaient tenir dans un grenier et sous clef Voltaire et Montesquieu mourant de faim.

— Je reviens précisément par le quartier latin, lui dit le vieux libraire après avoir lu l’adresse.

— Le brave homme ! pensa Lucien en saluant le libraire. J’ai donc rencontré un ami de la jeunesse, un connaisseur qui sait quelque chose. Parlez-moi de celui-là ? Je le disais bien à David : le talent parvient facilement à Paris.

Lucien revint heureux et léger, il rêvait la gloire. Sans plus songer aux sinistres paroles qui venaient de frapper son oreille dans le comptoir de Vidal et Porchon, il se voyait riche d’au moins douze cents francs. Douze cents francs représentaient une année de séjour à Paris, une année pendant laquelle il préparerait de nouveaux ouvrages. Combien de projets bâtis sur cette espérance ? Combien de douces rêveries en voyant sa vie assise sur le travail ? Il se casa, s’arrangea, peu s’en fallut qu’il ne fît quelques acquisitions. Il ne trompa son impatience que par des lectures constantes au cabinet de Blosse. Deux jours après, le vieux Doguereau, surpris du style que Lucien avait dépensé dans sa première œuvre, enchanté de l’exagération des caractères qu’admettait l’époque où se développait le drame, frappé de la fougue d’imagination avec laquelle un jeune auteur dessine toujours son premier plan, il n’était pas gâté, le père Doguereau ! vint à l’hôtel où demeurait son Walter Scott en herbe. Il était décidé à payer mille francs la propriété entière de l’Archer de Charles IX, et à lier Lucien par un traité pour plusieurs ouvrages. En voyant l’hôtel, le vieux renard se ravisa. — Un jeune homme logé là n’a que des goûts modestes, il aime l’étude, le travail ; je peux ne lui donner que huit cents francs. L’hôtesse, à laquelle il demanda monsieur Lucien de Rubempré, lui répondit : — Au quatrième ! Le libraire leva le nez, et n’aperçut que le ciel au-dessus du quatrième. — Ce jeune homme, pensa-t-il, est joli garçon, il est même très-beau ; s’il gagnait trop d’argent, il se dissiperait, il ne travaillerait plus. Dans notre intérêt commun, je lui offrirai six cents francs ; mais en argent, pas de billets. Il monta l’escalier, frappa trois coups à la porte de Lucien, qui vint ouvrir. La chambre était d’une nudité désespérante. Il y avait sur la table un bol de lait et une flûte de deux sous. Ce dénûment du génie frappa le bonhomme Doguereau.

— Qu’il conserve, pensa-t-il, ces mœurs simples, cette frugalité, ces modestes besoins. J’éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien. Voilà, monsieur, comment vivait Jean-Jacques, avec lequel vous aurez plus d’un rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie et se composent les bons ouvrages. Voilà comment devraient vivre les gens de lettres, au lieu de faire ripaille dans les cafés, dans les restaurants, d’y perdre leur temps, leur talent et notre argent. Il s’assit. Jeune homme, votre roman n’est pas mal. J’ai été professeur de rhétorique, je connais l’histoire de France ; il y a d’excellentes choses. Enfin vous avez de l’avenir.

— Ah ! monsieur.

— Non, je vous le dis, nous pouvons faire des affaires ensemble. Je vous achète votre roman…

Le cœur de Lucien s’épanouit, il palpitait d’aise, il allait entrer dans le monde littéraire, il serait enfin imprimé.

— Je vous l’achète quatre cents francs, dit Doguereau d’un ton mielleux et en regardant Lucien d’un air qui semblait annoncer un effort de générosité.

— Le volume ? dit Lucien.

— Le roman, dit Doguereau sans s’étonner de la surprise de Lucien. Mais, ajouta-t-il, ce sera comptant. Vous vous engagerez à m’en faire deux par an pendant six ans. Si le premier s’épuise en six mois, je vous payerai les suivants six cents francs. Ainsi, à deux par an, vous aurez cent francs par mois, vous aurez votre vie assurée, vous serez heureux. J’ai des auteurs que je ne paye que trois cents francs par roman. Je donne deux cents francs pour une traduction de l’anglais. Autrefois, ce prix eût été exorbitant.

— Monsieur, nous ne pourrons pas nous entendre, je vous prie de me rendre mon manuscrit, dit Lucien glacé.

Le voilà, dit le vieux libraire. Vous ne connaissez pas les affaires, monsieur. En publiant le premier roman d’un auteur, un éditeur doit risquer seize cents francs d’impression et de papier. Il est plus facile de faire un roman que de trouver une pareille somme. J’ai cent manuscrits de romans chez moi, et n’ai pas cent soixante mille francs dans ma caisse. Hélas ! je n’ai pas gagné cette somme depuis vingt ans que je suis libraire. On ne fait donc pas fortune au métier d’imprimer des romans. Vidal et Porchon ne nous les prennent qu’à des conditions qui deviennent de jour en jour plus onéreuses pour nous. Là où vous risquez votre temps, je dois, moi, débourser deux mille francs. Si nous sommes trompés, car habent sua fata libelli, je perds deux mille francs ; quant à vous, vous n’avez qu’à lancer une ode contre la stupidité publique. Après avoir médité sur ce que j’ai l’honneur de vous dire, vous viendrez me revoir. — Vous reviendrez à moi, répéta le libraire avec autorité pour répondre à un geste plein de superbe que Lucien laissa échapper. Loin de trouver un libraire qui veuille risquer deux mille francs pour un jeune inconnu, vous ne trouverez pas un commis qui se donne la peine de lire votre griffonnage. Moi, qui l’ai lu, je puis vous y signaler plusieurs fautes de français. Vous avez mis observer pour faire observer, et malgré que. Malgré veut un régime direct. Lucien parut humilié. — Quand je vous reverrai, vous aurez perdu cent francs, ajouta-t-il, je ne vous donnerai plus alors que cent écus. Il se leva, salua, mais sur le pas de la porte il dit : — Si vous n’aviez pas du talent, de l’avenir, si je ne m’intéressais pas aux jeunes gens studieux, je ne vous aurais pas proposé de si belles conditions. Cent francs par mois ! Songez-y. Après tout, un roman dans un tiroir, ce n’est pas comme un cheval à l’écurie, ça ne mange pas de pain. À la vérité, ça n’en donne pas non plus !

Lucien prit son manuscrit, le jeta par terre en s’écriant : — J’aime mieux le brûler, monsieur !

— Vous avez une tête de poète, dit le vieillard.

Lucien dévora sa flûte, lappa son lait et descendit. Sa chambre n’était pas assez vaste, il y aurait tourné sur lui-même comme un lion dans sa cage au Jardin-des-Plantes.

À la bibliothèque Sainte-Geneviève, où Lucien comptait aller, il avait toujours aperçu dans le même coin un jeune homme d’environ vingt-cinq ans qui travaillait avec cette application soutenue que rien ne distrait ni dérange, et à laquelle se reconnaissent les véritables ouvriers littéraires. Ce jeune homme y venait sans doute depuis long-temps, les employés et le bibliothécaire lui-même avaient pour lui des complaisances ; le bibliothécaire lui laissait emporter des livres que Lucien voyait rapporter le lendemain par le studieux inconnu, dans lequel le poète reconnaissait un frère de misère et d’espérance. Petit, maigre et pâle, ce travailleur cachait un beau front sous une épaisse chevelure noire assez mal tenue, il avait de belles mains, il attirait le regard des indifférents par une vague ressemblance avec le portrait de Bonaparte gravé d’après Robert Lefebvre. Cette gravure est tout un poème de mélancolie ardente, d’ambition contenue, d’activité cachée. Examinez-la bien ! Vous y trouverez du génie et de la discrétion, de la finesse et de la grandeur. Les yeux ont de l’esprit comme des yeux de femme. Le coup d’œil est avide de l’espace et désireux de difficultés à vaincre. Le nom de Bonaparte ne serait pas écrit au-dessous, vous le contempleriez tout aussi long-temps. Le jeune homme qui réalisait cette gravure avait ordinairement un pantalon à pied dans des souliers à grosses semelles, une redingote de drap commun, une cravate noire, un gilet de drap gris, mélangé de blanc, boutonné jusqu’en haut, et un chapeau à bon marché. Son dédain pour toute toilette inutile était visible. Ce mystérieux inconnu, marqué du sceau que le génie imprime au front de ses esclaves, Lucien le retrouvait chez Flicoteaux le plus régulier de tous les habitués ; il y mangeait pour vivre, sans faire attention à des aliments avec lesquels il paraissait familiarisé, il buvait de l’eau. Soit à la bibliothèque, soit chez Flicoteaux, il déployait en tout une sorte de dignité qui venait sans doute de la conscience d’une vie occupée par quelque chose de grand, et qui le rendait inabordable. Son regard était penseur. La méditation habitait sur son beau front noblement coupé. Ses yeux noirs et vifs, qui voyaient bien et promptement, annonçaient une habitude d’aller au fond des choses. Simple en ses gestes, il avait une contenance grave. Lucien éprouvait un respect involontaire pour lui. Déjà plusieurs fois, l’un et l’autre ils s’étaient mutuellement regardés comme pour se parler à l’entrée ou à la sortie de la bibliothèque ou du restaurant, mais ni l’un ni l’autre ils n’avaient osé. Ce silencieux jeune homme allait au fond de la salle, dans la partie située en retour sur la place de la Sorbonne. Lucien n’avait donc pu se lier avec lui, quoiqu’il se sentît porté vers ce jeune travailleur en qui se trahissaient les indicibles symptômes de la supériorité. L’un et l’autre, ainsi qu’ils le reconnurent plus tard, ils étaient deux natures vierges et timides, adonnées à toutes les peurs dont les émotions plaisent aux hommes solitaires. Sans leur subite rencontre au moment du désastre qui venait d’arriver à Lucien, peut-être ne se seraient-ils jamais mis en communication. Mais en entrant dans la rue des Grès, Lucien aperçut le jeune inconnu qui revenait de Sainte-Geneviève.

— La bibliothèque est fermée, je ne sais pourquoi, monsieur, lui dit-il.

En ce moment Lucien avait des larmes dans les yeux, il remercia l’inconnu par un de ces gestes qui sont plus éloquents que le discours, et qui, de jeune homme à jeune homme, ouvrent aussitôt les cœurs. Tous deux descendirent la rue des Grès en se dirigeant vers la rue de La Harpe.

— Je vais alors me promener au Luxembourg, dit Lucien. Quand on est sorti, il est difficile de revenir travailler.

— On n’est plus dans le courant d’idées nécessaires, reprit l’inconnu. Vous paraissez chagrin, monsieur ?

— Il vient de m’arriver une singulière aventure, dit Lucien.

Il raconta sa visite sur le quai, puis celle au vieux libraire et les propositions qu’il venait de recevoir ; il se nomma, et dit quelques mots de sa situation. Depuis un mois environ, il avait dépensé soixante francs pour vivre, trente francs à l’hôtel, vingt francs au spectacle, dix francs au cabinet littéraire, en tout cent vingt francs ; il ne lui restait plus que cent vingt francs.

— Monsieur, lui dit l’inconnu, votre histoire est la mienne et celle de mille à douze cents jeunes gens qui, tous les ans, viennent de la province à Paris. Nous ne sommes pas encore les plus malheureux. Voyez-vous ce théâtre ? dit-il en lui montrant les cimes de l’Odéon. Un jour vint se loger, dans une des maisons qui sont sur la place, un homme de talent qui avait roulé dans des abîmes de misère ; marié, surcroît de malheur qui ne nous afflige encore ni l’un ni l’autre, à une femme qu’il aimait ; pauvre ou riche, comme vous voudrez, de deux enfants ; criblé de dettes, mais confiant dans sa plume. Il présente à l’Odéon une comédie en cinq actes, elle est reçue, elle obtient un tour de faveur, les comédiens la répètent, et le directeur active les répétitions. Ces cinq bonheurs constituent cinq drames encore plus difficiles à réaliser que cinq actes à écrire. Le pauvre auteur, logé dans un grenier que vous pouvez voir d’ici, épuise ses dernières ressources pour vivre pendant la mise en scène de sa pièce, sa femme met ses vêtements au Mont-de-Piété, la famille ne mange que du pain. Le jour de la dernière répétition, la veille de la représentation, le ménage devait cinquante francs dans le quartier, au boulanger, à la laitière, au portier. Le poète avait conservé le strict nécessaire : un habit, une chemise, un pantalon, un gilet et des bottes. Sûr du succès, il vient embrasser sa femme, il lui annonce la fin de leurs infortunes. — Enfin il n’y a plus rien contre nous ! s’écrie-t-il. — Il y a le feu, dit la femme, regarde, l’Odéon brûle. Monsieur, l’Odéon brûlait. Ne vous plaignez donc pas. Vous avez des vêtements, vous n’avez ni femme ni enfants, vous avez pour cent vingt francs de hasard dans votre poche, et vous ne devez rien à personne. La pièce a eu cent cinquante représentations au théâtre Louvois. Le roi a fait une pension à l’auteur. Buffon l’a dit, le génie, c’est la patience. La patience est en effet ce qui, chez l’homme, ressemble le plus au procédé que la nature emploie dans ses créations. Qu’est-ce que l’Art, monsieur ? c’est la nature concentrée.

Les deux jeunes gens arpentaient alors le Luxembourg, Lucien apprit bientôt le nom, devenu depuis célèbre, de l’inconnu qui s’efforçait de le consoler. Ce jeune homme était Daniel d’Arthez, aujourd’hui l’un des plus illustres écrivains de notre époque, et l’un des gens rares qui, selon la belle pensée d’un poëte, offrent

L’accord d’un beau talent et d’un beau caractère.

— On ne peut pas être grand homme à bon marché, lui dit Daniel de sa voix douce. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. Le talent est une créature morale qui a, comme tous les êtres, une enfance sujette à des maladies. La Société repousse les talents incomplets comme la Nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. Qui veut s’élever au-dessus des hommes doit se préparer à une lutte, ne reculer devant aucune difficulté. Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout. Vous avez au front le sceau du génie, dit d’Arthez à Lucien en lui jetant un regard qui l’enveloppa ; si vous n’en avez pas au cœur la volonté, si vous n’en avez pas la patience angélique, si à quelque distance du but que vous mettent les bizarreries de la destinée vous ne reprenez pas, comme les tortues en quelque pays qu’elles soient, le chemin de votre infini, comme elles prennent celui de leur cher océan, renoncez dès aujourd’hui.

— Vous vous attendez donc, vous, à des supplices ? dit Lucien.

— À des épreuves en tout genre, à la calomnie, à la trahison, à l’injustice de mes rivaux ; aux effronteries, aux ruses, à l’âpreté du commerce, répondit le jeune homme d’une voix résignée. Si votre œuvre est belle, qu’importe une première perte…

— Voulez-vous lire et juger la mienne ? dit Lucien.

— Soit, dit d’Arthez. Je demeure rue des Quatre-Vents, dans une maison où l’un des hommes les plus illustres, un des plus beaux génies de notre temps, un phénomène dans la science, Desplein, le plus grand chirurgien connu, souffrit son premier martyre en se débattant avec les premières difficultés de la vie et de la gloire à Paris. Ce souvenir me donne tous les soirs la dose de courage dont j’ai besoin tous les matins. Je suis dans cette chambre où il a souvent mangé, comme Rousseau, du pain et des cerises, mais sans Thérèse. Venez dans une heure, j’y serai.

Les deux poètes se quittèrent en se serrant la main avec une indicible effusion de tendresse mélancolique. Lucien alla chercher son manuscrit. Daniel d’Arthez alla mettre au Mont-de-Piété sa montre pour pouvoir acheter deux falourdes, afin que son nouvel ami trouvât du feu chez lui, car il faisait froid. Lucien fut exact et vit d’abord une maison moins décente que son hôtel et qui avait une allée sombre, au bout de laquelle se développait un escalier obscur. La chambre de Daniel d’Arthez, située au cinquième étage, avait deux méchantes croisées entre lesquelles était une bibliothèque en bois noirci, pleine de cartons étiquetés. Une maigre couchette en bois peint, semblable aux couchettes de collége, une table de nuit achetée d’occasion, et deux fauteuils couverts en crin occupaient le fond de cette pièce tendue d’un papier écossais verni par la fumée et par le temps. Une longue table chargée de papiers était placée entre la cheminée et l’une des croisées. En face de cette cheminée, il y avait une mauvaise commode en bois d’acajou. Un tapis de hasard couvrait entièrement le carreau. Ce luxe nécessaire évitait du chauffage. Devant la table, un vulgaire fauteuil de bureau en basane rouge blanchie par l’usage, puis six mauvaises chaises complétaient l’ameublement. Sur la cheminée, Lucien aperçut un vieux flambeau de bouillotte à garde-vue, muni de quatre bougies. Quand Lucien demanda la raison des bougies, en reconnaissant en toutes choses les symptômes d’une âpre misère, d’Arthez lui répondit qu’il lui était impossible de supporter l’odeur de la chandelle. Cette circonstance indiquait une grande délicatesse de sens, l’indice d’une exquise sensibilité.

La lecture dura sept heures. Daniel écouta religieusement, sans dire un mot ni faire une observation, une des plus rares preuves de bon goût que puissent donner les auteurs.

— Eh ! bien, dit Lucien à Daniel en mettant le manuscrit sur la cheminée.

— Vous êtes dans une belle et bonne voie, répondit gravement le jeune homme ; mais votre œuvre est à remanier. Si vous voulez ne pas être le singe de Walter Scott, il faut vous créer une manière différente, et vous l’avez imité. Vous commencez, comme lui, par de longues conversations pour poser vos personnages ; quand ils ont causé, vous faites arriver la description et l’action. Cet antagonisme nécessaire à toute œuvre dramatique vient en dernier. Renversez-moi les termes du problème. Remplacez ces diffuses causeries, magnifiques chez Scott, mais sans couleur chez vous, par des descriptions auxquelles se prête si bien notre langue. Que chez vous le dialogue soit la conséquence attendue qui couronne vos préparatifs. Entrez tout d’abord dans l’action. Prenez-moi votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue ; enfin variez vos plans, pour n’être jamais le même. Vous serez neuf tout en adaptant à l’histoire de France la forme du drame dialogué de l’Écossais. Walter Scott est sans passion, il l’ignore, ou peut-être lui était-elle interdite par les mœurs hypocrites de son pays. Pour lui, la femme est le devoir incarné. À de rares exceptions près, ses héroïnes sont absolument les mêmes, il n’a eu pour elles qu’un seul ponsif, selon l’expression des peintres. Elles procèdent toutes de Clarisse Harlowe ; en les ramenant toutes à une idée, il ne pouvait que tirer des exemplaires d’un même type variés par un coloriage plus ou moins vif. La femme porte le désordre dans la société par la passion. La passion a des accidents infinis. Peignez donc les passions, vous aurez les ressources immenses dont s’est privé ce grand génie pour être lu dans toutes les familles de la prude Angleterre. En France, vous trouverez les fautes charmantes et les mœurs brillantes du catholicisme à opposer aux sombres figures du calvinisme pendant la période la plus passionnée de notre histoire. Chaque règne authentique, à partir de Charlemagne, demandera tout au moins un ouvrage, et quelquefois quatre ou cinq, comme pour Louis XIV, Henri IV, François Ier. Vous ferez ainsi une histoire de France pittoresque où vous peindrez les costumes, les meubles, les maisons, les intérieurs, la vie privée, tout en donnant l’esprit du temps, au lieu de narrer péniblement des faits connus. Vous avez un moyen d’être original en relevant les erreurs populaires qui défigurent la plupart de nos rois. Osez, dans votre première œuvre, rétablir la grande et magnifique figure de Catherine que vous avez sacrifiée aux préjugés qui planent encore sur elle. Enfin peignez Charles IX comme il était, et non comme l’ont fait les écrivains protestants. Au bout de dix ans de persistance, vous aurez gloire et fortune.

Il était alors neuf heures. Lucien imita l’action secrète de son futur ami en lui offrant à dîner chez Édon, où il dépensa douze francs. Pendant ce dîner Daniel livra le secret de ses espérances et de ses études à Lucien. D’Arthez n’admettait pas de talent hors ligne sans de profondes connaissances métaphysiques. Il procédait en ce moment au dépouillement de toutes les richesses philosophiques des temps anciens et modernes pour se les assimiler. Il voulait, comme Molière, être un profond philosophe avant de faire des comédies. Il étudiait le monde écrit et le monde vivant, la pensée et le fait. Il avait pour amis de savants naturalistes, de jeunes médecins, des écrivains politiques et des artistes, société de gens studieux, sérieux, pleins d’avenir. Il vivait d’articles consciencieux et peu payés mis dans des dictionnaires biographiques, encyclopédiques ou de sciences naturelles ; il n’en écrivait ni plus ni moins que ce qu’il en fallait pour vivre et pouvoir suivre sa pensée. D’Arthez avait une œuvre d’imagination, entreprise uniquement pour étudier les ressources de la langue. Ce livre, encore inachevé, pris et repris par caprice, il le gardait pour les jours de grande détresse. C’était une œuvre psychologique et de haute portée sous la forme du roman. Quoique Daniel se découvrît modestement, il parut gigantesque à Lucien. En sortant du restaurant, à onze heures, Lucien s’était pris d’une vive amitié pour cette vertu sans emphase, pour cette nature, sublime sans le savoir. Le poète ne discuta pas les conseils de Daniel, il les suivit à la lettre. Ce beau talent déjà mûri par la pensée et par une critique solitaire, inédite, faite pour lui non pour autrui, lui avait tout à coup poussé la porte des plus magnifiques palais de la fantaisie. Les lèvres du provincial avaient été touchées d’un charbon ardent, et la parole du travailleur parisien trouva dans le cerveau du poète d’Angoulême une terre préparée. Lucien se mit à refondre son œuvre.

Heureux d’avoir rencontré dans le désert de Paris un cœur où abondaient des sentiments généreux en harmonie avec les siens, le grand homme de province fit ce que font tous les jeunes gens affamés d’affection : il s’attacha comme une maladie chronique à d’Arthez, il alla le chercher pour se rendre à la bibliothèque, il se promena près de lui au Luxembourg par les belles journées, il l’accompagna tous les soirs jusque dans sa pauvre chambre, après avoir dîné près de lui chez Flicoteaux, enfin il se serra contre lui comme un soldat se pressait sur son voisin dans les plaines glacées de la Russie. Pendant les premiers jours de sa connaissance avec Daniel, Lucien ne remarqua pas sans chagrin une certaine gêne causée par sa présence dès que les intimes étaient réunis. Les discours de ces êtres supérieurs, dont lui parlait d’Arthez avec un enthousiasme concentré, se tenaient dans les bornes d’une réserve en désaccord avec les témoignages visibles de leur vive amitié. Lucien sortait alors discrètement en ressentant une sorte de peine causée par l’ostracisme dont il était l’objet et par la curiosité qu’excitaient en lui ces personnages inconnus ; car tous s’appelaient par leurs noms de baptême. Tous portaient au front, comme d’Arthez, le sceau d’un génie spécial. Après de secrètes oppositions combattues à son insu par Daniel, Lucien fut enfin jugé digne d’entrer dans ce Cénacle de grands esprits. Lucien put dès lors connaître ces personnes unies par les plus vives sympathies, par le sérieux de leur existence intellectuelle, et qui se réunissaient presque tous les soirs chez d’Arthez. Tous pressentaient en lui le grand écrivain : ils le regardaient comme leur chef depuis qu’ils avaient perdu l’un des esprits les plus extraordinaires de ce temps, un génie mystique, leur premier chef, qui, pour des raisons inutiles à rapporter, était retourné dans sa province, et dont Lucien entendait souvent parler sous le nom de Louis. On comprendra facilement combien ces personnages avaient dû réveiller l’intérêt et la curiosité d’un poète, à l’indication de ceux qui depuis ont conquis, comme d’Arthez, toute leur gloire ; car plusieurs succombèrent.

Parmi ceux qui vivent encore était Horace Bianchon, alors interne à l’Hôtel-Dieu, devenu depuis l’un des flambeaux de l’École de Paris, et trop connu maintenant pour qu’il soit nécessaire de peindre sa personne ou d’expliquer son caractère et la nature de son esprit. Puis venait Léon Giraud, ce profond philosophe, ce hardi théoricien qui remue tous les systèmes, les juge, les exprime, les formule et les traîne aux pieds de son idole, l’Humanité ; toujours grand, même dans ses erreurs, ennoblies par sa bonne foi. Ce travailleur intrépide, ce savant consciencieux, est devenu chef d’une école morale et politique sur le mérite de laquelle le temps seul pourra prononcer. Si ses convictions lui ont fait une destinée en des régions étrangères à celles où ses camarades se sont élancés, il n’en est pas moins resté leur fidèle ami. L’Art était représenté par Joseph Bridau, l’un des meilleurs peintres de la jeune École. Sans les malheurs secrets auxquels le condamne une nature trop impressionnable, Joseph, dont le dernier mot n’est d’ailleurs pas dit, aurait pu continuer les grands maîtres de l’école italienne : il a le dessin de Rome et la couleur de Venise ; mais l’amour le tue et ne traverse pas que son cœur : l’amour lui lance ses flèches dans le cerveau, lui dérange sa vie et lui fait faire les plus étranges zigzags. Si sa maîtresse éphémère le rend ou trop heureux ou trop misérable, Joseph enverra pour l’exposition tantôt des esquisses où la couleur empâte le dessin, tantôt des tableaux qu’il a voulu finir sous le poids de chagrins imaginaires, et où le dessin l’a si bien préoccupé que la couleur, dont il dispose à son gré, ne s’y retrouve pas. Il trompe incessamment et le public et ses amis. Hoffmann l’eût adoré pour ses pointes poussées avec hardiesse dans le champ des Arts, pour ses caprices, pour sa fantaisie. Quand il est complet, il excite l’admiration, il la savoure, et s’effarouche alors de ne plus recevoir d’éloges pour les œuvres manquées où les yeux de son âme voient tout ce qui est absent pour l’œil du public. Fantasque au suprême degré, ses amis lui ont vu détruire un tableau achevé auquel il trouvait l’air trop peigné. — C’est trop fait, disait-il, c’est trop écolier. Original et sublime parfois, il a tous les malheurs et toutes les félicités des organisations nerveuses, chez lesquelles la perfection tourne en maladie. Son esprit est frère de celui de Sterne, mais sans le travail littéraire. Ses mots, ses jets de pensée ont une saveur inouïe. Il est éloquent et sait aimer, mais avec ses caprices, qu’il porte dans les sentiments comme dans son faire. Il était cher au Cénacle précisément à cause de ce que le monde bourgeois eût appelé ses défauts. Enfin Fulgence Ridal, l’un des auteurs de notre temps qui ont le plus de verve comique, un poète insouciant de gloire, ne jetant sur le théâtre que ses productions les plus vulgaires, et gardant dans le sérail de son cerveau, pour lui, pour ses amis, les plus jolies scènes ; ne demandant au public que l’argent nécessaire à son indépendance, et ne voulant plus rien faire dès qu’il l’aura obtenu. Paresseux et fécond comme Rossini, obligé, comme les grands poètes comiques, comme Molière et Rabelais, de considérer toute chose à l’endroit du pour et à l’envers du contre, il était sceptique, il pouvait rire et riait de tout. Fulgence Ridal est un grand philosophe pratique. Sa science du monde, son génie d’observation, son dédain de la gloire, qu’il appelle la parade, ne lui ont point desséché le cœur. Aussi actif pour autrui qu’il est indifférent à ses intérêts, s’il marche, c’est pour un ami. Pour ne pas mentir à son masque vraiment rabelaisien, il ne hait pas la bonne chère et ne la recherche point, il est à la fois mélancolique et gai. Ses amis le nomment le chien du régiment, rien ne le peint mieux que ce sobriquet. Trois autres, au moins aussi supérieurs que ces quatre amis peints de profil, devaient succomber par intervalles : Meyraux d’abord, qui mourut après avoir ému la célèbre dispute entre Cuvier et Geoffroy-Saint-Hilaire, grande question qui devait partager le monde scientifique entre ces deux génies égaux, quelques mois avant la mort de celui qui tenait pour une science étroite et analyste contre le panthéiste qui vit encore et que l’Allemagne révère. Meyraux était l’ami de ce Louis qu’une mort anticipée allait bientôt ravir au monde intellectuel. À ces deux hommes, tous deux marqués par la mort, tous deux obscurs aujourd’hui malgré l’immense portée de leur savoir et de leur génie, il faut joindre Michel Chrestien, républicain d’une haute portée qui rêvait la fédération de l’Europe et qui fut en 1830 pour beaucoup dans le mouvement moral des Saint-Simoniens. Homme politique de la force de Saint-Just et de Danton, mais simple et doux comme une jeune fille, plein d’illusions et d’amour, doué d’une voix mélodieuse qui aurait ravi Mozart, Weber ou Rossini, et chantant certaines chansons de Béranger à enivrer le cœur de poésie, d’amour ou d’espérance, Michel Chrestien, pauvre comme Lucien, comme Daniel, comme tous ses amis, gagnait sa vie avec une insouciance diogénique. Il faisait des tables de matières pour de grands ouvrages, des prospectus pour les libraires, muet d’ailleurs sur ses doctrines comme est muette une tombe sur les secrets de la mort. Ce gai bohémien de l’intelligence, ce grand homme d’État, qui peut-être eût changé la face du monde, mourut au cloître Saint-Méry comme un simple soldat. La balle de quelque négociant tua là l’une des plus nobles créatures qui foulassent le sol français. Michel Chrestien périt pour d’autres doctrines que les siennes. Sa fédération menaçait beaucoup plus que la propagande républicaine l’aristocratie européenne ; elle était plus rationnelle et moins folle que les affreuses idées de liberté indéfinie proclamées par les jeunes insensés qui se portent héritiers de la Convention. Ce noble plébéien fut pleuré de tous ceux qui le connaissaient ; il n’est aucun d’eux qui ne songe, et souvent, à ce grand homme politique inconnu.

Ces neuf personnes composaient un Cénacle où l’estime et l’amitié faisaient régner la paix entre les idées et les doctrines les plus opposées. Daniel d’Arthez, gentilhomme picard, tenait pour la Monarchie avec une conviction égale à celle qui faisait tenir Michel Chrestien à son fédéralisme européen. Fulgence Ridal se moquait des doctrines philosophiques de Léon Giraud, qui lui-même prédisait à d’Arthez la fin du christianisme et de la Famille. Michel Chrestien, qui croyait à la religion du Christ, le divin législateur de l’Égalité, défendait l’immortalité de l’âme contre le scalpel de Bianchon, l’analyste par excellence. Tous discutaient sans disputer. Ils n’avaient point de vanité, étant eux-mêmes leur auditoire. Ils se communiquaient leurs travaux, et se consultaient avec l’adorable bonne foi de la jeunesse. S’agissait-il d’une affaire sérieuse ? l’opposant quittait son opinion pour entrer dans les idées de son ami, d’autant plus apte à l’aider, qu’il était impartial dans une cause ou dans une œuvre en dehors de ses idées. Presque tous avaient l’esprit doux et tolérant, deux qualités qui prouvaient leur supériorité. L’Envie, cet horrible trésor de nos espérances trompées, de nos talents avortés, de nos succès manqués, de nos prétentions blessées, leur était inconnue. Tous marchaient d’ailleurs dans des voies différentes. Aussi, ceux qui furent admis, comme Lucien, dans leur société, se sentaient-ils à l’aise. Le vrai talent est toujours bon enfant et candide, ouvert, point gourmé ; chez lui, l’épigramme caresse l’esprit, et ne vise jamais l’amour-propre. Une fois la première émotion que cause le respect dissipée, on éprouvait des douceurs infinies auprès de ces jeunes gens d’élite. La familiarité n’excluait pas la conscience que chacun avait de sa valeur, chacun sentait une profonde estime pour son voisin ; enfin, chacun se sentant de force à être à son tour le bienfaiteur ou l’obligé, tout le monde acceptait sans façon. Les conversations pleines de charmes et sans fatigue, embrassaient les sujets les plus variés. Légers à la manière des flèches, les mots allaient à fond tout en allant vite. La grande misère extérieure et la splendeur des richesses intellectuelles produisaient un singulier contraste. Là, personne ne pensait aux réalités de la vie que pour en tirer d’amicales plaisanteries. Par une journée où le froid se fit prématurément sentir, cinq des amis de d’Arthez arrivèrent ayant eu chacun la même pensée, tous apportaient du bois sous leur manteau, comme dans ces repas champêtres où, chaque invité devant fournir son plat, tout le monde donne un pâté. Tous doués de cette beauté morale qui réagit sur la forme, et qui, non moins que les travaux et les veilles, dore les jeunes visages d’une teinte divine, ils offraient ces traits un peu tourmentés que la pureté de la vie et le feu de la pensée régularisent et purifient. Leurs fronts se recommandaient par une ampleur poétique. Leurs yeux vifs et brillants déposaient d’une vie sans souillures. Les souffrances de la misère, quand elles se faisaient sentir, étaient si gaiement supportées, épousées avec une telle ardeur par tous, qu’elles n’altéraient point la sérénité particulière aux visages des jeunes gens encore exempts de fautes graves, qui ne se sont amoindris dans aucune des lâches transactions qu’arrachent la misère mal supportée, l’envie de parvenir sans aucun choix de moyens, et la facile complaisance avec laquelle les gens de lettres accueillent ou pardonnent les trahisons. Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme, est un sentiment qui manque à l’amour, la certitude. Ces jeunes gens étaient sûrs d’eux-mêmes : l’ennemi de l’un devenait l’ennemi de tous, ils eussent brisé leurs intérêts les plus urgents pour obéir à la sainte solidarité de leurs cœurs. Incapables tous d’une lâcheté, ils pouvaient opposer un non formidable à toute accusation et se défendre les uns les autres avec sécurité. Également nobles par le cœur et d’égale force dans les choses de sentiment, ils pouvaient tout penser et se tout dire sur le terrain de la science et de l’intelligence ; de là l’innocence de leur commerce, la gaieté de leur parole. Certains de se comprendre, leur esprit divaguait à l’aise ; aussi ne faisaient-ils point de façon entre eux, ils se confiaient leurs peines et leurs joies, ils pensaient et souffraient à plein cœur. Les charmantes délicatesses qui font de la fable des deux amis un trésor pour les grandes âmes étaient habituelles chez eux. Leur sévérité pour admettre dans leur sphère un nouvel habitant se conçoit. Ils avaient trop la conscience de leur grandeur et de leur bonheur pour le troubler en y laissant entrer des éléments nouveaux et inconnus.

Cette fédération de sentiments et d’intérêts dura sans choc ni mécomptes pendant vingt années. La mort, qui leur enleva Louis Lambert, Meyraux et Michel Chrestien, put seule diminuer cette noble Pléiade. Quand, en 1832, ce dernier succomba, Horace Bianchon, Daniel d’Arthez, Léon Giraud, Joseph Bridau, Fulgence Ridal allèrent, malgré le péril de la démarche, retirer son corps à Saint-Merry, pour lui rendre les derniers devoirs à la face brûlante de la Politique. Ils accompagnèrent ces restes chéris jusqu’au cimetière du Père-Lachaise pendant la nuit. Horace Bianchon leva toutes les difficultés à ce sujet, et ne recula devant aucune ; il sollicita les ministres en leur confessant sa vieille amitié pour le fédéraliste expiré. Ce fut une scène touchante gravée dans la mémoire des amis peu nombreux qui assistèrent les cinq hommes célèbres. En vous promenant dans cet élégant cimetière, vous verrez un terrain acheté à perpétuité, où s’élève une tombe de gazon surmontée d’une croix en bois noir sur laquelle sont gravés en lettres rouges ces deux noms : Michel Chrestien. C’est le seul monument qui soit dans ce style. Les cinq amis ont pensé qu’il fallait rendre hommage à cet homme simple par cette simplicité.

Dans cette froide mansarde se réalisaient donc les plus beaux rêves du sentiment. Là, des frères tous également forts en différentes régions de la science, s’éclairaient mutuellement avec bonne foi, se disant tout, même leurs pensées mauvaises, tous d’une instruction immense et tous éprouvés au creuset de la misère. Une fois admis parmi ces êtres d’élite et pris pour un égal, Lucien y représenta la Poésie et la Beauté. Il y lut des sonnets qui furent admirés. On lui demandait un sonnet, comme il priait Michel Chrestien de lui chanter une chanson. Dans le désert de Paris, Lucien trouva donc une oasis rue des Quatre-Vents.

Au commencement du mois d’octobre, Lucien, après avoir employé le reste de son argent pour se procurer un peu de bois, resta sans ressources au milieu du plus ardent travail, celui du remaniement de son œuvre. Daniel d’Arthez, lui, brûlait des mottes, et supportait héroïquement la misère : il ne se plaignait point, il était rangé comme une vieille fille, et ressemblait à un avare, tant il avait de méthode. Ce courage excitait celui de Lucien qui, nouveau venu dans le Cénacle, éprouvait une invincible répugnance à parler de sa détresse. Un matin, il alla jusqu’à la rue du Coq pour vendre l’Archer de Charles IX à Doguereau, qu’il ne rencontra pas. Lucien ignorait combien les grands esprits ont d’indulgence. Chacun de ses amis concevait les faiblesses particulières aux hommes de poésie, les abattements qui suivent les efforts de l’âme surexcitée par les contemplations de la nature qu’ils ont mission de reproduire. Ces hommes si forts contre leurs propres maux étaient tendres pour les douleurs de Lucien. Ils avaient compris son manque d’argent. Le Cénacle couronna donc les douces soirées de causeries, de profondes méditations, de poésies, de confidences, de courses à pleines ailes dans les champs de l’intelligence, dans l’avenir des nations, dans les domaines de l’histoire, par un trait qui prouve combien Lucien avait peu compris ses nouveaux amis.

Lucien Chardon.
Lucien Chardon.
LUCIEN CHARDON.
Ils avaient compris son manque d’argent.


— Lucien mon ami, lui dit Daniel, tu n’es pas venu dîner hier chez Flicoteaux, et nous savons pourquoi.

Lucien ne put retenir des larmes qui coulèrent sur ses joues.

— Tu as manqué de confiance en nous, lui dit Michel Chrestien, nous ferons une croix à la cheminée et quand nous serons à dix…

— Nous avons tous, dit Bianchon, trouvé quelque travail extraordinaire : moi j’ai gardé pour le compte de Desplein un riche malade ; d’Arthez a fait un article pour la Revue encyclopédique ; Chrestien a voulu aller chanter un soir dans les Champs-Élysées avec un mouchoir et quatre chandelles ; mais il a trouvé une brochure à faire pour un homme qui veut devenir un homme politique, et il lui a donné pour six cents francs de Machiavel ; Léon Giraud a emprunté cinquante francs à son libraire, Joseph a vendu des croquis, et Fulgence a fait donner sa pièce dimanche, il a eu salle pleine.

— Voilà deux cents francs, dit Daniel, accepte-les et qu’on ne t’y reprenne plus.

— Allons, ne va-t-il pas nous embrasser, comme si nous avions fait quelque chose d’extraordinaire ? dit Chrestien.

Pour faire comprendre quelles délices ressentait Lucien dans cette vivante encyclopédie d’esprits angéliques, de jeunes gens empreints des originalités diverses que chacun d’eux tirait de la science qu’il cultivait, il suffira de rapporter les réponses que Lucien reçut, le lendemain, à une lettre écrite à sa famille, chef-d’œuvre de sensibilité, de bon vouloir, un horrible cri que lui avait arraché sa détresse.


LETTRE DE DAVID SÉCHARD À LUCIEN.

« Mon cher Lucien, tu trouveras ci-joint un effet à quatre-vingt-dix jours et à ton ordre de deux cents francs. Tu pourras le négocier chez monsieur Métivier, marchand de papier, notre correspondant à Paris, rue Serpente. Mon bon Lucien, nous n’avons absolument rien. Ma femme s’est mise à diriger l’imprimerie, et s’acquitte de sa tâche avec un dévouement, une patience, une activité qui me font bénir le ciel de m’avoir donné pour femme un pareil ange. Elle-même a constaté l’impossibilité où nous sommes de t’envoyer le plus léger secours. Mais, mon ami, je te crois dans un si beau chemin, accompagné de cœurs si grands et si nobles, que tu ne saurais faillir à ta belle destinée en te trouvant aidé par les intelligences presque divines de messieurs Daniel d’Arthez, Michel Chrestien et Léon Giraud, conseillé par messieurs Meyraux, Bianchon et Ridal que ta chère lettre nous a fait connaître. À l’insu d’Ève, je t’ai donc souscrit cet effet, que je trouverai moyen d’acquitter à l’échéance. Ne sors pas de ta voie : elle est rude ; mais elle sera glorieuse. Je préférerais souffrir mille maux à l’idée de te savoir tombé dans quelques bourbiers de Paris où j’en ai tant vu. Aie le courage d’éviter, comme tu le fais, les mauvais endroits, les méchantes gens, les étourdis et certains gens de lettres que j’ai appris à estimer à leur juste valeur pendant mon séjour à Paris. Enfin, sois le digne émule de ces esprits célestes que tu m’as rendus chers. Ta conduite sera bientôt récompensée. Adieu, mon frère bien-aimé, tu m’as ravi le cœur, je n’avais pas attendu de toi tant de courage.

David. »


LETTRE D’ÈVE SÉCHARD À LUCIEN CHARDON.

« Mon ami, ta lettre nous a fait pleurer tous. Que ces nobles cœurs vers lesquels ton bon ange te guide le sachent : une mère, une pauvre jeune femme prieront Dieu soir et matin pour eux ; et si les prières les plus ferventes montent jusqu’à son trône, elles obtiendront quelques faveurs pour vous tous. Oui, mon frère, leurs noms sont gravés dans mon cœur. Ah ! je les verrai quelque jour. J’irai, dussé-je faire la route à pied les remercier de leur amitié pour toi, car elle a répandu comme un baume sur mes plaies vives. Ici mon ami nous travaillons comme de pauvres ouvriers. Mon mari, ce grand homme inconnu que j’aime chaque jour davantage en découvrant de moments en moments de nouvelles richesses dans son cœur, délaisse son imprimerie, et je devine pourquoi : ta misère, la nôtre, celle de notre mère l’assassinent. Notre adoré David est comme Prométhée dévoré par un vautour, un chagrin jaune à bec aigu. Quant à lui, le noble homme, il n’y pense guère, il a l’espoir d’une fortune. Il passe toutes ses journées à faire des expériences sur la fabrication du papier ; il m’a priée de m’occuper à sa place des affaires, dans lesquelles il m’aide autant que lui permet sa préoccupation. Hélas ! je suis grosse. Cet événement, qui m’eût comblée de joie, m’attriste dans la situation où nous sommes tous. Ma pauvre mère est redevenue jeune, elle a retrouvé des forces pour son fatigant métier de garde-malade. Aux soucis de fortune près, nous serions heureux. Le vieux père Séchard ne veut pas donner un liard à son fils ; David est allé le voir pour lui emprunter quelques deniers afin de te secourir, car ta lettre l’avait mis au désespoir. « Je connais Lucien, il perdra la tête, et fera des sottises, » disait-il. Je l’ai bien grondé. Mon frère, manquer à quoi que ce soit ?… lui ai-je répondu, Lucien sait que j’en mourrais de douleur. Ma mère et moi, sans que David s’en doute, nous avons engagé quelques objets ; ma mère les retirera dès qu’elle rentrera dans quelque argent. Nous avons pu faire ainsi cent francs que je t’envoie par les messageries. Si je n’ai pas répondu à ta première lettre, ne m’en veux pas, mon ami. Nous étions dans une situation à passer les nuits, je travaillais comme un homme. Ah ! je ne me savais pas autant de force. Madame de Bargeton est une femme sans âme ni cœur ; elle se devait, même en ne t’aimant plus, de te protéger et de t’aider après t’avoir arraché de nos bras pour te jeter dans cette affreuse mer parisienne où il faut une bénédiction de Dieu pour rencontrer des amitiés vraies parmi ces flots d’hommes et d’intérêts. Elle n’est pas à regretter. Je te voulais auprès de toi quelque femme dévouée, une seconde moi-même ; mais maintenant que je te sais des amis qui continuent nos sentiments, me voilà tranquille. Déploie tes ailes, mon beau génie aimé ! Tu seras notre gloire, comme tu es déjà notre amour.

Ève. »


« Mon enfant chéri, je ne puis que te bénir après ce que te dit ta sœur, et t’assurer que mes prières et mes pensées ne sont, hélas ! pleines que de toi, au détriment de ceux que je vois ; car il est des cœurs où les absents ont raison, et il en est ainsi dans le cœur de

Ta mère. »

Ainsi, deux jours après, Lucien put rendre à ses amis leur prêt si gracieusement offert. Jamais peut-être la vie ne lui sembla plus belle, mais le mouvement de son amour-propre n’échappa point aux regards profonds de ses amis et à leur délicate sensibilité.

— On dirait que tu as peur de nous devoir quelque chose, s’écria Fulgence.

— Oh ! le plaisir qu’il manifeste est bien grave à mes yeux, dit Michel Chrestien, il confirme les observations que j’ai faites : Lucien a de la vanité.

— Il est poète, dit d’Arthez.

— M’en voulez-vous d’un sentiment aussi naturel que le mien ?

— Il faut lui tenir compte de ce qu’il ne nous l’a pas caché, dit Léon Giraud, il est encore franc ; mais j’ai peur que plus tard il ne nous redoute.

— Et pourquoi ? demanda Lucien.

— Nous lisons dans ton cœur, répondit Joseph Bridau.

— Il y a chez toi, lui dit Michel Chrestien, un esprit diabolique avec lequel tu justifieras à tes propres yeux les choses les plus contraires à nos principes : au lieu d’être un sophiste d’idées, tu seras un sophiste d’action.

— Ah ! j’en ai peur, dit d’Arthez. Lucien, tu feras en toi-même des discussions admirables où tu seras grand, et qui aboutiront à des faits blâmables… Tu ne seras jamais d’accord avec toi-même.

— Sur quoi donc appuyez-vous votre réquisitoire ? demanda Lucien.

— Ta vanité, mon cher poète, est si grande, que tu en mets jusque dans ton amitié ? s’écria Fulgence. Toute vanité de ce genre accuse un effroyable égoïsme, et l’égoïsme est le poison de l’amitié.

— Oh ! mon Dieu, s’écria Lucien, vous ne savez donc pas combien je vous aime.

— Si tu nous aimais comme nous nous aimons, aurais-tu mis tant d’empressement et tant d’emphase à nous rendre ce que nous avions tant de plaisir à te donner ?

— On ne se prête rien ici, on se donne, lui dit brutalement Joseph Bridau.

— Ne nous crois pas rudes, mon cher enfant, lui dit Michel Chrestien, nous sommes prévoyants. Nous avons peur de te voir un jour préférant les joies d’une petite vengeance aux joies de notre pure amitié. Lis le Tasse de Gœthe, la plus grande œuvre de ce beau génie, et tu y verras que le poète aime les brillantes étoffes, les festins, les triomphes, l’éclat : eh ! bien, sois le Tasse sans sa folie. Le monde et ses plaisirs t’appelleront ?… reste ici. Transporte dans la région des idées tout ce que tu demandes à tes vanités. Folie pour folie, mets la vertu dans tes actions et le vice dans tes idées ; au lieu, comme te le disait d’Arthez, de bien penser et de te mal conduire.

Lucien baissa la tête : ses amis avaient raison.

— J’avoue que je ne suis pas aussi fort que vous l’êtes, dit-il en leur jetant un adorable regard. Je n’ai pas des reins et des épaules à soutenir Paris, à lutter avec courage. La nature nous a donné des tempéraments et des facultés différentes, et vous connaissez mieux que personne l’envers des vices et des vertus. Je suis déjà fatigué, je vous le confie.

— Nous te soutiendrons, dit d’Arthez, voilà précisément à quoi servent les amitiés fidèles.

— Le secours que je viens de recevoir est précaire, et nous sommes tous aussi pauvres les uns que les autres ; le besoin me poursuivra bientôt. Chrestien, aux gages du premier venu, ne peut rien en librairie. Bianchon est en dehors de ce cercle d’affaires. D’Arthez ne connaît que les libraires de science ou de spécialités, qui n’ont aucune prise sur les éditeurs de nouveautés. Horace, Fulgence Ridal et Bridau travaillent dans un ordre d’idées qui les met à cent lieues des libraires. Je dois prendre un parti.

— Tiens-toi donc au nôtre, souffrir ! dit Bianchon, souffrir courageusement et se fier au Travail !

— Mais ce qui n’est que souffrance pour vous est la mort pour moi, dit vivement Lucien.

— Avant que le coq ait chanté trois fois, dit Léon Giraud en souriant, cet homme aura trahi la cause du Travail pour celle de la Paresse et des vices de Paris.

— Où le travail vous a-t-il menés ? dit Lucien en riant.

— Quand on part de Paris pour l’Italie, on ne trouve pas Rome à moitié chemin, dit Joseph Bridau. Pour toi, les petits pois devraient pousser tout accommodés au beurre.

— Ils ne poussent ainsi que pour les fils aînés des pairs de France, dit Michel Chrestien. Mais, nous autres, nous les semons, les arrosons et les trouvons meilleurs.

La conversation devint plaisante, et changea de sujet. Ces esprits perspicaces, ces cœurs délicats cherchèrent à faire oublier cette petite querelle à Lucien, qui comprit dès lors combien il était difficile de les tromper. Il arriva bientôt à un désespoir intérieur qu’il cacha soigneusement à ses amis, en les croyant des mentors implacables. Son esprit méridional, qui parcourait si facilement le clavier des sentiments, lui faisait prendre les résolutions les plus contraires.

À plusieurs reprises il parla de se jeter dans les journaux, et toujours ses amis lui dirent : — Gardez-vous-en bien.

— Là serait la tombe du beau, du suave Lucien que nous aimons et connaissons, dit d’Arthez.

— Tu ne résisterais pas à la constante opposition de plaisir et de travail qui se trouve dans la vie des journalistes ; et, résister, c’est le fond de la vertu. Tu serais si enchanté d’exercer le pouvoir, d’avoir droit de vie et de mort sur les œuvres de la pensée, que tu serais journaliste en deux mois. Être journaliste, c’est passer proconsul dans la république des lettres. Qui peut tout dire, arrive à tout faire ! Cette maxime est de Napoléon et se comprend.

— Ne serez-vous pas près de moi ? dit Lucien.

— Nous n’y serons plus, s’écria Fulgence. Journaliste, tu ne penserais pas plus à nous que la fille d’Opéra brillante, adorée, ne pense, dans sa voiture doublée de soie, à son village, à ses vaches, à ses sabots. Tu n’as que trop les qualités du journaliste : le brillant et la soudaineté de la pensée. Tu ne te refuserais jamais à un trait d’esprit, dût-il faire pleurer ton ami. Je vois les journalistes aux foyers de théâtre, ils me font horreur. Le journalisme est un enfer, un abîme d’iniquités, de mensonges, de trahisons, que l’on ne peut traverser et d’où l’on ne peut sortir pur, que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile.

Plus le Cénacle défendait cette voie à Lucien, plus son désir de connaître le péril l’invitait à s’y risquer, et il commençait à discuter en lui-même : n’était-il pas ridicule de se laisser encore une fois surprendre par la détresse sans avoir rien fait contre elle ? En voyant l’insuccès de ses démarches à propos de son premier roman, Lucien était peu tenté d’en composer un second. D’ailleurs, de quoi vivrait-il pendant le temps de l’écrire ? Il avait épuisé sa dose de patience durant un mois de privations. Ne pourrait-il faire noblement ce que les journalistes faisaient sans conscience ni dignité ? Ses amis l’insultaient avec leurs défiances, il voulait leur prouver sa force d’esprit. Il les aiderait peut-être un jour, il serait le héraut de leurs gloires !

— D’ailleurs, qu’est donc une amitié qui recule devant la complicité ? demanda-t-il un soir à Michel Chrestien qu’il avait reconduit jusque chez lui, en compagnie de Léon Giraud.

— Nous ne reculons devant rien, répondit Michel Chrestien. Si tu avais le malheur de tuer ta maîtresse, je t’aiderais à cacher ton crime et pourrais t’estimer encore ; mais, si tu devenais espion, je te fuirais avec horreur, car tu serais lâche et infâme par système. Voilà le journalisme en deux mots. L’amitié pardonne l’erreur, le mouvement irréfléchi de la passion ; elle doit être implacable pour le parti pris de trafiquer de son âme, de son esprit et de sa pensée.

— Ne puis-je me faire journaliste pour vendre mon recueil de poésies et mon roman, puis abandonner aussitôt le journal ?

— Machiavel se conduirait ainsi, mais non Lucien de Rubempré, dit Léon Giraud.

— Eh ! bien, s’écria Lucien, je vous prouverai que je vaux Machiavel.

— Ah ! s’écria Michel en serrant la main de Léon, tu viens de le perdre. Lucien, dit-il, tu as trois cents francs, c’est de quoi vivre pendant trois mois à ton aise ; eh ! bien, travaille, fais un second roman, d’Arthez et Fulgence t’aideront pour le plan, tu grandiras, tu seras un romancier. Moi, je pénétrerai dans un de ces lupanar de la pensée, je serai journaliste pendant trois mois, je te vendrai tes livres à quelque libraire de qui j’attaquerai les publications, j’écrirai les articles, j’en obtiendrai pour toi ; nous organiserons un succès, tu seras un grand homme, et tu resteras notre Lucien.

— Tu me méprises donc bien en croyant que je périrais là où tu te sauveras ! dit le poète.

— Pardonnez-lui, mon Dieu, c’est un enfant ! s’écria Michel Chrestien.

Après s’être dégourdi l’esprit pendant les soirées passées chez d’Arthez, Lucien avait étudié les plaisanteries et les articles des petits journaux. Sûr d’être au moins l’égal des plus spirituels rédacteurs, il s’essaya secrètement à cette gymnastique de la pensée, et sortit un matin avec la triomphante idée d’aller demander du service à quelque colonel de ces troupes légères de la Presse. Il se mit dans sa tenue la plus distinguée et passa les ponts en pensant que des auteurs, des journalistes, des écrivains, enfin ses frères futurs auraient un peu plus de tendresse et de désintéressement que les deux genres de libraires contre lesquels s’étaient heurtées ses espérances. Il rencontrerait des sympathies, quelque bonne et douce affection comme celle qu’il trouvait au Cénacle de la rue des Quatre-Vents. En proie aux émotions du pressentiment écouté, combattu, qu’aiment tant les hommes d’imagination, il arriva rue Saint-Fiacre auprès du boulevard Montmartre, devant la maison où se trouvaient les bureaux du petit journal et dont l’aspect lui fit éprouver les palpitations du jeune homme entrant dans un mauvais lieu. Néanmoins il monta dans les bureaux situés à l’entresol. Dans la première pièce, que divisait en deux parties égales une cloison moitié en planches et moitié grillagée jusqu’au plafond, il trouva un invalide manchot qui de son unique main tenait plusieurs rames de papier sur la tête et avait entre ses dents le livret voulu par l’administration du Timbre. Ce pauvre homme, dont la figure était d’un ton jaune et semée de bulbes rouges, ce qui lui valait le surnom de Coloquinte, lui montra derrière le grillage le Cerbère du journal. Ce personnage était un vieil officier décoré, le nez enveloppé de moustaches grises, un bonnet de soie noire sur la tête, et enseveli dans une ample redingote bleue comme une tortue sous sa carapace.

— De quel jour monsieur veut-il que parte son abonnement ? lui demanda l’officier de l’Empire.

— Je ne viens pas pour un abonnement, répondit Lucien. Le poète regarda sur la porte qui correspondait à celle par laquelle il était entré, la pancarte où se lisaient ces mots : Bureau de Rédaction, et au-dessous : Le public n’entre pas ici.

— Une réclamation sans doute, reprit le soldat de Napoléon. Ah ! oui : nous avons été durs pour Mariette. Que voulez-vous, je ne sais pas encore pourquoi. Mais si vous demandez raison, je suis prêt, ajouta-t-il en regardant des fleurets et des pistolets, la panoplie moderne groupée en faisceau dans un coin.

— Encore moins, monsieur. Je viens pour parler au rédacteur en chef.

— Il n’y a jamais personne ici avant quatre heures.

— Voyez-vous, mon vieux Giroudeau, je trouve onze colonnes, lesquelles à cent sous pièce font cinquante-cinq francs ; j’en ai reçu quarante, donc vous me devez encore quinze francs, comme je vous le disais…

Ces paroles partaient d’une petite figure chafouine, claire comme un blanc d’œuf mal cuit, percée de deux yeux d’un bleu tendre, mais effrayants de malice, et qui appartenait à un jeune homme mince, caché derrière le corps opaque de l’ancien militaire. Cette voix glaça Lucien, elle tenait du miaulement des chats et de l’étouffement asthmatique de l’hyène.

— Oui, mon petit milicien, répondit l’officier en retraite ; mais vous comptez les titres et les blancs, j’ai ordre de Finot d’additionner le total des lignes et de les diviser par le nombre voulu pour chaque colonne. Après avoir pratiqué cette opération strangulatoire sur votre rédaction, il s’y trouve trois colonnes de moins.

— Il ne paye pas les blancs, l’arabe ! et il les compte à son associé dans le prix de sa rédaction en masse. Je vais aller voir Étienne Lousteau, Vernou…

— Je ne puis enfreindre la consigne, mon petit, dit l’officier. Comment, pour quinze francs, vous criez contre votre nourrice, vous qui faites des articles aussi facilement que je fume un cigare ! Eh ! vous payerez un bol de punch de moins à vos amis, ou vous gagnerez une partie de billard de plus, et tout sera dit !

— Finot réalise des économies qui lui coûteront bien cher, répondit le rédacteur qui se leva et partit.

— Ne dirait-on pas qu’il est Voltaire et Rousseau ? se dit à lui-même le caissier en regardant le poète de province.

— Monsieur, reprit Lucien, je reviendrai vers quatre heures.

Pendant la discussion, Lucien avait vu sur les murs les portraits de Benjamin Constant, du général Foy, des dix-sept orateurs illustres du parti libéral, mêlés à des caricatures contre le gouvernement. Il avait surtout regardé la porte du sanctuaire où devait s’élaborer la feuille spirituelle qui l’amusait tous les jours et qui jouissait du droit de ridiculiser les rois, les événements les plus graves, enfin de mettre tout en question par un bon mot. Il alla flâner sur les boulevards, plaisir tout nouveau pour lui, mais si attrayant qu’il vit les aiguilles des pendules chez les horlogers sur quatre heures sans s’apercevoir qu’il n’avait pas déjeuné. Le poète rabattit promptement vers la rue Saint-Fiacre, il monta l’escalier, ouvrit la porte, ne trouva plus le vieux militaire et vit l’invalide assis sur son papier timbré mangeant une croûte de pain et gardant le poste d’un air résigné, fait au journal comme jadis à la corvée, et ne le comprenant pas plus qu’il ne connaissait le pourquoi des marches rapides ordonnées par l’Empereur. Lucien conçut la pensée hardie de tromper ce redoutable fonctionnaire ; il passa le chapeau sur la tête, et ouvrit, comme s’il était de la maison, la porte du sanctuaire. Le bureau de rédaction offrit à ses regards avides une table ronde couverte d’un tapis vert, et six chaises en merisier garnies de paille encore neuve. Le petit carreau de cette pièce, mis en couleur, n’avait pas encore été frotté ; mais il était propre, ce qui annonçait une fréquentation publique assez rare. Sur la cheminée une glace, une pendule d’épicier couverte de poussière, deux flambeaux où deux chandelles avaient été brutalement fichées, enfin des cartes de visite éparses. Sur la table grimaçaient de vieux journaux autour d’un encrier où l’encre séchée ressemblait à de la laque et décoré de plumes tortillées en soleils. Il lut sur de méchants bouts de papier quelques articles d’une écriture illisible et presque hiéroglyphique, déchirés en haut par les compositeurs de l’imprimerie, à qui cette marque sert à reconnaître les articles faits. Puis, çà et là, sur des papiers gris, il admira des caricatures dessinées assez spirituellement par des gens qui sans doute avaient tâché de tuer le temps en tuant quelque chose pour s’entretenir la main. Sur le petit papier de tenture couleur vert d’eau, il vit collés avec des épingles neuf dessins différents faits en charge et à la plume sur le Solitaire, livre qu’un succès inouï recommandait alors à l’Europe et qui devait fatiguer les journalistes.

Le Solitaire en province, paraissant, les femmes étonne. — Dans un château, le Solitaire, lu. — Effet du Solitaire sur les domestiques animaux. — Chez les sauvages, le Solitaire expliqué, le plus succès brillant obtient. — Le Solitaire traduit en chinois et présenté, par l’auteur, de Pékin à l’empereur. — Par le Mont-Sauvage, Élodie violée.

Cette caricature sembla très-impudique à Lucien, mais elle le fit rire.

— Par les journaux, le Solitaire sous un dais promené processionnellement. — Le Solitaire, faisant éclater une presse, les Ours blesse. — Lu à l’envers, étonne le Solitaire les académiciens par des supérieures beautés.

Lucien aperçut sur une bande de journal un dessin représentant un rédacteur qui tendait son chapeau, et dessous : Finot, mes cent francs ? signé d’un nom devenu fameux, mais qui ne sera jamais illustre. Entre la cheminée et la croisée se trouvaient une table à secrétaire, un fauteuil d’acajou, un panier à papiers et un tapis oblong appelé devant de cheminée ; le tout couvert d’une épaisse couche de poussière. Les fenêtres n’avaient que de petits rideaux. Sur le haut de ce secrétaire, il y avait environ vingt ouvrages déposés pendant la journée, des gravures, de la musique, des tabatières à la Charte, un exemplaire de la neuvième édition du Solitaire, toujours la grande plaisanterie du moment, et une dizaine de lettres cachetées. Quand Lucien eut inventorié cet étrange mobilier, eut fait des réflexions à perte de vue, que cinq heures eurent sonné, il revint à l’invalide pour le questionner. Coloquinte avait fini sa croûte et attendait avec la patience du factionnaire le militaire décoré qui peut-être se promenait sur le boulevard. En ce moment, une femme parut sur le seuil de la porte après avoir fait entendre le murmure de sa robe dans l’escalier et ce léger pas féminin si facile à reconnaître. Elle était assez jolie.

— Monsieur, dit-elle à Lucien, je sais pourquoi vous vantez tant les chapeaux de mademoiselle Virginie, et je viens vous demander d’abord un abonnement d’un an ; mais dites-moi ses conditions…

— Madame, je ne suis pas du journal.

— Ah !

— Un abonnement à dater d’octobre ? demanda l’invalide.

— Que réclame madame ? dit le vieux militaire qui reparut.

Le vieil officier entra en conférence avec la belle marchande de modes. Quand Lucien, impatienté d’attendre, rentra dans la première pièce, il entendit cette phrase finale : — Mais je serai très-enchantée, monsieur. Mademoiselle Florentine pourra venir à mon magasin et choisira ce qu’elle voudra. Je tiens les rubans. Ainsi tout est bien entendu : vous ne parlerez plus de Virginie, une saveteuse incapable d’inventer une forme, tandis que j’invente, moi !

Lucien entendit tomber un certain nombre d’écus dans la caisse. Puis le militaire se mit à faire son compte journalier.

— Monsieur, je suis là depuis une heure, dit le poète d’un air assez fâché.

Ils ne sont pas venus, dit le vétéran napoléonien en manifestant un émoi par politesse. Ça ne m’étonne pas. Voici quelque temps que je ne les vois plus. Nous sommes au milieu du mois, voyez-vous. Ces lapins-là ne viennent que quand on paye, entre les 29 et les 30.

— Et monsieur Finot ? dit Lucien qui avait retenu le nom du directeur.

— Il est chez lui, rue Feydeau. Coloquinte, mon vieux, porte chez lui tout ce qui est venu aujourd’hui en portant le papier à l’imprimerie.

— Où se fait donc le journal ? dit Lucien en se parlant à lui-même.

— Le journal ? dit l’employé qui reçut de Coloquinte le reste de l’argent du timbre, le journal ?… broum ! broum ! Mon vieux, sois demain à six heures à l’imprimerie pour voir à faire filer les porteurs. Le journal, monsieur, se fait dans la rue, chez les auteurs, à l’imprimerie, entre onze heures et minuit. Du temps de l’Empereur, monsieur, ces boutiques de papier gâté n’étaient pas connues. Ah ! il vous aurait fait secouer ça par quatre hommes et un caporal, et ne se serait pas laissé embêter comme ceux-ci par des phrases. Mais, assez causé. Si mon neveu y trouve son compte, et que l’on écrive pour le fils de l’autre, broum ! broum ! après tout, ce n’est pas un mal. Ah çà, les abonnés ne m’ont pas l’air d’arriver en colonne serrée : je vais quitter le poste.

— Monsieur, vous me paraissez être au fait de la rédaction du journal.

— Sous le rapport financier, broum ! broum ! dit le soldat en ramassant les phlegmes qu’il avait dans le gosier. Selon les talents, cent sous ou trois francs la colonne, cinquante lignes à soixante lettres sans blancs, voilà. Quant aux rédacteurs, c’est de singuliers pistolets, de petits jeunes gens dont je n’aurais pas voulu pour des soldats du train, et qui, parce qu’ils mettent des pattes de mouche sur du papier blanc, ont l’air de mépriser un vieux capitaine des dragons de la Garde Impériale, retraité chef de bataillon, entré dans toutes les capitales de l’Europe avec Napoléon…

Lucien, poussé vers la porte par le soldat de Napoléon, qui brossait sa redingote bleue et manifestait l’intention de sortir, eut le courage de se mettre en travers.

— Je viens pour être rédacteur, dit-il, et vous jure que je suis plein de respect pour un capitaine de la Garde Impériale, des hommes de bronze…

— Bien dit, mon petit pékin, reprit l’officier en frappant sur le ventre de Lucien ; mais dans quelle classe des rédacteurs voulez-vous entrer ? répliqua le soudard en passant sur le ventre de Lucien et descendant l’escalier. Il ne s’arrêta que pour allumer son cigare chez le portier. — S’il vient des abonnements, recevez-les et prenez-en note, mère Chollet. Toujours l’abonnement, je ne connais que l’abonnement, reprit-il en se tournant vers Lucien qui l’avait suivi. Finot est mon neveu, le seul de la famille qui m’ait adouci ma position. Aussi quiconque cherche querelle à Finot trouve-t-il le vieux Giroudeau, capitaine aux dragons, parti simple cavalier à l’armée de Sambre-et-Meuse, cinq ans maître d’armes au premier hussards, armée d’Italie ! Une, deux, et le plaignant serait à l’ombre ! ajouta-t-il en faisant le geste de se fendre. Or donc, mon petit, nous avons différents corps dans les rédacteurs : il y a le rédacteur qui rédige et qui a sa solde, le rédacteur qui rédige et qui n’a rien, ce que nous appelons un volontaire ; enfin le rédacteur qui ne rédige rien et qui n’est pas le plus bête, il ne fait pas de fautes celui-là, il se donne les gants d’être un homme d’esprit, il appartient au journal, il nous paye à dîner, il flâne dans les théâtres, il entretient une actrice, il est très-heureux. Que voulez-vous être ?

— Mais rédacteur travaillant bien, et partant bien payé.

— Vous voilà comme tous les conscrits qui veulent être maréchaux de France ! Croyez-en le vieux Giroudeau, par file à gauche, pas accéléré, allez ramasser des clous dans le ruisseau comme ce brave homme qui a servi, ça se voit à sa tournure. Est-ce pas une horreur qu’un vieux soldat qui est allé mille fois à la gueule du brutal ramasse des clous dans Paris ? Dieu de Dieu, tu n’es qu’un gueux, tu n’as pas soutenu l’Empereur ! Enfin, mon petit, ce particulier que vous avez vu ce matin a gagné quarante francs dans son mois. Ferez-vous mieux ? ils disent que c’est le plus spirituel.

— Quand vous êtes allé dans Sambre-et-Meuse, on vous a dit qu’il y avait du danger.

— Parbleu !

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien, allez voir mon neveu Finot, un brave garçon, le plus loyal garçon que vous rencontrerez, si vous pouvez le rencontrer ; car il se remue comme un poisson. Dans son métier, il ne s’agit pas d’écrire, voyez-vous, mais de faire que les autres écrivent. Il paraît que les paroissiens aiment mieux se régaler avec les actrices que de barbouiller du papier. Oh ! c’est de singuliers pistolets ! À l’honneur de vous revoir.

Le caissier fit mouvoir sa redoutable canne plombée, une des protectrices de Germanicus, et laissa Lucien sur le boulevard, aussi stupéfait de ce tableau de la rédaction qu’il l’avait été des résultats définitifs de la littérature chez Vidal et Porchon. Lucien courut dix fois chez Andoche Finot, directeur du journal, rue Feydeau, sans jamais le trouver. De grand matin, Finot n’était pas rentré. À midi, Finot était en course : — il déjeunait, disait-on, à tel café. Lucien allait au café, demandait Finot à la limonadière, en surmontant des répugnances inouïes : Finot venait de sortir. Enfin Lucien, lassé, regarda Finot comme un personnage apocryphe et fabuleux, il trouva plus simple de guetter Étienne Lousteau chez Flicoteaux. Le jeune journaliste expliquerait sans doute le mystère qui planait sur la vie du journal auquel il était attaché.

Depuis le jour béni cent fois où Lucien fit la connaissance de Daniel d’Arthez, il avait changé de place chez Flicoteaux : les deux amis dînaient à côté l’un de l’autre, et causaient à voix basse de haute littérature, des sujets à traiter, de la manière de les présenter, de les entamer, de les dénouer. En ce moment, Daniel d’Arthez tenait le manuscrit de l’Archer de Charles IX, il y refaisait des chapitres, il y écrivait les belles pages qui y sont, et avait encore pour quelques jours de corrections. Il y mettait la magnifique préface qui peut-être domine le livre, et qui jeta tant de clartés dans la jeune littérature. Un jour, au moment où Lucien s’asseyait à côté de Daniel qui l’avait attendu et dont la main était dans la sienne, il vit à la porte Étienne Lousteau qui tournait le bec de cane. Lucien quitta brusquement la main de Daniel, et dit au garçon qu’il voulait dîner à son ancienne place auprès du comptoir. D’Arthez jeta sur Lucien un de ces regards angéliques, où le pardon enveloppe le reproche, et qui tomba si vivement dans le cœur tendre du poète qu’il reprit la main de Daniel pour la lui serrer de nouveau.

— Il s’agit pour moi d’une affaire importante, je vous en parlerai, lui dit-il.

Lucien était à sa place au moment où Lousteau prenait la sienne ; le premier, il salua, la conversation s’engagea bientôt, et fut si vivement poussée entre eux, que Lucien alla chercher le manuscrit des Marguerites pendant que Lousteau finissait de dîner. Il avait obtenu de soumettre ses sonnets au journaliste, et comptait sur sa bienveillance de parade pour avoir un éditeur ou pour entrer au journal. À son retour, Lucien vit, dans le coin du restaurant, Daniel tristement accoudé qui le regarda mélancoliquement ; mais, dévoré par la misère et poussé par l’ambition, il feignit de ne pas voir son frère du Cénacle, et suivit Lousteau. Avant la chute du jour, le journaliste et le néophyte allèrent s’asseoir sous les arbres dans cette partie du Luxembourg qui de la grande allée de l’Observatoire conduit à la rue de l’Ouest. Cette rue était alors un long bourbier, bordé de planches et de marais où les maisons se trouvaient seulement vers la rue de Vaugirard, et le passage était si peu fréquenté, qu’au moment où Paris dîne, deux amants pouvaient s’y quereller et s’y donner les arrhes d’un raccommodement sans crainte d’y être vus. Le seul trouble-fête possible était le vétéran en faction à la petite grille de la rue de l’Ouest, si le vénérable soldat s’avisait d’augmenter le nombre de pas qui compose sa promenade monotone. Ce fut dans cette allée, sur un banc de bois, entre deux tilleuls, qu’Étienne écouta les sonnets choisis pour échantillons parmi les Marguerites. Étienne Lousteau, qui, depuis deux ans d’apprentissage, avait le pied à l’étrier en qualité de rédacteur, et qui comptait quelques amitiés parmi les célébrités de cette époque, était un imposant personnage aux yeux de Lucien. Aussi, tout en détortillant le manuscrit des Marguerites, le poète de province jugea-t-il nécessaire de faire une sorte de préface.

— Le sonnet, monsieur, est une des œuvres les plus difficiles de la poésie. Ce petit poème a été généralement abandonné. Personne en France n’a pu rivaliser Pétrarque, dont la langue, infiniment plus souple que la nôtre, admet des jeux de pensée repoussés par notre positivisme (pardonnez-moi ce mot). Il m’a donc paru original de débuter par un recueil de sonnets. Victor Hugo a pris l’ode, Canalis le poème, Béranger la Chanson, Casimir Delavigne la Tragédie.

— Êtes-vous classique ou romantique ? lui demanda Lousteau.

L’air étonné de Lucien dénotait une si complète ignorance de l’état des choses dans la République des Lettres, que Lousteau jugea nécessaire de l’éclairer.

— Mon cher, vous arrivez au milieu d’une bataille acharnée, il faut vous décider promptement. La littérature est partagée d’abord en plusieurs zones ; mais les sommités sont divisées en deux camps. Les écrivains royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques. La divergence des opinions littéraires se joint à la divergence des opinions politiques, et il s’ensuit une guerre à toutes armes, encre à torrents, bons mots à fer aiguisé, calomnies pointues, sobriquets à outrance, entre les gloires naissantes et les gloires déchues. Par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature ; tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l’allure de l’alexandrin et les formes classiques. Les opinions littéraires sont donc en désaccord, dans chaque camp, avec les opinions politiques. Si vous êtes éclectique, vous n’aurez personne pour vous. De quel côté vous rangez-vous ?

— Quels sont les plus forts ?

— Les journaux libéraux ont beaucoup plus d’abonnés que les journaux royalistes et ministériels ; néanmoins Lamartine et Victor Hugo percent, quoique monarchiques et religieux, quoique protégés par la cour et par le clergé. — Bah ! des sonnets, c’est de la littérature d’avant Boileau, dit Étienne en voyant Lucien effrayé d’avoir à choisir entre deux bannières. Soyez romantique. Les romantiques se composent de jeunes gens, et les classiques sont des perruques : les romantiques l’emporteront.

Le mot perruque était le dernier mot trouvé par le journalisme romantique, qui en avait affublé les classiques.

La Pâquerette ! dit Lucien en choisissant le premier des deux sonnets qui justifiaient le titre et servaient d’inauguration.


Pâquerettes des prés, vos couleurs assorties
Ne brillent pas toujours pour égayer les yeux ;
Elles disent encor les plus chers de nos vœux
En un poème où l’homme apprend ses sympathies :

Vos étamines d’or par de l’argent serties
Révèlent les trésors dont il fera ses dieux ;
Et vos filets, où coule un sang mystérieux,
Ce que coûte un succès en douleurs ressenties !

Est-ce pour être éclos le jour où du tombeau
Jésus, ressuscité sur un monde plus beau,
Fit pleuvoir des vertus en secouant ses ailes,

Que l’automne revoit vos courts pétales blancs
Parlant à nos regards de plaisirs infidèles,
Ou pour nous rappeler la fleur de nos vingt ans ?


Lucien fut piqué de la parfaite immobilité de Lousteau pendant qu’il écoutait ce sonnet ; il ne connaissait pas encore la déconcertante impassibilité que donne l’habitude de la critique, et qui distingue les journalistes fatigués de prose, de drames et de vers. Le poète, habitué à recevoir des applaudissements, dévora son désappointement ; il lut le sonnet préféré par madame de Bargeton et par quelques-uns de ses amis du Cénacle.

— Celui-ci lui arrachera peut-être un mot, pensa-t-il.


DEUXIÈME SONNET.


LA MARGUERITE.


Je suis la marguerite, et j’étais la plus belle
Des fleurs dont s’étoilait le gazon velouté.
Heureuse, on me cherchait pour ma seule beauté,
Et mes jours se flattaient d’une aurore éternelle.

Hélas ! malgré mes vœux, une vertu nouvelle
A versé sur mon front sa fatale clarté ;
Le sort m’a condamnée au don de vérité,
Et je souffre et je meurs : la science est mortelle.

Je n’ai plus de silence et n’ai plus de repos ;
L’amour vient m’arracher l’avenir en deux mots,
Il déchire mon cœur pour y lire qu’on l’aime.

Je suis la seule fleur qu’on jette sans regret :
On dépouille mon front de son blanc diadème,
Et l’on me foule aux pieds dès qu’on a mon secret.


Quand il eut fini, le poète regarda son aristarque. Étienne Lousteau contemplait les arbres de la pépinière.

— Eh ! bien ? lui dit Lucien.

— Eh ! bien ? mon cher, allez ! Ne vous écouté-je pas ? À Paris, écouter sans mot dire est un éloge.

— En avez-vous assez ? dit Lucien.

— Continuez, répondit assez brusquement le journaliste.

Lucien lut le sonnet suivant ; mais il le lut la mort au cœur, et le sang-froid impénétrable de Lousteau lui glaça son débit. Plus avancé dans la vie littéraire, il aurait su que, chez les auteurs, le silence et la brusquerie en pareille circonstance trahissent la jalousie que cause une belle œuvre, de même que leur admiration annonce le bonheur inspiré par une œuvre médiocre qui rassure leur amour-propre.


TRENTIÈME SONNET.


LE CAMÉLIA.


Chaque fleur dit un mot du livre de nature :
La rose est à l’amour et fête la beauté,
La violette exhale une âme aimante et pure,
Et le lis resplendit de sa simplicité.

Mais le camélia, monstre de la culture,
Rose sans ambroisie et lis sans majesté,
Semble s’épanouir, aux saisons de froidure,
Pour les ennuis coquets de la virginité.

Cependant, au rebord des loges de théâtre,
J’aime à voir, évasant leurs pétales d’albâtre,
Couronne de pudeur, de blancs camélias

Parmi les cheveux noirs des belles jeunes femmes
Qui savent inspirer un amour pur aux âmes,
Comme les marbres grecs du sculpteur Phidias.


— Que pensez-vous de mes pauvres sonnets ? demanda formellement Lucien.

— Voulez-vous la vérité ? dit Lousteau.

— Je suis assez jeune pour l’aimer, et je veux trop réussir pour ne pas l’entendre sans me fâcher, mais non sans désespoir, répondit Lucien.

— Hé ! bien, mon cher, les entortillages du premier annoncent une œuvre faite à Angoulême et qui vous a sans doute trop coûté pour y renoncer ; le second et le troisième sentent déjà Paris ; mais lisez-m’en un autre encore ? ajouta-t-il en faisant un geste qui parut charmant au grand homme de province.

Encouragé par cette demande, Lucien lut avec plus de confiance le sonnet que préféraient d’Arthez et Bridau, peut-être à cause de sa couleur.


CINQUANTIÈME SONNET.


LA TULIPE.


Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande ;
Et telle est ma beauté que l’avare Flamand
Paye un de mes oignons plus cher qu’un diamant,
Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande.

Mon air est féodal, et, comme une Yolande
Dans sa jupe à longs plis étoffée amplement,
Je porte des blasons peints sur mon vêtement ;
Gueules fascé d’argent, or avec pourpre en bande ;

Le jardinier divin a filé de ses doigts
Les rayons du soleil et la pourpre des rois
Pour me faire une robe à trame douce et fine.

Nulle fleur du jardin n’égale ma splendeur,
Mais la nature, hélas ! n’a pas versé d’odeur
Dans mon calice fait comme un vase de Chine.


— Eh ! bien ? dit Lucien après un moment de silence qui lui sembla d’une longueur démesurée.

— Mon cher, dit gravement Étienne Lousteau en voyant le bout des bottes que Lucien avait apportées d’Angoulême et qu’il achevait d’user, je vous engage à noircir vos bottes avec votre encre afin de ménager votre cirage, à faire des curedents de vos plumes pour vous donner l’air d’avoir dîné quand vous vous promenez, en sortant de chez Flicoteaux, dans la belle allée de ce jardin, et à chercher une place quelconque. Devenez petit-clerc d’huissier si vous avez du cœur, commis si vous avez du plomb dans les reins, ou soldat si vous aimez la musique militaire. Vous avez l’étoffe de trois poètes ; mais, avant d’avoir percé, vous avez six fois le temps de mourir de faim, si vous comptez sur les produits de votre poésie pour vivre. Or, vos intentions sont, d’après vos trop jeunes discours, de battre monnaie avec votre encrier. Je ne juge pas votre poésie, elle est de beaucoup supérieure à toutes les poésies qui encombrent les magasins de la librairie. Ces élégants rossignols, vendus un peu plus cher que les autres à cause de leur papier vélin, viennent presque tous s’abattre sur les rives de la Seine, où vous pouvez aller étudier leurs chants, si vous voulez faire un jour quelque pèlerinage instructif sur les quais de Paris, depuis l’étalage du père Jérôme, au pont Notre-Dame, jusqu’au Pont-Royal. Vous rencontrerez là tous les Essais poétiques, les Inspirations, les Élévations, les Hymnes, les Chants, les Ballades, les Odes, enfin toutes les couvées écloses depuis sept années, des muses couvertes de poussière, éclaboussées par les fiacres, violées par tous les passants qui veulent voir la vignette du titre. Vous ne connaissez personne, vous n’avez d’accès dans aucun journal, vos Marguerites resteront chastement pliées comme vous les tenez : elles n’écloront jamais au soleil de la publicité dans la prairie des grandes marges, émaillée des fleurons que prodigue l’illustre Dauriat, le libraire des célébrités, le roi des Galeries de Bois. Mon pauvre enfant, je suis venu comme vous le cœur plein d’illusions, poussé par l’amour de l’Art, porté par d’invincibles élans vers la gloire : j’ai trouvé les réalités du métier, les difficultés de la librairie et le positif de la misère. Mon exaltation, maintenant concentrée, mon effervescence première me cachaient le mécanisme du monde ; il a fallu le voir, se cogner à tous les rouages, heurter les pivots, me graisser aux huiles, entendre le cliquetis des chaînes et des volants. Comme moi, vous allez savoir que, sous toutes ces belles choses rêvées, s’agitent des hommes, des passions et des nécessités. Vous vous mêlerez forcément à d’horribles luttes, d’œuvre à œuvre, d’homme à homme, de parti à parti, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens. Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte, car vos efforts servent souvent à faire couronner un homme que vous haïssez, un talent secondaire présenté malgré vous comme un génie. La vie littéraire a ses coulisses. Les succès surpris ou mérités, voilà ce qu’applaudit le parterre ; les moyens, toujours hideux, les comparses enluminés, les claqueurs et les garçons de service, voilà ce que recèlent les coulisses. Vous êtes encore au parterre. Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. (Une larme mouilla les yeux d’Étienne Lousteau.) Savez-vous comment je vis ? reprit-il avec un accent de rage. Le peu d’argent que pouvait me donner ma famille fut bientôt mangé. Je me trouvai sans ressource après avoir fait recevoir une pièce au Théâtre-Français. Au Théâtre-Français, la protection d’un prince ou d’un Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi ne suffit pas pour faire obtenir un tour de faveur : les comédiens ne cèdent qu’à ceux qui menacent leur amour-propre. Si vous aviez le pouvoir de faire dire que le jeune premier a un asthme, la jeune première une fistule où vous voudrez, que la soubrette tue les mouches au vol, vous seriez joué demain. Je ne sais pas si dans deux ans d’ici je serai, moi qui vous parle, en état d’obtenir un semblable pouvoir : il faut trop d’amis. Où, comment et par quoi gagner mon pain, fut une question que je me suis faite en sentant les atteintes de la faim. Après bien des tentatives, après avoir écrit un roman anonyme payé deux cents francs par Doguereau, qui n’y a pas gagné grand’chose, il m’a été prouvé que le journalisme seul pourrait me nourrir. Mais comment entrer dans ces boutiques ? Je ne vous raconterai pas mes démarches et mes sollicitations inutiles, ni six mois passés à travailler comme surnuméraire et à m’entendre dire que j’effarouchais l’abonné, quand au contraire je l’apprivoisais. Passons sur ces avanies. Je rends compte aujourd’hui des théâtres du boulevard, presque gratis, dans le journal qui appartient à Finot, ce gros garçon qui déjeune encore deux ou trois fois par mois au café Voltaire (mais vous n’y allez pas !). Finot est rédacteur en chef. Je vis en vendant les billets que me donnent les directeurs de ces théâtres pour solder ma sous-bienveillance au journal, les livres que m’envoient les libraires et dont je dois parler. Enfin je trafique, une fois Finot satisfait, des tributs en nature qu’apportent les Industries pour lesquelles ou contre lesquelles il me permet de lancer des articles. L’Eau carminative, la Pâte des Sultanes, l’Huile-céphalique, la Mixture brésilienne payent un article goguenard vingt ou trente francs. Je suis forcé d’aboyer après le libraire qui donne peu d’exemplaires au journal : le journal en prend deux que vend Finot, il m’en faut deux à vendre. Publiât-il un chef-d’œuvre, le libraire avare d’exemplaires est assommé. C’est ignoble, mais je vis de ce métier, moi comme cent autres ! Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus beau que ce monde littéraire : tout dans ces deux mondes est corruption. Chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu. Quand il s’agit d’une entreprise de librairie un peu considérable, le libraire me paye, de peur d’être attaqué. Aussi mes revenus sont-ils en rapport avec les prospectus. Quand le Prospectus sort en éruptions miliaires, l’argent entre à flots dans mon gousset, je régale alors mes amis. Pas d’affaires en librairie, je dîne chez Flicoteaux. Les actrices payent aussi les éloges, mais les plus habiles payent les critiques, le silence est ce qu’elles redoutent le plus. Aussi une critique, faite pour être rétorquée ailleurs, vaut-elle mieux et se paye-t-elle plus cher qu’un éloge tout sec, oublié le lendemain. La polémique, mon cher, est le piédestal des célébrités. À ce métier de spadassin des idées et des réputations industrielles, littéraires et dramatiques, je gagne cinquante écus par mois, je puis vendre un roman cinq cents francs, et je commence à passer pour un homme redoutable. Quand, au lieu de vivre chez Florine aux dépens d’un droguiste qui se donne des airs de milord, je serai dans mes meubles, que je passerai dans un grand journal où j’aurai un feuilleton, ce jour-là, mon cher, Florine deviendra une grande actrice ; quant à moi, je ne sais pas alors ce que je puis devenir : ministre ou honnête homme, tout est encore possible. (Il releva sa tête humiliée, jeta vers le feuillage un regard de désespoir accusateur et terrible.) Et j’ai une belle tragédie reçue ! Et j’ai dans mes papiers un poème qui mourra ! Et j’étais bon ! J’avais le cœur pur : j’ai pour maîtresse une actrice du Panorama-Dramatique, moi qui rêvais de belles amours parmi les femmes les plus distinguées du grand monde ! Enfin, pour un exemplaire refusé par le libraire à mon journal, je dis du mal d’un livre que je trouve beau !

Lucien, ému aux larmes, serra la main d’Étienne.

— En dehors du monde littéraire, dit le journaliste en se levant et se dirigeant vers la grande allée de l’Observatoire où les deux poètes se promenèrent comme pour donner plus d’air à leurs poumons, il n’existe pas une seule personne qui connaisse l’horrible odyssée par laquelle on arrive à ce qu’il faut nommer, selon les talents, la vogue, la mode, la réputation, la renommée, la célébrité, la faveur publique, ces différents échelons qui mènent à la gloire, et qui ne la remplacent jamais. Ce phénomène moral, si brillant, se compose de mille accidents qui varient avec tant de rapidité, qu’il n’y a pas exemple de deux hommes parvenus par une même voie. Canalis et Nathan sont deux faits dissemblables et qui ne se renouvelleront pas. D’Arthez, qui s’éreinte à travailler, deviendra célèbre par un autre hasard. Cette réputation tant désirée est presque toujours une prostituée couronnée. Oui, pour les basses œuvres de la littérature, elle représente la pauvre fille qui gèle au coin des bornes ; pour la littérature secondaire, c’est la femme entretenue qui sort des mauvais lieux du journalisme et à qui je sers de souteneur ; pour la littérature heureuse, c’est la brillante courtisane insolente, qui a des meubles, paye des contributions à l’État, reçoit les grands seigneurs, les traite et les maltraite, a sa livrée, sa voiture, et qui peut faire attendre ses créanciers altérés. Ah ! ceux pour qui elle est, pour moi jadis, pour vous aujourd’hui, un ange aux ailes diaprées, revêtu de sa tunique blanche, montrant une palme verte dans sa main, une flamboyante épée dans l’autre, tenant à la fois de l’abstraction mythologique qui vit au fond d’un puits et de la pauvre fille vertueuse exilée dans un faubourg, ne s’enrichissant qu’aux clartés de la vertu par les efforts d’un noble courage, et revolant aux cieux avec un caractère immaculé, quand elle ne décède pas souillée, fouillée, violée, oubliée dans le char des pauvres ; ces hommes à cervelle cerclée de bronze, aux cœurs encore chauds sous les tombées de neige de l’expérience, ils sont rares dans le pays que vous voyez à nos pieds, dit-il en montrant la grande ville qui fumait au déclin du jour.

Une vision du Cénacle passa rapidement aux yeux de Lucien et l’émut, mais il fut entraîné par Lousteau qui continua son effroyable lamentation.

— Ils sont rares et clair-semés dans cette cuve en fermentation, rares comme les vrais amants dans le monde amoureux, rares comme les fortunes honnêtes dans le monde financier, rares comme un homme pur dans le journalisme. L’expérience du premier qui m’a dit ce que je vous dis a été perdue, comme la mienne sera sans doute inutile pour vous. Toujours la même ardeur précipite chaque année, de la province ici, un nombre égal, pour ne pas dire croissant, d’ambitions imberbes qui s’élancent la tête haute, le cœur altier, à l’assaut de la Mode, cette espèce de princesse Tourandocte des Mille et Un jours pour qui chacun veut être le prince Calaf ! Mais aucun ne devine l’énigme. Tous tombent dans la fosse du malheur, dans la boue du journal, dans les marais de la librairie. Ils glanent, ces mendiants, des articles biographiques, des tartines, des faits-Paris aux journaux, ou des livres commandés par de logiques marchands de papier noirci qui préfèrent une bêtise qui s’enlève en quinze jours à un chef-d’œuvre qui veut du temps pour se vendre. Ces chenilles, écrasées avant d’être papillons, vivent de honte et d’infamie, prêtes à mordre un talent naissant, sur l’ordre d’un pacha du Constitutionnel, de la Quotidienne, des Débats, au signal des libraires, à la prière d’un camarade jaloux, souvent pour un dîner. Ceux qui surmontent les obstacles oublient les misères de leur début. Moi qui vous parle, j’ai fait pendant six mois des articles où j’ai mis la fleur de mon esprit pour un misérable qui les disait de lui, qui sur ces échantillons a passé rédacteur d’un feuilleton : il ne m’a pas pris pour collaborateur, il ne m’a pas même donné cent sous, je suis forcé de lui tendre la main et de lui serrer la sienne.

— Et pourquoi ? dit fièrement Lucien.

— Je puis avoir besoin de mettre dix lignes dans son feuilleton, répondit froidement Lousteau. Enfin, mon cher, travailler n’est pas le secret de la fortune en littérature, il s’agit d’exploiter le travail d’autrui. Les propriétaires de journaux sont des entrepreneurs, nous sommes des maçons. Aussi plus un homme est médiocre, plus promptement arrive-t-il ; il peut avaler des crapauds vivants, se résigner à tout, flatter les petites passions basses des sultans littéraires, comme un nouveau-venu de Limoges, Hector Merlin, qui fait déjà de la politique dans un journal du centre droit, et qui travaille à notre petit journal : je lui ai vu ramasser le chapeau tombé d’un rédacteur en chef. En n’offusquant personne, ce garçon-là passera entre les ambitions rivales pendant qu’elles se battront. Vous me faites pitié. Je me vois en vous comme j’étais, et je suis sûr que vous serez, dans un ou deux ans, comme je suis. Vous croirez à quelque jalousie secrète, à quelque intérêt personnel dans ces conseils amers ; mais ils sont dictés par le désespoir du damné qui ne peut plus quitter l’Enfer. Personne n’ose dire ce que je vous crie avec la douleur de l’homme atteint au cœur et comme un autre Job sur le fumier : Voici mes ulcères !

— Lutter sur ce champ ou ailleurs, je dois lutter, dit Lucien.

— Sachez-le donc ! reprit Lousteau, cette lutte sera sans trêve si vous avez du talent, car votre meilleure chance serait de n’en pas avoir. L’austérité de votre conscience aujourd’hui pure fléchira devant ceux à qui vous verrez votre succès entre les mains ; qui, d’un mot, peuvent vous donner la vie et qui ne voudront pas le dire : car, croyez-moi, l’écrivain à la mode est plus insolent, plus dur envers les nouveaux-venus que ne l’est le plus brutal libraire. Où le libraire ne voit qu’une perte, l’auteur redoute un rival : l’un vous éconduit, l’autre vous écrase. Pour faire de belles œuvres, mon pauvre enfant, vous puiserez à pleines plumées d’encre dans votre cœur la tendresse, la séve, l’énergie, et vous l’étalerez en passions, en sentiments, en phrases ! Oui, vous écrirez au lieu d’agir, vous chanterez au lieu de combattre, vous aimerez, vous haïrez, vous vivrez dans vos livres ; mais quand vous aurez réservé vos richesses pour votre style, votre or, votre pourpre pour vos personnages, que vous vous promènerez en guenilles dans les rues de Paris, heureux d’avoir lancé, en rivalisant avec l’État Civil, un être nommé Adolphe, Corinne, Clarisse, René, que vous aurez gâté votre vie et votre estomac pour donner la vie à cette création, vous la verrez calomniée, trahie, vendue, déportée dans les lagunes de l’oubli par les journalistes, ensevelie par vos meilleurs amis. Pourrez-vous attendre le jour où votre créature s’élancera réveillée par qui ? quand ? comment ? Il existe un magnifique livre, le pianto de l’incrédulité, Obermann, qui se promène solitaire dans le désert des magasins, et que dès lors les libraires appellent ironiquement un rossignol : quand Pâques arrivera-t-il pour lui ? personne ne le sait ! Avant tout, essayez de trouver un libraire assez osé pour imprimer les Marguerites ? Il ne s’agit pas de vous les faire payer, mais de les imprimer. Vous verrez alors des scènes curieuses.

Cette rude tirade, prononcée avec les accents divers des passions qu’elle exprimait, tomba comme une avalanche de neige dans le cœur de Lucien et y mit un froid glacial. Il demeura debout et silencieux pendant un moment. Enfin, son cœur, comme stimulé par l’horrible poésie des difficultés, éclata. Lucien serra la main de Lousteau, et lui cria : — Je triompherai !

— Bon ! dit le journaliste, encore un chrétien qui descend dans l’arène pour se livrer aux bêtes. Mon cher, il y a ce soir une première représentation au Panorama-Dramatique, elle ne commencera qu’à huit heures, il est six heures, allez mettre votre meilleur habit, enfin soyez convenable. Venez me prendre. Je demeure rue de La Harpe, au-dessus du café Servel, au quatrième étage. Nous passerons chez Dauriat d’abord. Vous persistez, n’est-ce pas ? Eh ! bien, je vous ferai connaître ce soir un des rois de la librairie et quelques journalistes. Après le spectacle, nous souperons chez ma maîtresse avec des amis, car notre dîner ne peut pas compter pour un repas. Vous y trouverez Finot, le rédacteur en chef et le propriétaire de mon journal. Vous savez le mot de Minette du Vaudeville : Le temps est un grand maigre ? eh ! bien, pour nous le hasard est aussi un grand maigre, il faut le tenter.

— Je n’oublierai jamais cette journée, dit Lucien.

— Munissez-vous de votre manuscrit, et soyez en tenue, moins à cause de Florine que du libraire.

La bonhomie de camarade, qui succédait au cri violent du poète peignant la guerre littéraire, toucha Lucien tout aussi vivement qu’il l’avait été naguère à la même place par la parole grave et religieuse de d’Arthez. Animé par la perspective d’une lutte immédiate entre les hommes et lui, l’inexpérimenté jeune homme ne soupçonna point la réalité des malheurs moraux que lui dénonçait le journaliste. Il ne se savait pas placé entre deux voies distinctes, entre deux systèmes représentés par le Cénacle et par le Journalisme, dont l’un était long, honorable, sûr ; l’autre semé d’écueils et périlleux, plein de ruisseaux fangeux où devait se crotter sa conscience. Son caractère le portait à prendre le chemin le plus court, en apparence le plus agréable, à saisir les moyens décisifs et rapides. Il ne vit en ce moment aucune différence entre la noble amitié de d’Arthez et la facile camaraderie de Lousteau. Cet esprit mobile aperçut dans le Journal une arme à sa portée, il se sentait habile à la manier, il la voulut prendre. Ébloui par les offres de son nouvel ami dont la main frappa la sienne avec un laissez-aller qui lui parut gracieux, pouvait-il savoir que, dans l’armée de la Presse, chacun a besoin d’amis, comme les généraux ont besoin de soldats ! Lousteau, lui voyant de la résolution, le racolait en espérant se l’attacher. Le journaliste en était à son premier ami, comme Lucien à son premier protecteur : l’un voulait passer caporal, l’autre voulait être soldat.

Lucien revint joyeusement à son hôtel, où il fit une toilette aussi soignée que le jour néfaste où il avait voulu se produire dans la loge de la marquise d’Espard à l’Opéra. Mais déjà ses habits lui allaient mieux, il se les était appropriés. Il mit son beau pantalon collant de couleur claire, de jolies bottes à glands qui lui avaient coûté quarante francs, et son habit de bal. Ses abondants et fins cheveux blonds, il les fit friser, parfumer, ruisseler en boucles brillantes. Son front se para d’une audace puisée dans le sentiment de sa valeur et de son avenir. Ses mains de femme furent soignées, leurs ongles en amande devinrent nets et rosés. Sur son col de satin noir, les blanches rondeurs de son menton étincelèrent. Jamais un plus joli jeune homme ne descendit la montagne du pays latin. Lucien était beau comme un dieu grec. Il prit un fiacre, et fut à sept heures moins un quart à la porte de la maison du café Servel. La portière l’invita à grimper quatre étages en lui donnant des notions topographiques assez compliquées. Armé de ces renseignements, il trouva, non sans peine, une porte ouverte au bout d’un long corridor obscur et reconnut la chambre classique du quartier latin. La misère des jeunes gens le poursuivait là comme rue de Cluny, chez d’Arthez, chez Chrestien, partout ! Mais, partout, elle se recommande par l’empreinte que lui donne le caractère du patient. Là cette misère était sinistre. Un lit en noyer, sans rideaux, au bas duquel grimaçait un méchant tapis d’occasion ; aux fenêtres des rideaux jaunis par la fumée d’une cheminée qui n’allait pas et par celle du cigare ; sur la cheminée, une lampe Carcel donnée par Florine et encore échappée au Mont-de-Piété ; puis, une commode d’acajou terni, une table chargée de papiers, deux ou trois plumes ébouriffées là-dessus, pas d’autres livres que ceux apportés la veille ou pendant la journée : tel était le mobilier de cette chambre dénuée d’objets de valeur, mais qui offrait un ignoble assemblage de mauvaises bottes bâillant dans un coin, de vieilles chaussettes à l’état de dentelle ; dans un autre, des cigares écrasés, des mouchoirs sales, des chemises en deux volumes, des cravates à trois éditions. C’était enfin un bivouac littéraire meublé de choses négatives et de la plus étrange nudité qui se puisse imaginer. Sur la table de nuit, chargée des livres lus pendant la matinée, brillait le rouleau rouge de Fumade. Sur le manteau de la cheminée erraient un rasoir, une paire de pistolets, une boîte à cigares. Dans un panneau, Lucien vit des fleurets croisés sous un masque. Trois chaises et deux fauteuils, à peine dignes du plus méchant hôtel garni de cette rue, complétaient cet ameublement. Cette chambre, à la fois sale et triste, annonçait une vie sans repos et sans dignité : on y dormait, on y travaillait à la hâte, elle était habitée par force, on éprouvait le besoin de la quitter. Quelle différence entre ce désordre cynique et la propre, la décente misère de d’Arthez ?… Ce conseil enveloppé dans un souvenir, Lucien ne l’écouta pas, car Étienne lui fit une plaisanterie pour masquer le nu du Vice.

— Voilà mon chenil, ma grande représentation est rue de Bondy, dans le nouvel appartement que notre droguiste a meublé pour Florine et que nous inaugurons ce soir.

Étienne Lousteau avait un pantalon noir, des bottes bien cirées, un habit boutonné jusqu’au cou ; sa chemise, que Florine devait sans doute lui changer, était cachée par un col de velours, et il brossait son chapeau pour lui donner l’apparence du neuf.

— Partons, dit Lucien.

— Pas encore, j’attends un libraire pour avoir de la monnaie, on jouera peut-être. Je n’ai pas un liard ; et, d’ailleurs, il me faut des gants.

En ce moment les deux nouveaux amis entendirent les pas d’un homme dans le corridor.

— C’est lui, dit Lousteau. Vous allez voir, mon cher, la tournure que prend la Providence quand elle se manifeste aux poètes. Avant de contempler dans sa gloire Dauriat le libraire fashionable, vous aurez vu le libraire du quai des Augustins, le libraire escompteur, le marchand de ferraille littéraire, le Normand ex-vendeur de salade. Arrivez donc, vieux Tartare ? cria Lousteau.

— Me voilà, dit une voix fêlée comme celle d’une cloche cassée.

— Avec de l’argent ?

— De l’argent ? il n’y en a plus en librairie, répondit un jeune homme qui entra en regardant Lucien d’un air curieux.

— Vous me devez cinquante francs d’abord, reprit Lousteau. Puis voici deux exemplaires d’un Voyage en Égypte qu’on dit une merveille, il y foisonne des gravures, il se vendra : Finot a été payé pour deux articles que je dois faire. Item, deux des derniers romans de Victor Ducange, un auteur illustre au Marais. Item, deux exemplaires du second ouvrage d’un commençant, Paul de Kock, qui travaille dans le même genre. Item, deux d’Yseult de Dôle, un joli ouvrage de province. En tout cent francs, au prix fort. Ainsi vous me devez cent francs, mon petit Barbet.

Barbet regarda les livres en en examinant les tranches et les couvertures avec soin.

— Oh ! ils sont dans un état parfait de conservation, s’écria Lousteau. Le Voyage n’est pas coupé ni le Paul de Kock, ni le Ducange, ni celui-là sur la cheminée, Considérations sur la symbolique, je vous l’abandonne, le mythe est si ennuyeux, que je le donne pour ne pas en voir sortir des milliers de mites.

— Eh ! bien, dit Lucien, comment ferez-vous vos articles ?

Barbet jeta sur Lucien un regard de profond étonnement, et reporta ses yeux sur Étienne en ricanant : — On voit que monsieur n’a pas le malheur d’être homme de lettres.

— Non, Barbet, non. Monsieur est un poète, un grand poète qui enfoncera Canalis, Béranger et Delavigne. Il ira loin, à moins qu’il ne se jette à l’eau, encore irait-il jusqu’à Saint-Cloud.

— Si j’avais un conseil à donner à monsieur, dit Barbet, ce serait de laisser les vers et de se mettre à la prose. On ne veut plus de vers sur le quai.

Barbet avait une méchante redingote boutonnée par un seul bouton, son col était gras, il gardait son chapeau sur la tête, il portait des souliers, son gilet entr’ouvert laissait voir une bonne grosse chemise de toile forte. Sa figure ronde, percée de deux yeux avides, ne manquait pas de bonhomie ; mais il avait dans le regard l’inquiétude vague des gens habitués à s’entendre demander de l’argent et qui en ont. Il paraissait rond et facile, tant sa finesse était cotonnée d’embonpoint. Après avoir été commis, il avait pris depuis deux ans une misérable petite boutique sur le quai, d’où il s’élançait chez les journalistes, chez les auteurs, chez les imprimeurs, y achetant à bas prix les livres qui leur étaient donnés, et gagnant ainsi quelque dix ou vingt francs par jour. Riche de ses économies, il flairait les besoins de chacun, il espionnait quelque bonne affaire, il escomptait au taux de quinze ou vingt pour cent, chez les auteurs gênés, les effets des libraires auxquels il allait le lendemain acheter, à prix débattus au comptant, quelques bons livres demandés ; puis il leur rendait leurs propres effets au lieu d’argent. Il avait fait ses études, et son instruction lui servait à éviter soigneusement la poésie et les romans modernes. Il affectionnait les petites entreprises, les livres d’utilité dont l’entière propriété coûtait mille francs et qu’il pouvait exploiter à son gré, tels que l’Histoire de France mise à la portée des enfants, la Tenue des livres en vingt leçons, la Botanique des jeunes filles. Il avait laissé échapper déjà deux ou trois bons livres, après avoir fait revenir vingt fois les auteurs chez lui, sans se décider à leur acheter leur manuscrit. Quand on lui reprochait sa couardise, il montrait la relation d’un fameux procès dont le manuscrit, pris dans les journaux, ne lui coûtait rien, et lui avait rapporté deux ou trois mille francs.

Barbet était le libraire trembleur, qui vit de noix et de pain, qui souscrit peu de billets, qui grappille sur les factures, les réduit, colporte lui-même ses livres on ne sait où, mais qui les place et se les fait payer. Il était la terreur des imprimeurs, qui ne savaient comment le prendre : il les payait sous escompte et rognait leurs factures en devinant des besoins urgents ; puis il ne se servait plus de ceux qu’il avait étrillés, en craignant quelque piége.

— Hé ! bien, continuons-nous nos affaires ? dit Lousteau.

— Hé ! mon petit, dit familièrement Barbet, j’ai dans ma boutique six mille volumes à vendre. Or, selon le mot d’un vieux libraire, les livres ne sont pas des francs. La librairie va mal.

— Si vous alliez dans sa boutique, mon cher Lucien, dit Étienne, vous trouveriez sur un comptoir en bois de chêne, qui vient de la vente après faillite de quelque marchand de vin, une chandelle non mouchée, elle se consume alors moins vite. À peine éclairé par cette lueur anonyme, vous apercevriez des casiers vides. Pour garder ce néant, un petit garçon en veste bleue souffle dans ses doigts, bat la semelle, ou se brasse comme un cocher de fiacre sur son siége. Regardez ? pas plus de livres que je n’en ai ici. Personne ne peut deviner le commerce qui se fait là.

— Voici un billet de cent francs à trois mois, dit Barbet qui ne put s’empêcher de sourire en sortant un papier timbré de sa poche, et j’emporterai vos bouquins. Voyez-vous, je ne peux plus donner d’argent comptant, les ventes sont trop difficiles. J’ai pensé que vous aviez besoin de moi, j’étais sans le sou, j’ai souscrit un effet pour vous obliger, car je n’aime pas à donner ma signature.

— Ainsi, vous voulez encore mon estime et des remercîments ? dit Lousteau.

— Quoiqu’on ne paye pas ses billets avec des sentiments, je les accepterai tout de même, répondit Barbet.

— Mais il me faut des gants, et les parfumeurs auront la lâcheté de refuser votre papier, dit Lousteau. Tenez, voilà une superbe gravure, là, dans le premier tiroir de la commode, elle vaut quatre-vingts francs, elle est avant la lettre et après l’article, car j’en ai fait un assez bouffon. Il y avait à mordre sur Hippocrate refusant les présents d’Artaxerxès. Hein ! cette belle planche convient à tous les médecins qui refusent les dons exagérés des satrapes parisiens. Vous trouverez encore sous la gravure une trentaine de romances. Allons, prenez le tout, et donnez-moi quarante francs.

— Quarante francs ! dit le libraire en jetant un cri de poule effrayée, tout au plus vingt. Encore puis-je les perdre, ajouta Barbet.

— Où sont les vingt francs ? dit Lousteau.

— Ma foi, je ne sais pas si je les ai, dit Barbet en se fouillant. Les voilà. Vous me dépouillez, vous avez sur moi un ascendant…

— Allons, partons, dit Lousteau qui prit le manuscrit de Lucien et fit un trait à l’encre sous la corde.

— Avez-vous encore quelque chose ? demanda Barbet.

— Rien, mon petit Shylock. Je te ferai faire une affaire excellente (où tu perdras mille écus, pour t’apprendre à me voler ainsi), dit à voix basse Étienne à Lucien.

— Et vos articles ? dit Lucien en roulant vers le Palais-Royal.

— Bah ! vous ne savez pas comment cela se bâcle. Quant au voyage en Égypte, j’ai ouvert le livre et lu des endroits çà et là sans le couper, j’y ai découvert onze fautes de français. Je ferai une colonne en disant que si l’auteur a appris le langage des canards gravés sur les cailloux égyptiens appelés des obélisques, il ne connaît pas sa langue, et je le lui prouverai. Je dirai qu’au lieu de nous parler d’histoire naturelle et d’antiquités, il aurait dû ne s’occuper que de l’avenir de l’Égypte, du progrès de la civilisation, des moyens de rallier l’Égypte à la France, qui, après l’avoir conquise et perdue, peut se l’attacher encore par l’ascendant moral. Là-dessus une tartine patriotique, le tout entrelardé de tirades sur Marseille, sur le Levant, sur notre commerce.

— Mais s’il avait fait cela, que diriez-vous ?

— Hé ! bien, je dirais qu’au lieu de nous ennuyer de politique, il aurait dû s’occuper de l’Art, nous peindre le pays sous son côté pittoresque et territorial. Le critique se lamente alors. La politique, dit-il, nous déborde, elle nous ennuie, on la trouve partout. Je regretterais ces charmants voyages où l’on nous expliquait les difficultés de la navigation, le charme des débouquements, les délices du passage de la Ligne, enfin ce qu’ont besoin de savoir ceux qui ne voyageront jamais. Tout en les approuvant, on se moque des voyageurs qui célèbrent comme de grands événements un oiseau qui passe, un poisson volant, une pêche, les points géographiques relevés, les bas-fonds reconnus. On redemande ces choses scientifiques parfaitement inintelligibles, qui fascinent comme tout ce qui est profond, mystérieux, incompréhensible. L’abonné rit, il est servi. Quant aux romans, Florine est la plus grande liseuse de romans qu’il y ait au monde, elle m’en fait l’analyse, et je broche mon article d’après son opinion. Quand elle a été ennuyée par ce qu’elle nomme les phrases d’auteur, je prends le livre en considération, et fais redemander un exemplaire au libraire qui l’envoie, enchanté d’avoir un article favorable.

— Bon Dieu ! mais la critique, la sainte critique ! dit Lucien imbu des doctrines de son Cénacle.

— Mon cher, dit Lousteau, la critique est une brosse qui ne peut pas s’employer sur les étoffes légères, où elle emporterait tout. Écoutez, laissons là le métier. Voyez-vous cette marque ? lui dit-il en lui montrant le manuscrit des Marguerites. J’ai uni par un peu d’encre votre corde au papier. Si Dauriat lit votre manuscrit, il lui sera certes impossible de remettre la corde exactement. Ainsi votre manuscrit est comme scellé. Ceci n’est pas inutile pour l’expérience que vous voulez faire. Encore, remarquez que vous n’arriverez pas, seul et sans parrain, dans cette boutique, comme ces petits jeunes gens qui se présentent chez dix libraires avant d’en trouver un qui leur présente une chaise…

Lucien avait éprouvé déjà la vérité de ce détail. Lousteau paya le fiacre en lui donnant trois francs, au grand ébahissement de Lucien surpris de la prodigalité qui succédait à tant de misère. Puis les deux amis entrèrent dans les Galeries de Bois, où trônait alors la Librairie dite de Nouveautés.

À cette époque, les Galeries de Bois constituaient une des curiosités parisiennes les plus illustres. Il n’est pas inutile de peindre ce bazar ignoble ; car, pendant trente-six ans, il a joué dans la vie parisienne un si grand rôle, qu’il est peu d’hommes âgés de quarante ans à qui cette description, incroyable pour les jeunes gens, ne fasse encore plaisir. En place de la froide, haute et large galerie d’Orléans, espèce de serre sans fleurs, se trouvaient des baraques, ou, pour être plus exact, des huttes en planches, assez mal couvertes, petites, mal éclairées sur la cour et sur le jardin par des jours de souffrance appelés croisées, mais qui ressemblaient aux plus sales ouvertures des guinguettes hors barrière. Une triple rangée de boutiques y formait deux galeries, hautes d’environ douze pieds. Les boutiques sises au milieu donnaient sur les deux galeries dont l’atmosphère leur livrait un air méphitique, et dont la toiture laissait passer peu de jour à travers des vitres toujours sales. Ces alvéoles avaient acquis un tel prix par suite de l’affluence du monde, que malgré l’étroitesse de certaines, à peine larges de six pieds et longues de huit à dix, leur location coûtait mille écus. Les boutiques éclairées sur le jardin et sur la cour étaient protégées par de petits treillages verts, peut-être pour empêcher la foule de démolir, par son contact, les murs en mauvais plâtras qui formaient le derrière des magasins. Là donc se trouvait un espace de deux ou trois pieds où végétaient les produits les plus bizarres d’une botanique inconnue à la science, mêlés à ceux de diverses industries non moins florissantes. Une maculature coiffait un rosier, en sorte que les fleurs de rhétorique étaient embaumées par les fleurs avortées de ce jardin mal soigné, mais fétidement arrosé. Des rubans de toutes les couleurs ou des prospectus fleurissaient dans les feuillages. Les débris de modes étouffaient la végétation : vous trouviez un nœud de rubans sur une touffe de verdure, et vous étiez déçu dans vos idées sur la fleur que vous veniez admirer en apercevant une coque de satin qui figurait un dahlia. Du côté de la cour, comme du côté du jardin, l’aspect de ce palais fantasque offrait tout ce que la saleté parisienne a produit de plus bizarre : des badigeonnages lavés, des plâtras refaits, de vieilles peintures, des écriteaux fantastiques. Enfin le public parisien salissait énormément les treillages verts, soit sur le jardin, soit sur la cour. Ainsi, des deux côtés, une bordure infâme et nauséabonde semblait défendre l’approche des Galeries aux gens délicats ; mais les gens délicats ne reculaient pas plus devant ces horribles choses que les princes des contes de fées ne reculent devant les dragons et les obstacles interposés par un mauvais génie entre eux et les princesses. Ces Galeries étaient comme aujourd’hui percées au milieu par un passage, et comme aujourd’hui l’on y pénétrait encore par les deux péristyles actuels commencés avant la Révolution et abandonnés faute d’argent. La belle galerie de pierre qui mène au Théâtre-Français formait alors un passage étroit d’une hauteur démesurée et si mal couvert qu’il y pleuvait souvent. On la nommait Galerie-Vitrée, pour la distinguer des Galeries-de-Bois. Les toitures de ces bouges étaient toutes d’ailleurs en si mauvais état, que la Maison d’Orléans eut un procès avec un célèbre marchand de cachemires et d’étoffes qui, pendant une nuit, trouva des marchandises avariées pour une somme considérable. Le marchand eut gain de cause. Une double toile goudronnée servait de couverture en quelques endroits. Le sol de la Galerie-Vitrée, où Chevet commença sa fortune, et celui des Galeries-de-Bois étaient le sol naturel de Paris, augmenté du sol factice amené par les bottes et les souliers des passants. En tout temps, les pieds heurtaient des montagnes et des vallées de boue durcie, incessamment balayées par les marchands, et qui demandaient aux nouveaux-venus une certaine habitude pour y marcher.

Ce sinistre amas de crottes, ces vitrages encrassés par la pluie et par la poussière, ces huttes plates et couvertes de haillons au dehors, la saleté des murailles commencées, cet ensemble de choses qui tenait du camp des Bohémiens, des baraques d’une foire, des constructions provisoires avec lesquelles on entoure à Paris les monuments qu’on ne bâtit pas, cette physionomie grimaçante allait admirablement aux différents commerces qui grouillaient sous ce hangar impudique, effronté, plein de gazouillements et d’une gaieté folle, où, depuis la Révolution de 1789 jusqu’à la Révolution de 1830, il s’est fait d’immenses affaires. Pendant vingt années, la Bourse s’est tenue en face, au rez-de-chaussée du Palais. Ainsi, l’opinion publique, les réputations se faisaient et se défaisaient là, aussi bien que les affaires politiques et financières. On se donnait rendez-vous dans ces galeries avant et après la Bourse. Le Paris des banquiers et des commerçants encombrait souvent la cour du Palais-Royal, et refluait sous ces abris par les temps de pluie. La nature de ce bâtiment, surgi sur ce point on ne sait comment, le rendait d’une étrange sonorité. Les éclats de rire y foisonnaient. Il n’arrivait pas une querelle à un bout qu’on ne sût à l’autre de quoi il s’agissait. Il n’y avait là que des libraires, de la poésie, de la politique et de la prose, des marchandes de modes, enfin des filles de joie qui venaient seulement le soir. Là fleurissaient les nouvelles et les livres, les jeunes et les vieilles gloires, les conspirations de la Tribune et les mensonges de la Librairie. Là se vendaient les nouveautés au public, qui s’obstinait à ne les acheter que là. Là, se sont vendus dans une seule soirée plusieurs milliers de tel ou tel pamphlet de Paul-Louis Courier, ou des Aventures de la fille d’un roi. À l’époque où Lucien s’y produisait, quelques boutiques avaient des devantures, des vitrages assez élégants ; mais ces boutiques appartenaient aux rangées donnant sur le jardin ou sur la cour. Jusqu’au jour où périt cette étrange colonie sous le marteau de l’architecte Fontaine, les boutiques sises entre les deux galeries furent entièrement ouvertes, soutenues par des piliers comme les boutiques des foires de province, et l’œil plongeait sur les deux galeries à travers les marchandises ou les portes vitrées. Comme il était impossible d’y avoir du feu, les marchands n’avaient que des chaufferettes et faisaient eux-mêmes la police du feu, car une imprudence pouvait enflammer en un quart d’heure cette république de planches desséchées par le soleil et comme enflammées déjà par la prostitution, encombrées de gaze, de mousseline, de papiers, quelquefois ventilées par des courants d’air. Les boutiques de modistes étaient pleines de chapeaux inconcevables, qui semblaient être là moins pour la vente que pour l’étalage, tous accrochés par centaines à des broches de fer terminées en champignon, et pavoisant les galeries de leurs mille couleurs. Pendant vingt ans, tous les promeneurs se sont demandé sur quelles têtes ces chapeaux poudreux achevaient leur carrière. Des ouvrières généralement laides, mais égrillardes, raccrochaient les femmes par des paroles astucieuses, suivant la coutume et avec le langage de la Halle. Une grisette dont la langue était aussi déliée que ses yeux étaient actifs, se tenait sur un tabouret et harcelait les passants : — Achetez-vous un joli chapeau, madame ? — Laissez-moi donc vous vendre quelque chose, monsieur ? Leur vocabulaire fécond et pittoresque était varié par les inflexions de voix, par des regards et par des critiques sur les passants. Les libraires et les marchandes de modes vivaient en bonne intelligence. Dans le passage nommé si fastueusement la Galerie-Vitrée, se trouvaient les commerces les plus singuliers. Là s’établissaient les ventriloques, les charlatans de toute espèce, les spectacles où l’on ne voit rien et ceux où l’on vous montre le monde entier. Là s’est établi pour la première fois un homme qui a gagné sept ou huit cent mille francs à parcourir les foires. Il avait pour enseigne un soleil tournant dans un cadre noir, autour duquel éclataient ces mots écrits en rouge : Ici l’homme voit ce que Dieu ne saurait voir. Prix : deux sous. L’aboyeur ne vous admettait jamais seul, ni jamais plus de deux. Une fois entré, vous vous trouviez nez à nez avec une grande glace. Tout à coup une voix, qui eût épouvanté Hoffmann le Berlinois, partait comme une mécanique dont le ressort est poussé. « Vous voyez là, messieurs, ce que dans toute l’éternité Dieu ne saurait voir, c’est-à-dire votre semblable. Dieu n’a pas son semblable ! » Vous vous en alliez honteux sans oser avouer votre stupidité. De toutes les petites portes partaient des voix semblables qui vous vantaient des Cosmoramas, des vues de Constantinople, des spectacles de marionnettes, des automates qui jouaient aux échecs, des chiens qui distinguaient la plus belle femme de la société. Le ventriloque Fitz-James a fleuri là dans le café Borel avant d’aller mourir à Montmartre, mêlé aux élèves de l’École Polytechnique. Il y avait des fruitières et des marchandes de bouquets, un fameux tailleur dont les broderies militaires reluisaient le soir comme des soleils. Le matin, jusqu’à deux heures après midi, les Galeries-de-Bois étaient muettes, sombres et désertes. Les marchands y causaient comme chez eux. Le rendez-vous que s’y est donné la population parisienne ne commençait que vers trois heures, à l’heure de la Bourse. Dès que la foule venait, il se pratiquait des lectures gratuites à l’étalage des libraires par les jeunes gens affamés de littérature et dénués d’argent. Les commis chargés de veiller sur les livres exposés laissaient charitablement les pauvres gens tournant les pages. Quand il s’agissait d’un in-12 de deux cents pages comme Smarra, Pierre Schlémilh, Jean Sbogar, Jocko, en deux séances il était dévoré. En ce temps-là les cabinets de lecture n’existaient pas, il fallait acheter un livre pour le lire ; aussi les romans se vendaient-ils alors à des nombres qui paraîtraient fabuleux aujourd’hui. Il y avait donc je ne sais quoi de français dans cette aumône faite à l’intelligence jeune, avide et pauvre. La poésie de ce terrible bazar éclatait à la tombée du jour. De toutes rues adjacentes allaient et venaient un grand nombre de filles qui pouvaient s’y promener sans rétribution. De tous les points de Paris, une fille de joie accourait faire son Palais. Les Galeries-de-Pierre appartenaient à des maisons privilégiées qui payaient le droit d’exposer des créatures habillées comme des princesses, entre telle ou telle arcade, et à la place correspondante dans le jardin ; tandis que les Galeries-de-Bois étaient pour la prostitution un terrain public, le Palais par excellence, mot qui signifiait alors le temple de la prostitution. Une femme pouvait y venir, en sortir accompagnée de sa proie, et l’emmener où bon lui semblait. Ces femmes attiraient donc le soir aux Galeries-de-Bois une foule si considérable qu’on y marchait au pas, comme à la procession ou au bal masqué. Cette lenteur, qui ne gênait personne, servait à l’examen. Ces femmes avaient une mise qui n’existe plus ; la manière dont elles se tenaient décolletées jusqu’au milieu du dos, et très-bas aussi par devant ; leurs bizarres coiffures inventées pour attirer les regards : celle-ci en Cauchoise, celle-là en Espagnole ; l’une bouclée comme un caniche, l’autre en bandeaux lisses ; leurs jambes serrées par des bas blancs et montrées on ne sait comment, mais toujours à propos, toute cette infâme poésie est perdue. La licence des interrogations et des réponses, ce cynisme public en harmonie avec le lieu ne se retrouve plus, ni au bal masqué, ni dans les bals si célèbres qui se donnent aujourd’hui. C’était horrible et gai. La chair éclatante des épaules et des gorges étincelait au milieu des vêtements d’hommes presque toujours sombres, et produisait les plus magnifiques oppositions. Le brouhaha des voix et le bruit de la promenade formait un murmure qui s’entendait dès le milieu du jardin, comme une basse continue brodée des éclats de rire des filles ou des cris de quelque rare dispute. Les personnes comme il faut, les hommes les plus marquants y étaient coudoyés par des gens à figure patibulaire. Ces monstrueux assemblages avaient je ne sais quoi de piquant, les hommes les plus insensibles étaient émus. Aussi tout Paris est-il venu là jusqu’au dernier moment ; il s’y est promené sur le plancher de bois que l’architecte a fait au-dessus des caves pendant qu’il les bâtissait. Des regrets immenses et unanimes ont accompagné la chute de ces ignobles morceaux de bois.

Le libraire Ladvocat s’était établi depuis quelques jours à l’angle du passage qui partageait ces galeries par le milieu, devant Dauriat, jeune homme maintenant oublié, mais audacieux, et qui défricha la route où brilla depuis son concurrent. La boutique de Dauriat se trouvait sur une des rangées donnant sur le jardin, et celle de Ladvocat était sur la cour. Divisée en deux parties, la boutique de Dauriat offrait un vaste magasin à sa librairie, et l’autre portion lui servait de cabinet. Lucien, qui venait là pour la première fois le soir, fut étourdi de cet aspect, auquel ne résistaient pas les provinciaux ni les jeunes gens. Il perdit bientôt son introducteur.

— Si tu étais beau comme ce garçon-là, je le donnerais du retour, dit une créature à un vieillard en lui montrant Lucien.

Lucien devint honteux comme le chien d’un aveugle, il suivit le torrent dans un état d’hébétement et d’excitation difficile à décrire. Harcelé par les regards des femmes, sollicité par des rondeurs blanches, par des gorges audacieuses qui l’éblouissaient, il se raccrochait à son manuscrit qu’il serrait pour qu’on ne le lui volât point, l’innocent !

— Hé ! bien, monsieur, cria-t-il en se sentant pris par un bras et croyant que sa poésie avait alléché quelque auteur.

Il reconnut son ami Lousteau qui lui dit : — Je savais bien que vous finiriez par passer là !

Le poète était sur la porte du magasin où Lousteau le fit entrer, et qui était plein de gens attendant le moment de parler au Sultan de la librairie. Les imprimeurs, les papetiers et les dessinateurs, groupés autour des commis, les questionnaient sur des affaires en train ou qui se méditaient.

— Tenez, voilà Finot, le directeur de mon journal ; il cause avec un jeune homme qui a du talent, Félicien Vernou, un petit drôle méchant comme une maladie secrète.

— Hé ! bien, tu as une première représentation, mon vieux, dit Finot en venant avec Vernou à Lousteau. J’ai disposé de la loge.

— Tu l’as vendue à Braulard ?

— Eh ! bien, après ? tu te feras placer. Que viens-tu demander à Dauriat ? Ah ! il est convenu que nous pousserons Paul de Kock, Dauriat en a pris deux cents exemplaires et Victor Ducange lui refuse un roman. Dauriat veut, dit-il, faire un nouvel auteur dans le même genre. Tu mettras Paul de Kock au-dessus de Ducange.

— Mais j’ai une pièce avec Ducange à la Gaieté, dit Lousteau.

— Hé ! bien, tu lui diras que l’article est de moi, je serai censé l’avoir fait atroce, tu l’auras adouci, il te devra des remercîments.

— Ne pourrais-tu me faire escompter ce petit bon de cent francs par le caissier de Dauriat ? dit Étienne à Finot. Tu sais ! nous soupons ensemble pour inaugurer le nouvel appartement de Florine.

— Ah ! oui, tu nous traites, dit Finot en ayant l’air de faire un effort de mémoire. Hé ! bien, Gabusson, dit Finot en prenant le billet de Barbet et le présentant au caissier, donnez quatre-vingt-dix francs pour moi à cet homme-là. Endosse le billet, mon vieux ?

Lousteau prit la plume du caissier pendant que le caissier comptait l’argent, et signa. Lucien, tout yeux et tout oreilles, ne perdit pas une syllabe de cette conversation.

— Ce n’est pas tout, mon cher ami, reprit Étienne, je ne te dis pas merci, c’est entre nous à la vie à la mort. Je dois présenter monsieur à Dauriat, et tu devrais le disposer à nous écouter.

— De quoi s’agit-il ? demanda Finot.

— D’un recueil de poésies, répondit Lucien.

— Ah ! dit Finot en faisant un haut-le-corps.

— Monsieur, dit Vernou en regardant Lucien, ne pratique pas depuis longtemps la librairie, il aurait déjà serré son manuscrit dans les coins les plus sauvages de son domicile.

En ce moment un beau jeune homme, Émile Blondet, qui venait de débuter au journal des Débats par des articles de la plus grande portée, entra, donna la main à Finot, à Lousteau, et salua légèrement Vernou.

— Viens souper avec nous, à minuit, chez Florine, lui dit Lousteau.

— J’en suis, dit le jeune homme. Mais qu’y a-t-il ?

— Ah ! il y a, dit Lousteau, Florine et Matifat le droguiste ; Du Bruel, l’auteur qui a donné un rôle à Florine pour son début ; un petit vieux, le père Cardot et son gendre Camusot ; puis Finot…

— Fait-il les choses convenablement, ton droguiste ?

— Il ne nous donnera pas de drogues, dit Lucien.

— Monsieur a beaucoup d’esprit, dit sérieusement Blondet en regardant Lucien. Il est du souper, Lousteau ?

— Oui.

— Nous rirons bien.

Lucien avait rougi jusqu’aux oreilles.

— En as-tu pour long-temps, Dauriat ? dit Blondet en frappant à la vitre qui donnait au-dessus du bureau de Dauriat.

— Mon ami, je suis à toi.

— Bon, dit Lousteau à son protégé. Ce jeune homme, presque aussi jeune que vous, est aux Débats. Il est un des princes de la critique : il est redouté, Dauriat viendra le cajoler, et nous pourrons alors dire notre affaire au Pacha des vignettes et de l’imprimerie. Autrement, à onze heures notre tour ne serait pas venu. L’audience se grossira de moment en moment.

Lucien et Lousteau s’approchèrent alors de Blondet, de Finot, de Vernou, et allèrent former un groupe à l’extrémité de la boutique.

— Que fait-il ? dit Blondet à Gabusson, le premier commis qui se leva pour venir le saluer.

— Il achète un journal hebdomadaire qu’il veut restaurer afin de l’opposer à l’influence de la Minerve qui sert trop exclusivement Eymery, et au Conservateur qui est trop aveuglément romantique.

— Payera-t-il bien ?

— Mais comme toujours… trop ! dit le caissier.

En ce moment un jeune homme entra, qui venait de faire paraître un magnifique roman, vendu rapidement et couronné par le plus beau succès, un roman dont la seconde édition s’imprimait pour Dauriat. Ce jeune homme, doué de cette tournure extraordinaire et bizarre qui signale les natures artistes, frappa vivement Lucien.

— Voilà Nathan, dit Lousteau à l’oreille du poète de province.

Nathan, malgré la sauvage fierté de sa physionomie, alors dans toute sa jeunesse, aborda les journalistes chapeau bas, et se tint presque humble devant Blondet qu’il ne connaissait encore que de vue. Blondet et Finot gardèrent leurs chapeaux sur la tête.

— Monsieur, je suis heureux de l’occasion que me présente le hasard…

— Il est si troublé, qu’il fait un pléonasme, dit Félicien à Lousteau.

— … de vous peindre ma reconnaissance pour le bel article que vous avez bien voulu me faire au journal des Débats. Vous êtes pour la moitié dans le succès de mon livre.

— Non, mon cher, non, dit Blondet d’un air où la protection se cachait sous la bonhomie. Vous avez du talent, le diable m’emporte, et je suis enchanté de faire votre connaissance.

— Comme votre article a paru, je ne paraîtrai plus être le flatteur du pouvoir : nous sommes maintenant à l’aise vis-à-vis l’un de l’autre. Voulez-vous me faire l’honneur et le plaisir de dîner avec moi demain ? Finot en sera. Lousteau, mon vieux, tu ne me refuseras pas ? ajouta Nathan en donnant une poignée de main à Étienne. Ah ! vous êtes dans un beau chemin, Monsieur, dit-il à Blondet, vous continuez les Dussault, les Fiévée, les Geoffroi ! Hoffmann a parlé de vous à Claude Vignon, son élève, un de mes amis, et lui a dit qu’il mourrait tranquille, que le journal des Débats vivrait éternellement. On doit vous payer énormément ?

— Cent francs la colonne, reprit Blondet. Ce prix est peu de chose quand on est obligé de lire les livres, d’en lire cent pour en trouver un dont on peut s’occuper, comme le vôtre. Votre œuvre m’a fait plaisir, parole d’honneur.

— Et il lui a rapporté quinze cents francs, dit Lousteau à Lucien.

— Mais vous faites de la politique ? reprit Nathan.

— Oui, par-ci, par là, répondit Blondet.

Lucien, qui se trouvait là comme un embryon, avait admiré le livre de Nathan, il révérait l’auteur à l’égal d’un Dieu, et il fut stupide de tant de lâcheté devant ce critique dont le nom et la portée lui étaient inconnus. — Me conduirais-je jamais ainsi ? faut-il donc abdiquer sa dignité ! se dit-il. Mets donc ton chapeau, Nathan ! tu as fait un beau livre et le critique n’a fait qu’un article. Ces pensées lui fouettaient le sang dans les veines. Il apercevait, de moment en moment, des jeunes gens timides, des auteurs besogneux qui demandaient à parler à Dauriat ; mais qui, voyant la boutique pleine, désespéraient d’avoir audience et disaient en sortant : — Je reviendrai. Deux ou trois hommes politiques causaient de la convocation des Chambres et des affaires publiques au milieu d’un groupe composé de célébrités politiques. Le journal hebdomadaire duquel traitait Dauriat avait le droit de parler politique. Dans ce temps les tribunes de papier timbré devenaient rares. Un journal était un privilége aussi couru que celui d’un théâtre. Un des actionnaires les plus influents du Constitutionnel se trouvait au milieu du groupe politique. Lousteau s’acquittait à merveille de son office de cicérone. Aussi, de phrase en phrase, Dauriat grandissait-il dans l’esprit de Lucien, qui voyait la politique et la littérature convergeant dans cette boutique. À l’aspect d’un poète éminent y prostituant la muse à un journaliste, y humiliant l’Art, comme la Femme était humiliée, prostituée sous ces galeries ignobles, le grand homme de province recevait des enseignements terribles. L’argent ! était le mot de toute énigme. Lucien se sentait seul, inconnu, rattaché par le fil d’une amitié douteuse au succès et à la fortune. Il accusait ses tendres, ses vrais amis du Cénacle de lui avoir peint le monde sous de fausses couleurs, de l’avoir empêché de se jeter dans cette mêlée, sa plume à la main. — Je serais déjà Blondet, s’écria-t-il en lui-même. Lousteau, qui venait de crier sur les sommets du Luxembourg comme un aigle blessé, qui lui avait paru si grand, n’eut plus alors que des proportions minimes. Là, le libraire fashionable, le moyen de toutes ces existences, lui parut être l’homme important. Le poète ressentit, son manuscrit à la main, une trépidation qui ressemblait à de la peur. Au milieu de cette boutique, sur des piédestaux de bois peint en marbre, il vit des bustes, celui de Byron, celui de Gœthe et celui de monsieur de Canalis, de qui Dauriat espérait obtenir un volume, et qui, le jour où il vint dans cette boutique, avait pu mesurer la hauteur à laquelle le mettait la Librairie. Involontairement, Lucien perdait de sa propre valeur, son courage faiblissait, il entrevoyait quelle était l’influence de ce Dauriat sur sa destinée et il en attendait impatiemment l’apparition.

— Hé ! bien, mes enfants, dit un petit homme gros et gras à figure assez semblable à celle d’un proconsul romain, mais adoucie par un air de bonhomie auquel se prenaient les gens superficiels. Me voilà propriétaire du seul journal hebdomadaire qui pût être acheté et qui a deux mille abonnés.

— Farceur ! le Timbre en accuse sept cents, et c’est déjà bien joli, dit Blondet.

— Ma parole d’honneur la plus sacrée, il y en a douze cents. J’ai dit deux mille, ajouta-t-il à voix basse, à cause des papetiers et des imprimeurs qui sont là. Je te croyais plus de tact, mon petit, reprit-il à haute voix.

— Prenez-vous des associés ? demanda Finot.

— C’est selon, dit Dauriat. Veux-tu d’un tiers pour quarante mille francs ?

— Ça va, si vous acceptez pour rédacteurs Émile Blondet que voici, Claude Vignon, Scribe, Théodore Leclercq, Félicien Vernou, Jay, Jouy, Lousteau…

— Et pourquoi pas Lucien de Rubempré ? dit hardiment le poète de province en interrompant Finot.

— Et Nathan ? dit Finot en terminant.

— Et pourquoi pas les gens qui se promènent ? dit le libraire en fronçant le sourcil et se tournant vers l’auteur des Marguerites. À qui ai-je l’honneur de parler ! dit-il en regardant Lucien d’un air impertinent.

— Un moment, Dauriat, répondit Lousteau. C’est moi qui vous amène monsieur. Pendant que Finot réfléchit à votre proposition, écoutez-moi.

Lucien eut sa chemise mouillée dans le dos en voyant l’air froid et mécontent de ce redoutable Visir de la librairie, qui tutoyait Finot quoique Finot lui dît vous, qui appelait le redouté Blondet mon petit, qui avait tendu royalement sa main à Nathan en lui faisant un signe de familiarité.

— Une nouvelle affaire, mon petit, s’écria Dauriat. Mais, tu le sais, j’ai onze cents manuscrits ! Oui, messieurs, cria-t-il, on m’a offert onze cents manuscrits, demandez à Gabusson ? Enfin j’aurai bientôt besoin d’une administration pour régir le dépôt des manuscrits, un bureau de lecture pour les examiner ; il y aura des séances pour voter sur leur mérite, avec des jetons de présence, et un Secrétaire Perpétuel pour me présenter des rapports. Ce sera la succursale de l’Académie française, et les académiciens seront mieux payés aux Galeries-de-Bois qu’à l’Institut.

— C’est une idée, dit Blondet.

— Une mauvaise idée, reprit Dauriat. Mon affaire n’est pas de procéder au dépouillement des élucubrations de ceux d’entre vous qui se mettent littérateurs quand ils ne peuvent être ni capitalistes, ni bottiers, ni caporaux, ni domestiques, ni administrateurs, ni huissiers ! On n’entre ici qu’avec une réputation faite ! Devenez célèbre, et vous y trouverez des flots d’or. Voilà trois grands hommes de ma façon, j’ai fait trois ingrats ! Nathan parle de six mille francs pour la seconde édition de son livre qui m’a coûté trois mille francs d’articles et ne m’a pas rapporté mille francs. Les deux articles de Blondet, je les ai payés mille francs et un dîner de cinq cents francs…

— Mais, monsieur, si tous les libraires disent ce que vous dites, comment peut-on publier un premier livre ? demanda Lucien aux yeux de qui Blondet perdit énormément de valeur quand il apprit le chiffre auquel Dauriat devait les articles des Débats.

— Cela ne me regarde pas, dit Dauriat en plongeant un regard assassin sur le beau Lucien qui le regarda d’un air agréable. Moi, je ne m’amuse pas à publier un livre, à risquer deux mille francs pour en gagner deux mille ; je fais des spéculations en littérature : je publie quarante volumes à dix mille exemplaires, comme font Panckoucke et les Baudouin. Ma puissance et les articles que j’obtiens poussent une affaire de cent mille écus au lieu de pousser un volume de deux mille francs. Il faut autant de peine pour faire prendre un nom nouveau, un auteur et son livre, que pour faire réussir les Théâtres Étrangers, Victoires et Conquêtes, ou les Mémoires sur la Révolution, qui sont une fortune. Je ne suis pas ici pour être le marchepied des gloires à venir, mais pour gagner de l’argent et pour en donner aux hommes célèbres. Le manuscrit que j’achète cent mille francs est moins cher que celui dont l’auteur inconnu me demande six cents francs ! Si je ne suis pas tout à fait un Mécène, j’ai droit à la reconnaissance de la littérature : j’ai déjà fait hausser de plus du double le prix des manuscrits. Je vous donne ces raisons, parce que vous êtes l’ami de Lousteau, mon petit, dit Dauriat au poète en le frappant sur l’épaule par un geste d’une révoltante familiarité. Si je causais avec tous les auteurs qui veulent que je sois leur éditeur, il faudrait fermer ma boutique, car je passerais mon temps en conversations extrêmement agréables, mais beaucoup trop chères. Je ne suis pas encore assez riche pour écouter les monologues de chaque amour-propre. Ça ne se voit qu’au théâtre, dans les tragédies classiques.

Le luxe de la toilette de ce terrible Dauriat appuyait aux yeux du poète de province, ce discours cruellement logique.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il à Lousteau.

— Un magnifique volume de vers.

En entendant ce mot, Dauriat se tourna vers Gabusson par un mouvement digne de Talma : — Gabusson, mon ami, à compter d’aujourd’hui, quiconque viendra ici pour me proposer des manuscrits…. Entendez-vous ça vous autres ? dit-il en s’adressant à trois commis qui sortirent de dessous les piles de livres à la voix colérique de leur patron qui regardait ses ongles et sa main qu’il avait belle. À quiconque m’apportera des manuscrits, vous demanderez si c’est des vers ou de la prose. En cas de vers, congédiez-le aussitôt. Les vers dévoreront la librairie !

— Bravo ! Il a bien dit cela, Dauriat, crièrent les journalistes.

— C’est vrai, s’écria le libraire en arpentant sa boutique le manuscrit de Lucien à la main ; vous ne connaissez pas, messieurs, le mal que les succès de lord Byron, de Lamartine, de Victor Hugo, de Casimir Delavigne, de Canalis et de Béranger ont produit. Leur gloire nous vaut une invasion de Barbares. Je suis sûr qu’il y a dans ce moment en librairie mille volumes de vers proposés qui commencent par des histoires interrompues, et sans queue ni tête, à l’imitation du Corsaire et de Lara. Sous prétexte d’originalité, les jeunes gens se livrent à des strophes incompréhensibles, à des poèmes descriptifs où la jeune École se croit nouvelle en inventant Delille ! Depuis deux ans, les poètes ont pullulé comme les hannetons. J’y ai perdu vingt mille francs l’année dernière ! Demandez à Gabusson ? Il peut y avoir dans le monde des poètes immortels, j’en connais de roses et de frais qui ne se font pas encore la barbe, dit-il à Lucien ; mais en librairie, jeune homme, il n’y a que quatre poètes : Béranger, Casimir Delavigne, Lamartine et Victor Hugo ; car Canalis !… c’est un poète fait à coup d’articles.

Lucien ne se sentit pas le courage de se redresser et de faire de la fierté devant ces hommes influents qui riaient de bon cœur. Il comprit qu’il serait perdu de ridicule, mais il éprouvait une démangeaison violente de sauter à la gorge du libraire, de lui déranger l’insultante harmonie de son nœud de cravate, de briser la chaîne d’or qui brillait sur sa poitrine, de fouler sa montre et de le déchirer. L’amour-propre irrité ouvrit la porte à la vengeance, il jura une haine mortelle à ce libraire auquel il souriait.

— La poésie est comme le soleil qui fait pousser les forêts éternelles et qui engendre les cousins, les moucherons, les moustiques, dit Blondet. Il n’y a pas une vertu qui ne soit doublée d’un vice. La littérature engendre bien les libraires.

— Et les journalistes ! dit Lousteau.

Dauriat partit d’un éclat de rire.

— Qu’est-ce que ça, enfin ? dit-il en montrant le manuscrit.

— Un recueil de sonnets à faire honte à Pétrarque, dit Lousteau.

— Comment l’entends-tu ? demanda Dauriat.

— Comme tout le monde, dit Lousteau qui vit un sourire fin sur toutes les lèvres.

Lucien ne pouvait se fâcher, mais il suait dans son harnais.

— Eh ! bien, je le lirai, dit Dauriat en faisant un geste royal qui montrait toute l’étendue de cette concession. Si tes sonnets sont à la hauteur du dix-neuvième siècle, je ferai de toi, mon petit, un grand poète.

— S’il a autant d’esprit qu’il est beau, vous ne courrez pas de grands risques, dit un des plus fameux orateurs de la Chambre qui causait avec un des rédacteurs du Constitutionnel et le directeur de la Minerve.

— Général, dit Dauriat, la gloire c’est douze mille francs d’articles et mille écus de dîners, demandez à l’auteur du Solitaire ? Si monsieur Benjamin Constant veut faire un article sur ce jeune poète, je ne serai pas longtemps à conclure l’affaire.

Au mot de général et en entendant nommer l’illustre Benjamin Constant, la boutique prit aux yeux du grand homme de province les proportions de l’Olympe.

— Lousteau, j’ai à te parler, dit Finot ; mais je te retrouverai au théâtre. Dauriat, je fais l’affaire, mais à des conditions. Entrons dans votre cabinet.

— Viens, mon petit ? dit Dauriat en laissant passer Finot devant lui et faisant un geste d’homme occupé à dix personnes qui attendaient ; il allait disparaître, quand Lucien, impatient, l’arrêta.

— Vous gardez mon manuscrit, à quand la réponse ?

— Mais, mon petit poète, reviens ici dans trois ou quatre jours, nous verrons.

Lucien fut entraîné par Lousteau qui ne lui laissa pas le temps de saluer Vernou, ni Blondet, ni Raoul Nathan, ni le général Foy, ni Benjamin Constant dont l’ouvrage sur les Cent-Jours venait de paraître. Lucien entrevit à peine cette tête blonde et fine, ce visage oblong, ces yeux spirituels, cette bouche agréable, enfin l’homme qui pendant vingt ans avait été le Potemkin de madame de Staël, et qui faisait la guerre aux Bourbons après l’avoir faite à Napoléon, mais qui devait mourir atterré de sa victoire.

— Quelle boutique ! s’écria Lucien quand il fut assis dans un cabriolet de place à côté de Lousteau.

— Au Panorama-Dramatique, et du train ! tu as trente sous pour ta course, dit Étienne au cocher. Dauriat est un drôle qui vend pour quinze ou seize cent mille francs de livres par an, il est comme le ministre de la littérature, répondit Lousteau dont l’amour-propre était agréablement chatouillé et qui se posait en maître devant Lucien. Son avidité, tout aussi grande que celle de Barbet, s’exerce sur des masses. Dauriat a des formes, il est généreux, mais il est vain ; quant à son esprit, ça se compose de tout ce qu’il entend dire autour de lui ; sa boutique est un lieu très-excellent à fréquenter. On peut y causer avec les gens supérieurs de l’époque. Là, mon cher, un jeune homme en apprend plus en une heure qu’à pâlir sur des livres pendant dix ans. On y discute des articles, on y brasse des sujets, on s’y lie avec des gens célèbres ou influents qui peuvent être utiles. Aujourd’hui, pour réussir, il est nécessaire d’avoir des relations. Tout est hasard, vous le voyez. Ce qu’il y a de plus dangereux est d’avoir de l’esprit tout seul dans son coin.

— Mais quelle impertinence ! dit Lucien.

— Bah ! nous nous moquons tous de Dauriat, répondit Étienne. Vous avez besoin de lui, il vous marche sur le ventre ; il a besoin du Journal des Débats, Émile Blondet le fait tourner comme une toupie. Oh ! si vous entrez dans la littérature, vous en verrez bien d’autres ! Eh ! bien, que vous disais-je ?

— Oui, vous avez raison, répondit Lucien. J’ai souffert dans cette boutique encore plus cruellement que je ne m’y attendais, d’après votre programme.

— Et pourquoi vous livrer à la souffrance ? Ce qui nous coûte notre vie, le sujet qui, durant des nuits studieuses, a ravagé notre cerveau ; toutes ces courses à travers les champs de la pensée, notre monument construit avec notre sang devient pour les éditeurs une affaire bonne ou mauvaise. Les libraires vendront ou ne vendront pas votre manuscrit, voilà pour eux tout le problème. Un livre, pour eux, représente des capitaux à risquer. Plus le livre est beau, moins il a de chances d’être vendu. Tout homme supérieur s’élève au-dessus des masses, son succès est donc en raison directe avec le temps nécessaire pour apprécier l’œuvre. Aucun libraire ne veut attendre. Le livre d’aujourd’hui doit être vendu demain. Dans ce système-là, les libraires refusent les livres substantiels auxquels il faut de hautes, de lentes approbations.

— D’Arthez a raison, s’écria Lucien.

— Vous connaissez d’Arthez ? dit Lousteau. Je ne sais rien de plus dangereux que les esprits solitaires qui pensent, comme ce garçon-là, pouvoir attirer le monde à eux. En fanatisant les jeunes imaginations par une croyance qui flatte la force immense que nous sentons d’abord en nous-mêmes, ces gens à gloire posthume les empêchent de se remuer à l’âge où le mouvement est possible et profitable. Je suis pour le système de Mahomet, qui, après avoir commandé à la montagne de venir à lui, s’est écrié : — Si tu ne viens pas à moi, j’irai donc vers toi !

Cette saillie, où la raison prenait une forme incisive, était de nature à faire hésiter Lucien entre le système de pauvreté soumise que prêchait le Cénacle, et la doctrine militante que Lousteau lui exposait. Aussi le poète d’Angoulême garda-t-il le silence jusqu’au boulevard du Temple.

Le Panorama-Dramatique, aujourd’hui remplacé par une maison, était une charmante salle de spectacle située vis-à-vis la rue Charlot, sur le boulevard du Temple, et où deux administrations succombèrent sans obtenir un seul succès, quoique Bouffé, l’un des acteurs qui se sont partagé la succession de Potier, y ait débuté, ainsi que Florine, actrice qui, cinq ans plus tard, devint si célèbre. Les théâtres, comme les hommes, sont soumis à des fatalités. Le Panorama-Dramatique avait à rivaliser avec l’Ambigu, la Gaîté, la Porte-Saint-Martin et les théâtres de vaudeville ; il ne put résister à leurs manœuvres, aux restrictions de son privilége et au manque de bonnes pièces. Les auteurs ne voulurent pas se brouiller avec les théâtres existants pour un théâtre dont la vie semblait problématique. Cependant l’administration comptait sur la pièce nouvelle, espèce de mélodrame comique d’un jeune auteur, collaborateur de quelques célébrités, nommé Du Bruel qui disait l’avoir faite à lui seul. Cette pièce avait été composée pour le début de Florine, jusqu’alors comparse à la Gaîté, où depuis un an elle jouait des petits rôles dans lesquels elle s’était fait remarquer, sans pouvoir obtenir d’engagement, en sorte que le Panorama l’avait enlevée à son voisin. Coralie, une autre actrice, devait y débuter aussi. Quand les deux amis arrivèrent, Lucien fut stupéfait par l’exercice du pouvoir de la Presse.

— Monsieur est avec moi, dit Étienne au Contrôle qui s’inclina tout entier.

— Vous trouverez bien difficilement à vous placer, dit le contrôleur en chef. Il n’y a plus de disponible que la loge du directeur.

Étienne et Lucien perdirent un certain temps à errer dans les corridors et à parlementer avec les ouvreuses.

— Allons dans la salle, nous parlerons au directeur qui nous prendra dans sa loge. D’ailleurs je vous présenterai à l’héroïne de la soirée, à Florine.

Sur un signe de Lousteau, le portier de l’Orchestre prit une petite clef et ouvrit une porte perdue dans un gros mur. Lucien suivit son ami, et passa soudain du corridor illuminé au trou noir qui, dans presque tous les théâtres, sert de communication entre la salle et les coulisses. Puis, en montant quelques marches humides, le poète de province aborda la coulisse, où l’attendait le spectacle le plus étrange. L’étroitesse des portants, la hauteur du théâtre, les échelles à quinquets, les décorations si horribles vues de près, les acteurs plâtrés, leurs costumes si bizarres et faits d’étoffes si grossières, les garçons à vestes huileuses, les cordes qui pendent, le régisseur qui se promène son chapeau sur la tête, les comparses assises, les toiles de fond suspendues, les pompiers, cet ensemble de choses bouffonnes, tristes, sales, affreuses, éclatantes ressemblait si peu à ce que Lucien avait vu de sa place au théâtre que son étonnement fut sans bornes. On achevait un gros bon mélodrame intitulé Bertram, pièce imitée d’une tragédie de Maturin qu’estimaient infiniment Nodier, lord Byron et Walter Scott, mais qui n’obtint aucun succès à Paris.

— Ne quittez pas mon bras si vous ne voulez pas tomber dans une trappe, recevoir une forêt sur la tête, renverser un palais ou accrocher une chaumière, dit Étienne à Lucien. Florine est-elle dans sa loge, mon bijou ? dit-il à une actrice qui se préparait à son entrée en scène en écoutant les acteurs.

— Oui, mon amour. Je te remercie de ce que tu as dit de moi. Tu es d’autant plus gentil que Florine entrait ici.

— Allons, ne manque pas ton effet, ma petite, lui dit Lousteau. Précipite-toi, haut la patte ! dis-moi bien : Arrête, malheureux ! car il y a deux mille francs de recette.

Lucien stupéfait vit l’actrice se composant et s’écriant : Arrête, malheureux ! de manière à le glacer d’effroi. Ce n’était plus la même femme.

— Voilà donc le théâtre, se dit-il.

— C’est comme la boutique des Galeries de Bois et comme un journal pour la littérature, une vraie cuisine.

Nathan parut.

— Pour qui venez-vous donc ici ? lui dit Lousteau.

— Mais je fais les petits théâtres à la Gazette, en attendant mieux, répondit Nathan.

— Eh ! soupez donc avec nous ce soir, et traitez bien Florine, à charge de revanche, lui dit Lousteau.

— Tout à votre service, répondit Nathan.

— Vous savez, elle demeure maintenant rue de Bondy.

— Qui donc est ce beau jeune homme avec qui tu es, mon petit Lousteau ? dit l’actrice en rentrant de la Scène dans la coulisse.

— Ah ! ma chère, un grand poète, un homme qui sera célèbre. Comme vous devez souper ensemble, monsieur Nathan, je vous présente monsieur Lucien de Rubempré.

— Vous portez un beau nom, monsieur, dit Raoul à Lucien.

— Lucien ? monsieur Raoul Nathan, fit Étienne à son nouvel ami.

— Ma foi, monsieur, je vous lisais il y a deux jours, et je n’ai pas conçu, quand on a fait votre livre et votre recueil de poésies, que vous soyez si humble devant un journaliste.

— Je vous attends à votre premier livre, répondit Nathan en laissant échapper un fin sourire.

— Tiens, tiens, les Ultras et les Libéraux se donnent donc des poignées de main, s’écria Vernou en voyant ce trio.

— Le matin je suis des opinions de mon journal, dit Nathan, mais le soir je pense ce que je veux, la nuit tous les rédacteurs sont gris.

— Étienne, dit Félicien en s’adressant à Lousteau, Finot est venu avec moi, il te cherche. Et… le voilà.

— Ah ! çà, il n’y a donc pas une place ? dit Finot.

— Vous en avez toujours une dans nos cœurs, lui dit l’actrice qui lui adressa le plus agréable sourire.

— Tiens, ma petite Florville, te voilà déjà guérie de ton amour. On te disait enlevée par un prince russe.

— Est-ce qu’on enlève les femmes aujourd’hui ? dit la Florville qui était l’actrice d’Arrête, malheureux. Nous sommes restés dix jours à Saint-Mandé, mon prince en a été quitte pour une indemnité payée à l’Administration. Le directeur, reprit Florville en riant, va prier Dieu qu’il vienne beaucoup de princes russes, leurs indemnités lui feraient des recettes sans frais.

— Et toi, ma petite, dit Finot à une jolie paysanne qui les écoutait, où donc as-tu volé les boutons de diamants que tu as aux oreilles ? As-tu fait un prince indien ?

— Non, mais un marchand de cirage, un Anglais qui est déjà parti ! N’a pas qui veut, comme Florine et Coralie, des négociants millionnaires ennuyés de leur ménage : sont-elles heureuses ?

— Tu vas manquer ton entrée, Florville, s’écria Lousteau, le cirage de ton amie te monte à la tête.

— Si tu veux avoir du succès, lui dit Nathan, au lieu de crier comme une furie : Il est sauvé ! entre tout uniment, arrive jusqu’à la rampe et dis d’une voix de poitrine : Il est sauvé, comme la Pasta dit : O ! patria dans Tancrède. Va donc ! ajouta-t-il en la poussant.

— Il n’est plus temps, elle rate son effet ! dit Vernou.

— Qu’a-t-elle fait ? la salle applaudit à tout rompre, dit Lousteau.

— Elle leur a montré sa gorge en se mettant à genoux, c’est sa grande ressource, dit l’actrice veuve du cirage.

— Le directeur nous donne sa loge, tu m’y retrouveras, dit Finot à Étienne.

Lousteau conduisit alors Lucien derrière le théâtre à travers le dédale des coulisses, des corridors et des escaliers jusqu’au troisième étage, à une petite chambre où ils arrivèrent suivis de Nathan et de Félicien Vernou.

— Bonjour ou bonsoir, messieurs, dit Florine. Monsieur, dit-elle en se tournant vers un homme gros et court qui se tenait dans un coin, ces messieurs sont les arbitres de mes destinées, mon avenir est entre leurs mains ; mais ils seront, je l’espère, sous notre table demain matin, si monsieur Lousteau n’a rien oublié…

— Comment ! vous aurez Blondet des Débats, lui dit Étienne, le vrai Blondet, Blondet lui-même, enfin Blondet.

— Oh ! mon petit Lousteau, tiens, il faut que je t’embrasse, dit-elle en lui sautant au cou.

À cette démonstration, Matifat, le gros homme, prit un air sérieux. À seize ans, Florine était maigre. Sa beauté, comme un bouton de fleur plein de promesses, ne pouvait plaire qu’aux artistes qui préfèrent les esquisses aux tableaux. Cette charmante actrice avait dans les traits toute la finesse qui la caractérise, et ressemblait alors à la Mignon de Gœthe. Matifat, riche droguiste de la rue des Lombards, avait pensé qu’une petite actrice des boulevards serait peu dispendieuse ; mais, en onze mois, Florine lui coûta cent mille francs. Rien ne parut plus extraordinaire à Lucien que cet honnête et probe négociant posé là comme un dieu Terme dans un coin de ce réduit de dix pieds carrés, tendu d’un joli papier, décoré d’une psyché, d’un divan, de deux chaises, d’un tapis, d’une cheminée et plein d’armoires. Une femme de chambre achevait d’habiller l’actrice en Espagnole. La pièce était un imbroglio où Florine faisait le rôle d’une comtesse.

— Cette créature sera dans cinq ans la plus belle actrice de Paris, dit Nathan à Félicien.

— Ah ! çà, mes amours, dit Florine en se retournant vers les trois journalistes, soignez-moi demain : d’abord, j’ai fait garder des voitures cette nuit, car je vous renverrai soûls comme des mardi-gras. Matifat a eu des vins, oh ! mais des vins dignes de Louis XVIII, et il a pris le cuisinier du ministre de Prusse.

— Nous nous attendons à des choses énormes en voyant monsieur, dit Nathan.

— Mais il sait qu’il traite les hommes les plus dangereux de Paris, répondit Florine.

Matifat regardait Lucien d’un air inquiet, car la grande beauté de ce jeune homme excitait sa jalousie.

— Mais en voilà un que je ne connais pas ? dit Florine en avisant Lucien. Qui de vous a ramené de Florence l’Apollon du Belvédère ? Monsieur est gentil comme une figure de Girodet.

— Mademoiselle, dit Lousteau, monsieur est un poète de province que j’ai oublié de vous présenter. Vous êtes si belle ce soir qu’il est impossible de songer à la civilité puérile et honnête…

— Est-il riche, qu’il fait de la poésie ? demanda Florine.

— Pauvre comme Job, répondit Lucien.

— C’est bien tentant pour nous autres, dit l’actrice.

Du Bruel, l’auteur de la pièce, un jeune homme en redingote, petit, délié, tenant à la fois du bureaucrate, du propriétaire et de l’agent de change, entra soudain.

— Ma petite Florine, vous savez bien votre rôle, hein ? pas de défaut de mémoire. Soignez la scène du second acte, du mordant, de la finesse ! Dites bien : Je ne vous aime pas, comme nous en sommes convenus.

— Pourquoi prenez-vous des rôles où il y a de pareilles phrases ? dit Matifat à Florine.

Un rire universel accueillit l’observation du droguiste.

— Qu’est-ce que cela vous fait, lui dit-elle, puisque ce n’est pas à vous que je parle, animal-bête ? Oh ! il fait mon bonheur avec ses niaiseries, ajouta-t-elle en regardant les auteurs. Foi d’honnête fille, je lui payerais tant par bêtise, si ça ne devait pas me ruiner.

— Oui, mais vous me regardez en disant cela comme quand vous répétez votre rôle, et ça me fait peur, répondit le droguiste.

— Hé ! bien, je regarderai mon petit Lousteau, répondit-elle.

Une cloche retentit dans les corridors.

— Allez-vous-en tous, dit Florine, laissez-moi relire mon rôle et tâcher de le comprendre.

Lucien et Lousteau partirent les derniers. Lousteau baisa les épaules de Florine, et Lucien entendit l’actrice disant : — Impossible pour ce soir. Cette vieille bête a dit à sa femme qu’il allait à la campagne.

— La trouvez-vous gentille ? dit Étienne à Lucien.

— Mais, mon cher, ce Matifat… s’écria Lucien.

— Eh ! mon enfant, vous ne savez rien encore de la vie parisienne, répondit Lousteau. Il est des nécessités qu’il faut subir ! C’est comme si vous aimiez une femme mariée, voilà tout. On se fait une raison.

Étienne et Lucien entrèrent dans une loge d’avant-scène, au rez-de-chaussée, où ils trouvèrent le directeur du théâtre et Finot. En face, Matifat était dans la loge opposée, avec un de ses amis nommé Camusot, un marchand de soieries qui protégeait Coralie, et accompagné d’un honnête petit vieillard, son beau-père. Ces trois bourgeois nettoyaient le verre de leurs lorgnettes en regardant le parterre dont les agitations les inquiétaient. Les loges offraient la société bizarre des premières représentations : des journalistes et leurs maîtresses, des femmes entretenues et leurs amants, quelques vieux habitués des théâtres friands de premières représentations, des personnes du beau monde qui aiment ces sortes d’émotions. Dans une première loge se trouvait le Directeur général et sa famille qui avait casé Du Bruel dans une administration financière où le faiseur de vaudevilles touchait les appointements d’une sinécure. Lucien, depuis son dîner, voyageait d’étonnements en étonnements. La vie littéraire, depuis deux mois si pauvre, si dénuée à ses yeux, si horrible dans la chambre de Lousteau, si humble et si insolente à la fois aux Galeries de Bois, se déroulait avec d’étranges magnificences et sous des aspects singuliers. Ce mélange de hauts et de bas, de compromis avec la conscience, de suprématies et de lâchetés, de trahisons et de plaisirs, de grandeurs et de servitudes, le rendait hébété comme un homme attentif à un spectacle inouï.

— Croyez-vous que la pièce de Du Bruel vous fasse de l’argent ? dit Finot au directeur.

— La pièce est une pièce d’intrigue où Du Bruel a voulu faire du Beaumarchais. Le public des boulevards n’aime pas ce genre, il veut être bourré d’émotions. L’esprit n’est pas apprécié ici. Tout, ce soir, dépend de Florine et de Coralie qui sont ravissantes de grâce, de beauté. Ces deux créatures ont des jupes très-courtes, elles dansent un pas espagnol, elles peuvent enlever le public. Cette représentation est un coup de cartes. Si les journaux me font quelques articles spirituels, en cas de réussite, je puis gagner cent mille écus.

— Allons, je le vois, ce ne sera qu’un succès d’estime, dit Finot.

— Il y a une cabale montée par les trois théâtres voisins, on va siffler quand même ; mais je me suis mis en mesure de déjouer ces mauvaises intentions. J’ai surpayé les claqueurs envoyés contre moi, ils siffleront maladroitement. Voilà deux négociants qui, pour procurer un triomphe à Coralie et à Florine, ont pris chacun cent billets et les ont donnés à des connaissances capables de faire mettre la cabale à la porte. La cabale, deux fois payée, se laissera renvoyer, et cette exécution dispose toujours bien le public.

— Deux cents billets ! quels gens précieux ! s’écria Finot.

— Oui ! avec deux autres jolies actrices aussi richement entretenues que Florine et Coralie, je me tirerais d’affaire.

Depuis deux heures, aux oreilles de Lucien, tout se résolvait par de l’argent. Au Théâtre comme en Librairie, en Librairie comme au Journal, de l’art et de la gloire, il n’en était pas question. Ces coups du grand balancier de la Monnaie, répétés sur sa tête et sur son cœur, les lui martelaient. Pendant que l’orchestre jouait l’ouverture, il ne put s’empêcher d’opposer aux applaudissements et aux sifflets du parterre en émeute les scènes de poésie calme et pure qu’il avait goûtées dans l’imprimerie de David, quand tous deux ils voyaient les merveilles de l’Art, les nobles triomphes du génie, la Gloire aux ailes blanches. En se rappelant les soirées du Cénacle, une larme brilla dans les yeux du poète.

— Qu’avez-vous ? lui dit Étienne Lousteau.

— Je vois la poésie dans un bourbier, dit-il.

— Eh ! mon cher, vous avez encore des illusions.

— Mais faut-il donc ramper et subir ici ces gros Matifat et Camusot, comme les actrices subissent les journalistes, comme nous subissons les libraires ?

— Mon petit, lui dit à l’oreille Étienne en lui montrant Finot, vous voyez ce lourd garçon, sans esprit ni talent, mais avide, voulant la fortune à tout prix et habile en affaires, qui, dans la boutique de Dauriat, m’a pris quarante pour cent en ayant l’air de m’obliger ?… eh ! bien, il a des lettres où plusieurs génies en herbe sont à genoux devant lui pour cent francs.

Une contraction causée par le dégoût serra le cœur de Lucien qui se rappela : Finot, mes cent francs ? ce dessin laissé sur le tapis vert de la Rédaction.

— Plutôt mourir, dit-il.

— Plutôt vivre, lui répondit Étienne.

Au moment où la toile se leva, le directeur sortit et alla dans les coulisses pour donner quelques ordres.

— Mon cher, dit alors Finot à Étienne, j’ai la parole de Dauriat, je suis pour un tiers dans la propriété du journal hebdomadaire. J’ai traité pour trente mille francs comptant à condition d’être fait rédacteur en chef et directeur. C’est une affaire superbe. Blondet m’a dit qu’il se prépare des lois restrictives contre la Presse, les journaux existants seront seuls conservés. Dans six mois, il faudra un million pour entreprendre un nouveau journal. J’ai donc conclu sans avoir à moi plus de dix mille francs. Écoute-moi. Si tu peux faire acheter la moitié de ma part, un sixième, à Matifat, pour trente mille francs, je te donnerai la rédaction en chef de mon petit journal, avec deux cent cinquante francs par mois. Tu seras mon prête-nom. Je veux pouvoir toujours diriger la rédaction, y garder tous mes intérêts et ne pas avoir l’air d’y être pour quelque chose. Tous les articles te seront payés à raison de cent sous la colonne ; ainsi tu peux te faire un boni de quinze francs par jour en ne les payant que trois francs, et en profitant de la rédaction gratuite. C’est encore quatre cent cinquante francs par mois. Mais je veux rester maître de faire attaquer ou défendre les hommes et les affaires à mon gré dans le journal, tout en te laissant satisfaire les haines et les amitiés qui ne gêneront point ma politique. Peut-être serai-je ministériel ou ultrà, je ne sais pas encore ; mais je veux conserver, en dessous main, mes relations libérales. Je te dis tout, à toi qui es un bon enfant. Peut-être te ferais-je avoir les Chambres dans le journal où je les fais, je ne pourrai sans doute pas les garder. Ainsi, emploie Florine à ce petit maquignonnage, dis-lui de presser vivement le bouton au droguiste : je n’ai que quarante-huit heures pour me dédire, si je ne peux pas payer. Dauriat a vendu l’autre tiers trente mille francs à son imprimeur et à son marchand de papier. Il a, lui, son tiers gratis, et gagne dix mille francs, puisque le tout ne lui en coûte que cinquante mille. Mais dans un an le recueil vaudra deux cent mille francs à vendre à la Cour, si elle a, comme on le prétend, le bon sens d’amortir les journaux.

— Tu as du bonheur, s’écria Lousteau.

— Si tu avais passé par les jours de misère que j’ai connus, tu ne dirais pas ce mot-là. Mais dans ce temps-ci, vois-tu, je jouis d’un malheur sans remède : je suis fils d’un chapelier qui vend encore des chapeaux rue du Coq. Il n’y a qu’une révolution qui puisse me faire arriver ; et, faute d’un bouleversement social, je dois avoir des millions. Je ne sais pas si, de ces deux choses, la révolution n’est pas la plus facile. Si je portais le nom de ton ami, je serais dans une belle passe. Silence, voici le directeur. Adieu, dit Finot en se levant. Je vais à l’Opéra, j’aurai peut-être un duel demain : je fais et signe d’un F un article foudroyant contre deux danseuses qui ont des généraux pour amis. J’attaque, et raide, l’Opéra.

— Ah ! bah ? dit le directeur.

— Oui, chacun lésine avec moi, répondit Finot. Celui-ci me retranche mes loges, celui-là refuse de me prendre cinquante abonnements. J’ai donné mon ultimatum à l’Opéra : je veux maintenant cent abonnements et quatre loges par mois. S’ils acceptent, mon journal aura huit cents abonnés servis et mille payants. Je sais les moyens d’avoir encore deux cents autres abonnements : nous serons à douze cents en janvier…

— Vous finirez par nous ruiner, dit le directeur.

— Vous êtes bien malade, vous, avec vos dix abonnements. Je vous ai fait faire deux bons articles au Constitutionnel.

— Oh ! je ne me plains pas de vous, s’écria le directeur.

— À demain soir, Lousteau, reprit Finot. Tu me donneras réponse aux Français, où il y a une première représentation ; et comme je ne pourrai pas faire l’article, tu prendras ma loge au journal. Je te donne la préférence : tu t’es échiné pour moi, je suis reconnaissant. Félicien Vernou m’offre de me faire remise des appointements pendant un an et me propose vingt mille francs pour un tiers dans la propriété du journal ; mais j’y veux rester maître absolu. Adieu.

— Il ne se nomme pas Finot pour rien, celui-là, dit Lucien à Lousteau.

— Oh ! C’est un pendu qui fera son chemin, lui répondit Étienne sans se soucier d’être ou non entendu par l’homme habile qui fermait la porte de la loge.

— Lui ?… dit le directeur, il sera millionnaire, il jouira de la considération générale, et peut-être aura-t-il des amis…

— Bon Dieu ! dit Lucien, quelle caverne ! Et vous allez faire entamer par cette délicieuse fille une pareille négociation ? dit-il en montrant Florine qui leur lançait des œillades.

— Et elle réussira. Vous ne connaissez pas le dévouement et la finesse de ces chères créatures, répondit Lousteau.

— Elles rachètent tous leurs défauts, elles effacent toutes leurs fautes par l’étendue, par l’infini de leur amour quand elles aiment, dit le directeur en continuant. La passion d’une actrice est une chose d’autant plus belle qu’elle produit un plus violent contraste avec son entourage.

— C’est trouver dans la boue un diamant digne d’orner la couronne la plus orgueilleuse, répliqua Lousteau.

— Mais, reprit le directeur, Coralie est distraite. Votre ami fait Coralie sans s’en douter, et va lui faire manquer tous ses effets : elle n’est plus à ses répliques, voilà deux fois qu’elle n’entend pas le souffleur. Monsieur, je vous en prie, mettez-vous dans ce coin, dit-il à Lucien. Si Coralie est amoureuse de vous, je vais aller lui dire que vous êtes parti.

— Eh ! non, s’écria Lousteau, dites-lui que monsieur est du souper, qu’elle en fera ce qu’elle voudra, et elle jouera comme mademoiselle Mars.

Le directeur partit.

— Mon ami, dit Lucien à Étienne, comment ! vous n’avez aucun scrupule de faire demander par mademoiselle Florine trente mille francs à ce droguiste pour la moitié d’une chose que Finot vient d’acheter à ce prix-là ?

Lousteau ne laissa pas à Lucien le temps de finir son raisonnement.

— Mais, de quel pays êtes-vous donc, mon cher enfant ? ce droguiste n’est pas un homme, c’est un coffre-fort donné par l’amour.

— Mais votre conscience ?

— La conscience, mon cher, est un de ces bâtons que chacun prend pour battre son voisin, et dont il ne se sert jamais pour lui. Ah ! çà, à qui diable en avez-vous ? Le hasard fait pour vous en un jour un miracle que j’ai attendu pendant deux ans, et vous vous amusez à en discuter les moyens ? Comment ! vous qui me paraissez avoir de l’esprit, qui arriverez à l’indépendance d’idées que doivent avoir les aventuriers intellectuels dans le monde où nous sommes, vous barbotez dans des scrupules de religieuse qui s’accuse d’avoir mangé son œuf avec concupiscence ?… Si Florine réussit, je deviens rédacteur en chef, je gagne deux cent cinquante francs de fixe, je prends les grands théâtres, je laisse à Vernou les théâtres de vaudeville, vous mettez le pied à l’étrier en me succédant dans tous les théâtres des boulevards. Vous aurez alors trois francs par colonne, et vous en écrirez une par jour, trente par mois qui vous produiront quatre-vingt-dix francs ; vous aurez pour soixante francs de livres à vendre à Barbet ; puis vous pouvez demander mensuellement à vos théâtres dix billets, en tout quarante billets, que vous vendrez quarante francs au Barbet des théâtres, un homme avec qui je vous mettrai en relation. Ainsi je vous vois deux cents francs par mois. Vous pourriez, en vous rendant utile à Finot, placer un article de cent francs dans son nouveau journal hebdomadaire, au cas où vous déploieriez un talent transcendant ; car là on signe, et il ne faut plus rien lâcher comme dans le petit journal. Vous auriez alors cent écus par mois. Mon cher, il y a des gens de talent, comme ce pauvre d’Arthez qui dîne tous les jours chez Flicoteaux, ils sont dix ans avant de gagner cent écus. Vous vous ferez avec votre plume quatre mille francs par an, sans compter les revenus de la Librairie, si vous écrivez pour elle. Or, un Sous-Préfet n’a que mille écus d’appointements, et s’amuse comme un bâton de chaise dans son Arrondissement. Je ne vous parle pas du plaisir d’aller au Spectacle sans payer, car ce plaisir deviendra bientôt une fatigue ; mais vous aurez vos entrées dans les coulisses de quatre théâtres. Soyez dur et spirituel pendant un ou deux mois, vous serez accablé d’invitations, de parties avec les actrices ; vous serez courtisé par leurs amants ; vous ne dînerez chez Flicoteaux qu’aux jours où vous n’aurez pas trente sous dans votre poche, ni pas un dîner en ville. Vous ne saviez où donner de la tête à cinq heures dans le Luxembourg, vous êtes à la veille de devenir une des cent personnes privilégiées qui imposent des opinions à la France. Dans trois jours, si nous réussissons, vous pouvez, avec trente bons mots imprimés à raison de trois par jour, faire maudire la vie à un homme ; vous pouvez vous créer des rentes de plaisir chez toutes les actrices de vos théâtres, vous pouvez faire tomber une bonne pièce et faire courir tout Paris à une mauvaise. Si Dauriat refuse d’imprimer les Marguerites sans vous en rien donner, vous pouvez le faire venir, humble et soumis, chez vous, vous les acheter deux mille francs. Ayez du talent, et flanquez dans trois journaux différents trois articles qui menacent de tuer quelques-unes des spéculations de Dauriat ou un livre sur lequel il compte, vous le verrez grimpant à votre mansarde et y séjournant comme une clématite. Enfin votre roman, les libraires, qui dans ce moment vous mettraient tous à la porte plus ou moins poliment, feront queue chez vous, et le manuscrit, que le père Doguereau vous estimerait quatre cents francs, sera surenchéri jusqu’à quatre mille francs ! Voilà les bénéfices du métier de journaliste. Aussi défendons-nous l’approche des journaux à tous les nouveaux venus ; non-seulement il faut un immense talent, mais encore bien du bonheur pour y pénétrer. Et vous chicanez votre bonheur !… Voyez ? si nous ne nous étions pas rencontrés aujourd’hui chez Flicoteaux, vous pouviez faire le pied de grue encore pendant trois ans ou mourir de faim, comme d’Arthez, dans un grenier. Quand d’Arthez sera devenu aussi instruit que Bayle et aussi grand écrivain que Rousseau, nous aurons fait notre fortune, nous serons maîtres de la sienne et de sa gloire. Finot sera député, propriétaire d’un grand journal ; et nous serons, nous, ce que nous aurons voulu être : pairs de France ou détenus à Sainte-Pélagie pour dettes.

— Et Finot vendra son grand journal aux ministres qui lui donneront le plus d’argent, comme il vend ses éloges à madame Bastienne en dénigrant mademoiselle Virginie, et prouvant que les chapeaux de la première sont supérieurs à ceux que le journal vantait d’abord ! s’écria Lucien en se rappelant la scène dont il avait été témoin.

— Vous êtes un niais, mon cher, répondit Lousteau d’un ton sec. Finot, il y a trois ans, marchait sur les tiges de ses bottes, dînait chez Tabar à dix-huit sous, brochait un prospectus pour dix francs, et son habit lui tenait sur le corps par un mystère aussi impénétrable que celui de l’immaculée conception : Finot a maintenant à lui seul son journal estimé cent mille francs ; avec les abonnements payés et non servis, avec les abonnements réels et les contributions indirectes perçues par son oncle, il gagne vingt mille francs par an ; il a tous les jours les plus somptueux dîners du monde, il a cabriolet depuis un mois ; enfin le voilà demain à la tête d’un journal hebdomadaire, avec un sixième de la propriété pour rien, cinq cents francs par mois de traitement auxquels il ajoutera mille francs de rédaction obtenue gratis et qu’il fera payer à ses associés. Vous, le premier, si Finot consent à vous payer cinquante francs la feuille, serez trop heureux de lui apporter trois articles pour rien. Quand vous aurez gagné cent mille francs, vous pourrez juger Finot : on ne peut être jugé que par ses pairs. N’avez-vous pas un immense avenir, si vous obéissez aveuglément aux haines de position, si vous attaquez quand Finot vous dira : Attaque ! si vous louez quand il vous dira : Loue ! Lorsque vous aurez une vengeance à exercer contre quelqu’un, vous pourrez rouer votre ami ou votre ennemi par une phrase insérée tous les matins à notre journal en me disant : Lousteau, tuons cet homme-là ! Vous réassassinerez votre victime par un grand article dans le journal hebdomadaire. Enfin, si l’affaire est capitale pour vous, Finot, à qui vous vous serez rendu nécessaire, vous laissera porter un dernier coup d’assommoir dans un grand journal qui aura dix ou douze mille abonnés.

— Ainsi vous croyez que Florine pourra décider son droguiste à faire le marché ? dit Lucien ébloui.

— Je le crois bien, voici l’entr’acte, je vais déjà lui en aller dire deux mots, cela se conclura cette nuit. Une fois sa leçon faite, Florine aura tout mon esprit et le sien.

— Et cet honnête négociant qui est là, bouche béante, admirant Florine, sans se douter qu’on va lui extirper trente mille francs !…

— Encore une autre sottise ! Ne dirait-on pas qu’on le vole ? s’écria Lousteau. Mais, mon cher, si le Ministère achète le journal, dans six mois le droguiste aura peut-être cinquante mille francs de ses trente mille. Puis, Matifat ne verra pas le journal, mais les intérêts de Florine. Quand on saura que Matifat et Camusot (car ils se partageront l’affaire) sont propriétaires d’une Revue, il y aura dans tous les journaux des articles bienveillants pour Florine et Coralie. Florine va devenir célèbre, elle aura peut être un engagement de douze mille francs dans un autre théâtre. Enfin, Matifat économisera les mille francs par mois que lui coûteraient les cadeaux et les dîners aux journalistes. Vous ne connaissez ni les hommes, ni les affaires.

— Pauvre homme ! dit Lucien, il compte avoir une nuit agréable.

— Et, reprit Lousteau, il sera scié en deux par mille raisonnements jusqu’à ce qu’il ait montré à Florine l’acquisition du sixième acheté à Finot. Et moi le lendemain je serai rédacteur en chef, et je gagnerai mille francs par mois. Voici donc la fin de mes misères ! s’écria l’amant de Florine.

Lousteau sortit laissant Lucien abasourdi, perdu dans un abîme de pensées, volant au-dessus du monde comme il est. Après avoir vu aux Galeries de Bois les ficelles de la Librairie et la cuisine de la gloire, après s’être promené dans les coulisses du théâtre, le poète apercevait l’envers des consciences, le jeu des rouages de la vie parisienne, le mécanisme de toute chose. Il avait envié le bonheur de Lousteau en admirant Florine en scène. Déjà, pendant quelques instants, il avait oublié Matifat. Il demeura là durant un temps inappréciable, peut-être cinq minutes. Ce fut une éternité. Des pensées ardentes enflammaient son âme, comme ses sens étaient embrasés par le spectacle de ces actrices aux yeux lascifs et relevés par le rouge, à gorges étincelantes, vêtues de basquines voluptueuses à plis licencieux, à jupes courtes, montrant leurs jambes en bas rouges à coins verts, chaussées de manière à mettre un parterre en émoi. Deux corruptions marchaient sur deux lignes parallèles, comme deux nappes qui, dans une inondation, veulent se rejoindre ; elles dévoraient le poète accoudé dans le coin de la loge, le bras sur le velours rouge de l’appui, la main pendante, les yeux fixés sur la toile, et d’autant plus accessible aux enchantements de cette vie mélangée d’éclairs et de nuages qu’elle brillait comme un feu d’artifice après la nuit profonde de sa vie travailleuse, obscure, monotone. Tout à coup la lumière amoureuse d’un œil ruissela sur les yeux inattentifs de Lucien, en trouant le rideau du théâtre. Le poète, réveillé de son engourdissement, reconnut l’œil de Coralie qui le brûlait ; il baissa la tête, et regarda Camusot qui rentrait alors dans la loge en face.

Camusot.
Camusot.
CAMUSOT.
Cet amateur était un bon, gros et gras marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, etc.

Cet amateur était un bon gros et gras marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, Juge au Tribunal de Commerce, père de quatre enfants, marié pour la seconde fois à une épouse légitime, riche de quatre-vingt mille livres de rente, mais âgé de cinquante-six ans, ayant comme un bonnet de cheveux gris sur la tête, l’air papelard d’un homme qui jouissait de son reste, et qui ne voulait pas quitter la vie sans son compte de bonne joie, après avoir avalé les mille et une couleuvres du commerce. Il y avait sur ce front couleur beurre frais, sur ces joues monastiques et fleuries tout l’épanouissement d’une jubilation superlative : Camusot était sans sa femme, et entendait applaudir Coralie à tout rompre. Coralie était toutes les vanités réunies de ce riche bourgeois, il tranchait chez elle du grand seigneur d’autrefois, il se croyait là de moitié dans son succès, et il le croyait d’autant mieux qu’il l’avait soldé. Cette conduite était sanctionnée par la présence du beau-père de Camusot, un petit vieux, à cheveux poudrés, aux yeux égrillards, et très-digne. Les répugnances de Lucien se réveillèrent, il se souvint de l’amour pur, exalté, qu’il avait ressenti pendant un an pour madame de Bargeton. Aussitôt l’amour des poètes déplia ses ailes blanches : mille souvenirs environnèrent de leurs horizons bleuâtres le grand homme d’Angoulême qui retomba dans la rêverie. La toile se leva. Coralie et Florine étaient en scène.

— Ma chère, il pense à toi comme au grand Turc, dit Florine à voix basse pendant que Coralie débitait une réplique.

Lucien ne put s’empêcher de rire, et regarda Coralie. Cette femme, une des plus charmantes et des plus délicieuses actrices de Paris, la rivale de madame Perrin et de mademoiselle Fleuriet, auxquelles elle ressemblait et dont le sort devait être le sien, était le type des filles qui exercent à volonté la fascination sur les hommes. Coralie montrait une sublime figure hébraïque, ce long visage ovale d’un ton d’ivoire blond, à bouche rouge comme une grenade, à menton fin comme le bord d’une coupe. Sous des paupières chaudes et comme brûlées par une prunelle de jais, sous des cils recourbés, on devinait un regard languissant où scintillaient à propos les ardeurs du désert. Ces yeux étaient entourés d’un cercle olivâtre, et surmontés de sourcils arqués et fournis. Sur un front brun, couronné de deux bandeaux d’ébène où brillaient alors les lumières comme sur du vernis, siégeait une magnificence de pensée qui aurait pu faire croire à du génie. Mais Coralie, semblable à beaucoup d’actrices, était sans esprit malgré son nez ironique et fin, sans instruction malgré son expérience ; elle n’avait que l’esprit des sens et la bonté des femmes amoureuses. Pouvait-on d’ailleurs s’occuper du moral, quand elle éblouissait le regard avec ses bras ronds et polis, ses doigts tournés en fuseaux, ses épaules dorées, avec la gorge chantée par le Cantique des Cantiques, avec un col mobile et recourbé, avec des jambes d’une élégance adorable, et chaussées en soie rouge ? Ces beautés d’une poésie vraiment orientale étaient encore mises en relief par le costume espagnol convenu dans nos théâtres. Coralie faisait la joie de la salle où tous les yeux serraient sa taille bien prise dans sa basquine, et flattaient sa croupe andalouse qui imprimait des torsions lascives à la jupe. Il y eut un moment où Lucien, en voyant cette créature jouant pour lui seul, se souciant de Camusot autant que le gamin du paradis se soucie de la pelure d’une pomme, mit l’amour sensuel au-dessus de l’amour pur, la jouissance au-dessus du désir, et le démon de la luxure lui souffla d’atroces pensées.

Coralie.
Coralie.
Coralie faisait la joie de la salle, où tous les yeux serraient sa taille bien prise dans sa basquine, et flattaient sa croupe andalouse qui imprimait des torsions lascives à la jupe.

« J’ignore tout de l’amour qui se roule dans la bonne chère, dans le vin, dans les joies de la matière, se dit-il. J’ai plus encore vécu par la Pensée que par le Fait. Un homme qui veut tout peindre doit tout connaître. Voici mon premier souper fastueux, ma première orgie avec un monde étrange, pourquoi ne goûterais-je pas une fois ces délices si célèbres où se ruaient les grands seigneurs du dernier siècle en vivant avec des impures ? Quand ce ne serait que pour les transporter dans les belles régions de l’amour vrai, ne faut-il pas apprendre les joies, les perfections, les transports, les ressources, les finesses de l’amour des courtisanes et des actrices ? N’est-ce pas, après tout, la poésie des sens ? Il y a deux mois, ces femmes me semblaient des divinités gardées par des dragons inabordables ; en voilà une dont la beauté surpasse celle de Florine que j’enviais à Lousteau ; pourquoi ne pas profiter de sa fantaisie, quand les plus grands seigneurs achètent de leurs plus riches trésors une nuit à ces femmes-là ? Les ambassadeurs, quand ils mettent le pied dans ces gouffres, ne se soucient ni de la veille ni du lendemain. Je serais un niais d’avoir plus de délicatesse que les princes, surtout quand je n’aime encore personne. »

Lucien ne pensait plus à Camusot. Après avoir manifesté à Lousteau le plus profond dégoût pour le plus odieux partage, il tombait dans cette fosse, il nageait dans un désir, entraîné par le jésuitisme de la passion.

— Coralie est folle de vous, lui dit Lousteau en entrant. Votre beauté, digne des plus illustres marbres de la Grèce, fait un ravage inouï dans les coulisses. Vous êtes heureux, mon cher. À dix-huit ans, Coralie pourra dans quelques jours avoir trente mille francs par an pour sa beauté. Elle est encore très-sage. Vendue par sa mère, il y a trois ans, soixante mille francs, elle n’a encore eu que des chagrins, et cherche le bonheur. Elle est entrée au théâtre par désespoir, elle avait en horreur de Marsay, son premier acquéreur ; et, au sortir de la galère, car elle a été bientôt lâchée par le roi de nos dandies, elle a trouvé ce bon Camusot qu’elle n’aime guère ; mais il est comme un père pour elle, elle le souffre et se laisse aimer. Elle a refusé déjà les plus riches propositions, et se tient à Camusot qui ne la tourmente pas. Vous êtes donc son premier amour. Oh ! elle a reçu comme un coup de pistolet dans le cœur en vous voyant, et Florine est allée l’arraisonner dans sa loge où elle pleure de votre froideur. La pièce va tomber, Coralie ne sait plus son rôle, et adieu l’engagement au Gymnase que Camusot lui préparait !…

— Bah ?… pauvre fille ! dit Lucien dont toutes les vanités furent caressées par ces paroles et qui se sentit le cœur gonflé d’amour-propre. Il m’arrive, mon cher, dans une soirée, plus d’événements que dans les dix-huit premières années de ma vie.

Et Lucien raconta ses amours avec madame de Bargeton, et sa haine contre le baron Châtelet.

— Tiens, le journal manque de bête noire, nous allons l’empoigner. Ce baron est un beau de l’empire, il est ministériel, il nous va, je l’ai vu souvent à l’Opéra. J’aperçois d’ici votre grande dame, elle est souvent dans la loge de la marquise d’Espard. Le baron fait la cour à votre ex-maîtresse, un os de seiche. Attendez ! Finot vient de m’envoyer un exprès me dire que le journal est sans copie, un tour que lui joue un de nos rédacteurs, un drôle, le petit Hector Merlin à qui l’on a retranché ses blancs. Finot au désespoir broche un article contre les danseuses et l’Opéra. Eh ! bien, mon cher, faites l’article sur cette pièce, écoutez-la, pensez-y. Moi, je vais aller dans le cabinet du directeur méditer trois colonnes sur votre homme et sur votre belle dédaigneuse qui ne seront pas à la noce demain…

— Voilà donc où et comment se fait le journal ? dit Lucien.

— Toujours comme ça, répondit Lousteau. Depuis dix mois que j’y suis, le journal est toujours sans copie à huit heures du soir.

On nomme, en argot typographique, copie, le manuscrit à composer, sans doute parce que les auteurs sont censés n’envoyer que la copie de leur œuvre. Peut-être aussi est-ce une ironique traduction du mot latin copia (abondance), car la copie manque toujours !…

— Le grand projet qui ne se réalisera jamais est d’avoir quelques numéros d’avance, reprit Lousteau. Voilà dix heures, et il n’y a pas une ligne. Je vais dire à Vernou et à Nathan, pour finir brillamment le numéro, de nous prêter une vingtaine d’épigrammes sur les députés, sur le chancelier Cruzoé, sur les ministres, et sur nos amis au besoin. Dans ce cas-là, on massacrerait son père, on est comme un corsaire qui charge ses canons avec les écus de sa prise pour ne pas mourir. Soyez spirituel dans votre article, et vous aurez fait un grand pas dans l’esprit de Finot : il est reconnaissant par calcul. C’est la meilleure et la plus solide des reconnaissances, après toutefois celles du Mont-de-Piété !

— Quels hommes sont donc les journalistes ?… s’écria Lucien. Comment, il faut se mettre à une table et avoir de l’esprit…

— Absolument comme on allume un quinquet… jusqu’à ce que l’huile manque.

Au moment où Lousteau ouvrait la porte de la loge, le directeur et Du Bruel entrèrent.

— Monsieur, dit l’auteur de la pièce, laissez-moi dire de votre part à Coralie que vous vous en irez avec elle après souper, ou ma pièce va tomber. La pauvre fille ne sait plus ce qu’elle dit ni ce qu’elle fait, elle va pleurer quand il faudra rire, et rira quand il faudra pleurer. On a déjà sifflé. Vous pouvez encore sauver la pièce. Ce n’est pourtant pas un malheur que le plaisir qui vous attend.

— Monsieur, je n’ai pas l’habitude d’avoir des rivaux, dit Lucien.

— Ne lui dites pas cela, s’écria le directeur en regardant l’auteur, Coralie est fille à jeter Camusot par la fenêtre, à le mettre à la porte, et se ruinerait très-bien. Ce digne propriétaire du Cocon-d’Or donne à Coralie deux mille francs par mois, paye tous ses costumes et ses claqueurs.

— Comme votre promesse ne m’engage à rien, sauvez votre pièce, dit sultanesquement Lucien.

— Mais n’ayez pas l’air de la rebuter, cette charmante fille, dit le suppliant Du Bruel.

— Allons, il faut que j’écrive l’article sur votre pièce, et que je sourie à votre jeune première, soit ! s’écria le poète.

L’auteur disparut après avoir fait un signe à Coralie qui joua dès lors merveilleusement et fit réussir la pièce. Bouffé, qui remplissait le rôle d’un vieil alcade dans lequel il révéla pour la première fois son talent pour se grimer en vieillard, vint au milieu d’un tonnerre d’applaudissements dire : Messieurs, la pièce que nous avons eu l’honneur de représenter est de messieurs Raoul et Du Bruel.

— Tiens, Nathan est de la pièce, dit Lousteau, je ne m’étonne plus de l’intérêt qu’il y prend, ni de sa présence.

— Coralie ! Coralie ! s’écria le parterre soulevé.

De la loge où étaient les deux négociants, il partit une voix de tonnerre qui cria : — Et Florine !

— Florine et Coralie ! répétèrent alors quelques voix.

Le rideau se releva, Bouffé reparut avec les deux actrices à qui Matifat et Camusot jetèrent chacun une couronne ; Coralie ramassa la sienne et la tendit à Lucien. Pour Lucien, ces deux heures passées au théâtre furent comme un rêve. Les coulisses, malgré leurs horreurs, avaient commencé l’œuvre de cette fascination. Le poète, encore innocent, y avait respiré le vent du désordre et l’air de la volupté. Dans ces sales couloirs encombrés de machines et où fument des quinquets huileux, il règne comme une peste qui dévore l’âme. La vie n’y est plus ni sainte ni réelle. On y rit de toutes les choses sérieuses, et les choses impossibles paraissent vraies. Ce fut comme un narcotique pour Lucien, et Coralie acheva de le plonger dans une ivresse joyeuse. Le lustre s’éteignit. Il n’y avait plus alors dans la salle que des ouvreuses qui faisaient un singulier bruit en ôtant les petits bancs et fermant les loges. La rampe, soufflée comme une seule chandelle, répandit une odeur infecte. Le rideau se leva. Une lanterne descendit du cintre. Les pompiers commencèrent leur ronde avec les garçons de service. À la féerie de la scène, au spectacle des loges pleines de jolies femmes, aux étourdissantes lumières, à la splendide magie des décorations et des costumes neufs succédaient le froid, l’horreur, l’obscurité, le vide. Ce fut hideux.

— Eh ! bien, viens-tu, mon petit ? dit Lousteau sur le théâtre.

Lucien était dans une surprise indicible.

— Saute de la loge ici, lui cria le journaliste.

D’un bond, Lucien se trouva sur la scène. À peine reconnut-il Florine et Coralie déshabillées, enveloppées dans leurs manteaux et dans des douillettes communes, la tête couverte de chapeaux à voiles noirs, semblables enfin à des papillons rentrés dans leurs larves.

— Me ferez-vous l’honneur de me donner le bras ? lui dit Coralie en tremblant.

— Volontiers, dit Lucien qui sentit le cœur de l’actrice palpitant sur le sien comme celui d’un oiseau quand il l’eut prise.

L’actrice, en se serrant contre le poète, eut la volupté d’une chatte qui se frotte à la jambe de son maître avec une moelleuse ardeur.

— Nous allons donc souper ensemble ! lui dit-elle.

Tous quatre sortirent et trouvèrent deux fiacres à la porte des acteurs qui donnait sur la rue des Fossés-du-Temple. Coralie fit monter Lucien dans la voiture où étaient déjà Camusot et son beau-père, le bonhomme Cardot. Elle offrit la quatrième place à Du Bruel. Le directeur partit avec Florine, Matifat et Lousteau.

— Ces fiacres sont infâmes ! dit Coralie.

— Pourquoi n’avez-vous pas un équipage ? répliqua Du Bruel.

— Pourquoi ? s’écria-t-elle avec humeur, je ne veux pas le dire devant monsieur Cardot qui sans doute a formé son gendre. Croiriez-vous que, petit et vieux comme il est, monsieur Cardot ne donne que trois cents francs par mois à Florentine, juste de quoi payer son loyer, sa pâtée et ses socques. Le vieux marquis de Rochegude, qui a six cent mille livres de rente, m’offre un coupé depuis deux mois. Mais je suis une artiste, et non une fille.

— Vous aurez une voiture après-demain, mademoiselle, dit gravement Camusot ; mais vous ne me l’aviez jamais demandée.

— Est-ce que ça se demande ? Comment, quand on aime une femme la laisse-t-on patauger dans la crotte et risquer de se casser les jambes en allant à pied. Il n’y a que ces chevaliers de l’Aune pour aimer la boue au bas d’une robe.

En disant ces paroles avec une aigreur qui brisa le cœur de Camusot, Coralie trouvait la jambe de Lucien et la pressait entre les siennes, elle lui prit la main et la lui serra. Elle se tut alors et parut concentrée dans une de ces jouissances infinies qui récompensent ces pauvres créatures de tous leurs chagrins passés, de leurs malheurs, et qui développent dans leur âme une poésie inconnue aux autres femmes à qui ces violents contrastes manquent, heureusement.

— Vous avez fini par jouer aussi bien que mademoiselle Mars, dit Du Bruel à Coralie.

— Oui, dit Camusot, mademoiselle a eu quelque chose au commencement qui la chiffonnait ; mais dès le milieu du second acte, elle a été délirante. Elle est pour la moitié dans votre succès.

— Et moi pour la moitié dans le sien, dit Du Bruel.

— Vous vous battez de la chape de l’évêque, dit-elle d’une voix altérée.

L’actrice profita d’un moment d’obscurité pour porter à ses lèvres la main de Lucien, et la baisa en la mouillant de pleurs. Lucien fut alors ému jusque dans la moelle de ses os. L’humilité de la courtisane amoureuse comporte des magnificences morales qui en remontrent aux anges.

— Monsieur va faire l’article, dit Du Bruel en parlant à Lucien, il peut écrire un charmant paragraphe sur notre chère Coralie.

— Oh ! rendez-nous ce petit service, dit Camusot avec la voix d’un homme à genoux devant Lucien, vous trouverez en moi un serviteur bien disposé pour vous, en tout temps.

— Mais laissez donc à monsieur son indépendance, cria l’actrice enragée, il écrira ce qu’il voudra, achetez-moi des voitures et non pas des éloges.

— Vous les aurez à très-bon marché, répondit poliment Lucien. Je n’ai jamais rien écrit dans les journaux, je ne suis pas au fait de leurs mœurs, vous aurez la virginité de ma plume…

— Ce sera drôle, dit Du Bruel.

— Nous voilà rue de Bondy, dit le petit père Cardot que la sortie de Coralie avait atterré.

— Si j’ai les prémices de ta plume, tu auras celles de mon cœur, dit Coralie pendant le rapide instant où elle resta seule avec Lucien dans la voiture.

Coralie alla rejoindre Florine dans sa chambre à coucher pour y prendre la toilette qu’elle y avait envoyée. Lucien ne connaissait pas le luxe que déploient chez les actrices ou chez leurs maîtresses les négociants enrichis qui veulent jouir de la vie. Quoique Matifat, qui n’avait pas une fortune aussi considérable que celle de son ami Camusot, eût fait les choses assez mesquinement, Lucien fut surpris en voyant une salle à manger artistement décorée, tapissée en drap vert garni de clous à têtes dorées, éclairée par de belles lampes, meublée de jardinières pleines de fleurs, et un salon tendu de soie jaune relevée par des agréments bruns, où resplendissaient les meubles alors à la mode, un lustre de Thomire, un tapis à dessins perses. La pendule, les candélabres, le feu, tout était de bon goût. Matifat avait laissé tout ordonner par Grindot, un jeune architecte qui lui bâtissait une maison, et qui, sachant la destination de cet appartement, y mit un soin particulier. Aussi Matifat, toujours négociant, prenait-il des précautions pour toucher aux moindres choses, il semblait avoir sans cesse devant lui le chiffre des mémoires, et regardait ces magnificences comme des bijoux imprudemment sortis d’un écrin.

— Voilà pourtant ce que je serai forcé de faire pour Florentine, était une pensée qui se lisait dans les yeux du père Cardot.

Lucien comprit soudain que l’état de la chambre où demeurait Lousteau n’inquiétait guère le journaliste aimé. Roi secret de ces fêtes, Étienne jouissait de toutes ces belles choses. Aussi se carrait-il en maître de maison, devant la cheminée, en causant avec le directeur qui félicitait Du Bruel.

— La copie ! la copie ! cria Finot en entrant. Rien dans la boîte du journal. Les compositeurs tiennent mon article, et l’auront bientôt fini.

— Nous arrivons, dit Étienne. Nous trouverons une table et du feu dans le boudoir de Florine. Si monsieur Matifat veut nous procurer du papier et de l’encre, nous brocherons le journal pendant que Florine et Coralie s’habillent.

Cardot, Camusot et Matifat disparurent, empressés de chercher les plumes, les canifs et tout ce qu’il fallait aux deux écrivains. En ce moment une des plus jolies danseuses de ce temps, Tullia se précipita dans le salon.

— Mon cher enfant, dit-elle à Finot, on t’accorde tes cent abonnements, ils ne coûteront rien à la direction, ils sont déjà placés, imposés au Chant, à l’Orchestre et au Corps de ballet. Ton journal est si spirituel que personne ne se plaindra. Tu auras tes loges. Enfin voici le prix du premier trimestre, dit-elle en présentant deux billets de banque. Ainsi, ne m’échine pas !

— Je suis perdu, s’écria Finot. Je n’ai plus d’article de tête pour mon numéro, car il faut aller supprimer ma diatribe…

— Quel beau mouvement, ma divine Laïs, s’écria Blondet qui suivait la danseuse avec Nathan, Vernou et Claude Vignon amené par lui. Tu resteras à souper avec nous, cher amour, ou je te fais écraser comme un papillon que tu es. En ta qualité de danseuse, tu n’exciteras ici aucune rivalité de talent. Quant à la beauté, vous avez toutes trop d’esprit pour être jalouses en public.

— Mon Dieu ! mes amis, Du Bruel, Nathan, Blondet, sauvez-moi, cria Finot. J’ai besoin de cinq colonnes.

— J’en ferai deux avec la pièce, dit Lucien.

— Mon sujet en donnera bien deux, dit Lousteau.

— Eh ! bien, Nathan, Vernou, Du Bruel, faites-moi les plaisanteries de la fin. Ce brave Blondet pourra bien m’octroyer les deux petites colonnes de la première page. Je cours à l’imprimerie. Heureusement, Tullia, tu es venue avec ta voiture.

— Oui, mais le duc y est avec un ministre allemand, dit-elle.

— Invitons le duc et le ministre, dit Nathan.

— Un Allemand, ça boit bien, ça écoute, nous le fusillerons à coups de hardiesses, il en écrira à sa cour, s’écria Blondet.

— Quel est, de nous tous, le personnage assez sérieux pour descendre lui parler, dit Finot. Allons, Du Bruel, tu es un bureaucrate, amène le duc de Rhétoré, le ministre, et donne le bras à Tullia. Mon Dieu ! Tullia est-elle belle ce soir ?…

— Nous allons être treize ! dit Matifat en pâlissant.

— Non, quatorze, s’écria Florentine en arrivant, je veux surveiller milord Cardot !

— D’ailleurs, dit Lousteau, Blondet est accompagné de Claude Vignon.

— Je l’ai mené boire, répondit Blondet en prenant un encrier. Ah ! çà, vous autres, ayez de l’esprit pour les cinquante-six bouteilles de vin que nous boirons, dit-il à Nathan et à Vernou. Surtout stimulez Du Bruel, c’est un vaudevilliste, il est capable de faire quelques méchantes pointes, élevez-le jusqu’au bon mot.

Lucien animé par le désir de faire ses preuves devant des personnages si remarquables, écrivit son premier article sur la table ronde du boudoir de Florine, à la lueur des bougies roses allumées par Matifat.


panorama dramatique.


Première représentation de l’Alcade dans l’embarras, imbroglio en trois actes. — Début de mademoiselle Florine. — Mademoiselle Coralie. — Bouffé.


« On entre, on sort, on parle, on se promène, on cherche quelque chose et l’on ne trouve rien, tout est en rumeur. L’alcade a perdu sa fille et retrouve son bonnet ; mais le bonnet ne lui va pas, ce doit être le bonnet d’un voleur. Où est le voleur ? On entre, on sort, on parle, on se promène, on cherche de plus belle. L’alcade finit par trouver un homme sans sa fille, et sa fille sans un homme, ce qui est satisfaisant pour le magistrat, et non pour le public. Le calme renaît, l’alcade veut interroger l’homme. Ce vieil alcade s’assied dans un grand fauteuil d’alcade en arrangeant ses manches d’alcade. L’Espagne est le seul pays où il y ait des alcades attachés à de grandes manches, où se voient autour du cou des alcades, des fraises qui sur les théâtres de Paris sont la moitié de leur place et de leur gravité. Cet alcade qui a tant trottiné d’un petit pas de vieillard poussif, est Bouffé, Bouffé le successeur de Potier, un jeune acteur qui fait si bien les vieillards qu’il a fait rire les plus vieux vieillards. Il y a un avenir de cent vieillards dans ce front chauve, dans cette voix chevrotante, dans ces fuseaux tremblants sous un corps de Géronte. Il est si vieux, ce jeune acteur, qu’il effraie, on a peur que sa vieillesse ne se communique comme une maladie contagieuse. Et quel admirable alcade ! Quel charmant sourire inquiet, quelle bêtise importante ! quelle dignité stupide ! quelle hésitation judiciaire ! Comme cet homme sait bien que tout peut devenir alternativement faux et vrai ! Comme il est digne d’être le ministre d’un roi constitutionnel ! À chacune des demandes de l’alcade, l’inconnu l’interroge ; Bouffé répond, en sorte que questionné par la réponse, l’alcade éclaircit tout par ses demandes. Cette scène éminemment comique où respire un parfum de Molière a mis la salle en joie. Tout le monde est d’accord, mais je suis hors d’état de vous dire ce qui est clair et ce qui est obscur : la fille de l’alcade était là, représentée par une véritable Andalouse, une Espagnole, aux yeux espagnols, au teint espagnol, à la taille espagnole, à la démarche espagnole, une Espagnole de pied en cap, avec son poignard dans sa jarretière, son amour au cœur, sa croix au bout d’un ruban sur la gorge. À la fin de l’acte, quelqu’un m’a demandé comment allait la pièce, je lui ai dit : Elle a des bas rouges à coins verts, un pied grand comme ça, dans des souliers vernis, et la plus belle jambe de l’Andalousie ! Ah ! cette fille d’alcade, elle fait venir l’amour à la bouche, elle vous donne des désirs horribles, on a envie de sauter dessus la scène et de lui offrir sa chaumière et son cœur, ou trente mille livres de rente et sa plume. Cette Andalouse est la plus belle actrice de Paris. Coralie, puisqu’il faut l’appeler par son nom, est capable d’être comtesse ou grisette, on ne sait sous quelle forme elle plairait davantage. Elle sera ce qu’elle voudra être, elle est née pour tout faire, n’est-ce pas ce qu’il y a de mieux à dire d’une actrice au boulevard ?

« Au second acte est arrivée une Espagnole de Paris, avec sa figure de camée et ses yeux assassins. J’ai demandé à mon tour d’où elle venait, on m’a répondu qu’elle sortait de la coulisse et se nommait mademoiselle Florine ; mais, ma foi, je n’en ai rien pu croire, tant elle avait de feu dans les mouvements, de fureur dans son amour. Cette rivale de la fille de l’alcade est la femme d’un seigneur taillé dans le manteau d’Almaviva, où il y a de l’étoffe pour cent grands seigneurs du boulevard. Si Florine n’avait ni bas rouges à coins verts, ni souliers vernis, elle avait une mantille, un voile dont elle se servait admirablement, la grande dame qu’elle est ! Elle a fait voir à merveille que la tigresse peut devenir chatte. J’ai compris qu’il y avait là quelque drame de jalousie, aux mots piquants que ces deux Espagnoles se sont dits. Puis, quand tout allait s’arranger, la bêtise de l’alcade a tout rebrouillé. Tout ce monde de flambeaux, de riches, de valets, de Figaros, de seigneurs, d’alcades, de filles et de femmes, s’est remis à chercher, aller, venir, tourner. L’intrigue s’est alors renouée et je l’ai laissée se renouer, car ces deux femmes, Florine la jalouse et l’heureuse Coralie, m’ont entortillé de nouveau dans les plis de leur basquine, de leur mantille, et m’ont fourré leurs petits pieds dans l’œil.

« J’ai pu gagner le troisième acte sans avoir fait de malheur, sans avoir nécessité l’intervention du commissaire de police, ni scandalisé la salle, et je crois dès lors à la puissance de la morale publique et religieuse dont on s’occupe à la Chambre des Députés. J’ai pu comprendre qu’il s’agit d’un homme qui aime deux femmes sans en être aimé, ou qui en est aimé sans les aimer, qui n’aime pas les alcades ou que les alcades n’aiment pas ; mais qui, à coup sûr, est un brave seigneur qui aime quelqu’un, lui-même ou Dieu, comme pis-aller, car il se fait moine. Si vous voulez en savoir davantage, allez au Panorama-Dramatique. Vous voilà suffisamment prévenu qu’il faut y aller une première fois pour se faire à ces triomphants bas rouges à coins verts, à ce petit pied plein de promesses, à ces yeux qui filtrent le soleil, à ces finesses de femme parisienne déguisée en Andalouse, et d’Andalouse déguisée en Parisienne ; puis une seconde fois pour jouir de la pièce qui fait mourir de rire sous forme de vieillard, pleurer sous forme de seigneur amoureux. La pièce a réussi sous les deux espèces. L’auteur, qui, dit-on, a pour collaborateur un de nos grands poètes, a visé le succès avec une fille amoureuse dans chaque main ; aussi a-t-il failli tuer de plaisir son parterre en émoi. Les jambes de ces deux filles semblaient avoir plus d’esprit que l’auteur. Néanmoins quand les deux rivales s’en allaient, on trouvait le dialogue spirituel, ce qui prouve assez victorieusement l’excellence de la pièce. L’auteur a été nommé au milieu d’applaudissements qui ont donné des inquiétudes à l’architecte de la salle ; mais l’auteur, habitué à ces mouvements du Vésuve aviné qui bout sous le lustre, ne tremblait pas : c’est M. Du Bruel. Quant aux deux actrices, elles ont dansé le fameux boléro de Séville qui a trouvé grâce devant les pères du concile autrefois, et que la censure a permis, malgré la lasciveté des poses. Ce boléro suffit à attirer tous les vieillards qui ne savent que faire de leur reste d’amour, et j’ai la charité de les avertir de tenir le verre de leur lorgnette très-limpide. »


Pendant que Lucien écrivait cet article, qui fit révolution dans le journalisme par la révélation d’une manière neuve et originale, Lousteau écrivait un article, dit de mœurs, intitulé l’ex-beau, et qui commençait ainsi :

« Le beau de l’Empire est toujours un homme long et mince, bien conservé, qui porte un corset et qui a la croix de la Légion-d’Honneur. Il s’appelle quelque chose comme Potelet ; et, pour se mettre bien en cour aujourd’hui, le baron de l’Empire s’est gratifié d’un du : il est Du Potelet, quitte à redevenir Potelet en cas de révolution. Homme à deux fins d’ailleurs comme son nom, il fait la cour au faubourg Saint-Germain après avoir été le glorieux, l’utile et l’agréable porte-queue d’une sœur de cet homme que la pudeur m’empêche de nommer. Si du Potelet renie son service auprès de l’Altesse impériale, il chante encore les romances de sa bienfaitrice intime… »

L’article était un tissu de personnalités comme on les faisait à cette époque. Il s’y trouvait entre madame de Bargeton, à qui le baron Châtelet faisait la cour, et un os de seiche un parallèle bouffon qui plaisait sans qu’on eût besoin de connaître les deux personnes desquelles on se moquait. Châtelet était comparé à un héron. Les amours de ce héron, ne pouvant avaler la seiche, qui se cassait en trois quand il la laissait tomber, provoquaient irrésistiblement le rire. Cette plaisanterie, qui se divisa en plusieurs articles, eut, comme on sait, un retentissement énorme dans le faubourg Saint-Germain, et fut une des mille et une causes des rigueurs apportées à la législation de la Presse. Une heure après, Blondet, Lousteau, Lucien revinrent au salon où causaient les convives, le duc, le ministre et les quatre femmes, les trois négociants, le directeur du théâtre, Finot et les trois auteurs. Un apprenti, coiffé de son bonnet de papier, était déjà venu chercher la copie pour le journal.

— Les ouvriers vont quitter si je ne leur rapporte rien, dit-il.

— Tiens, voilà dix francs, et qu’ils attendent, répondit Finot.

— Si je les leur donne, monsieur, ils feront de la soulographie, et adieu le journal.

— Le bon sens de cet enfant m’épouvante, dit Finot.

Ce fut au moment où le ministre prédisait un brillant avenir à ce gamin que les trois auteurs entrèrent. Blondet lut un article excessivement spirituel contre les romantiques. L’article de Lousteau fit rire. Le duc de Rhétoré recommanda, pour ne pas trop indisposer le faubourg Saint-Germain, d’y glisser un éloge indirect pour madame d’Espard.

— Et vous, lisez-nous ce que vous avez fait, dit Finot à Lucien.

Quand Lucien, qui tremblait de peur, eut fini, le salon retentissait d’applaudissements, les actrices embrassaient le néophyte, les trois négociants le serraient à l’étouffer, Du Bruel lui prenait la main et avait une larme à l’œil, enfin, le directeur l’invitait à dîner.

— Il n’y a plus d’enfants, dit Blondet. Comme monsieur de Chateaubriand a déjà fait le mot d’enfant sublime pour Victor Hugo, je suis obligé de vous dire tout simplement que vous êtes un homme d’esprit, de cœur et de style.

— Monsieur est du journal, dit Finot en remerciant Étienne et lui jetant le fin regard de l’exploitateur.

— Quels mots avez-vous faits ? dit Lousteau à Blondet et Du Bruel.

— Voilà ceux de Du Bruel, dit Nathan.

*** En voyant combien monsieur le vicomte d’A…… occupe le public, monsieur le vicomte Démosthène a dit hier : — Ils vont peut-être me laisser tranquille.

*** Une dame dit à un Ultra qui blâmait le discours de monsieur Pasquier comme continuant le système de Decazes : — Oui, mais il a des mollets bien monarchiques.

— Si ça commence ainsi, je ne vous en demande pas davantage ; tout va bien, dit Finot. Cours leur porter cela, dit-il à l’apprenti. Le journal est un peu plaqué, mais c’est notre meilleur numéro, dit-il en se tournant vers le groupe des écrivains qui déjà regardaient Lucien avec une sorte de sournoiserie.

— Il a de l’esprit, ce gars-là, dit Blondet.

— Son article est bien, dit Claude Vignon.

— À table ! cria Matifat.

Le duc donna le bras à Florine, Coralie prit celui de Lucien, et la danseuse eut d’un côté Blondet, de l’autre le ministre allemand.

— Je ne comprends pas pourquoi vous attaquez madame de Bargeton et le baron Châtelet, qui est, dit-on, nommé préfet de la Charente et maître des requêtes.

— Madame de Bargeton a mis Lucien à la porte comme un drôle, dit Lousteau.

— Un si beau jeune homme ! fit le ministre.

Le souper, servi dans une argenterie neuve, dans une porcelaine de Sèvres, sur du linge damassé, respirait une magnificence cossue. Chevet avait fait le souper, les vins avaient été choisis par le plus fameux négociant du quai Saint-Bernard, ami de Camusot, de Matifat et de Cardot. Lucien, qui vit pour la première fois le luxe parisien fonctionnant, marchait ainsi de surprise en surprise, et cachait son étonnement en homme d’esprit, de cœur et de style qu’il était, selon le mot de Blondet.

En traversant le salon, Coralie avait dit à l’oreille de Florine :

— Fais-moi si bien griser Camusot qu’il soit obligé de rester endormi chez toi.

— Tu as donc fait ton journaliste ? répondit Florine.

— Non, ma chère, je l’aime ! répliqua Coralie en faisant un admirable petit mouvement d’épaules.

Ces paroles avaient retenti dans l’oreille de Lucien, apportées par le cinquième péché capital. Coralie était admirablement bien habillée, et sa toilette mettait savamment en relief ses beautés spéciales ; car toute femme a des perfections qui lui sont propres. Sa robe, comme celle de Florine, avait le mérite d’être d’une délicieuse étoffe inédite nommée mousseline de soie, dont la primeur appartenait pour quelques jours à Camusot, l’une des providences parisiennes des fabriques de Lyon, en sa qualité de chef du Cocon-d’Or. Ainsi l’amour et la toilette, ce fard et ce parfum de la femme, rehaussaient les séductions de l’heureuse Coralie. Un plaisir attendu, et qui ne nous échappera pas, exerce des séductions immenses sur les jeunes gens. Peut-être la certitude est-elle à leurs yeux tout l’attrait des mauvais lieux, peut-être est-elle le secret des longues fidélités ? L’amour pur, sincère, le premier amour enfin, joint à l’une de ces rages fantasques qui piquent ces pauvres créatures, et aussi l’admiration causée par la grande beauté de Lucien, donnèrent l’esprit du cœur à Coralie.

— Je t’aimerais laid et malade ! dit-elle à l’oreille de Lucien en se mettant à table.

Quel mot pour un poète ! Camusot disparut et Lucien ne le vit plus en voyant Coralie. Était-ce un homme tout jouissance et tout sensation, ennuyé de la monotonie de la province, attiré par les abîmes de Paris, lassé de misère, harcelé par sa continence forcée, fatigué de sa vie monacale rue de Cluny, de ses travaux sans résultat, qui pouvait se retirer de ce festin brillant ? Lucien avait un pied dans le lit de Coralie, et l’autre dans la glu du Journal, au-devant duquel il avait tant couru sans pouvoir le joindre. Après tant de factions montées en vain rue du Sentier, il trouvait le Journal attablé, buvant frais, joyeux, bon garçon. Il venait d’être vengé de toutes ses douleurs par un article qui devait le lendemain même percer deux cœurs où il avait voulu mais en vain verser la rage et la douleur dont on l’avait abreuvé. En regardant Lousteau, il se disait : — Voilà un ami ! sans se douter que déjà Lousteau le craignait comme un dangereux rival. Lucien avait eu le tort de montrer tout son esprit : un article terne l’eût admirablement servi. Blondet contre-balança l’envie qui dévorait Lousteau en disant à Finot qu’il fallait capituler avec le talent quand il était de cette force-là. Cet arrêt dicta la conduite de Lousteau qui résolut de rester l’ami de Lucien et de s’entendre avec Finot pour exploiter un nouveau-venu si dangereux en le maintenant dans le besoin. Ce fut un parti pris rapidement et compris dans toute son étendue entre ces deux hommes par deux phrases dites d’oreille à oreille.

— Il a du talent.

— Il sera exigeant.

— Oh !

— Bon !

— Je ne soupe jamais sans effroi avec des journalistes français, dit le diplomate allemand avec une bonhomie calme et digne en regardant Blondet qu’il avait vu chez la comtesse de Montcornet. Il y a un mot de Blucher que vous êtes chargés de réaliser.

— Quel mot ? dit Nathan.

— Quand Blucher arriva sur les hauteurs de Montmartre avec Saacken, en 1814, pardonnez-moi, messieurs, de vous reporter à ce jour fatal pour vous, Saacken, qui était un brutal, dit : Nous allons donc brûler Paris ! — Gardez-vous en bien, la France ne mourra que de ça ! répondit Blucher en montrant ce grand chancre qu’ils voyaient étendu à leurs pieds, ardent et fumeux, dans la vallée de la Seine. Je bénis Dieu de ce qu’il n’y a pas de journaux dans mon pays, reprit le ministre après une pause. Je ne suis pas encore remis de l’effroi que m’a causé ce petit bonhomme coiffé de papier, qui, à dix ans, possède la raison d’un vieux diplomate. Aussi, ce soir, me semble-t-il que je soupe avec des lions et des panthères qui me font l’honneur de velouter leurs pattes.

— Il est clair, dit Blondet, que nous pouvons dire et prouver à l’Europe que votre Excellence a vomi un serpent ce soir, qu’elle a manqué l’inoculer à mademoiselle Tullia, la plus jolie de nos danseuses, et là-dessus faire des commentaires sur Ève, la Bible, le premier et le dernier péché. Mais rassurez-vous, vous êtes notre hôte.

— Ce serait drôle, dit Finot.

— Nous ferions imprimer des dissertations scientifiques sur tous les serpents trouvés dans le cœur et dans le corps humain pour arriver au corps diplomatique, dit Lousteau.

— Nous pourrions montrer un serpent quelconque dans ce bocal de cerises à l’eau-de-vie, dit Vernou.

— Vous finiriez par le croire vous-même, dit Vignon au diplomate.

— Le serpent est assez ami de la danseuse, dit Du Bruel.

— Dites d’un premier sujet, reprit Tullia.

— Messieurs, ne réveillez pas vos griffes qui dorment, s’écria le duc de Rhétoré.

— L’influence et le pouvoir du journal n’est qu’à son aurore, dit Finot, le journalisme est dans l’enfance, il grandira. Tout, dans dix ans d’ici, sera soumis à la publicité. La pensée éclairera tout.

— Elle flétrira tout, dit Blondet en interrompant Finot.

— C’est un mot, dit Claude Vignon.

— Elle fera des rois, dit Lousteau.

— Et défera les monarchies, dit le diplomate.

— Aussi, dit Blondet, si la Presse n’existait point, faudrait-il ne pas l’inventer ; mais la voilà, nous en vivons.

— Vous en mourrez, dit le diplomate. Ne voyez-vous pas que la supériorité des masses, en supposant que vous les éclairiez, rendra la grandeur de l’individu plus difficile ; qu’en semant le raisonnement au cœur des basses classes, vous récolterez la révolte, et que vous en serez les premières victimes. Que casse-t-on à Paris quand il y a une émeute ?

— Les réverbères, dit Nathan ; mais nous sommes trop modestes pour avoir des craintes, nous ne serons que fêlés.

— Vous êtes un peuple trop spirituel pour permettre à un gouvernement de se développer, dit le ministre. Sans cela vous recommenceriez avec vos plumes la conquête de l’Europe que votre épée n’a pas su garder.

— Les journaux sont un mal, dit Claude Vignon. On pouvait utiliser ce mal, mais le gouvernement veut le combattre. Une lutte s’ensuivra. Qui succombera ? voilà la question.

— Le gouvernement, dit Blondet, je me tue à le crier. En France, l’esprit est plus fort que tout, et les journaux ont de plus que l’esprit de tous les hommes spirituels, l’hypocrisie de Tartufe.

— Blondet ! Blondet, dit Finot, tu vas trop loin : il y a des abonnés ici.

— Tu es propriétaire d’un de ces entrepôts de venin, tu dois avoir peur ; mais moi je me moque de toutes vos boutiques, quoique j’en vive !

— Blondet a raison, dit Claude Vignon. Le Journal au lieu d’être un sacerdoce est devenu un moyen pour les partis ; de moyen, il s’est fait commerce ; et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. Tout journal est, comme le dit Blondet, une boutique où l’on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S’il existait un journal des bossus, il prouverait soir et matin la beauté, la bonté, la nécessité des bossus. Un journal n’est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions. Ainsi, tous les journaux seront dans un temps donné, lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins ; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes, et fleuriront par cela même. Ils auront le bénéfice de tous les êtres de raison : le mal sera fait sans que personne en soit coupable. Je serai moi Vignon, vous serez toi Lousteau, toi Blondet, toi Finot, des Aristide, des Platon, des Caton, des hommes de Plutarque ; nous serons tous innocents, nous pourrons nous laver les mains de toute infamie. Napoléon a donné la raison de ce phénomène moral ou immoral, comme il vous plaira, dans un mot sublime que lui ont dicté ses études sur la Convention : Les crimes collectifs n’engagent personne. Le journal peut se permettre la conduite la plus atroce, personne ne s’en croit sali personnellement.

— Mais le pouvoir fera des lois répressives, dit Du Bruel, il en prépare.

— Bah ! que peut la loi contre l’esprit français, dit Nathan, le plus subtil de tous les dissolvants.

— Les idées ne peuvent être neutralisées que par des idées, reprit Vignon. La terreur, le despotisme peuvent seuls étouffer le génie français dont la langue se prête admirablement à l’allusion, à la double entente. Plus la loi sera répressive, plus l’esprit éclatera, comme la vapeur dans une machine à soupape. Ainsi, le roi fait du bien, si le journal est contre lui, ce sera le ministre qui aura tout fait, et réciproquement. Si le journal invente une infâme calomnie, on la lui a dite. À l’individu qui se plaint, il sera quitte pour demander pardon de la liberté grande. S’il est traîné devant les tribunaux, il se plaint qu’on ne soit pas venu lui demander une rectification ; mais demandez-la-lui ? il la refuse en riant, il traite son crime de bagatelle. Enfin il bafoue sa victime quand elle triomphe. S’il est puni, s’il a trop d’amende à payer, il vous signalera le plaignant comme un ennemi des libertés, du pays et des lumières. Il dira que monsieur Un Tel est un voleur en expliquant comment il est le plus honnête homme du royaume. Ainsi, ses crimes, bagatelles ! ses agresseurs, des monstres ! et il peut en un temps donné faire croire ce qu’il veut à des gens qui le lisent tous les jours. Puis rien de ce qui lui déplaît ne sera patriotique, et jamais il n’aura tort. Il se servira de la religion contre la religion, de la charte contre le roi ; il bafouera la magistrature quand la magistrature le froissera ; il la louera quand elle aura servi les passions populaires. Pour gagner des abonnés, il inventera les fables les plus émouvantes, il fera la parade comme Bobèche. Le journal servirait son père tout cru à la croque au sel de ses plaisanteries, plutôt que de ne pas intéresser ou amuser son public. Ce sera l’acteur mettant les cendres de son fils dans l’urne pour pleurer véritablement, la maîtresse sacrifiant tout à son ami.

— C’est enfin le peuple in-folio, s’écria Blondet en interrompant Vignon.

— Le peuple hypocrite et sans générosité, reprit Vignon, il bannira de son sein le talent comme Athènes a banni Aristide. Nous verrons les journaux, dirigés d’abord par des hommes d’honneur, tomber plus tard sous le gouvernement des plus médiocres qui auront la patience et la lâcheté de gomme élastique qui manquent aux beaux génies, ou à des épiciers qui auront de l’argent pour acheter des plumes. Nous voyons déjà ces choses-là ! Mais dans dix ans le premier gamin sorti du collége se croira un grand homme, il montera sur la colonne d’un journal pour souffleter ses devanciers, il les tirera par les pieds pour avoir leur place. Napoléon avait bien raison de museler la Presse. Je gagerais que, sous un gouvernement élevé par elles, les feuilles de l’Opposition battraient en brèche par les mêmes raisons et par les mêmes articles qui se font aujourd’hui contre celui du roi, ce même gouvernement au moment où il leur refuserait quoi que ce fût. Plus on fera de concessions aux journalistes, plus les journaux seront exigeants. Les journalistes parvenus seront remplacés par des journalistes affamés et pauvres. La plaie est incurable, elle sera de plus en plus maligne, le plus en plus insolente ; et plus le mal sera grand, plus il sera toléré, jusqu’au jour où la confusion se mettra dans les journaux par leur abondance, comme à Babylone. Nous savons, tous tant que nous sommes, que les journaux iront plus loin que les rois en ingratitude, plus loin que le plus sale commerce en spéculations et en calculs, qu’ils dévoreront nos intelligences à vendre tous les matins leur trois-six cérébral ; mais nous y écrirons tous, comme ces gens qui exploitent une mine de vif-argent en sachant qu’ils y mourront. Voilà là-bas, à côté de Coralie, un jeune homme… comment se nomme-t-il ? Lucien ! il est beau, il est poète, et, ce qui vaut mieux pour lui, homme d’esprit ; eh ! bien, il entrera dans quelques-uns de ces mauvais lieux de la pensée appelés journaux, il y jettera ses plus belles idées, il y desséchera son cerveau, il y corrompra son âme, il y commettra ces lâchetés anonymes qui, dans la guerre des idées, remplacent les stratagèmes, les pillages, les incendies, les revirements de bord dans la guerre des condottieri. Quand il aura, lui, comme mille autres, dépensé quelque beau génie au profit des actionnaires, ces marchands de poison le laisseront mourir de faim s’il a soif, et de soif s’il a faim.

— Merci, dit Finot.

— Mais, mon Dieu, dit Claude Vignon, je savais cela, je suis dans le bagne, et l’arrivée d’un nouveau forçat me fait plaisir. Blondet et moi, nous sommes plus forts que messieurs tels et tels qui spéculent sur nos talents, et nous serons néanmoins toujours exploités par eux. Nous avons du cœur sous notre intelligence, il nous manque les féroces qualités de l’exploitant. Nous sommes paresseux, contemplateurs, méditatifs, jugeurs : on boira notre cervelle et l’on nous accusera d’inconduite !

— J’ai cru que vous seriez plus drôles, s’écria Florine.

— Florine a raison, dit Blondet, laissons la cure des maladies publiques à ces charlatans d’hommes d’État. Comme dit Charlet : Cracher sur la vendange ? jamais !

— Savez-vous de quoi Vignon me fait l’effet ? dit Lousteau en montrant Lucien, d’une de ces grosses femmes de la rue du Pélican, qui dirait à un collégien : Mon petit, tu es trop jeune pour venir ici…..

Cette saillie fit rire, mais elle plut à Coralie. Les négociants buvaient et mangeaient en écoutant.

— Quelle nation que celle où il se rencontre tant de bien et tant de mal ! dit le ministre au duc de Rhétoré. Messieurs, vous êtes des prodigues qui ne pouvez pas vous ruiner.

Ainsi, par la bénédiction du hasard, aucun enseignement ne manquait à Lucien sur la pente du précipice où il devait tomber. D’Arthez avait mis le poète dans la noble voie du travail en réveillant le sentiment sous lequel disparaissent les obstacles. Lousteau lui-même avait essayé de l’éloigner par une pensée égoïste, en lui dépeignant le journalisme et la littérature sous leur vrai jour. Lucien n’avait pas voulu croire à tant de corruptions cachées ; mais il entendait enfin des journalistes criant de leur mal, il les voyait à l’œuvre, éventrant leur nourrice pour prédire l’avenir. Il avait pendant cette soirée vu les choses comme elles sont. Au lieu d’être saisi d’horreur à l’aspect du cœur même de cette corruption parisienne si bien qualifiée par Blucher, il jouissait avec ivresse de cette société spirituelle. Ces hommes extraordinaires sous l’armure damasquinée de leurs vices et le casque brillant de leur froide analyse, il les trouvait supérieurs aux hommes graves et sérieux du Cénacle. Puis il savourait les premières délices de la richesse, il était sous le charme du luxe, sous l’empire de la bonne chère ; ses instincts capricieux se réveillaient, il buvait pour la première fois des vins d’élite, il faisait connaissance avec les mets exquis de la haute cuisine ; il voyait un ministre, un duc et sa danseuse, mêlés aux journalistes, admirant leur atroce pouvoir ; il sentit une horrible démangeaison de dominer ce monde de rois, il se trouvait la force de les vaincre. Enfin, cette Coralie qu’il venait de rendre heureuse par quelques phrases, il l’avait examinée à la lueur des bougies du festin, à travers la fumée des plats et le brouillard de l’ivresse, elle lui paraissait sublime, l’amour la rendait si belle ! Cette fille était d’ailleurs la plus jolie, la plus belle actrice de Paris. Le Cénacle, ce ciel de l’intelligence noble, dut succomber sous une tentation si complète. La vanité particulière aux auteurs venait d’être caressée chez Lucien par des connaisseurs, il avait été loué par ses futurs rivaux. Le succès de son article et la conquête de Coralie étaient deux triomphes à tourner une tête moins jeune que la sienne. Pendant cette discussion, tout le monde avait remarquablement bien mangé, supérieurement bu. Lousteau, le voisin de Camusot, lui versa deux ou trois fois du kirsch dans son vin, sans que personne y fît attention, et il stimula son amour-propre pour l’engager à boire. Cette manœuvre fut si bien menée, que le négociant ne s’en aperçut pas, il se croyait dans son genre aussi malicieux que les journalistes. Les plaisanteries acerbes commencèrent au moment où les friandises du dessert et les vins circulèrent. Le diplomate, en homme de beaucoup d’esprit, fit un signe au duc et à la danseuse dès qu’il entendit ronfler les bêtises qui annoncèrent chez ces hommes d’esprit les scènes grotesques par lesquelles finissent les orgies, et tous trois ils disparurent. Dès que Camusot eut perdu la tête, Coralie et Lucien qui, durant tout le souper, se comportèrent en amoureux de quinze ans, s’enfuirent par les escaliers et se jetèrent dans un fiacre. Comme Camusot était sous la table, Matifat crut qu’il avait disparu de compagnie avec l’actrice ; il laissa ses hôtes fumant, buvant, riant, disputant, et suivit Florine quand elle alla se coucher. Le jour surprit les combattants, ou plutôt Blondet, buveur intrépide, le seul qui pût parler et qui proposait aux dormeurs un toast à l’Aurore aux doigts de rose.

Lucien n’avait pas l’habitude des orgies parisiennes ; il jouissait bien encore de sa raison quand il descendit les escaliers, mais le grand air détermina son ivresse qui fut hideuse. Coralie et sa femme de chambre furent obligées de monter le poète au premier étage de la belle maison où logeait l’actrice, rue de Vendôme. Dans l’escalier, Lucien faillit se trouver mal, et fut ignoblement malade.

— Vite, Bérénice, s’écria Coralie, du thé. Fais du thé !

— Ce n’est rien, c’est l’air, disait Lucien. Et puis, je n’ai jamais tant bu.

— Pauvre enfant ! c’est innocent comme un agneau, dit Bérénice.

Bérénice était une grosse Normande aussi laide que Coralie était belle.

Enfin Lucien fut mis à son insu dans le lit de Coralie. Aidée par Bérénice, l’actrice avait déshabillé avec le soin et l’amour d’une mère pour un petit enfant son poète qui disait toujours : — C’est rien ! c’est l’air. Merci, maman.

— Comme il dit bien maman ! s’écria Coralie en le baisant dans les cheveux.

— Quel plaisir d’aimer un pareil ange, mademoiselle, et où l’avez-vous pêché ? Je ne croyais pas qu’il pût exister un homme aussi joli que vous êtes belle, dit Bérénice.

Lucien voulait dormir, il ne savait où il était et ne voyait rien, Coralie lui fit avaler plusieurs tasses de thé, puis elle le laissa dormant.

— La portière ni personne ne nous a vus, dit Coralie.

— Non, je vous attendais.

— Victoire ne sait rien.

— Plus souvent, dit Bérénice.

Dix heures après, vers midi, Lucien se réveilla sous les yeux de Coralie qui l’avait regardé dormant ! Il comprit cela, le poète. L’actrice était encore dans sa belle robe abominablement tachée et de laquelle elle allait faire une relique. Lucien reconnut les dévouements, les délicatesses de l’amour vrai qui voulait sa récompense : il regarda Coralie. Coralie fut déshabillée en un moment, et se coula comme une couleuvre auprès de Lucien. À cinq heures, le poète dormait bercé par des voluptés divines, il avait entrevu la chambre de l’actrice, une ravissante création du luxe, toute blanche et rose, un monde de merveilles et de coquettes recherches qui surpassait ce que Lucien avait admiré déjà chez Florine. Coralie était debout. Pour jouer son rôle d’Andalouse, elle devait être à sept heures au théâtre. Elle avait encore contemplé son poète endormi dans le plaisir, elle s’était enivrée sans pouvoir se repaître de ce noble amour, qui réunissait les sens au cœur, et le cœur aux sens pour les exalter ensemble. Cette divinisation qui permet d’être deux ici-bas pour sentir, un seul dans le ciel pour aimer, était son absolution. À qui d’ailleurs la beauté surhumaine de Lucien n’aurait-elle pas servi d’excuse ? Agenouillée à ce lit, heureuse de l’amour en lui-même, l’actrice se sentait sanctifiée. Ces délices furent troublées par Bérénice.

— Voici le Camusot, il vous sait ici, cria-t-elle.

Lucien se dressa, pensant avec une générosité innée à ne pas nuire à Coralie. Bérénice leva un rideau. Lucien entra dans un délicieux cabinet de toilette, où Bérénice et sa maîtresse apportèrent avec une prestesse inouïe les vêtements de Lucien. Quand le négociant apparut, les bottes du poète frappèrent les regards de Coralie ; Bérénice les avait mises devant le feu pour les chauffer après les avoir cirées en secret. La servante et la maîtresse avaient oublié ces bottes accusatrices. Bérénice partit après avoir échangé un regard d’inquiétude avec sa maîtresse. Coralie se plongea dans sa causeuse, et dit à Camusot de s’asseoir dans une gondole en face d’elle. Le brave homme, qui adorait Coralie, regardait les bottes et n’osait lever les yeux sur sa maîtresse.

— Dois-je prendre la mouche pour cette paire de bottes et quitter Coralie ? La quitter ! ce serait se fâcher pour peu de chose. Il y a des bottes partout. Celles-ci seraient mieux placées dans l’étalage d’un bottier, ou sur les boulevards à se promener aux jambes d’un homme. Cependant, ici, sans jambes, elles disent bien des choses contraires à la fidélité. J’ai cinquante ans, il est vrai : je dois être aveugle comme l’amour.

Ce lâche monologue était sans excuse. La paire de bottes n’était pas de ces demi-bottes en usage aujourd’hui, et que jusqu’à un certain point un homme distrait pourrait ne pas voir ; c’était, comme la mode ordonnait alors de les porter, une paire de bottes entières, très-élégantes, et à glands, qui reluisaient sur des pantalons collants presque toujours de couleur claire, et où se reflétaient les objets comme dans un miroir. Ainsi, les bottes crevaient les yeux de l’honnête marchand de soierie, et, disons-le, elles lui crevaient le cœur.

— Qu’avez-vous ? lui dit Coralie.

— Rien, dit-il.

— Sonnez, dit Coralie en souriant de la lâcheté de Camusot. — Bérénice, dit-elle à la Normande dès qu’elle arriva, ayez-moi donc des crochets pour que je mette encore ces damnées bottes. Vous n’oublierez pas de les apporter ce soir dans ma loge.

— Comment ?… vos bottes ?… dit Camusot qui respira plus à l’aise.

— Eh ! que croyez-vous donc ? demanda-t-elle d’un air hautain. Grosse bête, n’allez-vous pas croire… Oh ! il le croirait ! dit-elle à Bérénice. J’ai un rôle d’homme dans la pièce de Chose, et je ne me suis jamais mise en homme. Le bottier du théâtre m’a apporté ces bottes-là pour essayer à marcher, en attendant la paire de laquelle il m’a pris mesure ; il me les a mises, mais j’ai tant souffert que je les ai ôtées, et je dois cependant les remettre.

— Ne les remettez pas si elles vous gênent, dit Camusot que les bottes avaient tant gêné.

— Mademoiselle, dit Bérénice, ferait mieux, au lieu de se martyriser, comme tout à l’heure ; elle en pleurait, monsieur ! et si j’étais homme, jamais une femme que j’aimerais ne pleurerait ! elle ferait mieux de les porter en maroquin bien mince. Mais l’administration est si ladre ! Monsieur, vous devriez aller lui en commander…..

— Oui, oui, dit le négociant. Vous vous levez, dit-il à Coralie.

— À l’instant, je ne suis rentrée qu’à six heures, après vous avoir cherché partout, vous m’avez fait garder mon fiacre pendant sept heures. Voilà de vos soins ! m’oublier pour des bouteilles. J’ai dû me soigner, moi qui vais jouer maintenant tous les soirs, tant que l’Alcade fera de l’argent. Je n’ai pas envie de mentir à l’article de ce jeune homme !

— Il est beau, cet enfant-là, dit Camusot.

— Vous trouvez ? je n’aime pas ces hommes-là, ils ressemblent trop à une femme ; et puis ça ne sait pas aimer comme vous autres, vieilles bêtes du commerce. Vous vous ennuyez tant !

— Monsieur, dîne-t-il avec madame, demanda Bérénice.

— Non, j’ai la bouche empâtée.

— Vous avez été joliment paf, hier. Ah ! papa Camusot, d’abord, moi je n’aime pas les hommes qui boivent…

— Tu feras un cadeau à ce jeune homme, dit le négociant.

— Ah ! oui, j’aime mieux les payer ainsi, que de faire ce que fait Florine. Allons, mauvaise race qu’on aime, allez-vous-en, ou donnez-moi ma voiture pour que je file au théâtre.

— Vous l’aurez demain pour dîner avec votre directeur, au Rocher de Cancale ; il ne donnera pas la pièce nouvelle dimanche.

— Venez, je vais dîner, dit Coralie en emmenant Camusot.

Une heure après, Lucien fut délivré par Bérénice, la compagne d’enfance de Coralie, une créature aussi fine, aussi déliée d’esprit qu’elle était corpulente.

— Restez ici, Coralie reviendra seule, elle veut même congédier Camusot s’il vous ennuie, dit Bérénice à Lucien ; mais, cher enfant de son cœur, vous êtes trop ange pour la ruiner. Elle me l’a dit, elle est décidée à tout planter là, à sortir de ce paradis pour aller vivre dans votre mansarde. Oh ! les jaloux, les envieux ne lui ont-ils pas expliqué que vous n’aviez ni sou, ni maille, que vous viviez au quartier latin. Je vous suivrais, voyez-vous, je vous ferais votre ménage. Mais je viens de consoler la pauvre enfant. Pas vrai, monsieur, que vous avez trop d’esprit pour donner dans de pareilles bêtises ? Ah ! vous verrez bien que l’autre gros n’a rien que le cadavre et que vous êtes le chéri, le bien-aimé, la divinité à laquelle on abandonne l’âme. Si vous saviez comme ma Coralie est gentille quand je lui fais répéter ses rôles ! un amour d’enfant, quoi ! Elle méritait bien que Dieu lui envoyât un de ses anges, elle avait le dégoût de la vie. Elle a été si malheureuse avec sa mère, qui la battait, qui l’a vendue ! Oui, monsieur, une mère, sa propre enfant ! Si j’avais une fille, je la servirais comme ma petite Coralie, de qui je me suis fait un enfant. Voilà le premier bon temps que je lui ai vu, la première fois qu’elle a été bien applaudie. Il paraît que, vu ce que vous avez écrit, on a monté une fameuse claque pour la seconde représentation. Pendant que vous dormiez, Braulard est venu travailler avec elle.

— Qui ! Braulard ? demanda Lucien qui crut avoir entendu déjà ce nom.

— Le chef des claqueurs, qui, de concert avec elle, est convenu des endroits du rôle où elle serait soignée. Quoiqu’elle se dise son amie, Florine pourrait vouloir lui jouer un mauvais tour et prendre tout pour elle. Tout le boulevard est en rumeur à cause de votre article. Quel lit arrangé pour les amours d’une fée et d’un prince ?… dit-elle en menant sur le lit un couvre-pied en dentelle.

Elle alluma les bougies. Aux lumières, Lucien étourdi se crut en effet dans un conte du Cabinet des fées. Les plus riches étoffes du Cocon-d’Or avaient été choisies par Camusot pour servir aux tentures et aux draperies des fenêtres. Le poète marchait sur un tapis royal. Les meubles en palissandre sculpté arrêtaient dans les tailles du bois des frissons de lumière qui y papillotaient. La cheminée en marbre blanc resplendissait des plus coûteuses bagatelles. La descente du lit était en cygne bordé de martre. Des pantoufles en velours noir, doublées de soie pourpre, y parlaient des plaisirs qui attendaient le poète des Marguerites. Une délicieuse lampe pendait du plafond tendu de soie. Partout des jardinières merveilleuses montraient des fleurs choisies, de jolies bruyères blanches, des camélias sans parfum. Partout vivaient les images de l’innocence. Il était impossible d’imaginer là une actrice et les mœurs du théâtre. Bérénice remarqua l’ébahissement de Lucien.

— Est-ce gentil ? lui dit-elle d’une voix câline. Ne serez-vous pas mieux là pour aimer que dans un grenier ? Empêchez son coup de tête, reprit-elle en amenant devant Lucien un magnifique guéridon chargé de mets dérobés au dîner de sa maîtresse, afin que la cuisinière ne pût soupçonner la présence d’un amant.

Lucien dîna très-bien, servi par Bérénice dans une argenterie sculptée, dans des assiettes peintes à un louis la pièce. Ce luxe agissait sur son âme comme une fille des rues agit avec ses chairs nues et ses bas blancs bien tirés sur un lycéen.

— Est-il heureux, ce Camusot ! s’écria-t-il.

— Heureux ? reprit Bérénice. Ah ! il donnerait bien sa fortune pour être à votre place, et pour troquer ses vieux cheveux gris contre votre jeune chevelure blonde.

Elle engagea Lucien, à qui elle donna le plus délicieux vin que Bordeaux ait soigné pour le plus riche Anglais, à se recoucher en attendant Coralie, à faire un petit somme provisoire, et Lucien avait en effet envie de se coucher dans ce lit qu’il admirait. Bérénice, qui avait lu ce désir dans les yeux du poète, en était heureuse pour sa maîtresse. À dix heures et demie, Lucien s’éveilla sous un regard trempé d’amour. Coralie était là dans la plus voluptueuse toilette de nuit. Lucien avait dormi, Lucien n’était plus ivre que d’amour. Bérénice se retira demandant : — À quelle heure demain ?

— Onze heures, tu nous apporteras notre déjeuner au lit. Je n’y serai pour personne avant deux heures.

À deux heures le lendemain, l’actrice et son amant étaient habillés et en présence, comme si le poète fût venu faire une visite à sa protégée. Coralie avait baigné, peigné, coiffé, habillé Lucien ; elle lui avait envoyé chercher douze belles chemises, douze cravates, douze mouchoirs chez Colliau, une douzaine de gants dans une boîte de cèdre. Quand elle entendit le bruit d’une voiture à sa porte, elle se précipita vers la fenêtre avec Lucien. Tous deux virent Camusot descendant d’un coupé magnifique.

— Je ne croyais pas, dit-elle, qu’on pût haïr tant un homme et le luxe…

— Je suis trop pauvre pour consentir à ce que vous vous ruiniez, dit Lucien en passant ainsi sous les Fourches-Caudines.

— Pauvre petit chat, dit-elle en pressant Lucien sur son cœur, tu m’aimes donc bien ? — J’ai engagé monsieur, dit-elle en montrant Lucien à Camusot, à venir me voir ce matin, en pensant que nous irions nous promener aux Champs-Élysées pour essayer la voiture.

— Allez-y seuls, dit tristement Camusot, je ne dîne pas avec vous, c’est la fête de ma femme, je l’avais oublié.

— Pauvre Musot ! comme tu t’ennuieras, dit-elle en sautant au cou du marchand.

Elle était ivre de bonheur en pensant qu’elle étrennerait seule avec Lucien ce beau coupé, qu’elle irait seule avec lui au Bois ; et, dans son accès de joie, elle eut l’air d’aimer Camusot à qui elle fit mille caresses.

— Je voudrais pouvoir vous donner une voiture tous les jours, dit le pauvre homme.

— Allons, monsieur, il est deux heures, dit l’actrice à Lucien qu’elle vit honteux et qu’elle consola par un geste adorable.

Coralie dégringola les escaliers en entraînant Lucien qui entendit le négociant se traînant comme un phoque après eux, sans pouvoir les rejoindre. Le poète éprouva la plus enivrante des jouissances : Coralie, que le bonheur rendait sublime, offrit à tous les yeux ravis une toilette pleine de goût et d’élégance. Le Paris des Champs-Élysées admira ces deux amants. Dans une allée du bois de Boulogne, leur coupé rencontra la calèche de mesdames d’Espard et de Bargeton qui regardèrent Lucien d’un air étonné, mais auxquelles il lança le coup d’œil méprisant du poète qui pressent sa gloire et va user de son pouvoir. Le moment où il put échanger par un coup d’œil avec ces deux femmes quelques-unes des pensées de vengeance qu’elles lui avaient mises au cœur pour le ronger, fut un des plus doux de sa vie et décida peut-être de sa destinée. Lucien fut repris par les Furies de l’orgueil : il voulut reparaître dans le monde, y prendre une éclatante revanche, et toutes les petitesses sociales, naguère foulées aux pieds du travailleur, de l’ami du Cénacle, rentrèrent dans son âme. Il comprit alors toute la portée de l’attaque faite pour lui par Lousteau : Lousteau venait de servir ses passions ; tandis que le Cénacle, ce Mentor collectif, avait l’air de les mater au profit des vertus ennuyeuses et de travaux que Lucien commençait à trouver inutiles. Travailler ! n’est-ce pas la mort pour les âmes avides de jouissances ? Aussi avec quelle facilité les écrivains ne glissent-ils pas dans le far niente, dans la bonne chère et les délices de la vie luxueuse des actrices et des femmes faciles ! Lucien sentit une irrésistible envie de continuer la vie de ces deux folles journées.

Le dîner au Rocher de Cancale fut exquis. Lucien trouva les convives de Florine, moins le ministre, moins le duc et la danseuse, moins Camusot, remplacés par deux acteurs célèbres et par Hector Merlin accompagné de sa maîtresse, une délicieuse femme qui se faisait appeler madame du Val-Noble, la plus belle et la plus élégante des femmes qui composaient alors à Paris le monde exceptionnel, de ces femmes qu’aujourd’hui l’on a décemment nommées des Lorettes. Lucien, qui vivait depuis quarante-huit heures dans un paradis, apprit le succès de son article. En se voyant fêté, envié, le poète trouva son aplomb : son esprit scintilla, il fut le Lucien de Rubempré qui pendant plusieurs mois brilla dans la littérature et dans le monde artiste. Finot, cet homme d’une incontestable adresse à deviner le talent, dont il devait faire une grande consommation et qui le flairait comme un ogre sent la chair fraîche, cajola Lucien en essayant de l’embaucher dans l’escouade de journalistes qu’il commandait, et Lucien mordit à ses flatteries. Coralie observa le manége de ce consommateur d’esprit, et voulut mettre Lucien en garde contre lui.

— Ne t’engage pas, mon petit, dit-elle à son poète, attends, ils veulent t’exploiter, nous causerons de cela ce soir.

— Bah ! lui répondit Lucien, je me sens assez fort pour être aussi méchant et aussi fin qu’ils peuvent l’être.

Finot, qui ne s’était sans doute pas brouillé pour les blancs avec Hector Merlin, présenta Merlin à Lucien et Lucien à Merlin. Coralie et madame du Val-Noble fraternisèrent, se comblèrent de caresses et de prévenances. Madame du Val-Noble invita Lucien et Coralie à dîner.

Hector Merlin, le plus dangereux de tous les journalistes présents à ce dîner, était un petit homme sec, à lèvres pincées, couvant une ambition démesurée, d’une jalousie sans bornes, heureux de tous les maux qui se faisaient autour de lui, profitant des divisions qu’il fomentait, ayant beaucoup d’esprit, peu de vouloir, mais remplaçant la volonté par l’instinct qui mène les parvenus vers les endroits éclairés par l’or et par le pouvoir. Lucien et lui se déplurent mutuellement. Il n’est pas difficile d’expliquer pourquoi. Merlin eut le malheur de parler à Lucien à haute voix comme Lucien pensait tout bas. Au dessert, les liens de la plus touchante amitié semblaient unir ces hommes qui tous se croyaient supérieurs l’un à l’autre. Lucien, le nouveau venu, était l’objet de leurs coquetteries. On causait à cœur ouvert. Hector Merlin seul ne riait pas. Lucien lui demanda la raison de sa raison.

— Mais je vous vois entrant dans le monde littéraire et journaliste avec des illusions. Vous croyez aux amis. Nous sommes tous amis ou ennemis selon les circonstances. Nous nous frappons les premiers avec l’arme qui devrait ne nous servir qu’à frapper les autres. Vous vous apercevrez avant peu que vous n’obtiendrez rien par les beaux sentiments. Si vous êtes bon, faites-vous méchant. Soyez hargneux par calcul. Si personne ne vous a dit cette loi suprême, je vous la confie et je ne vous aurai pas fait une médiocre confidence. Pour être aimé, ne quittez jamais votre maîtresse sans l’avoir fait pleurer un peu ; pour faire fortune en littérature, blessez toujours tout le monde, même vos amis, faites pleurer les amours-propres : tout le monde vous caressera.

Hector Merlin fut heureux en voyant à l’air de Lucien que sa parole entrait chez le néophyte comme la lame d’un poignard dans un cœur. On joua. Lucien perdit tout son argent. Il fut emmené par Coralie, et les délices de l’amour lui firent oublier les terribles émotions du Jeu qui, plus tard, devait trouver en lui l’une de ses victimes. Le lendemain, en sortant de chez elle et revenant au quartier latin, il trouva dans sa bourse l’argent qu’il avait perdu. Cette attention l’attrista d’abord, il voulut revenir chez l’actrice et lui rendre un don qui l’humiliait ; mais il était déjà rue de La Harpe, il continua son chemin vers l’hôtel Cluny. Tout en marchant, il s’occupa de ce soin de Coralie, il y vit une preuve de cet amour maternel que ces sortes de femmes mêlent à leurs passions. Chez elles, la passion comporte tous les sentiments. De pensée en pensée, Lucien finit par trouver une raison d’accepter en se disant : — Je l’aime, nous vivrons ensemble comme mari et femme, et je ne la quitterai jamais ! À moins d’être Diogène, qui ne comprendrait alors les sensations de Lucien en montant l’escalier boueux et puant de son hôtel, en faisant grincer la serrure de sa porte, en revoyant le carreau sale et la piteuse cheminée de sa chambre horrible de misère et de nudité ? Il trouva sur sa table le manuscrit de son roman et ce mot de Daniel d’Arthez :


« Nos amis sont presque contents de votre œuvre, cher poète. Vous pourrez la présenter avec plus de confiance, disent-ils, à vos amis et à vos ennemis. Nous avons lu votre charmant article sur le Panorama-Dramatique, et vous devez exciter autant d’envie dans la littérature que de regrets chez nous.

Daniel. »


— Regrets ! que veut-il dire ? s’écria Lucien surpris du ton de politesse qui régnait dans ce billet. Était-il donc un étranger pour le Cénacle ? Après avoir dévoré les fruits délicieux que lui avait tendus l’Ève des coulisses, il tenait encore plus à l’estime et à l’amitié de ses amis de la rue des Quatre-Vents. Il resta pendant quelques instants plongé dans une méditation par laquelle il embrassait son présent dans cette chambre et son avenir dans celle de Coralie. En proie à des hésitations alternativement honorables et dépravantes, il s’assit et se mit à examiner l’état dans lequel ses amis lui rendaient son œuvre. Quel étonnement fut le sien ! De chapitre en chapitre, la plume habile et dévouée de ces grands hommes encore inconnus avait changé ses pauvretés en richesses. Un dialogue plein, serré, concis, nerveux remplaçait ses conversations qu’il comprit alors n’être que des bavardages en les comparant à des discours où respirait l’esprit du temps. Ses portraits, un peu mous de dessin, avaient été vigoureusement accusés et colorés ; tous se rattachaient aux phénomènes curieux de la vie humaine par des observations physiologiques dues sans doute à Bianchon, exprimées avec finesse, et qui les faisaient vivre. Ses descriptions verbeuses étaient devenues substantielles et vives. Il avait donné une enfant mal faite et mal vêtue, et il retrouvait une délicieuse fille en robe blanche, à ceinture, à écharpe roses, une création ravissante. La nuit le surprit, les yeux en pleurs, atterré de cette grandeur, sentant le prix d’une pareille leçon, admirant ces corrections qui lui en apprenaient plus sur la littérature et sur l’art que ses quatre années de travaux, de lectures, de comparaisons et d’études. Le redressement d’un carton mal conçu, un trait magistral sur le vif en disent toujours plus que les théories et les observations.

— Quels amis ! quels cœurs ! suis-je heureux ! s’écria-t-il en serrant le manuscrit.

Entraîné par l’emportement naturel aux natures poétiques et mobiles, il courut chez Daniel. En montant l’escalier, il se crut cependant moins digne de ces cœurs que rien ne pouvait faire dévier du sentier de l’honneur. Une voix lui disait que, si Daniel avait aimé Coralie, il ne l’aurait pas acceptée avec Camusot. Il connaissait aussi la profonde horreur du Cénacle pour les journalistes, et il se savait déjà quelque peu journaliste. Il trouva ses amis, moins Meyraux, qui venait de sortir, en proie à un désespoir peint sur toutes les figures.

— Qu’avez-vous, mes amis ? dit Lucien.

— Nous venons d’apprendre une horrible catastrophe : le plus grand esprit de notre époque, notre ami le plus aimé, celui qui pendant deux ans a été notre lumière…

— Louis Lambert, dit Lucien.

— Il est dans un état de catalepsie qui ne laisse aucun espoir, dit Bianchon.

— Il mourra le corps insensible et la tête dans les cieux, ajouta solennellement Michel Chrestien.

— Il mourra comme il a vécu, dit d’Arthez.

— L’amour, jeté comme un feu dans le vaste empire de son cerveau, l’a incendié, dit Léon Giraud.

— Ou, dit Joseph Bridau, l’a exalté à un point où nous le perdons de vue.

— C’est nous qui sommes à plaindre, dit Fulgence Ridal.

— Il se guérira peut-être, s’écria Lucien.

— D’après ce que nous a dit Meyraux, la cure est impossible, répondit Bianchon. Sa tête est le théâtre de phénomènes sur lesquels la médecine n’a nul pouvoir.

— Il existe cependant des agents, dit d’Arthez…

— Oui, dit Bianchon, il n’est que cataleptique, nous pouvons le rendre imbécile.

— Ne pouvoir offrir au génie du mal une tête en remplacement de celle-là ! Moi, je donnerais la mienne ! s’écria Michel Chrestien.

— Et que deviendrait la fédération européenne ? dit d’Arthez.

— Ah ! c’est vrai, reprit Michel Chrestien, avant d’être à un homme on appartient à l’Humanité.

— Je venais ici le cœur plein de remercîments pour vous tous, dit Lucien. Vous avez changé mon billon en louis d’or.

— Des remercîments ! Pour qui nous prends-tu ? dit Bianchon.

— Le plaisir a été pour nous, reprit Fulgence.

— Eh ! bien, vous voilà journaliste ? lui dit Léon Giraud. Le bruit de votre début est arrivé jusque dans le quartier latin.

— Pas encore, répondit Lucien.

— Ah ! tant mieux ! dit Michel Chrestien.

— Je vous le disais bien, reprit d’Arthez. Lucien est un de ces cœurs qui connaissent le prix d’une conscience pure. N’est-ce pas un viatique fortifiant que de poser le soir sa tête sur l’oreiller en pouvant se dire : — Je n’ai pas jugé les œuvres d’autrui, je n’ai causé d’affliction à personne ; mon esprit, comme un poignard, n’a fouillé l’âme d’aucun innocent ; ma plaisanterie n’a immolé aucun bonheur, elle n’a même pas troublé la sottise heureuse, elle n’a pas injustement fatigué le génie ; j’ai dédaigné les faciles triomphes de l’épigramme ; enfin je n’ai jamais menti à mes convictions ?

— Mais, dit Lucien, on peut, je crois, être ainsi tout en travaillant à un journal. Si je n’avais décidément que ce moyen d’exister, il faudrait bien y venir.

— Oh ! oh ! oh ! fit Fulgence en montant d’un ton à chaque exclamation, nous capitulons.

— Il sera journaliste, dit gravement Léon Giraud. Ah ! Lucien, si tu voulais l’être avec nous, qui allons publier un journal où jamais ni la vérité ni la justice ne seront outragées, où nous répandrons les doctrines utiles à l’humanité, peut-être…

— Vous n’aurez pas un abonné, répliqua machiavéliquement Lucien en interrompant Léon.

— Ils en auront cinq cents qui en vaudront cinq cent mille, répondit Michel Chrestien.

— Il vous faudra bien des capitaux, reprit Lucien.

— Non, dit d’Arthez, mais du dévouement.

— Tu sens comme une vraie boutique de parfumeur, dit Michel Chrestien en flairant par un geste comique la tête de Lucien. On t’a vu dans une voiture supérieurement astiquée, traînée par des chevaux de dandy, avec une maîtresse de prince, Coralie.

— Eh ! bien, dit Lucien, y a-t-il du mal à cela ?

— Tu dis cela comme s’il y en avait, lui cria Bianchon.

— J’aurais voulu à Lucien, dit d’Arthez, une Béatrix, une noble femme qui l’aurait soutenu dans la vie…

— Mais, Daniel, est-ce que l’amour n’est pas partout semblable à lui-même ? dit le poète.

— Ah ! dit le républicain, ici je suis aristocrate. Je ne pourrais pas aimer une femme qu’un acteur baise sur la joue en face du public, une femme tutoyée dans les coulisses, qui s’abaisse devant un parterre et lui sourit, qui danse des pas en relevant ses jupes et qui se met en homme pour montrer ce que je veux être seul à voir. Ou, si j’aimais une pareille femme, elle quitterait le théâtre, et je la purifierais par mon amour.

— Et si elle ne pouvait pas quitter le théâtre ?

— Je mourrais de chagrin, de jalousie, de mille maux. On ne peut pas arracher son amour de son cœur comme on arrache une dent.

Lucien devint sombre et pensif. — Quand ils apprendront que je subis Camusot, ils me mépriseront, se disait-il.

— Tiens, lui dit le sauvage républicain avec une affreuse bonhomie, tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur.

Il prit son chapeau et sortit.

— Il est dur, Michel Chrestien, dit le poète.

— Dur et salutaire comme le davier du dentiste, dit Bianchon. Michel voit ton avenir, et peut-être en ce moment pleure-t-il sur toi dans la rue.

D’Arthez fut doux et consolant, il essaya de relever Lucien. Au bout d’une heure le poète quitta le Cénacle, maltraité par sa conscience qui lui criait : — Tu seras journaliste ! comme la sorcière crie à Macbeth : Tu seras roi.

Dans la rue, il regarda les croisées du patient d’Arthez, éclairées par une faible lumière, et revint chez lui le cœur attristé, l’âme inquiète. Une sorte de pressentiment lui disait qu’il avait été serré sur le cœur de ses vrais amis pour la dernière fois. En entrant dans la rue de Cluny par la place de la Sorbonne, il reconnut l’équipage de Coralie. Pour venir voir son poète un moment, pour lui dire un simple bonsoir, l’actrice avait franchi l’espace du boulevard du Temple à la Sorbonne. Lucien trouva sa maîtresse tout en larmes à l’aspect de sa mansarde, elle voulait être misérable comme son amant, elle pleurait en rangeant les chemises, les gants, les cravates et les mouchoirs dans l’affreuse commode de l’hôtel. Ce désespoir était si vrai, si grand, il exprimait tant d’amour, que Lucien, à qui l’on avait reproché d’avoir une actrice, vit dans Coralie une sainte bien près d’endosser le cilice de la misère. Pour venir, cette adorable créature avait pris le prétexte d’avertir son ami que la société Camusot, Coralie et Lucien rendrait à la société Matifat, Florine et Lousteau leur souper, et de demander à Lucien s’il avait quelque invitation à faire qui lui fût utile ; Lucien lui répondit qu’il en causerait avec Lousteau. L’actrice, après quelques moments, se sauva en cachant à Lucien que Camusot l’attendait en bas.

Le lendemain, dès huit heures, Lucien alla chez Étienne, ne le trouva pas, et courut chez Florine. Le journaliste et l’actrice reçurent leur ami dans la jolie chambre à coucher où ils étaient maritalement établis, et tous trois ils y déjeunèrent splendidement.

— Mais mon petit, lui dit Lousteau quand ils furent attablés et que Lucien lui eut parlé du souper que donnerait Coralie, je te conseille de venir avec moi voir Félicien Vernou, de l’inviter, et de te lier avec lui autant qu’on peut se lier avec un pareil drôle. Félicien te donnera peut-être accès dans le journal politique où il cuisine le feuilleton, et où tu pourras fleurir à ton aise en grands articles dans le haut de ce journal. Cette feuille, comme la nôtre, appartient au parti libéral, tu seras libéral, c’est le parti populaire ; d’ailleurs, si tu voulais passer du côté ministériel, tu y entrerais avec d’autant plus d’avantages que tu te serais fait redouter. Hector Merlin et sa madame du Val-Noble, chez qui vont quelques grands seigneurs, les jeunes dandies et les millionnaires, ne t’ont-ils pas prié, toi et Coralie, à dîner ?

— Oui, répondit Lucien, et tu en es avec Florine.

Lucien et Lousteau, dans leur griserie de vendredi et pendant leur dîner du dimanche, en étaient arrivés à se tutoyer.

— Eh ! bien, nous rencontrerons Merlin au journal, c’est un gars qui suivra Finot de près ; tu feras bien de le soigner, de le mettre de ton souper avec sa maîtresse : il te sera peut-être utile avant peu, car les gens haineux ont besoin de tout le monde, et il te rendra service pour avoir ta plume au besoin.

— Votre début a fait assez de sensation pour que vous n’éprouviez aucun obstacle, dit Florine à Lucien, hâtez-vous d’en profiter, autrement vous seriez promptement oublié.

— L’affaire, reprit Lousteau, la grande affaire est consommée ! Ce Finot, un homme sans aucun talent, est directeur et rédacteur en chef du journal hebdomadaire de Dauriat, propriétaire d’un sixième qui ne lui coûte rien, et il a six cents francs d’appointements par mois. Je suis, de ce matin, mon cher, rédacteur en chef de notre petit journal. Tout s’est passé comme je le présumais l’autre soir : Florine a été superbe, elle rendrait des points au prince de Talleyrand.

— Nous tenons les hommes par leur plaisir, dit Florine, les diplomates ne les prennent que par l’amour-propre ; les diplomates leur voient faire des façons et nous leur voyons faire des bêtises, nous sommes donc les plus fortes.

— En concluant, dit Lousteau, Matifat a commis le seul bon mot qu’il prononcera dans sa vie de droguiste : L’affaire, a-t-il dit, ne sort pas de mon commerce !

— Je soupçonne Florine de le lui avoir soufflé, s’écria Lucien.

— Ainsi, mon cher amour, reprit Lousteau, tu as le pied à l’étrier.

— Vous êtes né coiffé, dit Florine. Combien voyons-nous de petits jeunes gens qui droguent dans Paris pendant des années sans arriver à pouvoir insérer un article dans un journal ! Il en aura été de vous comme d’Émile Blondet. Dans six mois d’ici, je vous vois faisant votre tête, ajouta-t-elle en se servant d’un mot de son argot et en lui jetant un sourire moqueur.

— Ne suis-je pas à Paris depuis trois ans, dit Lousteau, et depuis hier seulement Finot me donne trois cents francs de fixe par mois pour la rédaction en chef, me paye cent sous la colonne, et cent francs la feuille à son journal hebdomadaire.

— Hé ! bien, vous ne dites rien ?… s’écria Florine en regardant Lucien.

— Nous verrons, dit Lucien.

— Mon cher, répondit Lousteau d’un air piqué, j’ai tout arrangé pour toi comme si tu étais mon frère ; mais je ne te réponds pas de Finot. Finot sera sollicité par soixante drôles qui, d’ici à deux jours, vont venir lui faire des propositions au rabais. J’ai promis pour toi, tu lui diras non, si tu veux. Tu ne te doutes pas de ton bonheur, reprit le journaliste après une pause. Tu feras partie d’une coterie dont les camarades attaquent leurs ennemis dans plusieurs journaux, et s’y servent mutuellement.

— Allons d’abord voir Félicien Vernou, dit Lucien qui avait hâte de se lier avec ces redoutables oiseaux de proie.

Lousteau envoya chercher un cabriolet, et les deux amis allèrent rue Mandar, où demeurait Vernou, dans une maison à allée, il y occupait un appartement au deuxième étage. Lucien fut très-étonné de trouver ce critique acerbe, dédaigneux et gourmé, dans une salle à manger de la dernière vulgarité, tendue d’un mauvais petit papier briqueté, chargé de mousses par intervalles égaux, ornée de gravures à l’aqua-tinta dans des cadres dorés, attablé avec une femme trop laide pour ne pas être légitime, et deux enfants en bas âge perchés sur ces chaises à pieds très-élevés et à barrière, destinées à maintenir ces petits drôles. Surpris dans une robe de chambre confectionnée avec les restes d’une robe d’indienne à sa femme, Félicien eut un air assez mécontent.

— As-tu déjeuné, Lousteau ? dit-il en offrant une chaise à Lucien.

— Nous sortons de chez Florine, dit Étienne, et nous y avons déjeuné.

Lucien ne cessait d’examiner madame Vernou, qui ressemblait à une bonne, grasse cuisinière, assez blanche, mais superlativement commune. Madame Vernou portait un foulard par-dessus un bonnet de nuit à brides que ses joues pressées débordaient. Sa robe de chambre, sans ceinture, attachée au col par un bouton, descendait à grands plis et l’enveloppait si mal, qu’il était impossible de ne pas la comparer à une borne. D’une santé désespérante, elle avait les joues presque violettes, et des mains à doigts en forme de boudins. Cette femme expliqua soudain à Lucien l’attitude gênée de Vernou dans le monde. Malade de son mariage, sans force pour abandonner femme et enfants, mais assez poète pour en toujours souffrir, cet auteur ne devait pardonner à personne un succès, il devait être mécontent de tout, en se sentant toujours mécontent de lui-même. Lucien comprit l’air aigre qui glaçait cette figure envieuse, l’âcreté des reparties que ce journaliste semait dans sa conversation, l’acerbité de sa phrase, toujours pointue et travaillée comme un stylet.

— Passons dans mon cabinet, dit Félicien en se levant, il s’agit sans doute d’affaires littéraires.

— Oui et non, lui répondit Lousteau. Mon vieux, il s’agit d’un souper.

— Je venais, dit Lucien, vous prier de la part de Coralie…

À ce nom, madame Vernou leva la tête.

— … À souper d’aujourd’hui en huit, dit Lucien en continuant. Vous trouverez chez elle la société que vous avez eue chez Florine, et augmentée de madame du Val-Noble, de Merlin et de quelques autres. Nous jouerons.

— Mais, mon ami, ce jour-là nous devons aller chez madame Mahoudeau, dit la femme.

— Eh ! qu’est-ce que cela fait ? dit Vernou.

— Si nous n’y allions pas, elle se choquerait, et tu es bien aise de la trouver pour escompter tes effets de librairie.

— Mon cher, voilà une femme qui ne comprend pas qu’un souper qui commence à minuit n’empêche pas d’aller à une soirée qui finit à onze heures. Je travaille à côté d’elle, ajouta-t-il.

— Vous avez tant d’imagination ! répondit Lucien qui se fit un ennemi mortel de Vernou par ce seul mot.

— Eh ! bien, reprit Lousteau, tu viens, mais ce n’est pas tout. Monsieur de Rubempré devient un des nôtres, ainsi pousse-le à ton journal ; présente-le comme un gars capable de faire la haute littérature, afin qu’il puisse mettre au moins deux articles par mois.

— Oui, s’il veut être des nôtres, attaquer nos ennemis comme nous attaquerons les siens, et défendre nos amis, je parlerai de lui ce soir à l’Opéra, répondit Vernou.

— Eh ! bien, à demain, mon petit, dit Lousteau en serrant la main de Vernou avec les signes de la plus vive amitié. Quand paraît ton livre ?

— Mais, dit le père de famille, cela dépend de Dauriat, j’ai fini.

— Es-tu content ?

— Mais oui et non…

— Nous chaufferons le succès, dit Lousteau en se levant et saluant la femme de son confrère.

Cette brusque sortie fut nécessitée par les criailleries des deux enfants qui se disputaient et se donnaient des coups de cuiller en s’envoyant de la panade par la figure.

— Tu viens de voir, mon enfant, dit Étienne à Lucien, une femme qui, sans le savoir, fera bien des ravages en littérature. Ce pauvre Vernou ne nous pardonne pas sa femme. On devrait l’en débarrasser, dans l’intérêt public bien entendu. Nous éviterions un déluge d’articles atroces, d’épigrammes contre tous les succès et contre toutes les fortunes. Que devenir avec une pareille femme accompagnée de ces deux horribles moutards ? Vous avez vu le Rigaudin de la Maison en loterie, la pièce de Picard… eh ! bien, comme Rigaudin, Vernou ne se battra pas, mais il fera battre les autres ; il est capable de se crever un œil pour en crever deux à son meilleur ami ; vous le verrez posant le pied sur tous les cadavres, souriant à tous les malheurs, attaquant les princes, les ducs, les marquis, les nobles, parce qu’il est roturier ; attaquant les renommées célibataires à cause de sa femme, et parlant toujours morale, plaidant pour les joies domestiques et pour les devoirs de citoyen. Enfin ce critique si moral ne sera doux pour personne, pas même pour les enfants. Il vit dans la rue Mandar entre une femme qui pourrait faire le mamamouchi du Bourgeois gentilhomme et deux petits Vernou laids comme des teignes ; il veut se moquer du faubourg Saint-Germain, où il ne mettra jamais le pied, et fera parler les duchesses comme parle sa femme. Voilà l’homme qui va hurler après les jésuites, insulter la cour, lui prêter l’intention de rétablir les droits féodaux, le droit d’aînesse, et qui prêchera quelque croisade en faveur de l’égalité, lui qui ne se croit l’égal de personne. S’il était garçon, s’il allait dans le monde, s’il avait les allures des poètes royalistes pensionnés, ornés de croix de la Légion-d’Honneur, ce serait un optimiste. Le journalisme a mille points de départ semblables. C’est une grande catapulte mise en mouvement par de petites haines. As-tu maintenant envie de te marier ? Vernou n’a plus de cœur, le fiel a tout envahi. Aussi est-ce le journaliste par excellence, un tigre à deux mains qui déchire tout, comme si ses plumes avaient la rage.

— Il est gunophobe, dit Lucien. A-t-il du talent ?

— Il a de l’esprit, c’est un Articlier. Vernou porte des articles, fera toujours des articles, et rien que des articles. Le travail le plus obstiné ne pourra jamais greffer un livre sur sa prose. Félicien est incapable de concevoir une œuvre, d’en disposer les masses, d’en réunir harmonieusement les personnages dans un plan qui commence, se noue et marche vers un fait capital ; il a des idées, mais il ne connaît pas les faits ; ses héros seront des utopies philosophiques ou libérales ; enfin, son style est d’une originalité cherchée, sa phrase ballonnée tomberait si la critique lui donnait un coup d’épingle. Aussi craint-il énormément les journaux, comme tous ceux qui ont besoin des gourdes et des bourdes de l’éloge pour se soutenir au-dessus de l’eau.

— Quel article tu fais, s’écria Lucien.

— Ceux-là, mon enfant, il faut se les dire et jamais les écrire.

— Tu deviens rédacteur en chef, dit Lucien.

— Où veux-tu que je te jette ? lui demanda Lousteau.

— Chez Coralie.

— Ah ! nous sommes amoureux, dit Lousteau. Quelle faute ! Fais de Coralie ce que je fais de Florine, une ménagère, mais la liberté sur la montagne !

— Tu ferais damner les saints ! lui dit Lucien en riant.

— On ne damne pas les démons, répondit Lousteau.

Le ton léger, brillant de son nouvel ami, la manière dont il traitait la vie, ses paradoxes mêlés aux maximes vraies du machiavélisme parisien agissaient sur Lucien à son insu. En théorie, le poète reconnaissait le danger de ces pensées, et les trouvait utiles à l’application. En arrivant sur le boulevard du Temple, les deux amis convinrent de se retrouver, entre quatre et cinq heures, au bureau du journal, où sans doute Hector Merlin viendrait. Lucien était, en effet, saisi par les voluptés de l’amour vrai des courtisanes qui attachent leurs grappins aux endroits les plus tendres de l’âme en se pliant avec une incroyable souplesse à tous les désirs, en favorisant les molles habitudes d’où elles tirent leur force. Il avait déjà soif des plaisirs parisiens, il aimait la vie facile, abondante et magnifique que lui faisait l’actrice chez elle. Il trouva Coralie et Camusot ivres de joie. Le Gymnase proposait pour Pâques prochain un engagement dont les conditions nettement formulées, surpassaient les espérances de Coralie.

— Nous vous devons ce triomphe, dit Camusot.

— Oh ! certes, sans lui l’Alcade tombait, s’écria Coralie, il n’y avait pas d’article, et j’étais encore au boulevard pour six ans.

Elle lui sauta au cou devant Camusot. L’effusion de l’actrice avait je ne sais quoi de moelleux dans sa rapidité, de suave dans son entraînement : elle aimait ! Comme tous les hommes dans leurs grandes douleurs, Camusot abaissa ses yeux à terre, et reconnut, le long de la couture des bottes de Lucien, le fil de couleur employé par les bottiers célèbres et qui se dessinait en jaune foncé sur le noir luisant de la tige. La couleur originale de ce fil l’avait préoccupé pendant son monologue sur la présence inexplicable d’une paire de bottes devant la cheminée de Coralie. Il avait lu en lettres noires imprimées sur le cuir blanc et doux de la doublure l’adresse d’un bottier fameux à cette époque : Gay, rue de La Michodière.

— Monsieur, dit-il à Lucien, vous avez de bien belles bottes.

— Il a tout beau, répondit Coralie.

— Je voudrais bien me fournir chez votre bottier.

— Oh ! dit Coralie, comme c’est rue des Bourdonnais de demander les adresses des fournisseurs ! Allez-vous porter des bottes de jeune homme ? vous seriez joli garçon. Gardez donc vos bottes à revers, qui conviennent à un homme établi, qui a femme, enfants et maîtresse.

— Enfin, si monsieur voulait tirer une de ses bottes, il me rendrait un service signalé, dit l’obstiné Camusot.

— Je ne pourrais la remettre sans crochets, dit Lucien en rougissant.

— Bérénice en ira chercher, ils ne seront pas de trop ici, dit le marchand d’un air horriblement goguenard.

— Papa Camusot, dit Coralie en lui jetant un regard empreint d’un atroce mépris, ayez le courage de votre lâcheté ! Allons, dites toute votre pensée. Vous trouvez que les bottes de monsieur ressemblent aux miennes ? Je vous défends d’ôter vos bottes, dit-elle à Lucien. Oui, monsieur Camusot, oui, ces bottes sont absolument les mêmes que celles qui se croisaient les bras devant mon foyer l’autre jour, et monsieur caché dans mon cabinet de toilette les attendait, il avait passé la nuit ici. Voilà ce que vous pensez, hein ? Pensez-le, je le veux. C’est la vérité pure. Je vous trompe. Après ? Cela me plaît, à moi !

Elle s’assit sans colère et de l’air le plus dégagé du monde en regardant Camusot et Lucien, qui n’osaient se regarder.

— Je ne croirai que ce que vous voudrez que je croie, dit Camusot. Ne plaisantez pas, j’ai tort.

— Ou je suis une infâme dévergondée qui dans un moment s’est amourachée de monsieur, ou je suis une pauvre misérable créature qui a senti pour la première fois le véritable amour après lequel courent toutes les femmes. Dans les deux cas, il faut me quitter ou me prendre comme je suis, dit-elle en faisant un geste de souveraine par lequel elle écrasa le négociant.

— Serait-ce vrai ? dit Camusot qui vit à la contenance de Lucien que Coralie ne riait pas et qui mendiait une tromperie.

— J’aime mademoiselle, dit Lucien.

En entendant ce mot dit d’une voix émue, Coralie sauta au cou de son poète, le pressa dans ses bras et tourna la tête vers le marchand de soieries en lui montrant l’admirable groupe d’amour qu’elle faisait avec Lucien.

— Pauvre Musot, reprends tout ce que tu m’as donné, je ne veux rien de toi, j’aime comme une folle cet enfant-là, non pour son esprit, mais pour sa beauté. Je préfère la misère avec lui, à des millions avec toi.

Camusot tomba sur un fauteuil, se mit la tête dans les mains, et demeura silencieux.

— Voulez-vous que nous nous en allions ? lui dit-elle avec une incroyable férocité.

Lucien eut froid dans le dos en se voyant chargé d’une femme, d’une actrice et d’un ménage.

— Reste ici, garde tout, Coralie, dit le marchand d’une voix faible et douloureuse qui partait de l’âme, je ne veux rien reprendre. Il y a pourtant là soixante mille francs de mobilier, mais je ne saurais me faire à l’idée de ma Coralie dans la misère. Et tu seras cependant avant peu dans la misère. Quelque grands que soient les talents de monsieur, ils ne peuvent pas te donner une existence. Voilà ce qui nous attend tous, nous autres vieillards ! Laisse-moi, Coralie, le droit de venir te voir quelquefois : je puis t’être utile. D’ailleurs, je l’avoue, il me serait impossible de vivre sans toi.

La douceur de ce pauvre homme, dépossédé de tout son bonheur au moment où il se croyait le plus heureux, toucha vivement Lucien, mais non Coralie.

— Viens, mon pauvre Musot, viens tant que tu voudras, dit-elle. Je t’aimerai mieux en ne te trompant point.

Camusot parut content de n’être pas chassé de son paradis terrestre où sans doute il devait souffrir, mais où il espéra rentrer plus tard dans tous ses droits en se fiant sur les hasards de la vie parisienne et sur les séductions qui allaient entourer Lucien. Le vieux marchand matois pensa que tôt ou tard ce beau jeune homme se permettrait des infidélités, et pour l’espionner, pour le perdre dans l’esprit de Coralie, il voulait rester leur ami. Cette lâcheté de la passion vraie effraya Lucien. Camusot offrit à dîner au Palais-Royal, chez Véry, ce qui fut accepté.

— Quel bonheur, cria Coralie quand Camusot fut parti, plus de mansarde au quartier Latin, tu demeureras ici, nous ne nous quitterons pas, tu prendras pour conserver les apparences un petit appartement, rue Charlot, et vogue la galère !

Elle se mit à danser son pas espagnol avec un entrain qui peignit une indomptable passion.

— Je puis gagner cinq cents francs par mois en travaillant beaucoup, dit Lucien.

— J’en ai tout autant au théâtre, sans compter les feux. Camusot m’habillera toujours, il m’aime ! Avec quinze cents francs par mois, nous vivrons comme des Crésus.

— Et les chevaux, et le cocher, et le domestique ? dit Bérénice.

— Je ferai des dettes, s’écria Coralie.

Elle se remit à danser une gigue avec Lucien.

— Il faut dès lors accepter les propositions de Finot, s’écria Lucien.

— Allons, dit Coralie, je m’habille et te mène à ton journal, je t’attendrai en voiture, sur le boulevard.

Lucien s’assit sur un sofa, regarda l’actrice faisant sa toilette, et se livra aux plus graves réflexions. Il eût mieux aimé laisser Coralie libre que d’être jeté dans les obligations d’un pareil mariage ; mais il la vit si belle, si bien faite, si attrayante, qu’il fut saisi par les pittoresques aspects de cette vie de Bohême, et jeta le gant à la face de la Fortune. Bérénice eut ordre de veiller au déménagement et à l’installation de Lucien. Puis, la triomphante, la belle, l’heureuse Coralie entraîna son amant aimé, son poète, et traversa tout Paris pour aller rue Saint-Fiacre. Lucien grimpa lestement l’escalier, et se produisit en maître dans les bureaux du journal. Coloquinte ayant toujours son papier timbré sur la tête et le vieux Giroudeau lui dirent encore assez hypocritement que personne n’était venu.

— Mais les rédacteurs doivent se voir quelque part pour convenir du journal, dit-il.

— Probablement, mais la rédaction ne me regarde pas, dit le capitaine de la Garde Impériale qui se remit à vérifier ses bandes en faisant son éternel broum ! broum !

En ce moment, par un hasard, doit-on dire heureux ou malheureux ? Finot vint pour annoncer à Giroudeau sa fausse abdication, et lui recommander de veiller à ses intérêts.

— Pas de diplomatie avec monsieur, il est du journal, dit Finot à son oncle en prenant la main de Lucien et la lui serrant.

— Ah ! monsieur est du journal, s’écria Giroudeau surpris du geste de son neveu. Eh ! bien, monsieur, vous n’avez pas eu de peine à y entrer.

— Je veux y faire votre lit pour que vous ne soyez pas jobardé par Étienne, dit Finot en regardant Lucien d’un air fin. Monsieur aura trois francs par colonne pour toute sa rédaction, y compris les comptes-rendus de théâtre.

— Tu n’as jamais fait ces conditions à personne, dit Giroudeau en regardant Lucien avec étonnement.

— Il aura les quatre théâtres du boulevard, tu auras soin que ses loges ne lui soient pas chipées, et que ses billets de spectacle lui soient remis. Je vous conseille néanmoins de vous les faire adresser chez vous, dit-il en se tournant vers Lucien. Monsieur s’engage à faire, en outre de sa critique, dix articles Variétés d’environ deux colonnes pour cinquante francs par mois pendant un an. Cela vous va-t-il ?

— Oui, dit Lucien qui avait la main forcée par les circonstances.

— Mon oncle, dit Finot au caissier, tu rédigeras le traité que nous signerons en descendant.

— Qui est monsieur ? demanda Giroudeau en se levant et ôtant son bonnet de soie noire.

— Monsieur Lucien de Rubempré, l’auteur de l’article sur l’Alcade, dit Finot.

— Jeune homme, s’écria le vieux militaire en frappant sur le front de Lucien, vous avez là des mines d’or. Je ne suis pas littéraire, mais votre article, je l’ai lu, il m’a fait plaisir. Parlez-moi de cela ! Voilà de la gaieté. Aussi ai-je dit : — Ça nous amènera des abonnés ! Et il en est venu. Nous avons vendu cinquante numéros.

— Mon traité avec Étienne Lousteau est-il copié double et prêt à signer, dit Finot à son oncle.

— Oui, dit Giroudeau.

— Mets à celui que je signe avec monsieur la date d’hier, afin que Lousteau soit sous l’empire de ces conventions. Finot prit le bras de son nouveau rédacteur avec un semblant de camaraderie qui séduisit le poète, et l’entraîna dans l’escalier en lui disant : — Vous avez ainsi une position faite. Je vous présenterai moi-même à mes rédacteurs. Puis, ce soir, Lousteau vous fera reconnaître aux théâtres. Vous pouvez gagner cent cinquante francs par mois à notre petit journal que va diriger Lousteau ; aussi tâchez de bien vivre avec lui. Déjà le drôle m’en voudra de lui avoir lié les mains en votre endroit, mais vous avez du talent, et je ne veux pas que vous soyez en butte aux caprices d’un rédacteur en chef. Entre nous, vous pouvez m’apporter jusqu’à deux feuilles par mois pour ma Revue hebdomadaire, je vous les payerai deux cents francs. Ne parlez de cet arrangement à personne, je serais en proie à la vengeance de tous ces amours-propres blessés de la fortune d’un nouveau venu. Faites quatre articles de vos deux feuilles, signez-en deux de votre nom et deux d’un pseudonyme, afin de ne pas avoir l’air de manger le pain des autres. Vous devez votre position à Blondet et à Vignon qui vous trouvent de l’avenir. Ainsi, ne vous galvaudez pas. Surtout, défiez-vous de vos amis. Quant à nous deux, entendons-nous bien toujours. Servez-moi, je vous servirai. Vous avez pour quarante francs de loges et de billets à vendre, et pour soixante francs de livres à laver. Ça et votre rédaction vous donneront quatre cent cinquante francs par mois. Avec de l’esprit, vous saurez trouver au moins deux cents francs en sus chez les libraires qui vous payeront des articles et des prospectus. Mais vous êtes à moi, n’est-ce pas ? Je puis compter sur vous.

Lucien serra la main de Finot avec un transport de joie inouï.

— N’ayons pas l’air de nous être entendus, lui dit Finot à l’oreille en poussant la porte d’une mansarde au cinquième étage de la maison, et située au fond d’un long corridor.

Lucien aperçut alors Lousteau, Félicien Vernou, Hector Merlin et deux autres rédacteurs qu’il ne connaissait pas, tous réunis à une table couverte d’un tapis vert, devant un bon feu, sur des chaises ou des fauteuils, fumant ou riant. La table était chargée de papiers, il s’y trouvait un véritable encrier plein d’encre, des plumes assez mauvaises, mais qui servaient aux rédacteurs. Il fut démontré au nouveau journaliste que là s’élaborait le grand œuvre.

— Messieurs, dit Finot, l’objet de la réunion est l’installation en mon lieu et place de notre cher Lousteau comme rédacteur en chef du journal que je suis obligé de quitter. Mais, quoique mes opinions subissent une transformation nécessaire pour que je puisse passer rédacteur en chef de la Revue dont les destinées vous sont connues, mes convictions sont les mêmes et nous restons amis. Je suis tout à vous, comme vous serez à moi. Les circonstances sont variables, les principes sont fixes. Les principes sont le pivot sur lequel marchent les aiguilles du baromètre politique.

Tous les rédacteurs partirent d’un éclat de rire.

— Qui t’a donné ces phrases-là ? demanda Lousteau.

— Blondet, répondit Finot.

— Vent, pluies, tempête, beau fixe, dit Merlin, nous parcourrons tout ensemble.

— Enfin, reprit Finot, ne nous embarbouillons pas dans les métaphores : tous ceux qui auront quelques articles à m’apporter retrouveront Finot. Monsieur, dit-il en présentant Lucien, est des vôtres. J’ai traité avec lui, Lousteau.

Chacun complimenta Finot sur son élévation et sur ses nouvelles destinées.

— Te voilà à cheval sur nous et sur les autres, lui dit l’un des rédacteurs inconnus à Lucien, tu deviens Janus…

— Pourvu qu’il ne soit pas Janot, dit Vernou.

— Tu nous laisses attaquer nos bêtes noires ?

— Tout ce que vous voudrez ! dit Finot.

— Ah ! mais ! dit Lousteau, le journal ne peut pas reculer. Monsieur Châtelet s’est fâché, nous n’allons pas le lâcher pendant une semaine.

— Que s’est-il passé ? dit Lucien.

— Il est venu demander raison, dit Vernou. L’ex-beau de l’Empire a trouvé le père Giroudeau, qui, du plus beau sang-froid du monde, a montré dans Philippe Bridau l’auteur de l’article, et Philippe a demandé au baron son heure et ses armes. L’affaire en est restée là. Nous sommes occupés à présenter des excuses au baron dans le numéro de demain. Chaque phrase est un coup de poignard.

— Mordez-le ferme, il viendra me trouver, dit Finot. J’aurai l’air de lui rendre service en vous apaisant, il tient au Ministère, et nous accrocherons là quelque chose, une place de professeur suppléant ou quelque bureau de tabac. Nous sommes heureux qu’il se soit piqué au jeu. Qui de vous veut faire dans mon nouveau journal un article de fond sur Nathan ?

— Donnez-le à Lucien, dit Lousteau. Hector et Vernou feront des articles dans leurs journaux respectifs…..

— Adieu, messieurs, nous nous reverrons seul à seul chez Barbin, dit Finot en riant.

Lucien reçut quelques compliments sur son admission dans le corps redoutable des journalistes, et Lousteau le présenta comme un homme sur qui l’on pouvait compter.

— Lucien vous invite en masse, messieurs, à souper chez sa maîtresse, la belle Coralie.

— Coralie va au Gymnase, dit Lucien à Étienne.

— Eh ! bien, messieurs, il est entendu que nous pousserons Coralie, hein ? Dans tous vos journaux, mettez quelques lignes sur son engagement et parlez de son talent. Vous donnerez du tact, de l’habileté à l’administration du Gymnase, pouvons-nous lui donner de l’esprit ?

— Nous lui donnerons de l’esprit, répondit Merlin, Frédéric a une pièce avec Scribe.

— Oh ! le directeur du Gymnase est alors le plus prévoyant et le plus perspicace des spéculateurs, dit Vernou.

— Ah ! çà, ne faites pas vos articles sur le livre de Nathan que nous ne nous soyons concertés, vous saurez pourquoi, dit Lousteau. Nous devons être utiles à notre nouveau camarade. Lucien a deux livres à placer, un recueil de sonnets et un roman. Par la vertu de l’entre-filet ! il doit être un grand poète à trois mois d’échéance. Nous nous servirons de ses Marguerites pour rabaisser les Odes, les Ballades, les Méditations, toute la poésie romantique.

— Ça serait drôle si les sonnets ne valaient rien, dit Vernou. Que pensez-vous de vos sonnets, Lucien ?

— Là, comment les trouvez-vous ? dit un des rédacteurs inconnus.

— Messieurs, ils sont bien, dit Lousteau, parole d’honneur.

— Eh ! bien, j’en suis content, dit Vernou, je les jetterai dans les jambes de ces poètes de sacristie qui me fatiguent.

— Si Dauriat, ce soir, ne prend pas les Marguerites, nous lui flanquerons article sur article contre Nathan.

— Et Nathan, que dira-t-il ? s’écria Lucien.

Les cinq rédacteurs éclatèrent de rire.

— Il sera enchanté, dit Vernou. Vous verrez comment nous arrangerons les choses.

— Ainsi, monsieur est des nôtres ? dit un des deux rédacteurs que Lucien ne connaissait pas.

— Oui, oui, Frédéric, pas de farces. Tu vois, Lucien, dit Étienne au néophyte, comment nous agissons avec toi, tu ne reculeras pas dans l’occasion. Nous aimons tous Nathan, et nous allons l’attaquer. Maintenant partageons-nous l’empire d’Alexandre. Frédéric, veux-tu les Français et l’Odéon ?

— Si ces messieurs y consentent, dit Frédéric.

Tous inclinèrent la tête, mais Lucien vit briller des regards d’envie.

— Je garde l’Opéra, les Italiens et l’Opéra-Comique, dit Vernou.

— Eh ! bien, Hector prendra les théâtres de Vaudeville, dit Lousteau.

— Et moi, je n’ai donc pas de théâtres ? s’écria l’autre rédacteur que ne connaissait pas Lucien.

— Eh ! bien, Hector te laissera les Variétés, et Lucien la Porte-Saint-Martin, dit Étienne. Abandonne-lui la Porte-Saint-Martin, il est fou de Fanny Beaupré, dit-il à Lucien, tu prendras le Cirque-Olympique en échange. Moi, j’aurai Bobino, les Funambules et Madame Saqui. Qu’avons-nous pour le journal de demain ?

— Rien.

— Rien.

— Rien !

— Messieurs, soyez brillants pour mon premier numéro. Le baron Châtelet et sa seiche ne dureront pas huit jours. L’auteur du Solitaire est bien usé.

— Sosthène-Démosthène n’est plus drôle, dit Vernou, tout le monde nous l’a pris.

— Oh ! il nous faut de nouveaux morts, dit Frédéric.

— Messieurs, si nous prêtions des ridicules aux hommes vertueux de la Droite ? Si nous disions que monsieur de Bonald pue des pieds ? s’écria Lousteau.

— Commençons une série de portraits des orateurs ministériels ? dit Hector Merlin.

— Fais cela, mon petit, dit Lousteau, tu les connais, ils sont de ton parti, tu pourras satisfaire quelques haines intestines. Empoigne Beugnot, Syrieys de Mayrinhac et autres. Les articles peuvent être prêts à l’avance, nous ne serons pas embarrassés pour le journal.

— Si nous inventions quelques refus de sépulture avec des circonstances plus ou moins aggravantes ? dit Hector.

— N’allons pas sur les brisées des grands journaux constitutionnels qui ont leurs cartons aux curés pleins de Canards, répondit Vernou.

— De Canards ? dit Lucien.

— Nous appelons un canard, lui répondit Hector, un fait qui a l’air d’être vrai, mais qu’on invente pour relever les Faits-Paris quand ils sont pâles. Le canard est une trouvaille de Franklin, qui a inventé le paratonnerre, le canard et la république. Ce journaliste trompa si bien les encyclopédistes par ses canards d’outre-mer que, dans l’Histoire Philosophique des Indes, Raynal a donné deux de ces canards pour des faits authentiques.

— Je ne savais pas cela, dit Vernou. Quels sont les deux canards ?

— L’histoire relative à l’Anglais qui vend sa libératrice, une négresse, après l’avoir rendue mère afin d’en tirer plus d’argent. Puis le plaidoyer sublime de la jeune fille grosse gagnant sa cause. Quand Franklin vint à Paris, il avoua ses canards chez Necker, à la grande confusion des philosophes français. Et voilà comment le Nouveau-Monde a deux fois corrompu l’ancien.

— Le journal, dit Lousteau, tient pour vrai tout ce qui est probable. Nous partons de là.

— La justice criminelle ne procède pas autrement, dit Vernou.

— Eh ! bien, à ce soir, neuf heures, ici, dit Merlin.

Chacun se leva, se serra les mains, et la séance fut levée au milieu des témoignages de la plus touchante familiarité.

— Qu’as-tu donc fait à Finot, dit Étienne à Lucien en descendant, pour qu’il ait passé un marché avec toi ? Tu es le seul avec lequel il se soit lié.

— Moi, rien, il me l’a proposé, dit Lucien.

— Enfin, tu aurais avec lui des arrangements, j’en serais enchanté, nous n’en serions que plus forts tous deux.

Au rez-de-chaussée, Étienne et Lucien trouvèrent Finot qui prit à part Lousteau dans le cabinet ostensible de la Rédaction.

— Signez votre traité pour que le nouveau directeur croie la chose faite d’hier, dit Giroudeau qui présentait à Lucien deux papiers timbrés.

En lisant ce traité, Lucien entendit entre Étienne et Finot une discussion assez vive qui roulait sur les produits en nature du journal. Étienne voulait sa part de ces impôts perçus par Giroudeau. Il y eut sans doute une transaction entre Finot et Lousteau, car les deux amis sortirent entièrement d’accord.

— À huit heures, aux Galeries-de-Bois, chez Dauriat, dit Étienne à Lucien.

Un jeune homme se présenta pour être rédacteur de l’air timide et inquiet qu’avait Lucien naguère. Lucien vit avec un plaisir secret Giroudeau pratiquant sur le néophyte les plaisanteries par lesquelles le vieux militaire l’avait abusé ; son intérêt lui fit parfaitement comprendre la nécessité de ce manége, qui mettait des barrières presque infranchissables entre les débutants et la mansarde où pénétraient les élus.

— Il n’y a pas déjà tant d’argent pour les rédacteurs, dit-il à Giroudeau.

— Si vous étiez plus de monde, chacun de vous en aurait moins, répondit le capitaine. Et donc !

L’ancien militaire fit tourner sa canne plombée, sortit en broum-broumant, et parut stupéfait de voir Lucien montant dans le bel équipage qui stationnait sur les boulevards.

— Vous êtes maintenant les militaires, et nous sommes les pékins, lui dit le soldat.

— Ma parole d’honneur, ces jeunes gens me paraissent être les meilleurs enfants du monde, dit Lucien à Coralie. Me voilà journaliste avec la certitude de pouvoir gagner six cents francs par mois, en travaillant comme un cheval ; mais je placerai mes deux ouvrages et j’en ferai d’autres, car mes amis vont m’organiser un succès ! Ainsi, je dis comme toi, Coralie : Vogue la galère.

— Tu réussiras, mon petit ; mais ne sois pas aussi bon que tu es beau, tu te perdrais. Sois méchant avec les hommes, c’est bon genre.

Coralie et Lucien allèrent se promener au bois de Boulogne, ils y rencontrèrent encore la marquise d’Espard, madame de Bargeton et le baron Châtelet. Madame de Bargeton regarda Lucien d’un air séduisant qui pouvait passer pour un salut. Camusot avait commandé le meilleur dîner du monde. Coralie, en se sachant débarrassée de lui, fut si charmante pour le pauvre marchand de soieries qu’il ne se souvint pas, durant les quatorze mois de leur liaison, de l’avoir vue si gracieuse ni si attrayante.

— Allons, se dit-il, restons avec elle, quand même !

Camusot proposa secrètement à Coralie une inscription de six mille livres de rente sur le Grand-Livre, que ne connaissait pas sa femme, si elle voulait rester sa maîtresse, en consentant à fermer les yeux sur ses amours avec Lucien.

— Trahir un pareil ange ?… mais regarde-le donc, pauvre magot, et regarde-toi ! dit-elle en lui montrant le poète que Camusot avait légèrement étourdi en le faisant boire.

Camusot résolut d’attendre que la misère lui rendît la femme que la misère lui avait déjà livrée.

— Je ne serai donc que ton ami, dit-il en la baisant au front.

Lucien laissa Coralie et Camusot pour aller aux Galeries-de-Bois. Quel changement son initiation aux mystères du journal avait produit dans son esprit ! Il se mêla sans peur à la foule qui ondoyait dans les Galeries, il eut l’air impertinent parce qu’il avait une maîtresse, il entra chez Dauriat d’un air dégagé parce qu’il était journaliste. Il y trouva grande société, il y donna la main à Blondet, à Nathan, à Finot, à toute la littérature avec laquelle il avait fraternisé depuis une semaine ; il se crut un personnage, et se flatta de surpasser ses camarades ; la petite pointe de vin qui l’animait le servit à merveille, il fut spirituel, et montra qu’il savait hurler avec les loups. Néanmoins, Lucien ne recueillit pas les approbations tacites, muettes ou parlées sur lesquelles il comptait, il aperçut un premier mouvement de jalousie parmi ce monde, moins inquiet que curieux peut-être de savoir quelle place prendrait une supériorité nouvelle et ce qu’elle avalerait dans le partage général des produits de la Presse. Finot, qui trouvait en Lucien une mine à exploiter ; Lousteau, qui croyait avoir des droits sur lui, furent les seuls que le poète vit souriants. Lousteau, qui avait déjà pris les allures d’un rédacteur en chef, frappa vivement aux carreaux du cabinet de Dauriat.

— Dans un moment, mon ami, lui répondit le libraire en levant la tête au-dessus des rideaux verts et en le reconnaissant.

Le moment dura une heure, après laquelle Lucien et son ami entrèrent dans le sanctuaire.

— Eh ! bien, avez-vous pensé à l’affaire de notre ami ? dit le nouveau rédacteur en chef.

— Certes, dit Dauriat en se penchant sultanesquement dans son fauteuil. J’ai parcouru le recueil, je l’ai fait lire à un homme de goût, à un bon juge, car je n’ai pas la prétention de m’y connaître. Moi, mon ami, j’achète la gloire tout faite comme cet Anglais achetait l’amour. Vous êtes aussi grand poète que vous êtes joli garçon, mon petit, dit Dauriat. Foi d’honnête homme, je ne dis pas de libraire, remarquez ? vos sonnets sont magnifiques, on n’y sent pas le travail, ce qui est rare quand on a l’inspiration et de la verve. Enfin, vous savez rimer, une des qualités de la nouvelle école. Vos Marguerites sont un beau livre, mais ce n’est pas une affaire, et je ne peux m’occuper que de vastes entreprises. Par conscience, je ne veux pas prendre vos sonnets, il me serait impossible de les pousser, il n’y a pas assez à gagner pour faire les dépenses d’un succès. D’ailleurs vous ne continuerez pas la poésie, votre livre est un livre isolé. Vous êtes jeune, jeune homme ! vous m’apportez l’éternel recueil des premiers vers que font au sortir du collége tous les gens de lettres, auquel ils tiennent tout d’abord et dont ils se moquent plus tard. Lousteau, votre ami, doit avoir un poème caché dans ses vieilles chaussettes. N’as-tu pas un poème, Lousteau ? dit Dauriat en jetant sur Étienne un fin regard de compère.

— Eh ! comment pourrais-je écrire en prose ? dit Lousteau.

— Eh ! bien, vous le voyez, il ne m’en a jamais parlé ; mais notre ami connaît la librairie et les affaires, reprit Dauriat. Pour moi, la question, dit-il en câlinant Lucien, n’est pas de savoir si vous êtes un grand poète ; vous avez beaucoup mais beaucoup de mérite ; si je commençais la librairie, je commettrais la faute de vous éditer. Mais d’abord, aujourd’hui, mes commanditaires et mes bailleurs de fonds me couperaient les vivres ; il suffit que j’y aie perdu vingt mille francs l’année dernière pour qu’ils ne veuillent entendre à aucune poésie, et ils sont mes maîtres. Néanmoins la question n’est pas là. J’admets que vous soyez un grand poète, serez-vous fécond ? Pondrez-vous régulièrement des sonnets ? Deviendrez-vous dix volumes ? Serez-vous une affaire ? Eh ! bien, non, vous serez un délicieux prosateur ; vous avez trop d’esprit pour le gâter par des chevilles, vous avez à gagner trente mille francs par an dans les journaux, et vous ne les troquerez pas contre trois mille francs que vous donneront très-difficilement vos hémistiches, vos strophes et autres ficharades !

— Vous savez, Dauriat, que monsieur est du journal, dit Lousteau.

— Oui, répondit Dauriat, j’ai lu son article ; et, dans son intérêt bien entendu, je lui refuse les Marguerites ! Oui, monsieur, je vous aurai donné plus d’argent dans six mois d’ici pour les articles que j’irai vous demander que pour votre poésie invendable !

— Et la gloire ? s’écria Lucien.

Dauriat et Lousteau se mirent à rire.

— Dam ! dit Lousteau, ça conserve des illusions.

— La gloire, répondit Dauriat, c’est dix ans de persistance et une alternative de cent mille francs de perte ou de gain pour le libraire. Si vous trouvez des fous qui impriment vos poésies, dans un an d’ici vous aurez de l’estime pour moi en apprenant le résultat de leur opération.

— Vous avez là le manuscrit ? dit Lucien froidement.

— Le voici, mon ami, répondit Dauriat dont les façons avec Lucien s’étaient déjà singulièrement édulcorées.

Lucien prit le rouleau sans regarder l’état dans lequel était la ficelle, tant Dauriat avait l’air d’avoir lu les Marguerites. Il sortit avec Lousteau sans paraître ni consterné ni mécontent. Dauriat accompagna les deux amis dans la boutique en parlant de son journal et de celui de Lousteau. Lucien jouait négligemment avec le manuscrit des Marguerites.

— Tu crois que Dauriat a lu ou fait lire tes sonnets ? lui dit Étienne à l’oreille.

— Oui, dit Lucien.

— Regarde les scellés.

Lucien aperçut l’encre et la ficelle dans un état de conjonction parfaite.

— Quel sonnet avez-vous le plus particulièrement remarqué ? dit Lucien au libraire en pâlissant de colère et de rage.

— Ils sont tous remarquables, mon ami, répondit Dauriat, mais celui sur la marguerite est délicieux, il se termine par une pensée fine et très-délicate. Là, j’ai deviné le succès que votre prose doit obtenir. Aussi vous ai-je recommandé sur-le-champ à Finot. Faites-nous des articles, nous les payerons bien. Voyez-vous, penser à la gloire, c’est fort beau, mais n’oubliez pas le solide, et prenez tout ce qui se présentera. Quand vous serez riche, vous ferez des vers.

Le poète sortit brusquement dans les Galeries pour ne pas éclater, il était furieux. — Eh ! bien, enfant, dit Lousteau qui le suivit, sois donc calme, accepte les hommes pour ce qu’ils sont, des moyens. Veux-tu prendre ta revanche ?

À tout prix, dit le poète.

— Voici un exemplaire du livre de Nathan que Dauriat vient de me donner, et dont la seconde édition paraît demain ; relis cet ouvrage et fais un article qui le démolisse. Félicien Vernou ne peut souffrir Nathan dont le succès nuit, à ce qu’il croit, au futur succès de son ouvrage. Une des manies de ces petits esprits est d’imaginer que, sous le soleil, il n’y a pas de place pour deux succès. Aussi fera-t-il mettre ton article dans le grand journal auquel il travaille.

— Mais que peut-on dire contre ce livre ? il est beau, s’écria Lucien.

— Ha ! çà, mon cher, apprends ton métier, dit en riant Lousteau. Le livre, fût-il un chef-d’œuvre, doit devenir sous ta plume une stupide niaiserie, une œuvre dangereuse et malsaine.

— Mais comment ?

— Tu changeras les beautés en défauts.

— Je suis incapable d’opérer une pareille métamorphose.

— Mon cher, voici la manière de procéder en semblable occurrence. Attention, mon petit ! Tu commenceras par trouver l’œuvre belle, et tu peux t’amuser à écrire alors ce que tu en penses. Le public se dira : Ce critique est sans jalousie, il sera sans doute impartial. Dès lors le public tiendra ta critique pour consciencieuse. Après avoir conquis l’estime de ton lecteur, tu regretteras d’avoir à blâmer le système dans lequel de semblables livres vont faire entrer la littérature française. La France, diras-tu, ne gouverne-t-elle pas l’intelligence du monde entier ? Jusqu’aujourd’hui, de siècle en siècle, les écrivains français maintenaient l’Europe dans la voie de l’analyse, de l’examen philosophique, par la puissance du style et par la forme originale qu’ils donnaient aux idées. Ici, tu places, pour le bourgeois, un éloge de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Montesquieu, de Buffon. Tu expliqueras combien en France la langue est impitoyable, tu prouveras qu’elle est un vernis étendu sur la pensée. Tu lâcheras des axiomes, comme : Un grand écrivain en France est toujours un grand homme, il est tenu par la langue à toujours penser ; il n’en est pas ainsi dans les autres pays, etc. Tu démontreras ta proposition en comparant Rabener, un moraliste satirique allemand, à La Bruyère. Il n’y a rien qui pose un critique comme de parler d’un auteur étranger inconnu. Kant est le piédestal de Cousin. Une fois sur ce terrain, tu lances un mot qui résume et explique aux niais le système de nos hommes de génie du dernier siècle, en appelant leur littérature une littérature idéée. Armé de ce mot, tu jettes tous les morts illustres à la tête des auteurs vivants. Tu expliqueras alors que de nos jours il se produit une nouvelle littérature où l’on abuse du dialogue (la plus facile des formes littéraires), et des descriptions qui dispensent de penser. Tu opposeras les romans de Voltaire, de Diderot, de Sterne, de Lesage, si substantiels, si incisifs, au roman moderne où tout se traduit par des images, et que Walter Scott a beaucoup trop dramatisé. Dans un pareil genre, il n’y a place que pour l’inventeur. Le roman à la Walter Scott est un genre et non un système, diras-tu. Tu foudroieras ce genre funeste où l’on délaye les idées, où elles sont passées au laminoir, genre accessible à tous les esprits, genre où chacun peut devenir auteur à bon marché, genre que tu nommeras enfin la littérature imagée. Tu feras tomber cette argumentation sur Nathan, en démontrant qu’il est un imitateur et n’a que l’apparence du talent. Le grand style serré du dix-huitième siècle manque à son livre, tu prouveras que l’auteur y a substitué les événements aux sentiments. Le mouvement n’est pas la vie, le tableau n’est pas l’idée ! Lâche de ces sentences-là, le public les répète. Malgré le mérite de cette œuvre, elle te paraît alors fatale et dangereuse, elle ouvre les portes du Temple de la Gloire à la foule, et tu feras apercevoir dans le lointain une armée de petits auteurs empressés d’imiter cette forme. Ici tu pourras te livrer dès-lors à de tonnantes lamentations sur la décadence du goût, et tu glisseras l’éloge de MM. Étienne, Jouy, Tissot, Gosse, Duval, Jay, Benjamin Constant, Aignan, Baour-Lormian, Villemain, les coryphées du parti libéral napoléonien, sous la protection desquels se trouve le journal de Vernou. Tu montreras cette glorieuse phalange résistant à l’invasion des romantiques, tenant pour l’idée et le style contre l’image et le bavardage, continuant l’école voltairienne et s’opposant à l’école anglaise et allemande, de même que les dix-sept orateurs de la Gauche combattent pour la nation contre les Ultras de la Droite. Protégé par ces noms révérés de l’immense majorité des Français qui sera toujours pour l’Opposition de la Gauche, tu peux écraser Nathan dont l’ouvrage, quoique renfermant des beautés supérieures, donne en France droit de bourgeoisie à une littérature sans idées. Dès-lors, il ne s’agit plus de Nathan ni de son livre, comprends-tu ? mais de la gloire de la France. Le devoir des plumes honnêtes et courageuses est de s’opposer vivement à ces importations étrangères. Là, tu flattes l’abonné. Selon toi, la France est une fine commère, il n’est pas facile de la surprendre. Si le libraire a, par des raisons dans lesquelles tu ne veux pas entrer, escamoté un succès, le vrai public a bientôt fait justice des erreurs causées par les cinq cents niais qui composent son avant-garde. Tu diras qu’après avoir eu le bonheur de vendre une édition de ce livre, le libraire est bien audacieux d’en faire une seconde, et tu regretteras qu’un si habile éditeur connaisse si peu les instincts du pays. Voilà tes masses. Saupoudre-moi d’esprit ces raisonnements, relève-les par un petit filet de vinaigre, et Dauriat est frit dans la poêle aux articles. Mais n’oublie pas de terminer en ayant l’air de plaindre dans Nathan l’erreur d’un homme à qui, s’il quitte cette voie, la littérature contemporaine devra de belles œuvres.

Lucien fut stupéfait en entendant parler Lousteau : à la parole du journaliste, il lui tombait des écailles des yeux, il découvrait des vérités littéraires qu’il n’avait même pas soupçonnées.

— Mais ce que tu me dis, s’écria-t-il, est plein de raison et de justesse.

— Sans cela, pourrais-tu battre en brèche le livre de Nathan ? dit Lousteau. Voilà, mon petit, une première forme d’article qu’on emploie pour démolir un ouvrage. C’est le pic du critique. Mais il y a bien d’autres formules ! ton éducation se fera. Quand tu seras obligé de parler absolument d’un homme que tu n’aimeras pas, quelquefois les propriétaires, les rédacteurs en chef d’un journal ont la main forcée, tu déploieras les négations de ce que nous appelons l’article de fonds. On met en tête de l’article, le titre du livre dont on veut que vous vous occupiez ; on commence par des considérations générales dans lesquelles on peut parler des Grecs et des Romains, puis on dit à la fin : Ces considérations nous ramènent au livre de monsieur un tel, qui sera la matière d’un second article. Et le second article ne paraît jamais. On étouffe ainsi le livre entre deux promesses. Ici tu ne fais pas un article contre Nathan, mais contre Dauriat ; il faut un coup de pic. Sur un bel ouvrage, le pic n’entame rien, et il entre dans un mauvais livre jusqu’au cœur : au premier cas, il ne blesse que le libraire ; et dans le second, il rend service au public. Ces formes de critique littéraire s’emploient également dans la critique politique.

La cruelle leçon d’Étienne ouvrait des cases dans l’imagination de Lucien qui comprit admirablement ce métier.

— Allons au journal, dit Lousteau nous y trouverons nos amis, et nous conviendrons d’une charge à fond de train contre Nathan, et ça les fera rire, tu verras.

Arrivés rue Saint-Fiacre, ils montèrent ensemble à la mansarde où se faisait le journal, et Lucien fut aussi surpris que ravi de voir l’espèce de joie avec laquelle ses camarades convinrent de démolir le livre de Nathan. Hector Merlin prit un carré de papier, et il écrivit ces lignes qu’il alla porter à son journal.


  On annonce une seconde édition du livre de monsieur Nathan. Nous comptions garder le silence sur cet ouvrage, mais cette apparence de succès nous oblige à publier un article, moins sur l’œuvre que sur la tendance de la jeune littérature.


  En tête des plaisanteries pour le numéro du lendemain, Lousteau mit cette phrase.


  *** Le libraire Dauriat publie une seconde édition du livre de monsieur Nathan ? Il ne connaît donc pas le proverbe du Palais : Non bis in idem. Honneur au courage malheureux !


  Les paroles d’Étienne avaient été comme un flambeau pour Lucien, à qui le désir de se venger de Dauriat tint lieu de conscience et d’inspiration. Trois jours après, pendant lesquels il ne sortit pas de la chambre de Coralie où il travaillait au coin du feu, servi par Bérénice, et caressé dans ses moments de lassitude par l’attentive et silencieuse Coralie, Lucien mit au net un article critique, d’environ trois colonnes, où il s’était élevé à une hauteur surprenante. Il courut au journal, il était neuf heures du soir, il y trouva les rédacteurs et leur lut son travail. Il fut écouté sérieusement. Félicien ne dit pas un mot, il prit le manuscrit et dégringola les escaliers.

— Que lui prend-il ? s’écria Lucien.

— Il porte ton article à l’imprimerie ! dit Hector Merlin, c’est un chef-d’œuvre où il n’y a ni un mot à retrancher, ni une ligne à ajouter.

— Il ne faut que te montrer le chemin ! dit Lousteau.

— Je voudrais voir la mine que fera Nathan demain en lisant cela, dit un autre rédacteur sur la figure duquel éclatait une douce satisfaction.

— Il faut être votre ami, dit Hector Merlin.

— C’est donc bien ? demanda vivement Lucien.

— Blondet et Vignon s’en trouveront mal, dit Lousteau.

— Voici, reprit Lucien, un petit article que j’ai broché pour vous, et qui peut, en cas de succès, fournir une série de compositions semblables.

— Lisez-nous cela, dit Lousteau.

Lucien leur lut alors un de ces délicieux articles qui firent la fortune de ce petit journal, et où en deux colonnes il peignait un des menus détails de la vie parisienne, une figure, un type, un événement normal, ou quelques singularités. Cet échantillon, intitulé : Les passants de Paris, était écrit dans cette manière neuve et originale où la pensée résultait du choc des mots, où le cliquetis des adverbes et des adjectifs réveillait l’attention. Cet article était aussi différent de l’article grave et profond sur Nathan, que les Lettres Persanes diffèrent de l’Esprit des Lois.

— Tu es né journaliste, lui dit Lousteau. Cela passera demain, fais-en tant que tu voudras.

— Ah çà, dit Merlin, Dauriat est furieux des deux obus que nous avons lancés dans son magasin. Je viens de chez lui ; il fulminait des imprécations, il s’emportait contre Finot qui lui disait t’avoir vendu son journal. Moi, je l’ai pris à part, et lui ai coulé ces mots dans l’oreille : Les Marguerites vous coûteront cher ! Il vous arrive un homme de talent, et vous l’envoyez promener quand nous l’accueillons à bras ouverts.

— Dauriat sera foudroyé par l’article que nous venons d’entendre, dit Lousteau à Lucien. Tu vois, mon enfant, ce qu’est le journal ? Mais ta vengeance marche ! Le baron Châtelet est venu demander ce matin ton adresse, il y a eu ce matin un article sanglant contre lui, l’ex-beau a une tête faible, il est au désespoir. Tu n’as pas lu le journal ? l’article est drôle. Vois ? Convoi du Héron pleuré par la Seiche. Madame de Bargeton est décidément appelée l’os de Seiche dans le monde, et Châtelet n’est plus nommé que le baron Héron.

Lucien prit le journal et ne put s’empêcher de rire en lisant ce petit chef-d’œuvre de plaisanterie dû à Vernou.

— Ils vont capituler, dit Hector Merlin.

Lucien participa joyeusement à quelques-uns des bons mots et des traits avec lesquels on terminait le journal, en causant et fumant, en racontant les aventures de la journée, les ridicules des camarades ou quelques nouveaux détails sur leur caractère. Cette conversation éminemment moqueuse, spirituelle, méchante mit Lucien au courant des mœurs et du personnel de la littérature.

— Pendant que l’on compose le journal, dit Lousteau, je vais aller faire un tour avec toi, te présenter à tous les contrôles et à toutes les coulisses des théâtres où tu as tes entrées ; puis nous irons retrouver Florine et Coralie au Panorama-Dramatique où nous folichonnerons avec elles dans leurs loges.

Tous deux donc, bras dessus, bras dessous, ils allèrent de théâtre en théâtre, où Lucien fut intronisé comme rédacteur, complimenté par les directeurs, lorgné par les actrices qui tous avaient su l’importance qu’un seul article de lui venait de donner à Coralie et à Florine, engagées, l’une au Gymnase à douze mille francs par an, et l’autre à huit mille francs au Panorama. Ce fut autant de petites ovations qui grandirent Lucien à ses propres yeux, et lui donnèrent la mesure de sa puissance. À onze heures, les deux amis arrivèrent au Panorama-Dramatique où Lucien eut un air dégagé qui fit merveille. Nathan y était, Nathan tendit la main à Lucien qui la prit et la serra.

— Ah çà, mes maîtres, dit-il en regardant Lucien et Lousteau, vous voulez donc m’enterrer ?

— Attends donc à demain, mon cher, tu verras comment Lucien t’a empoigné ! Parole d’honneur, tu seras content. Quand la critique est aussi sérieuse que celle-là, un livre y gagne.

Lucien était rouge de honte.

— Est-ce dur ? demanda Nathan.

— C’est grave, dit Lousteau.

— Il n’y aura donc pas de mal ? reprit Nathan. Hector Merlin disait au foyer du Vaudeville que j’étais échiné.

— Laissez-le dire, et attendez, s’écria Lucien qui se sauva dans la loge de Coralie en suivant l’actrice au moment où elle quittait la scène dans son attrayant costume.

Le lendemain, au moment où Lucien déjeunait avec Coralie, il entendit un cabriolet dont le bruit net dans sa rue assez solitaire annonçait une élégante voiture, et dont le cheval avait cette allure déliée et cette manière d’arrêter qui trahit la race pure. De sa fenêtre, Lucien aperçut en effet le magnifique cheval anglais de Dauriat, et Dauriat qui tendait les guides à son groom avant de descendre.

— C’est le libraire, cria Lucien à sa maîtresse.

— Faites attendre, dit aussitôt Coralie à Bérénice.

Lucien sourit de l’aplomb de cette jeune fille qui s’identifiait si admirablement à ses intérêts et revint l’embrasser avec une effusion vraie : elle avait eu de l’esprit. La promptitude de l’impertinent libraire, l’abaissement subit de ce prince des charlatans tenait à des circonstances presque entièrement oubliées, tant le commerce de la librairie s’est violemment transformé depuis quinze ans. De 1816 à 1827, époque à laquelle les cabinets littéraires, d’abord établis pour la lecture des journaux, entreprirent de donner à lire les livres nouveaux moyennant une rétribution, et l’aggravation des lois fiscales sur la presse périodique fit créer l’Annonce, la librairie n’avait pas d’autres moyens de publication que les articles insérés ou dans les feuilletons ou dans le corps des journaux. Jusqu’en 1822, les journaux français paraissaient en feuilles d’une si médiocre étendue que les grands journaux dépassaient à peine les dimensions des petits journaux d’aujourd’hui. Pour résister à la tyrannie des journalistes, Dauriat et Ladvocat, les premiers, inventèrent ces affiches par lesquelles ils captèrent l’attention de Paris, en y déployant des caractères de fantaisie, des coloriages bizarres, des vignettes, et plus tard des lithographies qui firent de l’affiche un poème pour les yeux et souvent une déception pour la bourse des amateurs. Les affiches devinrent si originales qu’un de ces maniaques appelés collectionneurs possède un recueil complet des affiches parisiennes. Ce moyen d’annonce, d’abord restreint aux vitres des boutiques et aux étalages des boulevards, mais plus tard étendu à la France entière, fut abandonné pour l’Annonce. Néanmoins l’affiche, qui frappe encore les yeux quand l’annonce et souvent l’œuvre sont oubliées, subsistera toujours, surtout depuis qu’on a trouvé le moyen de la peindre sur les murs. L’annonce, accessible à tous moyennant finance, et qui a converti la quatrième page des journaux en un champ aussi fertile pour le fisc que pour les spéculateurs, naquit sous les rigueurs du timbre, de la poste et des cautionnements. Ces restrictions inventées du temps de monsieur de Villèle, qui aurait pu tuer alors les journaux en les vulgarisant, créèrent au contraire des espèces de priviléges en rendant la fondation d’un journal presque impossible. En 1821, les journaux avaient donc droit de vie et de mort sur les conceptions de la pensée et sur les entreprises de la librairie. Une annonce de quelques lignes insérée aux Faits-Paris se payait horriblement cher. Les intrigues étaient si multipliées au sein des bureaux de rédaction, et le soir sur le champ de bataille des imprimeries, à l’heure où la mise en page décidait de l’admission ou du rejet de tel ou tel article, que les fortes maisons de librairie avaient à leur solde un homme de lettres pour rédiger ces petits articles où il fallait faire entrer beaucoup d’idées en peu de mots. Ces journalistes obscurs, payés seulement après l’insertion, restaient souvent pendant la nuit aux imprimeries pour voir mettre sous presse, soit les grands articles obtenus, Dieu sait comme ! soit ces quelques lignes qui prirent depuis le nom de réclames. Aujourd’hui, les mœurs de la littérature et de la librairie ont si fort changé, que beaucoup de gens traiteraient de fables les immenses efforts, les séductions, les lâchetés, les intrigues que la nécessité d’obtenir ces réclames inspirait aux libraires, aux auteurs, aux martyrs de la gloire, à tous les forçats condamnés au succès à perpétuité. Dîners, cajoleries, présents, tout était mis en usage auprès des journalistes. L’anecdote suivante expliquera mieux que toutes les assertions l’étroite alliance de la critique et de la librairie.

Un homme de haut style et visant à devenir homme d’État, dans ces temps-là jeune, galant et rédacteur d’un grand journal, devint le bien-aimé d’une fameuse maison de librairie. Un jour, un dimanche, à la campagne où l’opulent libraire fêtait les principaux rédacteurs des journaux, la maîtresse de la maison, alors jeune et jolie, emmena dans son parc l’illustre écrivain. Le premier commis, Allemand froid, grave et méthodique, ne pensant qu’aux affaires, se promenait un feuilletoniste sous le bras, en causant d’une entreprise sur laquelle il le consultait ; la causerie les mène hors du parc, ils atteignent les bois. Au fond d’un fourré, l’Allemand voit quelque chose qui ressemble à sa patronne ; il prend son lorgnon, fait signe au jeune rédacteur de se taire, de s’en aller, et retourne lui-même avec précaution sur ses pas. — Qu’avez-vous vu ? lui demanda l’écrivain. — Presque rien, répondit-il. Notre grand article passe. Demain nous aurons au moins trois colonnes aux Débats.

Un autre fait expliquera cette puissance des articles. Un livre de monsieur de Chateaubriand sur le dernier des Stuarts était dans un magasin à l’état de rossignol. Un seul article écrit par un jeune homme dans le Journal des Débats fit vendre ce livre en une semaine. Par un temps où, pour lire un livre, il fallait l’acheter et non le louer, on débitait dix mille exemplaires de certains ouvrages libéraux, vantés par toutes les feuilles de l’Opposition ; mais aussi la contre-façon belge n’existait pas encore. Les attaques préparatoires des amis de Lucien et son article avaient la vertu d’arrêter la vente du livre de Nathan. Nathan ne souffrait que dans son amour-propre, il n’avait rien à perdre, il était payé ; mais Dauriat pouvait perdre trente mille francs. En effet le commerce de la librairie dite de nouveautés se résume dans ce théorème commercial : une rame de papier blanc vaut quinze francs, imprimée elle vaut, selon le succès, ou cent sous ou cent écus. Un article pour ou contre, dans ce temps-là, décidait souvent cette question financière. Dauriat, qui avait cinq cents rames à vendre, accourait donc pour capituler avec Lucien. De Sultan, le libraire devenait esclave. Après avoir attendu pendant quelque temps en murmurant, en faisant le plus de bruit possible et parlementant avec Bérénice, il obtint de parler à Lucien. Ce fier libraire prit l’air riant des courtisans quand ils entrent à la cour, mais mêlé de suffisance et de bonhomie.

— Ne vous dérangez pas, mes chers amours ! dit-il. Sont-ils gentils, ces deux tourtereaux ! vous me faites l’effet de deux colombes ! Qui dirait, mademoiselle, que cet homme, qui a l’air d’une jeune fille, est un tigre à griffes d’acier qui vous déchire une réputation comme il doit déchirer vos peignoirs quand vous tardez à les ôter. Et il se mit à rire sans achever sa plaisanterie. Mon petit, dit-il en continuant et s’asseyant auprès de Lucien… Mademoiselle, je suis Dauriat, dit-il en s’interrompant.

Le libraire jugea nécessaire de lâcher le coup de pistolet de son nom, en ne se trouvant pas assez bien reçu par Coralie.

— Monsieur, avez-vous déjeuné, voulez-vous nous tenir compagnie ? dit l’actrice.

— Mais oui, nous causerons mieux à table, répondit Dauriat. D’ailleurs, en acceptant votre déjeuner, j’aurai le droit de vous avoir à dîner avec mon ami Lucien, car nous devons maintenant être amis comme le gant et la main.

— Bérénice ! des huîtres, des citrons, du beurre frais, et du vin de Champagne, dit Coralie.

— Vous êtes homme de trop d’esprit pour ne pas savoir ce qui m’amène, dit Dauriat en regardant Lucien.

— Vous venez acheter mon recueil de sonnets ?

— Précisément, répondit Dauriat. Avant tout, déposons les armes de part et d’autre.

Il tira de sa poche un élégant portefeuille, prit trois billets de mille francs, les mit sur une assiette, et les offrit à Lucien d’un air courtisanesque en lui disant : — Monsieur est-il content ?

— Oui, dit le poète qui se sentit inondé par une béatitude inconnue à l’aspect de cette somme inespérée.

Lucien se contint, mais il avait envie de chanter, de sauter, il croyait à la Lampe Merveilleuse, aux Enchanteurs ; il croyait enfin à son génie.

— Ainsi, les Marguerites sont à moi ? dit le libraire. Mais vous n’attaquerez jamais aucune de mes publications.

— Les Marguerites sont à vous, mais je ne puis engager ma plume, elle est à mes amis, comme la leur est à moi.

— Mais, enfin, vous devenez un de mes auteurs. Tous mes auteurs sont mes amis. Ainsi vous ne nuirez pas à mes affaires sans que je sois averti des attaques afin que je puisse les prévenir.

— D’accord.

— À votre gloire ! dit Dauriat en haussant son verre.

— Je vois bien que vous avez lu les Marguerites, dit Lucien.

Dauriat ne se déconcerta pas.

— Mon petit, acheter les Marguerites sans les connaître est la plus belle flatterie que puisse se permettre un libraire. Dans six mois, vous serez un grand poète ; vous aurez des articles, on vous craint, je n’aurai rien à faire pour vendre votre livre. Je suis aujourd’hui le même négociant d’il y a quatre jours. Ce n’est pas moi qui ai changé, mais vous : la semaine dernière, vos sonnets étaient pour moi comme des feuilles de choux, aujourd’hui votre position en a fait des Messéniennes.

— Eh ! bien, dit Lucien que le plaisir sultanesque d’avoir une belle maîtresse et que la certitude de son succès rendait railleur et adorablement impertinent, si vous n’avez pas lu mes sonnets, vous avez lu mon article.

— Oui, mon ami, sans cela serais-je venu si promptement ? Il est malheureusement très-beau, ce terrible article. Ah ! vous avez un immense talent, mon petit. Croyez-moi, profitez de la vogue, dit-il avec une bonhomie qui cachait la profonde impertinence du mot. Mais avez-vous reçu le journal, l’avez-vous lu ?

— Pas encore, dit Lucien, et cependant voilà la première fois que je publie un grand morceau de prose ; mais Hector l’aura fait adresser chez moi, rue Charlot.

— Tiens, lis, dit Dauriat en imitant Talma dans Manlius.

Lucien prit la feuille que Coralie lui arracha.

— À moi les prémices de votre plume, vous savez bien, dit-elle en riant.

Dauriat fut étrangement flatteur et courtisan, il craignait Lucien, il l’invita donc avec Coralie à un grand dîner qu’il donnait aux journalistes vers la fin de la semaine. Il emporta le manuscrit des Marguerites en disant à son poète de passer quand il lui plairait aux Galeries de Bois pour signer le traité qu’il tiendrait prêt. Toujours fidèle aux façons royales par lesquelles il essayait d’en imposer aux gens superficiels, et de passer plutôt pour un Mécène que pour un libraire, il laissa les trois mille francs sans en prendre de reçu, refusa la quittance offerte par Lucien en faisant un geste de nonchalance, et partit en baisant la main à Coralie.

— Eh ! bien mon amour, aurais-tu vu beaucoup de ces chiffons-là, si tu étais resté dans ton trou de la rue de Cluny à marauder dans tes bouquins de la bibliothèque Sainte-Geneviève ? dit Coralie à Lucien qui lui avait raconté toute son existence. Tiens, tes petits amis de la rue des Quatre-vents me font l’effet d’être de grands Jobards !

Ses frères du Cénacle étaient des Jobards ! et Lucien entendit cet arrêt en riant. Il avait lu son article imprimé, il venait de goûter cette ineffable joie des auteurs, ce premier plaisir d’amour-propre qui ne caresse l’esprit qu’une seule fois. En lisant et relisant son article, il en sentait mieux la portée et l’étendue. L’impression est aux manuscrits ce que le théâtre est aux femmes, elle met en lumière les beautés et les défauts ; elle tue aussi bien qu’elle fait vivre ; une faute saute alors aux yeux aussi vivement que les belles pensées. Lucien enivré ne songeait plus à Nathan, Nathan était son marche-pied, il nageait dans la joie, il se voyait riche. Pour un enfant qui naguère descendait modestement les rampes de Beaulieu à Angoulême, revenait à l’Houmeau dans le grenier de Postel où toute la famille vivait avec douze cents francs par an, la somme apportée par Dauriat était le Potose. Un souvenir, bien vif encore, mais que les continuelles jouissances de la vie parisienne devaient éteindre, le ramena sur la place du Mûrier. Il se rappela sa belle, sa noble sœur Ève, son David et sa pauvre mère ; aussitôt il envoya Bérénice changer un billet, et pendant ce temps il écrivit une petite lettre à sa famille ; puis il dépêcha Bérénice aux Messageries en craignant de ne pouvoir, s’il tardait, donner les cinq cents francs qu’il adressait à sa mère. Pour lui, pour Coralie, cette restitution paraissait être une bonne action. L’actrice embrassa Lucien, elle le trouva le modèle des fils et des frères, elle le combla de caresses, car ces sortes de traits enchantent ces bonnes filles qui toutes ont le cœur sur la main.

— Nous avons maintenant, lui dit-elle, un dîner tous les jours pendant une semaine, nous allons faire un petit carnaval, tu as bien assez travaillé.

Coralie, en femme qui voulait jouir de la beauté d’un homme que toutes les femmes allaient lui envier, le ramena chez Staub, elle ne trouvait pas Lucien assez bien habillé. De là, les deux amants allèrent au bois de Boulogne, et revinrent dîner chez madame du Val-Noble où Lucien trouva Rastignac, Bixiou, des Lupeaulx, Finot, Blondet, Vignon, le baron de Nucingen, Beaudenord, Philippe Bridau, Conti le grand musicien, tout le monde des artistes, des spéculateurs, des gens qui veulent opposer de grandes émotions à de grands travaux, et qui tous accueillirent Lucien à merveille. Lucien, sûr de lui, déploya son esprit comme s’il n’en faisait pas commerce et fut proclamé homme fort, éloge alors à la mode entre ces demi-camarades.

— Oh ! il faudra voir ce qu’il a dans le ventre, dit Théodore Gaillard à l’un des poètes protégés par la cour qui songeait à fonder un petit journal royaliste appelé plus tard le Réveil.

Après le dîner, les deux journalistes accompagnèrent leurs maîtresses à l’Opéra, où Merlin avait une loge, et où toute la compagnie se rendit. Ainsi Lucien reparut triomphant là où, quelques mois auparavant, il était lourdement tombé. Il se produisit au foyer donnant le bras à Merlin et à Blondet, regardant en face les dandies qui naguère l’avaient mystifié. Il tenait Châtelet sous ses pieds ! De Marsay, Vandenesse, Manerville, les lions de cette époque, échangèrent alors quelques airs insolents avec lui. Certes, il avait été question du beau, de l’élégant Lucien dans la loge de madame d’Espard, où Rastignac fit une longue visite, car la marquise et madame de Bargeton lorgnèrent Coralie. Lucien excitait-il un regret dans le cœur de madame de Bargeton ? Cette pensée préoccupa le poète : en voyant la Corinne d’Angoulême, un désir de vengeance agitait son cœur comme au jour où il avait essuyé le mépris de cette femme et de sa cousine aux Champs-Élysées.

— Êtes-vous venu de votre province avec une amulette ? dit Blondet à Lucien en entrant quelques jours après vers onze heures chez Lucien qui n’était pas encore levé. Sa beauté, dit-il en montrant Lucien à Coralie qu’il baisa au front, fait des ravages depuis la cave jusqu’au grenier, en haut, en bas. Je viens vous mettre en réquisition, mon cher, dit-il en serrant la main au poète, hier, aux Italiens, madame la comtesse de Montcornet a voulu que je vous présentasse chez elle. Vous ne refuserez pas une femme charmante, jeune, et chez qui vous trouverez l’élite du beau monde ?

— Si Lucien est gentil, dit Coralie, il n’ira pas chez votre comtesse. Qu’a-t-il besoin de traîner sa cravate dans le monde ? il s’y ennuierait.

— Voulez-vous le tenir en charte-privée ? dit Blondet. Êtes-vous jalouse des femmes comme il faut ?

— Oui, s’écria Coralie, elles sont pires que nous.

— Comment le sais-tu, ma petite chatte ? dit Blondet.

— Par leurs maris, répondit-elle. Vous oubliez que j’ai eu de Marsay pendant six mois.

— Croyez-vous, mon enfant, dit Blondet, que je tienne beaucoup à introduire chez madame de Montcornet un homme aussi beau que le vôtre ? Si vous vous y opposez, prenons que je n’ai rien dit. Mais il s’agit moins, je crois, de femme, que d’obtenir paix et miséricorde de Lucien à propos d’un pauvre diable, le plastron de son journal. Le baron Châtelet a la sottise de prendre des articles au sérieux. La marquise d’Espard, madame de Bargeton et le salon de la comtesse de Montcornet s’intéressent au Héron, et j’ai promis de réconcilier Laure et Pétrarque.

— Ah ! s’écria Lucien dont toutes les veines reçurent un sang plus frais et qui sentit l’enivrante jouissance de la vengeance satisfaite, j’ai donc le pied sur leur ventre ! Vous me faites adorer ma plume, adorer mes amis, adorer le journal et la fatale puissance de la pensée. Je n’ai pas encore fait d’articles sur la Seiche et le Héron. J’irai, mon petit, dit-il en prenant Blondet par la taille, oui, j’irai, mais quand ce couple aura senti le poids de cette chose si légère ! Il prit la plume avec laquelle il avait écrit l’article sur Nathan et la brandit. Demain je leur lance deux petites colonnes à la tête. Après, nous verrons. Ne t’inquiète de rien, Coralie : il ne s’agit pas d’amour, mais de vengeance, et je la veux complète.

— Voilà un homme ! dit Blondet. Si tu savais, Lucien, combien il est rare de trouver une explosion semblable dans le monde blasé de Paris, tu pourrais t’apprécier. Tu seras un fier drôle, dit-il en se servant d’une expression un peu plus énergique, tu es dans la voie qui mène au pouvoir.

— Il arrivera, dit Coralie.

— Mais il a déjà fait bien du chemin en six semaines.

— Et quand il ne sera séparé de quelque sceptre que par l’épaisseur d’un cadavre, il pourra se faire un marchepied du corps de Coralie.

— Vous vous aimez comme au temps de l’âge d’or, dit Blondet. Je te fais mon compliment sur ton grand article, reprit-il en regardant Lucien, il est plein de choses neuves. Te voilà passé maître.

Lousteau vint avec Hector Merlin et Vernou voir Lucien, qui fut prodigieusement flatté d’être l’objet de leurs attentions. Félicien apportait cent francs à Lucien pour le prix de son article. Le journal avait senti la nécessité de rétribuer un travail si bien fait, afin de s’attacher l’auteur. Coralie, en voyant ce Chapitre de journalistes, avait envoyé commander un déjeuner au Cadran-Bleu, le restaurant le plus voisin ; elle les invita tous à passer dans sa belle salle à manger quand Bérénice vint lui dire que tout était prêt. Au milieu du repas, quand le vin de Champagne eut monté toutes les têtes, la raison de la visite que faisaient à Lucien ses camarades se dévoila.

— Tu ne veux pas, lui dit Lousteau, te faire un ennemi de Nathan ? Nathan est journaliste, il a des amis, il te jouerait un mauvais tour à ta première publication. N’as-tu pas l’Archer de Charles IX à vendre ? Nous avons vu Nathan ce matin, il est au désespoir ; mais tu vas lui faire un article où tu lui seringueras des éloges par la figure.

— Comment ! après mon article contre son livre, vous voulez… demanda Lucien.

Émile Blondet, Hector Merlin, Étienne Lousteau, Félicien Vernou, tous interrompirent Lucien par un éclat de rire.

— Tu l’as invité à souper ici pour après-demain ? lui dit Blondet.

— Ton article, lui dit Lousteau, n’est pas signé. Félicien, qui n’est pas si neuf que toi, n’a pas manqué d’y mettre au bas un C, avec lequel tu pourras désormais signer tes articles dans son journal, qui est Gauche pure. Nous sommes tous de l’Opposition. Félicien a eu la délicatesse de ne pas engager tes futures opinions. Dans la boutique d’Hector, dont le journal est Centre droit, tu pourras signer par un L. On est anonyme pour l’attaque, mais on signe très-bien l’éloge.

— Les signatures ne m’inquiètent pas, dit Lucien ; mais je ne vois rien à dire en faveur du livre.

— Tu pensais donc ce que tu as écrit ? dit Hector à Lucien.

— Oui.

— Ah ! mon petit, dit Blondet, je te croyais plus fort ! Non, ma parole d’honneur, en regardant ton front, je te douais d’une omnipotence semblable à celle des grands esprits, tous assez puissamment constitués pour pouvoir considérer toute chose dans sa double forme. Mon petit, en littérature, chaque idée a son envers et son endroit ; et personne ne peut prendre sur lui d’affirmer quel est l’envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. Les idées sont binaires. Janus est le mythe de la critique et le symbole du génie. Il n’y a que Dieu de triangulaire ! Ce qui met Molière et Corneille hors ligne, n’est-ce pas la faculté de faire dire oui à Alceste et non à Philinte, à Octave et à Cinna ? Rousseau, dans la Nouvelle-Héloïse, a écrit une lettre pour et une lettre contre le duel, oserais-tu prendre sur toi de déterminer sa véritable opinion ? Qui de nous pourrait prononcer entre Clarisse et Lovelace, entre Hector et Achille ? Quel est le héros d’Homère ? quelle fut l’intention de Richardson ? La critique doit contempler les œuvres sous tous leurs aspects. Enfin nous sommes de grands rapporteurs.

— Vous tenez donc à ce que vous écrivez ? lui dit Vernou d’un air railleur. Mais nous sommes des marchands de phrases, et nous vivons de notre commerce. Quand vous voudrez faire une grande et belle œuvre, un livre enfin, vous pourrez y jeter vos pensées, votre âme, vous y attacher, le défendre ; mais des articles lus aujourd’hui, oubliés demain, ça ne vaut à mes yeux que ce qu’on les paye. Si vous mettez de l’importance à de pareilles stupidités, vous ferez donc le signe de la croix et vous invoquerez l’Esprit saint pour écrire un prospectus !

Tous parurent étonnés de trouver à Lucien des scrupules et achevèrent de mettre en lambeaux sa robe prétexte pour lui passer la robe virile des journalistes.

— Sais-tu par quel mot s’est consolé Nathan après avoir lu ton article ? dit Lousteau.

— Comment le saurais je ?

— Nathan s’est écrié : — Les petits articles passent, les grands ouvrages restent ! Cet homme viendra souper ici dans deux jours, il doit se prosterner à tes pieds, baiser ton ergot, et te dire que tu es un grand homme.

— Ce serait drôle, dit Lucien.

— Drôle ! reprit Blondet, c’est nécessaire.

— Mes amis, je veux bien, dit Lucien un peu gris ; mais comment faire ?

— Eh ! bien, dit Lousteau, écris pour le journal de Merlin trois belles colonnes où tu te réfuteras toi-même. Après avoir joui de la fureur de Nathan, nous venons de lui dire qu’il nous devrait bientôt des remercîments pour la polémique serrée à l’aide de laquelle nous allions faire enlever son livre en huit jours. Dans ce moment-ci, tu es, à ses yeux, un espion, une canaille, un drôle ; après-demain tu seras un grand homme, une tête forte, un homme de Plutarque ! Nathan t’embrassera comme son meilleur ami. Dauriat est venu, tu as trois billets de mille francs : le tour est fait. Maintenant il te faut l’estime et l’amitié de Nathan. Il ne doit y avoir d’attrapé que le libraire. Nous ne devons immoler et poursuivre que nos ennemis. S’il s’agissait d’un homme qui eût conquis un nom sans nous, d’un talent incommode et qu’il fallût annuler, nous ne ferions pas de réplique semblable ; mais Nathan est un de nos amis, Blondet l’avait fait attaquer dans le Mercure pour se donner le plaisir de répondre dans les Débats. Aussi la première édition du livre s’est-elle enlevée !

— Mes amis, foi d’honnête homme, je suis incapable d’écrire deux mots d’éloge sur ce livre…

— Tu auras encore cent francs, dit Merlin, Nathan t’aura déjà rapporté dix louis, sans compter un article que tu peux faire dans la Revue de Finot, et qui te sera payé cent francs par Dauriat et cent francs par la Revue : total, vingt louis !

— Mais que dire ? demanda Lucien.

— Voici comment tu peux t’en tirer, mon enfant, répondit Blondet en se recueillant. L’envie, qui s’attache à toutes les belles œuvres, comme le ver aux beaux et bons fruits, a essayé de mordre sur ce livre, diras-tu. Pour y trouver des défauts, la critique a été forcée d’inventer des théories à propos de ce livre, de distinguer deux littératures : celle qui se livre aux idées et celle qui s’adonne aux images. Là, mon petit, tu diras que le dernier degré de l’art littéraire est d’empreindre l’idée dans l’image. En essayant de prouver que l’image est toute la poésie, tu te plaindras du peu de poésie que comporte notre langue, tu parleras des reproches que nous font les étrangers sur le positivisme de notre style, et tu loueras monsieur de Canalis et Nathan des services qu’ils rendent à la France en déprosaïsant son langage. Accable ta précédente argumentation en faisant voir que nous sommes en progrès sur le dix-huitième siècle. Invente le Progrès (une adorable mystification à faire aux bourgeois) ! Notre jeune littérature procède par tableaux où se concentrent tous les genres, la comédie et le drame, les descriptions, les caractères, le dialogue, sertis par les nœuds brillants d’une intrigue intéressante. Le roman, qui veut le sentiment, le style et l’image, est la création moderne la plus immense. Il succède à la comédie qui, dans les mœurs modernes, n’est plus possible avec ses vieilles lois ; il embrasse le fait et l’idée dans ses inventions qui exigent et l’esprit de La Bruyère et sa morale incisive, les caractères traités comme l’entendait Molière, les grandes machines de Shakspeare et la peinture des nuances les plus délicates de la passion, unique trésor que nous aient laissé nos devanciers. Aussi le roman est-il bien supérieur à la discussion froide et mathématique, à la sèche analyse du dix-huitième siècle. Le roman, diras-tu sentencieusement, est une épopée amusante. Cite Corinne, appuie-toi sur madame de Staël. Le dix-huitième siècle a tout mis en question, le dix-neuvième est chargé de conclure ; aussi conclut-il par des réalités ; mais par des réalités qui vivent et qui marchent ; enfin il met en jeu la passion, élément inconnu à Voltaire. Tirade contre Voltaire. Quant à Rousseau, il n’a fait qu’habiller des raisonnements et des systèmes. Julie et Claire sont des entéléchies, elles n’ont ni chair ni os. Tu peux démancher sur ce thème et dire que nous devons à la paix, aux Bourbons, une littérature jeune et originale, car tu écris dans un journal Centre droit. Moque-toi des faiseurs de systèmes. Enfin tu peux t’écrier par un beau mouvement : Voilà bien des erreurs, bien des mensonges chez notre confrère ! et pourquoi ? pour déprécier une belle œuvre, tromper le public et arriver à cette conclusion : Un livre qui se vend ne se vend pas. Proh pudor ! lâche Proh pudor ! ce juron honnête anime le lecteur. Enfin annonce la décadence de la critique ! Conclusion : Il n’y a qu’une seule littérature, celle des livres amusants. Nathan est entré dans une voie nouvelle, il a compris son époque et répond à ses besoins. Le besoin de l’époque est le drame. Le drame est le vœu du siècle où la politique est un mimodrame perpétuel. N’avons-nous pas vu en vingt ans, diras-tu, les quatre drames de la Révolution, du Directoire, de l’Empire et de la Restauration ? De là, tu roules dans le dithyrambe de l’éloge, et la seconde édition s’enlève ; car, samedi prochain, tu feras une feuille dans notre Revue, et tu la signeras de Rubempré en toutes lettres. Dans ce dernier article, tu diras : Le propre des belles œuvres est de soulever d’amples discussions. Cette semaine tel journal a dit telle chose du livre de Nathan, tel autre lui a vigoureusement répondu. Tu critiques les deux critiques C. et L., tu me dis en passant une politesse à propos de mon article des Débats, et tu finis en affirmant que l’œuvre de Nathan est le plus beau livre de l’époque. C’est comme si tu ne disais rien, on dit cela de tous les livres. Tu auras gagné quatre cents francs dans ta semaine, outre le plaisir d’écrire la vérité quelque part. Les gens sensés donneront raison ou à C. Ou à L. ou à Rubempré, peut-être à tous trois ! La mythologie, qui certes est une des plus grandes inventions humaines, a mis la Vérité dans le fond d’un puits, ne faut-il pas des seaux pour l’en tirer ? tu en auras donné trois pour un au public ! Voilà, mon enfant. Marche ! Lucien fut étourdi, Blondet l’embrassa sur les deux joues en lui disant : — Je vais à ma boutique.

Chacun s’en alla à sa boutique ; car, pour ces hommes forts, le journal était une boutique. Tous devaient se revoir le soir aux Galeries de Bois, où Lucien irait signer son traité chez Dauriat. Florine et Lousteau, Lucien et Coralie, Blondet et Finot dînaient au Palais-Royal, où Du Bruel traitait le directeur du Panorama-Dramatique.

— Ils ont raison ! s’écria Lucien quand il fut seul avec Coralie, les hommes doivent être des moyens entre les mains des gens forts. Quatre cents francs pour trois articles ! Doguereau me les donnait à peine pour un livre qui m’a coûté deux ans de travail.

— Fais de la critique, dit Coralie, amuse-toi ! Est-ce que je ne suis pas ce soir en Andalouse, demain ne me mettrai-je pas en bohémienne, un autre jour en homme ? Fais comme moi, donne-leur des grimaces pour leur argent, et vivons heureux.

Lucien, épris du paradoxe, fit monter son esprit sur ce mulet capricieux, fils de Pégase et de l’ânesse de Balaam. Il se mit à galoper dans les champs de la pensée pendant sa promenade au Bois, et découvrit des beautés originales dans la thèse de Blondet. Il dîna comme dînent les gens heureux, il signa chez Dauriat un traité par lequel il lui cédait en toute propriété le manuscrit des Marguerites sans y apercevoir aucun inconvénient ; puis il alla faire un tour au journal, où il brocha deux colonnes, et revint rue de Vendôme. Le lendemain matin, il se trouva que les idées de la veille avaient germé dans sa tête, comme il arrive chez tous les esprits pleins de sève dont les facultés ont encore peu servi. Lucien éprouva du plaisir à méditer ce nouvel article, il s’y mit avec ardeur. Sous sa plume se rencontrèrent les beautés que fait naître la contradiction. Il fut spirituel et moqueur, il s’éleva même à des considérations neuves sur le sentiment et l’image en littérature. Ingénieux et fin, il retrouva, pour louer Nathan, ses premières impressions à la lecture du livre au cabinet littéraire de la cour du Commerce. De sanglant et âpre critique, de moqueur comique, il devint poète en quelques phrases finales qui se balancèrent majestueusement comme un encensoir chargé de parfums vers l’autel.

— Cent francs, Coralie ! dit-il en montrant les huit feuillets de papier écrits pendant qu’elle s’habillait.

Dans la verve où il était, il fit à petites plumées l’article terrible promis à Blondet contre Châtelet et madame de Bargeton. Il goûta pendant cette matinée l’un des plaisirs secrets les plus vifs des journalistes, celui d’aiguiser l’épigramme, d’en polir la lame froide qui trouve sa gaîne dans le cœur de la victime, et de sculpter le manche pour les lecteurs. Le public admire le travail spirituel de cette poignée, il n’y entend pas malice, il ignore que l’acier du bon mot altéré de vengeance barbote dans un amour-propre fouillé savamment, blessé de mille coups. Cet horrible plaisir, sombre et solitaire, dégusté sans témoins, est comme un duel avec un absent, tué à distance avec le tuyau d’une plume, comme si le journaliste avait la puissance fantastique accordée aux désirs de ceux qui possèdent des talismans dans les contes arabes. L’épigramme est l’esprit de la haine, de la haine qui hérite de toutes les mauvaises passions de l’homme, de même que l’amour concentre toutes ses bonnes qualités. Aussi n’est-il pas d’homme qui ne soit spirituel en se vengeant, par la raison qu’il n’en est pas un à qui l’amour ne donne des jouissances. Malgré la facilité, la vulgarité de cet esprit en France, il est toujours bien accueilli. L’article de Lucien devait mettre et mit le comble à la réputation de malice et de méchanceté du journal ; il entra jusqu’au fond de deux cœurs, il blessa grièvement madame de Bargeton, son ex-Laure, et le baron Châtelet, son rival.

— Eh ! bien, allons faire une promenade au Bois, les chevaux sont mis, et ils piaffent, lui dit Coralie ; il ne faut pas se tuer.

— Portons l’article sur Nathan chez Hector. Décidément le journal est comme la lance d’Achille qui guérissait les blessures qu’elle avait faites, dit Lucien en corrigeant quelques expressions.

Les deux amants partirent et se montrèrent dans leur splendeur à ce Paris qui, naguère, avait renié Lucien, et qui maintenant commençait à s’en occuper. Occuper Paris de soi quand on a compris l’immensité de cette ville et la difficulté d’y être quelque chose, causa d’enivrantes jouissances qui grisèrent Lucien.

— Mon petit, dit l’actrice, passons chez ton tailleur presser tes habits ou les essayer s’ils sont prêts. Si tu vas chez tes belles madames, je veux que tu effaces ce monstre de De Marsay, le petit Rastignac, les Ajuda-Pinto, les Maxime de Trailles, les Vandenesse, enfin tous les élégants. Songe que ta maîtresse est Coralie ! Mais ne me fais pas de traits, hein ?

Deux jours après, la veille du souper offert par Lucien et Coralie à leurs amis, l’Ambigu donnait une pièce nouvelle dont le compte devait être rendu par Lucien. Après leur dîner, Lucien et Coralie allèrent à pied de la rue de Vendôme au Panorama-Dramatique, par le boulevard du Temple du côté du café Turc, qui, dans ce temps-là, était un lieu de promenade en faveur. Lucien entendit vanter son bonheur et la beauté de sa maîtresse. Les uns disaient que Coralie était la plus belle femme de Paris, les autres trouvaient Lucien digne d’elle. Le poète se sentit dans son milieu. Cette vie était sa vie. Le Cénacle, à peine l’apercevait-il. Ces grands esprits qu’il admirait tant deux mois auparavant, il se demandait s’ils n’étaient pas un peu niais avec leurs idées et leur puritanisme. Le mot de jobards, dit insouciamment par Coralie, avait germé dans l’esprit de Lucien et portait déjà ses fruits. Il mit Coralie dans sa loge, flâna dans les coulisses du théâtre où il se promenait en sultan, où toutes les actrices le caressaient par des regards brûlants et par des mots flatteurs.

— Il faut que j’aille à l’Ambigu faire mon métier, dit-il.

À l’Ambigu, la salle était pleine. Il ne s’y trouva pas de place pour Lucien. Lucien alla dans les coulisses et se plaignit amèrement de ne pas être placé. Le régisseur, qui ne le connaissait pas encore, lui dit qu’on avait envoyé deux loges à son journal et l’envoya promener.

— Je parlerai de la pièce selon ce que j’en aurai entendu, dit Lucien d’un air piqué.

— Êtes-vous bête ? dit la jeune première au régisseur, c’est l’amant de Coralie !

Aussitôt le régisseur se retourna vers Lucien et lui dit : — Monsieur, je vais aller parler au directeur.

Ainsi les moindres détails prouvaient à Lucien l’immensité du pouvoir du journal et caressaient sa vanité. Le directeur vint et obtint du duc de Rhétoré et de Tullia, le premier sujet, qui se trouvaient dans une loge d’avant-scène, de prendre Lucien avec eux. Le duc y consentit en reconnaissant Lucien.

— Vous avez réduit deux personnes au désespoir, lui dit le jeune homme en lui parlant du baron Châtelet et de madame de Bargeton.

— Que sera-ce donc demain ? dit Lucien. Jusqu’à présent mes amis se sont portés contre eux en voltigeurs, mais je tire à boulet rouge cette nuit. Demain, vous verrez pourquoi nous nous moquons de Potelet. L’article est intitulé : Potelet de 1811 à Potelet de 1821. Châtelet sera le type des gens qui ont renié leur bienfaiteur en se ralliant aux Bourbons. Après avoir fait sentir tout ce que je puis, j’irai chez madame de Montcornet.

Lucien eut avec le jeune duc une conversation étincelante d’esprit ; il était jaloux de prouver à ce grand seigneur combien mesdames d’Espard et de Bargeton s’étaient grossièrement trompées en le méprisant ; mais il montra le bout de l’oreille en essayant d’établir ses droits à porter le nom de Rubempré, quand, par malice, le duc de Rhétoré l’appela Chardon.

— Vous devriez, lui dit le duc, vous faire royaliste. Vous vous êtes montré un homme d’esprit, soyez maintenant homme de bon sens. La seule manière d’obtenir une ordonnance du roi qui vous rende le titre et le nom de vos ancêtres maternels, est de la demander en récompense des services que vous rendrez au Château. Les Libéraux ne vous feront jamais comte ! Voyez-vous, la Restauration finira par avoir raison de la Presse, la seule puissance à craindre. On a déjà trop attendu, elle devrait être muselée. Profitez de ses derniers moments de liberté pour vous rendre redoutable. Dans quelques années, un nom et un titre seront en France des richesses plus sûres que le talent. Vous pouvez ainsi tout avoir : esprit, noblesse et beauté, vous arriverez à tout. Ne soyez donc en ce moment libéral que pour vendre avec avantage votre royalisme.

Le duc pria Lucien d’accepter l’invitation à dîner que devait lui envoyer le ministre avec lequel il avait soupé chez Florine. Lucien fut en un moment séduit par les réflexions du gentilhomme, et charmé de voir s’ouvrir devant lui les portes des salons d’où il se croyait à jamais banni quelques mois auparavant. Il admira le pouvoir de la pensée. La Presse et l’esprit étaient donc le moyen de la société présente. Lucien comprit que peut-être Lousteau se repentait de lui avoir ouvert les portes du temple, il sentait déjà pour son propre compte la nécessité d’opposer des barrières difficiles à franchir aux ambitions de ceux qui s’élançaient de la province vers Paris. Un poète serait venu vers lui comme il s’était jeté dans les bras d’Étienne, il n’osait se demander quel accueil il lui ferait. Le jeune duc aperçut chez Lucien les traces d’une méditation profonde et ne se trompa point en en cherchant la cause : il avait découvert à cet ambitieux, sans volonté fixe, mais non sans désir, tout l’horizon politique comme les journalistes lui avaient montré en haut du Temple, ainsi que le démon à Jésus, le monde littéraire et ses richesses. Lucien ignorait la petite conspiration ourdie contre lui par les gens que blessait en ce moment le journal, et dans laquelle monsieur de Rhétoré trempait. Le jeune duc avait effrayé la société de madame d’Espard en leur parlant de l’esprit de Lucien. Chargé par madame de Bargeton de sonder le journaliste, il avait espéré le rencontrer à l’Ambigu-Comique. Ni le monde, ni les journalistes n’étaient profonds, ne croyez pas à des trahisons ourdies. Ni l’un ni les autres ils n’arrêtent de plan ; leur machiavélisme va pour ainsi dire au jour le jour, et consiste à toujours être là, prêts à tout, prêts à profiter du mal comme du bien, à épier les moments où la passion leur livre un homme. Pendant le souper de Florine, le jeune duc avait reconnu le caractère de Lucien, il venait de le prendre par ses vanités, et s’essayait sur lui à devenir diplomate.

Lucien, la pièce jouée, courut à la rue Saint-Fiacre y faire son article sur la pièce. Sa critique fut, par calcul, âpre et mordante ; il se plut à essayer son pouvoir. Le mélodrame valait mieux que celui du Panorama-Dramatique ; mais il voulait savoir s’il pouvait, comme on le lui avait dit, tuer une bonne et faire réussir une mauvaise pièce. Le lendemain, en déjeunant avec Coralie, il déplia le journal, après lui avoir dit qu’il y éreintait l’Ambigu-Comique. Lucien ne fut pas médiocrement étonné de lire, après son article sur madame de Bargeton et sur Châtelet, un compte-rendu de l’Ambigu si bien édulcoré durant la nuit, que, tout en conservant sa spirituelle analyse, il en sortait une conclusion favorable. La pièce devait remplir la caisse du théâtre. Sa fureur ne saurait se décrire ; il se proposa de dire deux mots à Lousteau. Il se croyait déjà nécessaire, et se promettait de ne pas se laisser dominer, exploiter comme un niais. Pour établir définitivement sa puissance, il écrivit l’article où il résumait et balançait toutes les opinions émises à propos du livre de Nathan pour la Revue de Dauriat et de Finot. Puis, une fois monté, il brocha l’un de ses articles Variétés dus au petit journal. Dans leur première effervescence, les jeunes journalistes pondent des articles avec amour et livrent ainsi très-imprudemment toutes leurs fleurs. Le directeur du Panorama-Dramatique donnait la première représentation d’un vaudeville, afin de laisser à Florine et à Coralie leur soirée. On devait jouer avant le souper. Lousteau vint chercher l’article de Lucien, fait d’avance sur cette petite pièce, dont il avait vu la répétition générale, afin de n’avoir aucune inquiétude relativement à la composition du numéro. Quand Lucien lui eut lu l’un de ces petits charmants articles sur les particularités parisiennes, qui firent la fortune du journal, Étienne l’embrassa sur les deux yeux et le nomma la providence des journaux.

— Pourquoi donc t’amuses-tu à changer l’esprit de mes articles ? dit Lucien, qui n’avait fait ce brillant article que pour donner plus de force à ses griefs.

— Moi ! s’écria Lousteau.

— Eh ! bien, qui donc a changé mon article ?

— Mon cher, répondit Étienne en riant, tu n’es pas encore au courant des affaires. L’Ambigu nous prend vingt abonnements, dont neuf seulement sont servis au directeur, au chef d’orchestre, au régisseur, à leurs maîtresses et à trois copropriétaires du théâtre. Chacun des théâtres du boulevard paye ainsi huit cents francs au journal. Il y a pour tout autant d’argent en loges données à Finot, sans compter les abonnements des acteurs et des auteurs. Le drôle se fait donc huit mille francs aux boulevards. Par les petits théâtres, juge des grands ! Comprends-tu ? Nous sommes tenus à beaucoup d’indulgence.

— Je comprends que je ne suis pas libre d’écrire ce que je pense…

— Eh ! que t’importe, si tu y fais tes orges, s’écria Lousteau. D’ailleurs, mon cher, quel grief as-tu contre le théâtre ? il te faut une raison pour échiner la pièce d’hier. Échiner pour échiner, nous compromettrions le journal. Quand le journal frapperait avec justice, il ne produirait plus aucun effet. Le directeur t’a-t-il manqué ?

— Il ne m’avait pas réservé de place.

— Bon, fit Lousteau. Je montrerai ton article au directeur, je lui dirai que je t’ai adouci, tu t’en trouveras mieux que de l’avoir fait paraître. Demande-lui demain des billets, il t’en signera quarante en blanc tous les mois, et je te mènerai chez un homme avec qui tu t’entendras pour les placer ; il te les achètera tous à cinquante pour cent de remise sur le prix des places. On fait sur les billets de spectacle le même trafic que sur les livres. Tu verras un autre Barbet, un chef de claque, il ne demeure pas loin d’ici, nous avons le temps, viens ?

— Mais, mon cher, Finot fait un infâme métier à lever ainsi sur les champs de la pensée des contributions indirectes. Tôt ou tard…

— Ah ! çà, d’où viens-tu ? s’écria Lousteau. Pour qui prends-tu Finot ? Sous sa fausse bonhomie, sous cet air Turcaret, sous son ignorance et sa bêtise, il y a toute la finesse du marchand de chapeaux dont il est issu. N’as-tu pas vu dans sa cage, au Bureau du journal, un vieux soldat de l’Empire, l’oncle de Finot ? Cet oncle est non-seulement un honnête homme, mais il a le bonheur de passer pour un niais. Il est l’homme compromis dans toutes les transactions pécuniaires. À Paris, un ambitieux est bien riche quand il a près de lui une créature qui consent à être compromise. Il est en politique comme en journalisme une foule de cas où les chefs ne doivent jamais être mis en cause. Si Finot devenait un personnage politique, son oncle deviendrait son secrétaire et recevrait pour son compte les contributions qui se lèvent dans les bureaux sur les grandes affaires. Giroudeau, qu’au premier abord on prendrait pour un niais, a précisément assez de finesse pour être un compère indéchiffrable. Il est en vedette pour empêcher que nous ne soyons assommés par les criailleries, par les débutants, par les réclamations, et je ne crois pas qu’il y ait son pareil dans un autre journal.

— Il joue bien son rôle, dit Lucien, je l’ai vu à l’œuvre.

Étienne et Lucien allèrent dans la rue du Faubourg-du-Temple, où le rédacteur en chef s’arrêta devant une maison de belle apparence.

— Monsieur Braulard y est-il ? demanda-t-il au portier.

— Comment monsieur ? dit Lucien. Le chef des claqueurs est donc monsieur ?

— Mon cher, Braulard a vingt mille livres de rentes, il a la griffe des auteurs dramatiques du boulevard qui tous ont un compte courant chez lui, comme chez un banquier. Les billets d’auteur et de faveur se vendent. Cette marchandise, Braulard la place. Fais un peu de statistique, science assez utile quand on n’en abuse pas. À cinquante billets de faveur par soirée à chaque spectacle, tu trouveras deux cent cinquante billets par jour ; si, l’un dans l’autre, ils valent quarante sous, Braulard paye cent vingt-cinq francs par jour aux auteurs et court la chance d’en gagner autant. Ainsi, les seuls billets des auteurs lui procurent près de quatre mille francs par mois, au total quarante-huit mille francs par an. Suppose vingt mille francs de perte, car il ne peut pas toujours placer ses billets.

— Pourquoi ?

— Ah ! les gens qui viennent payer leurs places au bureau passent concurremment avec les billets de faveur qui n’ont pas de places réservées. Enfin le théâtre garde ses droits de location. Il y a les jours de beau temps, et de mauvais spectacles. Ainsi, Braulard gagne peut-être trente mille francs par an sur cet article. Puis il a ses claqueurs, autre industrie. Florine et Coralie sont ses tributaires ; si elles ne le subventionnaient pas, elles ne seraient point applaudies à toutes les entrées et leurs sorties.

Lousteau donnait cette explication à voix basse en montant l’escalier.

Braulard.
Braulard.
Braulard a vingt mille livres de rentes, puis il a ses claqueurs.

— Paris est un singulier pays, dit Lucien en trouvant l’intérêt accroupi dans tous les coins.

Une servante proprette introduisit les deux journalistes chez monsieur Braulard. Le marchand de billets, qui siégeait sur un fauteuil de cabinet, devant un grand secrétaire à cylindre, se leva en voyant Lousteau. Braulard, enveloppé d’une redingote de molleton gris, portait un pantalon à pied et des pantoufles rouges absolument comme un médecin ou comme un avoué. Lucien vit en lui l’homme du peuple enrichi : un visage commun, des yeux gris pleins de finesse, des mains de claqueur, un teint sur lequel les orgies avaient passé comme la pluie sur les toits, des cheveux grisonnants, et une voix assez étouffée.

— Vous venez, sans doute, pour mademoiselle Florine, et monsieur pour mademoiselle Coralie, dit-il, je vous connais bien. Soyez tranquille, monsieur, dit-il à Lucien, j’achète la clientèle du Gymnase, je soignerai votre maîtresse et je l’avertirai des farces qu’on voudrait lui faire.

— Ce n’est pas de refus, mon cher Braulard, dit Lousteau ; mais nous venons pour les billets du journal à tous les théâtres des boulevards : moi comme rédacteur en chef, monsieur comme rédacteur de chaque théâtre.

— Ah, oui, Finot a vendu son journal. J’ai su l’affaire. Il va bien, Finot. Je lui donne à dîner à la fin de la semaine. Si vous voulez me faire l’honneur et le plaisir de venir, vous pouvez amener vos épouses, il y aura noces et festins, nous avons Adèle Dupuis, Ducange, Frédéric Du Petit-Méré, mademoiselle Millot ma maîtresse, nous rirons bien ! nous boirons mieux !

— Il doit être gêné, Ducange, il a perdu son procès.

— Je lui ai prêté dix mille francs, le succès de Calas va me les rendre ; aussi l’ai-je chauffé ! Ducange est un homme d’esprit, il a des moyens… Lucien croyait rêver en entendant cet homme apprécier les talents des auteurs. — Coralie a gagné, lui dit Braulard de l’air d’un juge compétent. Si elle est bonne enfant, je la soutiendrai secrètement contre la cabale à son début au Gymnase. Écoutez ? Pour elle, j’aurai des hommes bien mis aux galeries qui souriront et qui feront de petits murmures afin d’entraîner l’applaudissement. Voilà un manége qui pose une femme. Elle me plaît, Coralie, et vous devez être content d’elle, elle a des sentiments. Ah ! je puis faire chuter qui je veux…

— Mais pour les billets ? dit Lousteau.

— Hé ! bien, j’irai les prendre chez monsieur, vers les premiers jours de chaque mois. Monsieur est votre ami, je le traiterai comme vous. Vous avez cinq théâtres, on vous donnera trente billets ; ce sera quelque chose comme soixante quinze francs par mois. Peut-être désirez-vous une avance ? dit le marchand de billets en revenant à son secrétaire et tirant sa caisse pleine d’écus.

— Non, non, dit Lousteau, nous garderons cette ressource pour les mauvais jours…

— Monsieur, reprit Braulard en s’adressant à Lucien, j’irai travailler avec Coralie ces jours-ci, nous nous entendrons bien.

Lucien ne regardait pas sans un étonnement profond le cabinet de Braulard où il voyait une bibliothèque, des gravures, un meuble convenable. En passant par le salon, il en remarqua l’ameublement également éloigné de la mesquinerie et du trop grand luxe. La salle à manger lui parut être la pièce la mieux tenue, il en plaisanta.

— Mais Braulard est gastronome, dit Lousteau. Ses dîners, cités dans la littérature dramatique, sont en harmonie avec sa caisse.

— J’ai de bons vins, répondit modestement Braulard. Allons, voilà mes allumeurs, s’écria-t-il en entendant des voix enrouées et le bruit de pas singuliers dans l’escalier.

En sortant, Lucien vit défiler devant lui la puante escouade des claqueurs et des vendeurs de billets, tous gens à casquettes, à pantalons mûrs, à redingotes râpées, à figures patibulaires, bleuâtres, verdâtres, boueuses, rabougries, à barbes longues, aux yeux féroces et patelins tout à la fois, horrible population qui vit et foisonne sur les boulevards de Paris, qui, le matin, vend des chaînes de sûreté, des bijoux en or pour vingt-cinq sous, et qui claque sous les lustres le soir, qui se plie enfin à toutes les fangeuses nécessités de Paris.

— Voilà les Romains ! dit Lousteau en riant, voilà la gloire des actrices et des auteurs dramatiques. Vu de près, ça n’est pas plus beau que la nôtre.

— Il est difficile, répondit Lucien en revenant chez lui, d’avoir des illusions sur quelque chose à Paris. Il y a des impôts sur tout, on y vend tout, on y fabrique tout, même le succès.

Les convives de Lucien étaient Dauriat, le directeur du Panorama, Matifat et Florine, Camusot, Lousteau, Finot, Nathan, Hector Merlin et madame du Val-Noble, Félicien Vernou, Blondet, Vignon, Philippe Bridau, Mariette, Giroudeau, Cardot et Florentine, Bixiou. Il avait invité ses amis du Cénacle. Tullia la danseuse, qui, disait-on, était peu cruelle pour du Bruel, fut aussi de la partie, mais sans son duc, ainsi que les propriétaires des journaux où travaillaient Nathan, Merlin, Vignon et Vernou. Les convives formaient une assemblée de trente personnes, la salle à manger de Coralie ne pouvait en contenir davantage.

Vers huit heures, au feu des lustres allumés, les meubles, les tentures, les fleurs de ce logis prirent cet air de fête qui prête au luxe parisien l’apparence d’un rêve. Lucien éprouva le plus indéfinissable mouvement de bonheur, de vanité satisfaite et d’espérance en se voyant le maître de ces lieux, il ne s’expliquait plus ni comment ni par qui ce coup de baguette avait été frappé. Florine et Coralie, mises avec la folle recherche et la magnificence artiste des actrices, souriaient au poète de province comme deux anges chargés de lui ouvrir les portes du palais des Songes. Lucien songeait presque. En quelques mois sa vie avait si brusquement changé d’aspect, il était si promptement passé de l’extrême misère à l’extrême opulence, que par moments il lui prenait des inquiétudes comme aux gens qui, tout en rêvant, se savent endormis. Son œil exprimait néanmoins à la vue de cette belle réalité une confiance à laquelle des envieux eussent donné le nom de fatuité. Lui-même, il avait changé. Heureux tous les jours, ses couleurs avaient pâli, son regard était trempé des moites expressions de la langueur ; enfin, selon le mot de madame d’Espard, il avait l’air aimé. Sa beauté y gagnait. La conscience de son pouvoir et de sa force perçait dans sa physionomie éclairée par l’amour et par l’expérience. Il contemplait enfin le monde littéraire et la société face à face, en croyant pouvoir s’y promener en dominateur. À ce poète, qui ne devait réfléchir que sous le poids du malheur, le présent parut être sans soucis. Le succès enflait les voiles de son esquif, il avait à ses ordres les instruments nécessaires à ses projets : une maison montée, une maîtresse que tout Paris lui enviait, un équipage, enfin des sommes incalculables dans son écritoire. Son âme, son cœur et son esprit s’étaient également métamorphosés : il ne songeait plus à discuter les moyens en présence de si beaux résultats. Ce train de maison semblera si justement suspect aux économistes qui ont pratiqué la vie parisienne, qu’il n’est pas inutile de montrer la base, quelque frêle qu’elle fût, sur laquelle reposait le bonheur matériel de l’actrice et de son poète. Sans se compromettre, Camusot avait engagé les fournisseurs de Coralie à lui faire crédit pendant au moins trois mois. Les chevaux, les gens, tout devait donc aller comme par enchantement pour ces deux enfants empressés de jouir, et qui jouissaient de tout avec délices. Coralie vint prendre Lucien par la main et l’initia par avance au coup de théâtre de la salle à manger, parée de son couvert splendide, de ses candélabres chargés de quarante bougies, aux recherches royales du dessert, et au menu, l’œuvre de Chevet. Lucien baisa Coralie au front en la pressant sur son cœur.

— J’arriverai, mon enfant, lui dit-il, et je te récompenserai de tant d’amour et de tant de dévouement.

— Bah ! dit-elle, es-tu content ?

— Je serais bien difficile.

— Eh ! bien, ce sourire paye tout, répondit-elle en apportant par un mouvement de serpent ses lèvres aux lèvres de Lucien.

Ils trouvèrent Florine, Lousteau, Matifat et Camusot en train d’arranger les tables de jeu. Les amis de Lucien arrivaient. Tous ces gens s’intitulaient déjà les amis de Lucien. On joua de neuf heures à minuit. Heureusement pour lui, Lucien ne savait aucun jeu ; mais Lousteau perdit mille francs et les emprunta à Lucien qui ne crut pas pouvoir se dispenser de les prêter, car son ami les lui demanda. À dix heures environ, Michel, Fulgence et Joseph se présentèrent. Lucien, qui alla causer avec eux dans un coin, trouva leurs visages assez froids et sérieux, pour ne pas dire contraints. D’Arthez n’avait pu venir, il achevait son livre. Léon Giraud était occupé par la publication du premier numéro de sa Revue. Le Cénacle avait envoyé ses trois artistes qui devaient se trouver moins dépaysés que les autres au milieu d’une orgie.

— Eh ! bien, mes enfants, dit Lucien en affichant un petit ton de supériorité, vous verrez que le petit farceur peut devenir un grand politique.

— Je ne demande pas mieux que de m’être trompé, dit Michel.

— Tu vis avec Coralie en attendant mieux ? lui demanda Fulgence.

— Oui, reprit Lucien d’un air qu’il voulait rendre naïf. Coralie avait un pauvre vieux négociant qui l’adorait, elle l’a mis à la porte. Je suis plus heureux que ton frère Philippe qui ne sait comment gouverner Mariette, ajouta-t-il en regardant Joseph Bridau.

— Enfin, dit Fulgence, tu es maintenant un homme comme un autre, tu feras ton chemin.

— Un homme qui pour vous restera le même en quelque situation qu’il se trouve, répondit Lucien.

Michel et Fulgence se regardèrent en échangeant un sourire moqueur que vit Lucien, et qui lui fit comprendre le ridicule de sa phrase.

— Coralie est bien admirablement belle, s’écria Joseph Bridau. Quel magnifique portrait à faire !

— Et bonne, répondit Lucien. Foi d’homme, elle est angélique ; mais tu feras son portrait ; prends-la, si tu veux, pour modèle de ta Vénitienne amenée au vieillard.

— Toutes les femmes qui aiment sont angéliques, dit Michel Chrestien.

En ce moment Raoul Nathan se précipita sur Lucien avec une furie d’amitié, lui prit les mains et les lui serra.

— Mon bon ami, non-seulement vous êtes un grand homme, mais encore vous avez du cœur, ce qui est aujourd’hui plus rare que le génie, dit-il. Vous êtes dévoué à vos amis. Enfin, je suis à vous à la vie, à la mort, et n’oublierai jamais ce que vous avez fait cette semaine pour moi.

Lucien, au comble de la joie en se voyant pateliné par un homme dont s’occupait la Renommée, regarda ses trois amis du Cénacle avec une sorte de supériorité. Cette entrée de Nathan était due à la communication que Merlin lui avait faite de l’épreuve de l’article en faveur de son livre, et qui paraissait dans le journal du lendemain.

— Je n’ai consenti à écrire l’attaque, répondit Lucien à l’oreille de Nathan, qu’à la condition d’y répondre moi-même. Je suis des vôtres.

Il revint à ses trois amis du Cénacle, enchanté d’une circonstance qui justifiait la phrase de laquelle avait ri Fulgence.

— Vienne le livre de d’Arthez, et je suis en position de lui être utile. Cette chance seule m’engagerait à rester dans les journaux.

— Y es-tu libre ? dit Michel.

— Autant qu’on peut l’être quand on est indispensable, répondit Lucien avec une fausse modestie.

Vers minuit, les convives furent attablés, et l’orgie commença. Les discours furent plus libres chez Lucien que chez Matifat, car personne ne soupçonna la divergence de sentiments qui existait entre les trois députés du Cénacle et les représentants des journaux. Ces jeunes esprits, si dépravés par l’habitude du Pour et du Contre, en vinrent aux prises, et se renvoyèrent les plus terribles axiomes de la jurisprudence qu’enfantait alors le journalisme. Claude Vignon, qui voulait conserver à la critique un caractère auguste, s’éleva contre la tendance des petits journaux vers la personnalité, disant que plus tard les écrivains arriveraient à se déconsidérer eux-mêmes. Lousteau, Merlin et Finot prirent alors ouvertement la défense de ce système, appelé dans l’argot du journalisme la blague, en soutenant que ce serait comme un poinçon à l’aide duquel on marquerait le talent.

— Tous ceux qui résisteront à cette épreuve seront des hommes réellement forts, dit Lousteau.

— D’ailleurs, s’écria Merlin, pendant les ovations des grands hommes, il faut autour d’eux, comme autour des triomphateurs romains, un concert d’injures.

— Eh ! dit Lucien, tous ceux de qui l’on se moquera croiront à leur triomphe !

— Ne dirait-on pas que cela te regarde ? s’écria Finot.

— Et nos sonnets ! dit Michel Chrestien, ne nous vaudraient-ils pas le triomphe de Pétrarque ?

— L’or (Laure) y est déjà pour quelque chose, dit Dauriat dont le calembour excita des acclamations générales.

Faciamus experimentum in anima vili, répondit Lucien en souriant.

— Eh ! malheur à ceux que le Journal ne discutera pas, et auxquels il jettera des couronnes à leur début ! Ceux-là seront relégués comme des saints dans leur niche, et personne n’y fera plus la moindre attention, dit Vernou.

— On leur dira comme Champcenetz au marquis de Genlis, qui regardait trop amoureusement sa femme : — Passez, bonhomme, on vous a déjà donné, dit Blondet.

— En France, le succès tue, dit Finot. Nous y sommes trop jaloux les uns des autres pour ne pas vouloir oublier et faire oublier les triomphes d’autrui.

— C’est en effet la contradiction qui donne la vie en littérature, dit Claude Vignon.

— Comme dans la nature, où elle résulte de deux principes qui se combattent, s’écria Fulgence. Le triomphe de l’un sur l’autre est la mort.

— Comme en politique, ajouta Michel Chrestien.

— Nous venons de le prouver, dit Lousteau. Dauriat vendra cette semaine deux mille exemplaires du livre de Nathan. Pourquoi ? Le livre attaqué sera bien défendu.

— Comment un article semblable, dit Merlin en prenant l’épreuve de son journal du lendemain, n’enlèverait-il pas une édition ?

— Lisez-moi l’article ? dit Dauriat. Je suis libraire partout, même en soupant.

Merlin lut le triomphant article de Lucien, qui fut applaudi par toute l’assemblée.

— Cet article aurait-il pu se faire sans le premier ? demanda Lousteau.

Dauriat tira de sa poche l’épreuve du troisième article et le lut. Finot suivit avec attention la lecture de cet article destiné au second numéro de sa Revue ; et, en sa qualité de rédacteur en chef, il exagéra son enthousiasme.

— Messieurs, dit-il, si Bossuet vivait dans notre siècle, il n’eût pas écrit autrement.

— Je le crois bien, dit Merlin, Bossuet aujourd’hui serait journaliste.

— À Bossuet II ! dit Claude Vignon en élevant son verre et saluant ironiquement Lucien.

— À mon Christophe Colomb ! répondit Lucien en portant un toast à Dauriat.

— Bravo ! cria Nathan.

— Est-ce un surnom ? demanda méchamment Merlin en regardant à la fois Finot et Lucien.

— Si vous continuez ainsi, dit Dauriat, nous ne pourrons pas vous suivre, et ces messieurs, ajouta-t-il en montrant Matifat et Camusot, ne vous comprendront plus. La plaisanterie est comme le coton qui filé trop fin, casse, a dit Bonaparte.

— Messieurs, dit Lousteau, nous sommes témoins d’un fait grave, inconcevable, inouï, vraiment surprenant. N’admirez-vous pas la rapidité avec laquelle notre ami s’est changé de provincial en journaliste ?

— Il était né journaliste, dit Dauriat.

— Mes enfants, dit alors Finot en se levant et tenant une bouteille de vin de Champagne à la main, nous avons protégé tous et tous encouragé les débuts de notre amphitryon dans la carrière où il a surpassé nos espérances. En deux mois il a fait ses preuves par les beaux articles que nous connaissons : je propose de le baptiser journaliste authentiquement.

— Une couronne de roses afin de constater sa double victoire, cria Bixiou en regardant Coralie.

Coralie fit un signe à Bérénice qui alla chercher de vieilles fleurs artificielles dans les cartons de l’actrice. Une couronne de roses fut bientôt tressée dès que la grosse femme de chambre eut apporté des fleurs avec lesquelles se parèrent grotesquement ceux qui se trouvaient les plus ivres. Finot, le grand-prêtre, versa quelques gouttes de vin de Champagne sur la belle tête blonde de Lucien en prononçant avec une délicieuse gravité ces paroles sacramentales : — Au nom du Timbre, du Cautionnement et de l’Amende, je te baptise journaliste. Que tes articles te soient légers !

— Et payés sans déduction des blancs ! dit Merlin.

En ce moment Lucien aperçut les visages attristés de Michel Chrestien, de Joseph Bridau et de Fulgence Ridal qui prirent leurs chapeaux et sortirent au milieu d’un hurrah d’imprécations.

— Voilà de singuliers chrétiens ? dit Merlin.

— Fulgence était un bon garçon, reprit Lousteau ; mais ils l’ont perverti de morale.

— Qui ? demanda Claude Vignon.

— Des jeunes hommes graves qui s’assemblent dans un musico philosophique et religieux de la rue des Quatre-Vents, où l’on s’inquiète du sens général de l’Humanité… répondit Blondet.

— Oh ! oh ! oh !

— … On y cherche à savoir si elle tourne sur elle-même, dit Blondet en continuant, ou si elle est en progrès. Ils étaient très-embarrassés entre la ligne droite et la ligne courbe, ils trouvaient un non-sens au triangle biblique, et il leur est alors apparu je ne sais quel prophète qui s’est prononcé pour la spirale.

— Des hommes réunis peuvent inventer des bêtises plus dangereuses, s’écria Lucien qui voulut défendre le Cénacle.

— Tu prends ces théories-là pour des paroles oiseuses, dit Félicien Vernou, mais il vient un moment où elles se transforment en coups de fusil ou en guillotine.

— Ils n’en sont encore, dit Bixiou, qu’à chercher la pensée providentielle du vin de Champagne, le sens humanitaire des pantalons et la petite bête qui fait aller le monde. Ils ramassent des grands hommes tombés, comme Vico, Saint-Simon, Fourier. J’ai bien peur qu’ils ne tournent la tête à mon pauvre Joseph Bridau.

— Y enseigne-t-on la gymnastique et l’orthopédie des esprits ? demanda Merlin.

— Ça se pourrait, répondit Finot. Rastignac m’a dit que Bianchon donnait dans ces rêveries.

— Leur chef visible n’est-il pas d’Arthez, dit Nathan, un petit jeune homme qui doit nous avaler tous ?

— C’est un homme de génie ! s’écria Lucien.

— J’aime mieux un verre de vin de Xérès, dit Claude Vignon en souriant.

En ce moment, chacun expliquait son caractère à son voisin. Quand les gens d’esprit en arrivent à vouloir s’expliquer eux-mêmes, à donner la clef de leurs cœurs, il est sûr que l’Ivresse les a pris en croupe. Une heure après, tous les convives, devenus les meilleurs amis du monde, se traitaient de grands hommes, d’hommes forts, de gens à qui l’avenir appartenait. Lucien, en qualité de maître de maison, avait conservé quelque lucidité dans l’esprit : il écouta des sophismes qui le frappèrent et achevèrent l’œuvre de sa démoralisation.

— Mes enfants, dit Finot, le parti libéral est obligé de raviver sa polémique, car il n’a rien à dire en ce moment contre le gouvernement, et vous comprenez dans quel embarras se trouve alors l’Opposition. Qui de vous veut écrire une brochure pour demander le rétablissement du droit d’aînesse, afin de faire crier contre les desseins secrets de la Cour ? La brochure sera bien payée.

— Moi, dit Hector Merlin, c’est dans mes opinions.

— Ton parti dirait que tu le compromets, répliqua Finot. Félicien, charge-toi de cette brochure, Dauriat l’éditera, nous garderons le secret.

— Combien donne-t-on ? dit Vernou.

— Six cents francs ! Tu signeras : le comte C…

— Ça va ! dit Vernou.

— Vous allez donc élever le canard jusqu’à la politique, reprit Lousteau.

— C’est l’affaire de Chabot transportée dans la sphère des idées, reprit Finot. On attribue des intentions au Gouvernement, et l’on déchaîne contre lui l’opinion publique.

— Je serai toujours dans le plus profond étonnement de voir un gouvernement abandonnant la direction des idées à des drôles comme nous autres, dit Claude Vignon.

— Si le Ministère commet la sottise de descendre dans l’arène, reprit Finot, on le mène tambour battant ; s’il se pique, on envenime la question, on désaffectionne les masses. Le Journal ne risque jamais rien, là où le pouvoir a toujours tout à perdre.

— La France est annulée jusqu’au jour où le Journal sera mis hors la loi, reprit Claude Vignon. Vous faites d’heure en heure des progrès, dit-il à Finot. Vous serez les Jésuites, moins la foi, la pensée fixe, la discipline et l’union.

Chacun regagna les tables de jeu. Les lueurs de l’aurore firent bientôt pâlir les bougies.

— Tes amis de la rue des Quatre-Vents étaient tristes comme des condamnés à mort, dit Coralie à son amant.

— Ils étaient les juges, répondit le poète.

— Les juges sont plus amusants que ça, dit Coralie.

Lucien vit pendant un mois son temps pris par des soupers, des dîners, des déjeuners, des soirées, et fut entraîné par un courant invincible dans un tourbillon de plaisirs et de travaux faciles. Il ne calcula plus. La puissance du calcul au milieu des complications de la vie est le sceau des grandes volontés que les poètes, les gens faibles ou purement spirituels ne contrefont jamais. Comme la plupart des journalistes, Lucien vécut au jour le jour, dépensant son argent à mesure qu’il le gagnait, ne songeant point aux charges périodiques de la vie parisienne, si écrasantes pour ces bohémiens. Sa mise et sa tournure rivalisaient avec celles des dandies les plus célèbres. Coralie aimait, comme tous les fanatiques, à parer son idole ; elle se ruina pour donner à son cher poète cet élégant mobilier des élégants qu’il avait tant désiré pendant sa première promenade aux Tuileries. Lucien eut alors des cannes merveilleuses, une charmante lorgnette, des boutons en diamants, des anneaux pour ses cravates du matin, des bagues à la chevalière, enfin des gilets mirifiques en assez grand nombre pour pouvoir assortir les couleurs de sa mise. Il passa bientôt dandy. Le jour où il se rendit à l’invitation du diplomate allemand, sa métamorphose excita une sorte d’envie contenue chez les jeunes gens qui s’y trouvèrent, et qui tenaient le haut du pavé dans le royaume de la fashion, tels que de Marsay, Vandenesse, Ajuda-Pinto, Maxime de Trailles, Rastignac, le duc de Maufrigneuse, Beaudenord, Manerville, etc. Les hommes du monde sont jaloux entre eux à la manière des femmes. La comtesse de Montcornet et la marquise d’Espard, pour qui le dîner se donnait, eurent Lucien entre elles, et le comblèrent de coquetteries.

— Pourquoi donc avez-vous quitté le monde ! lui demanda la marquise, il était si disposé à vous bien accueillir, à vous fêter. J’ai une querelle à vous faire ! vous me deviez une visite, et je l’attends encore. Je vous ai aperçu l’autre jour à l’Opéra, vous n’avez pas daigné venir me voir ni me saluer.

— Votre cousine, madame, m’a si positivement signifié mon congé…

— Vous ne connaissez pas les femmes, répondit madame d’Espard en interrompant Lucien. Vous avez blessé le cœur le plus angélique et l’âme la plus noble que je connaisse. Vous ignorez tout ce que Louise voulait faire pour vous, et combien elle mettait de finesse dans son plan. Oh ! elle eût réussi, fit-elle à une muette dénégation de Lucien. Son mari qui maintenant est mort, comme il devait mourir, d’une indigestion, n’allait-il pas lui rendre, tôt ou tard, sa liberté ? Croyez-vous qu’elle voulût être madame Chardon ? Le titre de comtesse de Rubempré valait bien la peine d’être conquis. Voyez-vous ? l’amour est une grande vanité qui doit s’accorder, surtout en mariage, avec toutes les autres vanités. Je vous aimerais à la folie, c’est-à-dire assez pour vous épouser, il me serait très-dur de m’appeler madame Chardon. Convenez-en ? Maintenant, vous avez vu les difficultés de la vie à Paris, vous savez combien de détours il faut faire pour arriver au but ; eh ! bien, avouez que pour un inconnu sans fortune, Louise aspirait à une faveur presque impossible, elle devait donc ne rien négliger. Vous avez beaucoup d’esprit, mais quand nous aimons, nous en avons encore plus que l’homme le plus spirituel. Ma cousine voulait employer ce ridicule Châtelet… Je vous dois des plaisirs, vos articles contre lui m’ont fait bien rire ! dit-elle en s’interrompant.

Lucien ne savait plus que penser. Initié aux trahisons et aux perfidies du journalisme, il ignorait celles du monde ; aussi, malgré sa perspicacité, devait-il y recevoir de rudes leçons.

— Comment, madame, dit le poète dont la curiosité fut vivement éveillée, ne protégez-vous pas le Héron ?

— Mais dans le monde on est forcé de faire des politesses à ses plus cruels ennemis, de paraître s’amuser avec les ennuyeux, et souvent on sacrifie en apparence ses amis pour les mieux servir. Vous êtes donc encore bien neuf ? Comment, vous qui voulez écrire, vous ignorez les tromperies courantes du monde. Si ma cousine a semblé vous sacrifier au Héron, ne le fallait-il pas pour mettre cette influence à profit pour vous, car notre homme est très-bien vu par le Ministère actuel ; aussi, lui avons-nous démontré que jusqu’à un certain point vos attaques le servaient, afin de pouvoir vous raccommoder tous deux, un jour. On a dédommagé Châtelet de vos persécutions. Comme le disait des Lupeaulx aux ministres : Pendant que les journaux tournent Châtelet en ridicule, ils laissent en repos le Ministère.

— Monsieur Blondet m’a fait espérer que j’aurais le plaisir de vous voir chez moi, dit la comtesse de Montcornet pendant le temps que la marquise abandonna Lucien à ses réflexions. Vous y trouverez quelques artistes, des écrivains et une femme qui a le plus vif désir de vous connaître, mademoiselle des Touches, un de ces talents rares parmi notre sexe, et chez qui sans doute vous irez. Mademoiselle des Touches, Camille Maupin, si vous voulez, a l’un des salons les plus remarquables de Paris, elle est prodigieusement riche ; on lui a dit que vous êtes aussi beau que spirituel, elle se meurt d’envie de vous voir.

Lucien ne put que se confondre en remercîments, et jeta sur Blondet un regard d’envie. Il y avait autant de différence entre une femme du genre et de la qualité de la comtesse de Montcornet et Coralie qu’entre Coralie et une fille des rues. Cette comtesse, jeune, belle et spirituelle, avait, pour beauté spéciale, la blancheur excessive des femmes du Nord ; sa mère était née princesse Scherbellof, aussi le ministre, avant le dîner, lui avait-il prodigué ses plus respectueuses attentions. La marquise avait alors achevé de sucer dédaigneusement une aile de poulet.

— Ma pauvre Louise, dit-elle à Lucien, avait tant d’affection pour vous ! j’étais dans la confidence du bel avenir qu’elle rêvait pour vous : elle aurait supporté bien des choses, mais quel mépris vous lui avez marqué en lui renvoyant ses lettres ! Nous pardonnons les cruautés, il faut encore croire en nous pour nous blesser ; mais l’indifférence !… l’indifférence est comme la glace des pôles, elle étouffe tout. Allons, convenez-en, vous avez perdu des trésors par votre faute. Pourquoi rompre ? Quand même vous eussiez été dédaigné, n’avez-vous pas votre fortune à faire, votre nom à reconquérir ? Louise pensait à tout cela.

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? répondit Lucien.

— Eh ! mon Dieu, c’est moi qui lui ai donné le conseil de ne pas vous mettre dans sa confidence. Tenez, entre nous, en vous voyant si peu fait au monde, je vous craignais : j’avais peur que votre inexpérience, votre ardeur étourdie ne détruisissent ou ne dérangeassent ses calculs et nos plans. Pouvez-vous maintenant vous souvenir de vous-même ? Avouez-le ? vous seriez de mon opinion en voyant aujourd’hui votre Sosie. Vous ne vous ressemblez plus. Là est le seul tort que nous ayons eu. Mais, en mille, se rencontre-t-il un homme qui réunisse à tant d’esprit une si merveilleuse aptitude à prendre l’unisson ? Je n’ai pas cru que vous fussiez une si surprenante exception. Vous vous êtes métamorphosé si promptement, vous vous êtes si facilement initié aux façons parisiennes, que je ne vous ai pas reconnu au Bois de Boulogne, il y a un mois.

Lucien écoutait cette grande dame avec un plaisir inexprimable : elle joignait à ses paroles flatteuses un air si confiant, si mutin, si naïf ; elle paraissait s’intéresser à lui si profondément, qu’il crut à quelque prodige semblable à celui de sa première soirée au Panorama-Dramatique. Depuis cet heureux soir, tout le monde lui souriait, il attribuait à sa jeunesse une puissance talismanique, il voulut alors éprouver la marquise en se promettant de ne pas se laisser surprendre.

— Quels étaient donc, madame, ces plans devenus aujourd’hui des chimères ?

— Louise voulait obtenir du roi une ordonnance qui vous permît de porter le nom et le titre de Rubempré. Elle voulait enterrer le Chardon. Ce premier succès, si facile à obtenir alors, et que maintenant vos opinions rendent presque impossible, était pour vous une fortune. Vous traiterez ces idées de visions et de bagatelles, mais nous savons un peu la vie, et nous connaissons tout ce qu’il y a de solide dans un titre de comte porté par un élégant, par un ravissant jeune homme. Annoncez ici devant quelques jeunes Anglaises millionnaires ou devant des héritières : Monsieur Chardon ou Monsieur le comte de Rubempré ? il se ferait deux mouvements bien différents. Fût-il endetté, le comte trouverait les cœurs ouverts, sa beauté mise en lumière serait comme un diamant dans une riche monture. Monsieur Chardon ne serait pas seulement remarqué. Nous n’avons pas créé ces idées, nous les trouvons régnant partout, même parmi les bourgeois. Vous tournez en ce moment le dos à la fortune. Regardez ce joli jeune homme, le vicomte Félix de Vandenesse, il est un des deux secrétaires particuliers du roi. Le roi aime assez les jeunes gens de talent, et celui-là quand il est arrivé de sa province, n’avait pas un bagage plus lourd que le vôtre, vous avez mille fois plus d’esprit que lui ; mais appartenez-vous à une grande famille ? avez-vous un nom ? Vous connaissez des Lupeaulx, son nom ressemble au vôtre, il se nomme Chardin ; mais il ne vendrait pas pour un million sa métairie des Lupeaulx, il sera quelque jour comte des Lupeaulx, et son petit-fils deviendra peut-être un grand seigneur. Si vous continuez à marcher dans la fausse voie où vous vous êtes engagé, vous êtes perdu. Voyez combien monsieur Émile Blondet est plus sage que vous ? il est dans un journal qui soutient le pouvoir, il est bien vu par toutes les puissances du jour, il peut sans danger se mêler avec les Libéraux, il pense bien ; aussi parviendra-t-il tôt ou tard ; mais il a su choisir et son opinion et ses protections. Cette jolie personne, votre voisine, est une demoiselle de Troisville qui a deux pairs de France et deux députés dans sa famille, elle a fait un riche mariage à cause de son nom ; elle reçoit beaucoup, elle aura de l’influence et remuera le monde politique pour ce petit monsieur Émile Blondet. À quoi vous mène une Coralie ? à vous trouver perdu de dettes et fatigué de plaisirs dans quelques années d’ici. Vous placez mal votre amour, et vous arrangez mal votre vie. Voilà ce que me disait l’autre jour à l’Opéra la femme que vous prenez plaisir à blesser. En déplorant l’abus que vous faites de votre talent et de votre belle jeunesse, elle ne s’occupait pas d’elle, mais de vous.

— Ah ! si vous disiez vrai, madame ! s’écria Lucien.

— Quel intérêt verriez-vous à des mensonges ? fit la marquise en jetant sur Lucien un regard hautain et froid qui le replongea dans le néant.

Lucien interdit ne reprit pas la conversation, la marquise offensée ne lui parla plus. Il fut piqué, mais il reconnut qu’il y avait eu de sa part maladresse et se promit de la réparer. Il se tourna vers madame de Montcornet et lui parla de Blondet en exaltant le mérite de ce jeune écrivain. Il fut bien reçu par la comtesse qui l’invita, sur un signe de madame d’Espard, à sa prochaine soirée, en lui demandant s’il n’y verrait pas avec plaisir madame de Bargeton qui, malgré son deuil, y viendrait : il ne s’agissait pas d’une grande soirée, c’était sa réunion des petits jours, on serait entre amis.

— Madame la marquise, dit Lucien, prétend que tous les torts sont de mon côté, n’est-ce pas à sa cousine à être bonne pour moi ?

— Faites cesser les attaques ridicules dont elle est l’objet, qui d’ailleurs la compromettent fortement avec un homme de qui elle se moque, et vous aurez bientôt signé la paix. Vous vous êtes cru joué par elle, m’a-t-on dit, moi je l’ai vue bien triste de votre abandon. Est-il vrai qu’elle ait quitté sa province avec vous et pour vous ?

Lucien regarda la comtesse en souriant, sans oser répondre.

— Comment pouviez-vous vous défier d’une femme qui vous faisait de tels sacrifices ! Et d’ailleurs belle et spirituelle comme elle l’est, elle devait être aimée quand même. Madame de Bargeton vous aimait moins pour vous que pour vos talents. Croyez-moi, les femmes aiment l’esprit avant d’aimer la beauté, dit-elle en regardant Émile Blondet à la dérobée.

Lucien reconnut dans l’hôtel du ministre les différences qui existent entre le grand monde et le monde exceptionnel où il vivait depuis quelque temps. Ces deux magnificences n’avaient aucune similitude, aucun point de contact. La hauteur et la disposition des pièces dans cet appartement, l’un des plus riches du faubourg Saint-Germain ; les vieilles dorures des salons, l’ampleur des décorations, la richesse sérieuse des accessoires, tout lui était étranger, nouveau ; mais l’habitude si promptement prise des choses de luxe empêcha Lucien de paraître étonné. Sa contenance fut aussi éloignée de l’assurance et de la fatuité que de la complaisance et de la servilité. Le poète eut bonne façon et plut à ceux qui n’avaient aucune raison de lui être hostiles, comme les jeunes gens à qui sa soudaine introduction dans le grand monde, ses succès et sa beauté donnèrent de la jalousie. En sortant de table, il offrit le bras à madame d’Espard qui l’accepta. En voyant Lucien courtisé par la marquise d’Espard, Rastignac vint se recommander de leur compatriotisme, et lui rappeler leur première entrevue chez madame du Val-Noble. Le jeune noble parut vouloir se lier avec le grand homme de sa province en l’invitant à venir déjeuner chez lui quelque matin, et s’offrant à lui faire connaître les jeunes gens à la mode. Lucien accepta cette proposition.

— Le cher Blondet en sera, dit Rastignac.

Le ministre vint se joindre au groupe formé par le marquis de Ronquerolles, le duc de Rhétoré, de Marsay, le général Montriveau, Rastignac et Lucien.

— Très-bien, dit-il à Lucien avec la bonhomie allemande sous laquelle il cachait sa redoutable finesse, vous avez fait la paix avec madame d’Espard, elle est enchantée de vous, et nous savons tous, dit-il en regardant les hommes à la ronde, combien il est difficile de lui plaire.

— Oui, mais elle adore l’esprit, dit Rastignac, et mon illustre compatriote en vend.

— Il ne tardera pas à reconnaître le mauvais commerce qu’il fait, dit vivement Blondet, il nous viendra, ce sera bientôt un des nôtres.

Il y eut autour de Lucien un chorus sur ce thème. Les hommes sérieux lancèrent quelques phrases profondes d’un ton despotique, les jeunes gens plaisantèrent du parti libéral.

— Il a, je suis sûr, dit Blondet, tiré à pile ou face pour la Gauche ou la Droite ; mais il va maintenant choisir.

Lucien se mit à rire en se souvenant de sa scène au Luxembourg avec Lousteau.

— Il a pris pour cornac, dit Blondet en continuant, un Étienne Lousteau, un bretteur de petit journal qui voit une pièce de cent sous dans une colonne, dont la politique consiste à croire au retour de Napoléon, et, ce qui me semble encore plus niais, à la reconnaissance, au patriotisme de messieurs du Côté Gauche. Comme Rubempré, les penchants de Lucien doivent être aristocrates ; comme journaliste, il doit être pour le pouvoir, ou il ne sera jamais ni Rubempré ni secrétaire général.

Lucien, à qui le diplomate proposa une carte pour jouer le whist, excita la plus grande surprise quand il avoua ne pas savoir le jeu.

— Mon ami, lui dit à l’oreille Rastignac, arrivez de bonne heure chez moi le jour où vous y viendrez faire un méchant déjeuner, je vous apprendrai le whist, vous déshonorez notre royale ville d’Angoulême, et je répéterai un mot de monsieur de Talleyrand en vous disant que, si vous ne savez pas ce jeu-là, vous vous préparez une vieillesse très-malheureuse.

On annonça des Lupeaulx, un maître des requêtes en faveur et qui rendait des services secrets au Ministère, homme fin et ambitieux qui se coulait partout. Il salua Lucien avec lequel il s’était déjà rencontré chez madame du Val-Noble, et il y eut dans son salut un semblant d’amitié qui devait tromper Lucien. En trouvant là le jeune journaliste, cet homme qui se faisait en politique ami de tout le monde, afin de n’être pris au dépourvu par personne, comprit que Lucien allait obtenir dans le monde autant de succès que dans la littérature. Il vit un ambitieux en ce poète, et il l’enveloppa de protestations, de témoignages d’amitié, d’intérêt, de manière à vieillir leur connaissance et tromper Lucien sur la valeur de ses promesses et de ses paroles. Des Lupeaulx avait pour principe de bien connaître ceux dont il voulait se défaire, quand il trouvait en eux des rivaux. Ainsi Lucien fut bien accueilli par le monde. Il comprit tout ce qu’il devait au duc de Rhétoré, au ministre, à madame d’Espard, à madame de Montcornet. Il alla causer avec chacune de ces femmes pendant quelques moments avant de partir, et déploya pour elles toute la grâce de son esprit.

— Quelle fatuité ! dit des Lupeaulx à la marquise quand Lucien la quitta.

— Il se gâtera avant d’être mûr, dit à la marquise de Marsay en souriant. Vous devez avoir des raisons cachées pour lui tourner ainsi la tête.

Lucien trouva Coralie au fond de sa voiture dans la cour, elle était venue l’attendre ; il fut touché de cette attention, et lui raconta sa soirée. À son grand étonnement, l’actrice approuva les nouvelles idées qui trottaient déjà dans la tête de Lucien, et l’engagea fortement à s’enrôler sous la bannière ministérielle.

— Tu n’as que des coups à gagner avec les Libéraux, ils conspirent, ils ont tué le duc de Berry. Renverseront-ils le gouvernement ? Jamais ! Par eux, tu n’arriveras à rien ; tandis que, de l’autre côté, tu deviendras comte de Rubempré. Tu peux rendre des services, être nommé pair de France, épouser une femme riche. Sois ultra. D’ailleurs, c’est bon genre, ajouta-t-elle en lançant le mot qui pour elle était la raison suprême. La Val-Noble, chez qui je suis allée dîner, m’a dit que Théodore Gaillard fondait décidément son petit journal royaliste appelé le Réveil, afin de riposter aux plaisanteries du vôtre et du Miroir. À l’entendre, monsieur de Villèle et son parti seront au Ministère avant un an. Tâche de profiter de ce changement en te mettant avec eux pendant qu’ils ne sont rien encore ; mais ne dis rien à Étienne ni à tes amis qui seraient capables de te jouer quelque mauvais tour.

Huit jours après, Lucien se présenta chez madame de Montcornet, où il éprouva la plus violente agitation en revoyant la femme qu’il avait tant aimée, et à laquelle sa plaisanterie avait percé le cœur. Louise aussi s’était métamorphosée ! Elle était redevenue ce qu’elle eût été sans son séjour en province, grande dame. Il y avait dans son deuil une grâce et une recherche qui annonçaient une veuve heureuse. Lucien crut être pour quelque chose dans cette coquetterie, et il ne se trompait pas ; mais il avait, comme un ogre, goûté la chair fraîche, il resta pendant toute cette soirée indécis entre la belle, l’amoureuse, la voluptueuse Coralie, et la sèche, la hautaine, la cruelle Louise. Il ne sut pas prendre un parti, sacrifier l’actrice à la grande dame. Ce sacrifice, madame de Bargeton, qui ressentait alors de l’amour pour Lucien en le voyant si spirituel et si beau, l’attendit pendant toute la soirée ; elle en fut pour ses frais, pour ses paroles insidieuses, pour ses mines coquettes, et sortit du salon avec un irrévocable désir de vengeance.

— Eh ! bien, cher Lucien, dit-elle avec une bonté pleine de grâce parisienne et de noblesse, vous devriez être mon orgueil, et vous m’avez prise pour votre première victime. Je vous ai pardonné, mon enfant, en songeant qu’il y avait un reste d’amour dans une pareille vengeance.

Madame de Bargeton reprenait sa position par cette phrase accompagnée d’un air royal. Lucien, qui croyait avoir mille fois raison, se trouvait avoir tort. Il ne fut question ni de la terrible lettre d’adieu par laquelle il avait rompu, ni des motifs de la rupture. Les femmes du grand monde ont un talent merveilleux pour amoindrir leurs torts en en plaisantant. Elles peuvent et savent tout effacer par un sourire, par une question qui joue la surprise. Elles ne se souviennent de rien, elles expliquent tout, elles s’étonnent, elles interrogent, elles commentent, elles amplifient, elles querellent, et finissent par enlever leurs torts comme on enlève une tache par un petit savonnage : vous les saviez noires, elles deviennent en un moment blanches et innocentes. Quant à vous, vous êtes bienheureux de ne pas vous trouver coupable de quelque crime irrémissible. En un moment, Lucien et Louise avaient repris leurs illusions sur eux-mêmes, parlaient le langage de l’amitié ; mais Lucien, ivre de vanité satisfaite, ivre de Coralie, qui, disons-le, lui rendait la vie facile, ne sut pas répondre nettement à ce mot que Louise accompagna d’un soupir d’hésitation : Êtes-vous heureux ? Un non mélancolique eût fait sa fortune. Il crut être spirituel en expliquant Coralie ; il se dit aimé pour lui-même, enfin toutes les bêtises de l’homme épris. Madame de Bargeton se mordit les lèvres. Tout fut dit. Madame d’Espard vint auprès de sa cousine avec madame de Montcornet. Lucien se vit, pour ainsi dire, le héros de la soirée : il fut caressé, câliné, fêté par ces trois femmes qui l’entortillèrent avec un art infini. Son succès dans ce beau et brillant monde ne fut donc pas moindre qu’au sein du journalisme. La belle mademoiselle des Touches, si célèbre sous le nom de Camille Maupin, et à qui mesdames d’Espard et de Bargeton présentèrent Lucien, l’invita pour l’un de ses mercredis à dîner, et parut émue de cette beauté si justement fameuse. Lucien essaya de prouver qu’il était encore plus spirituel que beau. Mademoiselle des Touches exprima son admiration avec cette naïveté d’enjouement et cette jolie fureur d’amitié superficielle à laquelle se prennent tous ceux qui ne connaissent pas à fond la vie parisienne, où l’habitude et la continuité des jouissances rendent si avide de la nouveauté.

— Si je lui plaisais autant qu’elle me plaît, dit Lucien à Rastignac et à de Marsay, nous abrégerions le roman…

— Vous savez l’un et l’autre trop bien les écrire pour vouloir en faire, répondit Rastignac. Entre auteurs, peut-on jamais s’aimer ? Il arrive toujours un certain moment où l’on se dit de petits mots piquants.

— Vous ne feriez pas un mauvais rêve, lui dit en riant de Marsay. Cette charmante fille a trente ans, il est vrai ; mais elle a près de quatre-vingt mille livres de rente. Elle est adorablement capricieuse, et le caractère de sa beauté doit se soutenir fort long-temps. Coralie est une petite sotte, mon cher, bonne pour vous poser ; car il ne faut pas qu’un joli garçon reste sans maîtresse ; mais si vous ne faites pas quelque belle conquête dans le monde, l’actrice vous nuirait à la longue. Allons, mon cher, supplantez Conti qui va chanter avec Camille Maupin. De tout temps la poésie a eu le pas sur la musique.

Quand Lucien entendit mademoiselle des Touches et Conti, ses espérances s’envolèrent.

— Conti chante trop bien, dit-il à des Lupeaulx.

Lucien revint à madame de Bargeton, qui l’emmena dans le salon où était la marquise d’Espard.

— Eh ! bien, ne voulez-vous pas vous intéresser à lui ? dit madame de Bargeton à sa cousine.

— Mais monsieur Chardon, dit la marquise d’un air à la fois impertinent et doux, doit se mettre en position d’être patroné sans inconvénient. Pour obtenir l’ordonnance qui lui permettra de quitter le misérable nom de son père pour celui de sa mère, ne doit-il pas être au moins des nôtres ?

— Avant deux mois j’aurai tout arrangé, dit Lucien.

— Eh ! bien, dit la marquise, je verrai mon père et mon oncle qui sont de service auprès du roi, ils en parleront au chancelier.

Le diplomate et ces deux femmes avaient bien deviné l’endroit sensible chez Lucien. Ce poète, ravi des splendeurs aristocratiques, ressentait des mortifications indicibles à s’entendre appeler Chardon, quand il voyait n’entrer dans les salons que des hommes portant des noms sonores enchâssés dans des titres. Cette douleur se répéta partout où il se produisit pendant quelques jours. Il éprouvait d’ailleurs une sensation tout aussi désagréable en redescendant aux affaires de son métier, après être allé la veille dans le grand monde, où il se montrait convenablement avec l’équipage et les gens de Coralie. Il apprit à monter à cheval pour pouvoir galoper à la portière des voitures de madame d’Espard, de mademoiselle des Touches et de la comtesse de Montcornet, privilége qu’il avait tant envié à son arrivée à Paris. Finot fut enchanté de procurer à son rédacteur essentiel une entrée de faveur à l’Opéra. Lucien appartint dès lors au monde spécial des élégants de cette époque. Il rendit à Rastignac et à ses amis du monde un splendide déjeuner ; mais il commit la faute de le donner chez Coralie. Lucien était trop jeune, trop poète et trop confiant pour connaître certaines nuances. Une actrice, excellente fille, mais sans éducation, pouvait-elle lui apprendre la vie ? Le provincial prouva de la manière la plus évidente à ces jeunes gens, pleins de mauvaises dispositions pour lui, cette collusion d’intérêts entre l’actrice et lui que tout jeune homme jalouse secrètement et que chacun flétrit. Celui qui le soir même en plaisanta le plus cruellement fut Rastignac, quoiqu’il se soutînt dans le monde par des moyens pareils, mais en gardant si bien les apparences, qu’il pouvait traiter la médisance de calomnie. Lucien avait promptement appris le whist. Le jeu devint une passion chez lui. Coralie, pour éviter toute rivalité, loin de désapprouver Lucien, favorisait ses dissipations avec l’aveuglement particulier aux sentiments entiers, qui ne voient jamais que le présent, et qui sacrifient tout, même l’avenir, à la jouissance du moment. Le caractère de l’amour véritable offre de constantes similitudes avec l’enfance : il en a l’irréflexion, l’imprudence, la dissipation, le rire et les pleurs.

À cette époque florissait une société de jeunes gens riches et désœuvrés appelés viveurs, et qui vivaient en effet avec une incroyable insouciance, intrépides mangeurs, buveurs plus intrépides encore. Tous bourreaux d’argent et mêlant les plus rudes plaisanteries à cette existence, non pas folle, mais enragée, ils ne reculaient devant aucune impossibilité, se faisaient gloire de leurs méfaits, contenus néanmoins dans de certaines bornes. L’esprit le plus original couvrait leurs escapades, il était impossible de ne pas les leur pardonner. Aucun fait n’accuse si hautement l’ilotisme auquel la Restauration avait condamné la jeunesse. Les jeunes gens, qui ne savaient à quoi employer leurs forces, ne les jetaient pas seulement dans le journalisme, dans les conspirations, dans la littérature et dans l’art, ils les dissipaient dans les plus étranges excès, tant il y avait de sève et de luxuriantes puissances dans la jeune France. Travailleuse, cette belle jeunesse voulait le pouvoir et le plaisir ; artiste, elle voulait des trésors ; oisive, elle voulait animer ses passions ; de toute manière elle voulait une place, et la politique ne lui en faisait nulle part. Les viveurs étaient des gens presque tous doués de facultés éminentes ; quelques-uns les ont perdues dans cette vie énervante, quelques autres y ont résisté. Le plus célèbre de ces viveurs, le plus spirituel, Rastignac a fini par entrer, conduit par de Marsay, dans une carrière sérieuse où il s’est distingué. Les plaisanteries auxquelles ces jeunes gens se sont livrés sont devenues si fameuses qu’elles ont fourni le sujet de plusieurs vaudevilles. Lucien lancé par Blondet dans cette société de dissipateurs, y brilla près de Bixiou, l’un des esprits les plus méchants et le plus infatigable railleur de ce temps. Pendant tout l’hiver, la vie de Lucien fut donc une longue ivresse coupée par les faciles travaux du journalisme ; il continua la série de ses petits articles, et fit des efforts énormes pour produire de temps en temps quelques belles pages de critique fortement pensée. Mais l’étude était une exception, le poète ne s’y adonnait que contraint par la nécessité : les déjeuners, les dîners, les parties de plaisir, les soirées du monde, le jeu prenaient tout son temps, et Coralie dévorait le reste. Lucien se défendait de songer au lendemain. Il voyait d’ailleurs ses prétendus amis se conduisant tous comme lui, défrayés par des prospectus de librairie chèrement payés, par des primes données à certains articles nécessaires aux spéculations hasardées, mangeant à même et peu soucieux de l’avenir. Une fois admis dans le journalisme et dans la littérature sur un pied d’égalité, Lucien aperçut des difficultés énormes à vaincre au cas où il voudrait s’élever : chacun consentait à l’avoir pour égal, nul ne le voulait pour supérieur. Insensiblement il renonça donc à la gloire littéraire en croyant la fortune politique plus facile à obtenir.

— L’intrigue soulève moins de passions contraires que le talent, ses menées sourdes n’éveillent l’attention de personne, lui dit un jour Châtelet avec qui Lucien s’était raccommodé. L’intrigue est d’ailleurs supérieure au talent. De rien, elle fait quelque chose ; tandis que la plupart du temps les immenses ressources du talent ne servent à rien.

À travers cette vie abondante, pleine de luxe, où toujours le Lendemain marchait sur les talons de la Veille au milieu d’une orgie et ne trouvait point le travail promis, Lucien poursuivit donc sa pensée principale : il était assidu dans le monde, il courtisait madame de Bargeton, la marquise d’Espard, la comtesse de Montcornet, et ne manquait jamais une seule des soirées de mademoiselle des Touches. Il arrivait dans le monde avant une partie de plaisir, après quelque dîner donné par les auteurs ou par les libraires ; il quittait les salons pour un souper, fruit de quelque pari. Les frais de la conversation parisienne et le jeu absorbaient le peu d’idées et de forces que lui laissaient ses excès. Lucien n’eut plus alors cette lucidité d’esprit, cette froideur de tête nécessaires pour observer autour de lui, pour déployer le tact exquis que les parvenus doivent employer à tout instant ; il lui fut impossible de reconnaître les moments où madame de Bargeton revenait à lui, s’éloignait blessée, lui faisait grâce ou le condamnait de nouveau. Châtelet aperçut les chances qui restaient à son rival, et devint l’ami de Lucien pour le maintenir dans la dissipation où se perdaient ses forces. Rastignac, jaloux de son compatriote et qui trouvait d’ailleurs dans le baron un allié plus sûr et plus utile que Lucien, en épousa la cause. Aussi, quelques jours après l’entrevue du Pétrarque et de la Laure d’Angoulême, Rastignac avait-il réconcilié le poète et le vieux beau de l’Empire au milieu d’un magnifique souper au Rocher de Cancale. Lucien qui rentrait toujours le matin et se levait au milieu de la journée, ne savait pas résister à un amour à domicile et toujours prêt. Ainsi le ressort de sa volonté, sans cesse assoupli par une paresse qui le rendait indifférent aux belles résolutions prises dans les moments où il entrevoyait sa position sous son vrai jour, devint nul, et ne répondit bientôt plus aux plus fortes pressions de la misère. Après avoir été très-heureuse de voir Lucien s’amusant, après l’avoir encouragé en voyant dans cette dissipation des gages pour la durée de son attachement et des liens dans les nécessités qu’elle créait, la douce et tendre Coralie eut le courage de recommander à son amant de ne pas oublier le travail, et fut plusieurs fois obligée de lui rappeler qu’il avait gagné peu de chose dans son mois. L’amant et la maîtresse s’endettèrent avec une effrayante rapidité. Les quinze cents francs restant sur le prix des Marguerites, les premiers cinq cents francs gagnés par Lucien avaient été promptement dévorés. En trois mois, ses articles ne produisirent pas au poète plus de mille francs, et il crut avoir énormément travaillé. Mais Lucien avait adopté déjà la jurisprudence plaisante des viveurs sur les dettes. Les dettes sont jolies chez les jeunes gens de vingt-cinq ans ; plus tard, personne ne les pardonne. Il est à remarquer que certaines âmes, vraiment poétiques, mais où la volonté faiblit, occupées à sentir pour rendre leurs sensations par des images, manquent essentiellement du sens moral qui doit accompagner toute observation. Les poètes aiment plutôt à recevoir en eux des impressions que d’entrer chez les autres y étudier le mécanisme des sentiments. Ainsi Lucien ne demanda pas compte aux viveurs de ceux d’entre eux qui disparaissaient, il ne vit pas l’avenir de ces prétendus amis qui les uns avaient des héritages, les autres des espérances certaines, ceux-ci des talents reconnus, ceux-là la foi la plus intrépide en leur destinée et le dessein prémédité de tourner les lois. Lucien crut à son avenir en se fiant à ces axiomes profonds de Blondet :

« Tout finit par s’arranger. — Rien ne se dérange chez les gens qui n’ont rien. — Nous ne pouvons perdre que la fortune que nous cherchons ! — En allant avec le courant, on finit par arriver quelque part. — Un homme d’esprit qui a pied dans le monde fait fortune quand il le veut ! »

Cet hiver, rempli par tant de plaisirs, fut nécessaire à Théodore Gaillard et à Hector Merlin pour trouver les capitaux qu’exigeait la fondation du Réveil, dont le premier numéro ne parut qu’en mars 1822. Cette affaire se traitait chez madame du Val-Noble. Cette élégante et spirituelle courtisane qui disait, en montrant ses magnifiques appartements : — Voilà les comptes des mille et une nuits ! exerçait une certaine influence sur les banquiers, les grands seigneurs et les écrivains du parti royaliste tous habitués à se réunir dans son salon pour traiter des affaires qui ne pouvaient être traitées que là. Hector Merlin, à qui la rédaction en chef du Réveil était promise, devait avoir pour bras droit Lucien, devenu son ami intime, et à qui le feuilleton d’un des journaux ministériels fut également promis. Ce changement de front dans la position de Lucien se préparait sourdement à travers les plaisirs de sa vie. Il se croyait un grand politique en dissimulant ce coup de théâtre, et comptait beaucoup sur les largesses ministérielles pour arranger ses comptes, pour dissiper les ennuis secrets de Coralie. L’actrice, toujours souriant, lui cachait sa détresse ; mais Bérénice, plus hardie, instruisait Lucien. Lucien, comme tous les poètes, s’apitoyait un moment sur les désastres, il promettait de travailler, il oubliait sa promesse et noyait ce souci passager dans ses débauches. Le jour où Coralie apercevait des nuages sur le front de Lucien, elle grondait Bérénice et disait à son poète que tout se pacifiait. Madame d’Espard et madame de Bargeton attendaient la conversion de Lucien pour faire demander au ministre par Châtelet l’ordonnance tant désirée par le poète. Lucien avait promis de dédier ses Marguerites à la marquise d’Espard, qui paraissait très-flattée d’une distinction que les auteurs ont rendue rare depuis qu’ils sont devenus un pouvoir. Quand Lucien allait le soir chez Dauriat et demandait où en était son livre, le libraire lui opposait d’excellentes raisons pour retarder la mise sous presse. Dauriat avait telle ou telle opération en train qui lui prenait tout son temps, Ladvocat allait publier un nouveau volume de monsieur Hugo contre lequel il ne fallait pas se heurter, les secondes Méditations de monsieur de Lamartine étaient sous presse, et deux importants recueils de poésie ne devaient pas se rencontrer, Lucien devait d’ailleurs se fier à l’habileté de son libraire. Cependant les besoins de Lucien devenaient pressants, et il eut recours à Finot qui lui fit quelques avances sur des articles. Quand le soir, à souper, Lucien un peu triste, expliquait sa situation à ses amis les viveurs, ils noyaient ses scrupules dans des flots de vin de Champagne glacé de plaisanteries. Les dettes ! il n’y a pas d’homme fort sans dettes ! Les dettes représentent des besoins satisfaits, des vices exigeants. Un homme ne parvient que pressé par la main de fer de la nécessité.

— Aux grands hommes, le Mont-de-piété reconnaissant ! lui criait Blondet.

— Tout vouloir, c’est devoir tout, criait Bixiou.

— Non, tout devoir, c’est avoir eu tout ! répondait des Lupeaulx.

Les viveurs savaient prouver à cet enfant que ses dettes seraient l’aiguillon d’or avec lequel il piquerait les chevaux attelés au char de sa fortune. Puis, toujours César avec ses quarante millions de dettes, et Frédéric II recevant de son père un ducat par mois, et toujours les fameux, les corrupteurs exemples des grands hommes montrés dans leurs vices et non dans la toute-puissance de leur courage et de leurs conceptions ! Enfin la voiture, les chevaux et le mobilier de Coralie furent saisis par plusieurs créanciers pour des sommes dont le total montait à quatre mille francs. Quand Lucien recourut à Lousteau pour lui redemander le billet de mille francs qu’il lui avait prêté, Lousteau lui montra des papiers timbrés qui établissaient chez Florine une position analogue à celle de Coralie ; mais Lousteau reconnaissant lui proposa de faire des démarches nécessaires pour placer l’Archer de Charles IX.

— Comment Florine en est-elle arrivée là ? demanda Lucien.

— Le Matifat s’est effrayé, répondit Lousteau, nous l’avons perdu ; mais si Florine le veut, il payera cher sa trahison ! Je te conterai l’affaire !

Trois jours après la démarche inutile faite par Lucien chez Lousteau, les deux amants déjeunaient tristement au coin du feu dans la belle chambre à coucher ; Bérénice leur avait cuisiné des œufs sur le plat dans la cheminée, car la cuisinière, le cocher, les gens étaient partis. Il était impossible de disposer du mobilier saisi. Il n’y avait plus dans le ménage aucun objet d’or ou d’argent, ni aucune valeur intrinsèque, mais tout était d’ailleurs représenté par des reconnaissances du Mont-de-Piété formant un petit volume in-octavo très-instructif. Bérénice avait conservé deux couverts. Le petit journal rendait des services inappréciables à Lucien et à Coralie en maintenant le tailleur, la marchande de modes et la couturière, qui tous tremblaient de mécontenter un journaliste capable de tympaniser leurs établissements. Lousteau vint pendant le déjeuner en criant : — Hourrah ! Vive l’Archer de Charles IX ! J’ai lavé pour cent francs de livres, mes enfants, dit-il, partageons !

Il remit cinquante francs à Coralie, et envoya Bérénice chercher un déjeuner substantiel.

— Hier, Hector Merlin et moi nous avons dîné avec des libraires, et nous avons préparé la vente de ton roman par de savantes insinuations. Tu es en marché avec Dauriat ; mais Dauriat lésine, il ne veut pas donner plus de quatre mille francs pour deux mille exemplaires, et tu veux six mille francs. Nous t’avons fait deux fois plus grand que Walter Scott. Oh ! tu as dans le ventre des romans incomparables ! tu n’offres pas un livre, mais une affaire, tu n’es pas l’auteur d’un roman plus ou moins ingénieux, tu seras une collection ! Ce mot collection a porté coup. Ainsi n’oublie pas ton rôle, tu as en portefeuille : la Grande mademoiselle, ou la France sous Louis XIV. — Cotillon Ier, ou les Premiers jours de Louis XV. — la Reine et le Cardinal, ou Tableau de Paris sous la Fronde. — Le Fils de Concini, ou Une intrigue de Richelieu !… Ces romans seront annoncés sur la couverture. Nous appelons cette manœuvre berner les succès. On fait sauter ses livres sur la couverture jusqu’à ce qu’ils deviennent célèbres, et l’on est alors bien plus grand par les œuvres qu’on ne fait pas que par celles qu’on a faites. Le Sous presse est l’hypothèque littéraire ! Allons, rions un peu ? Voici du vin de Champagne. Tu comprends, Lucien, que nos hommes ont ouvert des yeux grands comme tes soucoupes… Tu as donc encore des soucoupes ?

— Elles sont saisies, dit Coralie.

— Je comprends, et je reprends, reprit Lousteau. Les libraires croiront à tous tes manuscrits, s’ils en voient un seul. En librairie, on demande à voir le manuscrit, on a la prétention de le lire. Laissons aux libraires leur fatuité : jamais ils ne lisent de livres, autrement ils n’en publieraient pas tant ! Hector et moi, nous avons laissé pressentir qu’à cinq mille francs tu concéderais trois mille exemplaires en deux éditions. Donne-moi le manuscrit de l’Archer, après-demain nous déjeunons chez les libraires et nous les enfonçons !

— Qui est-ce ? dit Lucien.

— Deux associés, deux bons garçons, assez ronds en affaires, nommés Fendant et Cavalier. L’un est un ancien premier commis de la maison Vidal et Porchon, l’autre est le plus habile voyageur du quai des Augustins, tous deux établis depuis un an. Après avoir perdu quelques légers capitaux à publier des romans traduits de l’anglais, mes gaillards veulent maintenant exploiter les romans indigènes. Le bruit court que ces deux marchands de papier noirci risquent uniquement les capitaux des autres, mais il t’est, je pense, assez indifférent de savoir à qui appartient l’argent qu’on te donnera.

Le surlendemain, les deux journalistes étaient invités à déjeuner rue Serpente, dans l’ancien quartier de Lucien, où Lousteau conservait toujours sa chambre rue de la Harpe ; et Lucien, qui vint y prendre son ami, la vit dans le même état où elle était le soir de son introduction dans le monde littéraire, mais il ne s’en étonna plus : son éducation l’avait initié aux vicissitudes de la vie des journalistes, il en concevait tout. Le grand homme de province avait reçu, joué, perdu le prix de plus d’un article en perdant aussi l’envie de le faire ; il avait écrit plus d’une colonne d’après les procédés ingénieux que lui avait décrits Lousteau quand ils avaient descendu de la rue de la Harpe au Palais-Royal. Tombé sous la dépendance de Barbet et de Braulard, il trafiquait des livres et des billets de théâtres ; enfin il ne reculait devant aucun éloge, ni devant aucune attaque ; il éprouvait même en ce moment une espèce de joie à tirer de Lousteau tout le parti possible avant de tourner le dos aux Libéraux, qu’il se proposait d’attaquer d’autant mieux qu’il les avait plus étudiés. De son côté, Lousteau recevait, au préjudice de Lucien, une somme de cinq cents francs en argent de Fendant et Cavalier, sous le nom de commission, pour avoir procuré ce futur Walter Scott aux deux libraires en quête d’un Scott français.

La maison Fendant et Cavalier était une de ces maisons de librairie établies sans aucune espèce de capital, comme il s’en établissait beaucoup alors, et comme il s’en établira toujours, tant que la papeterie et l’imprimerie continueront à faire crédit à la librairie, pendant le temps de jouer sept à huit de ces coups de cartes appelés publications. Alors comme aujourd’hui, les ouvrages s’achetaient aux auteurs en billets souscrits à des échéances de six, neuf et douze mois, payement fondé sur la nature de la vente qui se solde entre libraires par des valeurs encore plus longues. Ces libraires payaient en même monnaie les papetiers et les imprimeurs, qui avaient ainsi pendant un an entre les mains, gratis, toute une librairie composée d’une douzaine ou d’une vingtaine d’ouvrages. En supposant deux ou trois succès, le produit des bonnes affaires soldait les mauvaises, et ils se soutenaient en entant livre sur livre. Si les opérations étaient toutes douteuses, ou si, pour leur malheur, ils rencontraient de bons livres qui ne pouvaient se vendre qu’après avoir été goûtés, appréciés par le vrai public ; si les escomptes de leurs valeurs étaient onéreux, s’ils subissaient eux-mêmes des faillites, ils déposaient tranquillement leur bilan, sans nul souci, préparés par avance à ce résultat. Ainsi toutes les chances étaient en leur faveur, ils jouaient sur le grand tapis vert de la spéculation les fonds d’autrui, non les leurs. Fendant et Cavalier se trouvaient dans cette situation, Cavalier avait apporté son savoir-faire, Fendant y avait joint son industrie. Le fonds social méritait éminemment ce titre, car il consistait en quelques milliers de francs, épargnes péniblement amassées par leurs maîtresses, sur lesquels ils s’étaient attribué l’un et l’autre des appointements assez considérables, très-scrupuleusement dépensés en dîners offerts aux journalistes et aux auteurs, au spectacle où se faisaient, disaient-ils, les affaires. Ces demi-fripons passaient tous deux pour habiles ; mais Fendant était plus rusé que Cavalier. Digne de son nom, Cavalier voyageait, Fendant dirigeait les affaires à Paris. Cette association fut ce qu’elle sera toujours entre deux libraires, un duel.

Les associés occupaient le rez-de-chaussée d’un de ces vieux hôtels de la rue Serpente, où le cabinet de la maison se trouvait au bout de vastes salons convertis en magasins. Ils avaient déjà publié beaucoup de romans, tels que la Tour du Nord, le Marchand de Bénarès, la Fontaine du Sépulcre, Tekeli, les romans de Galt, auteur anglais qui n’a pas réussi en France. Le succès de Walter Scott éveillait tant l’attention de la librairie sur les produits de l’Angleterre, que les libraires étaient tous préoccupés, en vrais Normands, de la conquête de l’Angleterre ; ils y cherchaient du Walter Scott, comme plus tard on devait chercher des asphaltes dans les terrains caillouteux, du bitume dans les marais, et réaliser des bénéfices sur les chemins de fer en projet. Une des plus grandes niaiseries du commerce parisien est de vouloir trouver le succès dans les analogues, quand il est dans les contraires. À Paris surtout, le succès tue le succès. Aussi sous le titre de Les Strelitz, ou la Russie il y a cent ans, Fendant et Cavalier inséraient-ils bravement en grosses lettres, dans le genre de Walter Scott. Fendant et Cavalier avaient soif d’un succès : un bon livre pouvait leur servir à écouler leurs ballots de pile, et ils avaient été affriolés par la perspective d’avoir des articles dans les journaux, la grande condition de la vente d’alors, car il est extrêmement rare qu’un livre soit acheté pour sa propre valeur, il est presque toujours publié par des raisons étrangères à son mérite. Fendant et Cavalier voyaient en Lucien le journaliste, et dans son livre une fabrication dont la première vente leur faciliterait une fin de mois. Les journalistes trouvèrent les associés dans leur cabinet, le traité tout prêt, les billets signés. Cette promptitude émerveilla Lucien. Fendant était un petit homme maigre, porteur d’une sinistre physionomie : l’air d’un Kalmouk, petit front bas, nez rentré, bouche serrée, deux petits yeux noirs éveillés, les contours du visage tourmentés, un teint aigre, une voix qui ressemblait au son que rend une cloche fêlée, enfin tous les dehors d’un fripon consommé ; mais il compensait ces désavantages par le mielleux de ses discours, il arrivait à ses fins par la conversation. Cavalier, garçon tout rond et que l’on aurait pris pour un conducteur de diligence plutôt que pour un libraire, avait des cheveux d’un blond hasardé, le visage allumé, l’encolure épaisse et le verbe éternel du commis-voyageur.

— Nous n’aurons pas de discussions, dit Fendant en s’adressant à Lucien et à Lousteau. J’ai lu l’ouvrage, il est très-littéraire et nous convient si bien que j’ai déjà remis le manuscrit à l’imprimerie. Le traité est rédigé d’après les bases convenues ; d’ailleurs, nous ne sortons jamais des conditions que nous y avons stipulées. Nos effets sont à six, neuf et douze mois, vous les escompterez facilement, et nous vous rembourserons l’escompte. Nous nous sommes réservé le droit de donner un autre titre à l’ouvrage, nous n’aimons pas l’Archer de Charles IX, il ne pique pas assez la curiosité des lecteurs, il y a plusieurs rois du nom de Charles, et dans le Moyen-Âge il se trouvait tant d’Archers ! Ah ! si vous disiez le Soldat de Napoléon ! mais l’Archer de Charles IX ?… Cavalier serait obligé de faire un cours d’histoire de France pour placer chaque exemplaire en province.

— Si vous connaissiez les gens à qui nous avons affaire, s’écria Cavalier.

La Saint-Barthélemy vaudrait mieux, reprit Fendant.

Catherine de Médicis, ou la France sous Charles IX, dit Cavalier, ressemblerait plus à un titre de Walter Scott.

— Enfin nous le déterminerons quand l’ouvrage sera imprimé, reprit Fendant.

— Comme vous voudrez, dit Lucien, pourvu que le titre me convienne.

Le traité lu, signé, les doubles échangés, Lucien mit les billets dans sa poche avec une satisfaction sans égale. Puis tous quatre, ils montèrent chez Fendant où ils firent le plus vulgaire des déjeuners : des huîtres, des beefteaks, des rognons au vin de Champagne et du fromage de Brie ; mais ces mets furent accompagnés par des vins exquis, dus à Cavalier qui connaissait un voyageur du commerce des vins. Au moment de se mettre à table apparut l’imprimeur à qui était confiée l’impression du roman, et qui vint surprendre Lucien en lui apportant les deux premières feuilles de son livre en épreuves.

— Nous voulons marcher rapidement, dit Fendant à Lucien, nous comptons sur votre livre, et nous avons diantrement besoin d’un succès.

Le déjeuner, commencé vers midi, ne fut fini qu’à cinq heures.

— Où trouver de l’argent ? dit Lucien à Lousteau.

— Allons voir Barbet, répondit Étienne.

Les deux amis descendirent, un peu échauffés et avinés, vers le quai des Augustins.

— Coralie est surprise au dernier point de la perte que Florine a faite, Florine ne la lui a dite qu’hier en t’attribuant ce malheur, elle paraissait aigrie au point de te quitter, dit Lucien à Lousteau.

— C’est vrai, dit Lousteau qui ne conserva pas sa prudence et s’ouvrit à Lucien. Mon ami, car tu es mon ami, toi, Lucien, tu m’as prêté mille francs et tu ne me les as encore demandés qu’une fois. Défie-toi du jeu. Si je ne jouais pas, je serais heureux. Je dois à Dieu et au diable. J’ai dans ce moment-ci les Gardes du Commerce à mes trousses. Enfin je suis forcé, quand je vais au Palais-Royal, de doubler des caps dangereux.

Dans la langue des viveurs, doubler un cap dans Paris, c’est faire un détour, soit pour ne pas passer devant un créancier, soit pour éviter l’endroit où il peut être rencontre. Lucien qui n’allait pas indifféremment par toutes les rues, connaissait la manœuvre sans en connaître le nom.

— Tu dois donc beaucoup ?

— Une misère ! reprit Lousteau. Mille écus me sauveraient. J’ai voulu me ranger, ne plus jouer, et, pour me liquider, j’ai fait un peu de chantage.

— Qu’est-ce que le Chantage ? dit Lucien à qui ce mot était inconnu.

— Le Chantage est une invention de la presse anglaise, importée récemment en France. Les Chanteurs sont des gens placés de manière à disposer des journaux. Jamais un directeur de journal, ni un rédacteur en chef, n’est censé tremper dans le chantage. On a des Giroudeau, des Philippe Bridau. Ces bravi viennent trouver un homme qui, pour certaines raisons, ne veut pas qu’on s’occupe de lui. Beaucoup de gens ont sur la conscience des peccadilles plus ou moins originales. Il y a beaucoup de fortunes suspectes à Paris, obtenues par des voies plus ou moins légales, souvent par des manœœuvres criminelles, et qui fourniraient de délicieuses anecdotes, comme la gendarmerie de Fouché cernant les espions du préfet de police qui, n’étant pas dans le secret de la fabrication des faux billets de la banque anglaise, allaient saisir les imprimeurs clandestins protégés par le ministre ; puis l’histoire des diamants du prince Galathione, l’affaire Maubreuil, la succession Pombreton, etc. Le Chanteur s’est procuré quelque pièce, un document important, il demande un rendez-vous à l’homme enrichi. Si l’homme compromis ne donne pas une somme quelconque, le Chanteur lui montre la presse prête à l’entamer, à dévoiler ses secrets. L’homme riche a peur, il finance. Le tour est fait. Vous vous livrez à quelque opération périlleuse, elle peut succomber à une suite d’articles : on vous détache un Chanteur qui vous propose le rachat des articles. Il y a des ministres à qui l’on envoie des Chanteurs, et qui stipulent avec eux que le journal attaquera leurs actes politiques et non leur personne, ou qui livrent leur personne et demandent grâce pour leur maîtresse. Des Lupeaulx, ce joli maître des requêtes que tu connais, est perpétuellement occupé de ces sortes de négociations avec les journalistes. Le drôle s’est fait une position merveilleuse au centre du pouvoir par ses relations : il est à la fois le mandataire de la presse et l’ambassadeur des ministres, il maquignonne les amours-propres, il étend même ce commerce aux affaires politiques, il obtient des journaux leur silence sur tel emprunt, sur telle concession accordés sans concurrence ni publicité dans laquelle on donne une part aux loups-cerviers de la banque libérale. Tu as fait un peu de chantage avec Dauriat, il t’a donné mille écus pour t’empêcher de décrier Nathan. Dans le dix-huitième siècle où le journalisme était au maillot, le chantage se faisait au moyen de pamphlets dont la destruction était achetée par les favorites et les grands seigneurs. L’inventeur du Chantage est l’Arétin, un très-grand homme d’Italie qui imposait les rois comme de nos jours tel journal impose les acteurs.

— Qu’as-tu pratiqué contre le Matifat pour avoir tes mille écus ?

— J’ai fait attaquer Florine dans six journaux, et Florine s’est plainte à Matifat. Matifat a prié Braulard de découvrir la raison de ces attaques. Braulard a été joué par Finot. Finot, au profit de qui je chantais, a dit au droguiste que tu démolissais Florine dans l’intérêt de Coralie. Giroudeau est venu dire confidentiellement à Matifat que tout s’arrangerait s’il voulait vendre son sixième de propriété dans la Revue de Finot moyennant dix mille francs. Finot me donnait mille écus en cas de succès. Matifat allait conclure l’affaire, heureux de retrouver dix mille francs sur ses trente mille qui lui paraissaient aventurés, car depuis quelques jours Florine lui disait que la Revue de Finot ne prenait pas. Au lieu d’un dividende à recevoir, il était question d’un nouvel appel de fonds. Avant de déposer son bilan, le directeur du Panorama-Dramatique a eu besoin de négocier quelques effets de complaisance ; et, pour les faire placer par Matifat, il l’a prévenu du tour que lui jouait Finot. Matifat, en fin commerçant, a quitté Florine, a gardé son sixième, et nous voit maintenant venir. Finot et moi, nous hurlons de désespoir. Nous avons eu le malheur d’attaquer un homme qui ne tient pas à sa maîtresse, un misérable sans cœur ni âme. Malheureusement le commerce que fait Matifat n’est pas justiciable de la presse, il est inattaquable dans ses intérêts. On ne critique pas un droguiste comme on critique des chapeaux, des choses de mode, des théâtres ou des affaires d’art. Le cacao, le poivre, les couleurs, les bois de teinture, l’opium ne peuvent pas se déprécier. Florine est aux abois, le Panorama ferme demain, elle ne sait que devenir.

— Par suite de la fermeture du théâtre, Coralie débute dans quelques jours au Gymnase, dit Lucien, elle pourra servir Florine.

— Jamais ! dit Lousteau. Coralie n’a pas d’esprit, mais elle n’est pas encore assez bête pour se donner une rivale ! Nos affaires sont furieusement gâtées ! Mais Finot est tellement pressé de rattraper son sixième…

— Et pourquoi ?

— L’affaire est excellente, mon cher. Il y a chance de vendre le journal trois cent mille francs. Finot aurait alors un tiers, plus une commission allouée par ses associés et qu’il partage avec des Lupeaulx. Aussi vais-je lui proposer un coup de chantage.

— Mais, le chantage, c’est la bourse ou la vie ?

— Bien mieux, dit Lousteau. C’est la bourse ou l’honneur. Avant-hier, un petit journal au propriétaire duquel on avait refusé un crédit, a dit que la montre à répétition entourée de diamants appartenant à l’une des notabilités de la capitale se trouvait d’une façon bizarre entre les mains d’un soldat de la garde royale, et il promettait le récit de cette aventure digne des Mille et une Nuits. La notabilité s’est empressée d’inviter le rédacteur en chef à dîner. Le rédacteur en chef a certes gagné quelque chose, mais l’histoire contemporaine a perdu l’anecdote de la montre. Toutes les fois que tu verras la presse acharnée après quelques gens puissants, sache qu’il y a là-dessous des escomptes refusés, des services qu’on n’a pas voulu rendre. Ce chantage relatif à la vie privée est ce que craignent le plus les riches Anglais, il entre pour beaucoup dans les revenus secrets de la presse britannique, infiniment plus dépravée que ne l’est la nôtre. Nous sommes des enfants ! En Angleterre, on achète une lettre compromettante cinq à six mille francs pour la revendre.

— Quel moyen as-tu trouvé d’empoigner Matifat ? dit Lucien.

— Mon cher, reprit Lousteau, ce vil épicier a écrit les lettres les plus curieuses à Florine : orthographe, style, pensées, tout est d’un comique achevé. Matifat craint beaucoup sa femme ; nous pouvons, sans le nommer, sans qu’il puisse se plaindre, l’atteindre au sein de ses lares et de ses pénates où il se croit en sûreté. Juge de sa fureur en voyant le premier article d’un petit roman de mœurs, intitulé les Amours d’un Droguiste, quand il aura été loyalement prévenu du hasard qui met entre les mains des rédacteurs de tel journal des lettres où il parle du petit Cupidon, où il écrit gamet pour jamais, où il dit de Florine qu’elle l’aide à traverser le désert de la vie, ce qui peut faire croire qu’il la prend pour un chameau. Enfin, il y a de quoi désopiler la rate des abonnés pendant quinze jours dans cette correspondance éminemment drôlatique. On lui donnera la peur d’une lettre anonyme par laquelle on mettrait sa femme au fait de la plaisanterie. Florine voudra-t-elle prendre sur elle de paraître poursuivre Matifat ? Elle a encore des principes, c’est-à-dire des espérances. Peut-être garde-t-elle les lettres pour elle, et veut-elle une part. Elle est rusée, elle est mon élève. Mais quand elle saura que le Garde du Commerce n’est pas une plaisanterie, quand Finot lui aura fait un présent convenable, ou donné l’espoir d’un engagement, elle me livrera les lettres, que je remettrai contre écus à Finot. Finot donnera la correspondance à son oncle, et Giroudeau fera capituler le droguiste.

Cette confidence dégrisa Lucien, il pensa d’abord qu’il avait des amis extrêmement dangereux ; puis il songea qu’il ne fallait pas se brouiller avec eux, car il pouvait avoir besoin de leur terrible influence au cas où madame d’Espard, madame de Bargeton et Châtelet lui manqueraient de parole. Étienne et Lucien étaient alors arrivés sur le quai devant la misérable boutique de Barbet.

— Barbet, dit Étienne au libraire, nous avons cinq mille francs de Fendant et Cavalier à six, neuf et douze mois ; voulez-vous nous escompter leurs billets ?

— Je les prends pour mille écus, dit Barbet avec un calme imperturbable.

— Mille écus ! s’écria Lucien.

— Vous ne les trouverez chez personne, reprit le libraire. Ces messieurs feront faillite avant trois mois ; mais je connais chez eux deux bons ouvrages dont la vente est dure, ils ne peuvent pas attendre, je les leur achèterai comptant et leur rendrai leurs valeurs : par ce moyen, j’aurai deux mille francs de diminution sur les marchandises.

— Veux-tu perdre deux mille francs ? dit Étienne à Lucien.

— Non ! s’écria Lucien épouvanté de cette première affaire.

— Tu as tort, répondit Étienne.

— Vous ne négocierez leur papier nulle part, dit Barbet. Le livre de monsieur est le dernier coup de cartes de Fendant et Cavalier, ils ne peuvent l’imprimer qu’en laissant les exemplaires en dépôt chez leur imprimeur, un succès ne les sauvera que pour six mois, car, tôt ou tard, ils sauteront ! Ces gens-là boivent plus de petits verres qu’ils ne vendent de livres ! Pour moi leurs effets représentent une affaire, et vous pouvez alors en trouver une valeur supérieure à celle que donneront les escompteurs qui se demanderont ce que vaut chaque signature. Le commerce de l’escompteur consiste à savoir si trois signatures donneront chacune trente pour cent en cas de faillite. D’abord, vous n’offrez que deux signatures et chacune ne vaut pas dix pour cent.

Les deux amis se regardèrent, surpris d’entendre sortir de la bouche de ce cuistre une analyse où se trouvait en peu de mots tout l’esprit de l’escompte.

— Pas de phrases, Barbet, dit Lousteau. Chez quel escompteur pouvons-nous aller ?

— Le père Chaboisseau, quai Saint-Michel, vous savez, a fait la dernière fin de mois de Fendant. Si vous refusez ma proposition, voyez chez lui ; mais vous me reviendrez, et je ne vous donnerai plus alors que deux mille cinq cents francs.

Étienne et Lucien allèrent sur le quai Saint-Michel dans une petite maison à allée, où demeurait ce Chaboisseau, l’un des escompteurs de la librairie ; ils le trouvèrent au second étage dans un appartement meublé de la façon la plus originale. Ce banquier subalterne, et néanmoins millionnaire, aimait le style grec. La corniche de la chambre était une grecque. Drapé par une étoffe teinte en pourpre et disposée à la grecque le long de la muraille comme le fond d’un tableau de David, le lit, d’une forme très-pure, datait du temps de l’Empire où tout se fabriquait dans ce goût. Les fauteuils, les tables, les lampes, les flambeaux, les moindres accessoires sans doute choisis avec patience chez les marchands de meubles, respiraient la grâce fine et grêle mais élégante de l’Antiquité. Ce système mythologique et léger formait une opposition bizarre avec les mœurs de l’escompteur. Il est à remarquer que les hommes les plus fantasques se trouvent parmi les gens adonnés au commerce de l’argent. Ces gens sont, en quelque sorte, les libertins de la pensée. Pouvant tout posséder, et conséquemment blasés, ils se livrent à des efforts énormes pour se sortir de leur indifférence. Qui sait les étudier trouve toujours une manie, un coin du cœur par où ils sont accessibles. Chaboisseau paraissait retranché dans l’Antiquité comme dans un camp imprenable.

— Il est sans doute digne de son enseigne, dit en souriant Étienne à Lucien.

Chaboisseau, petit homme à cheveux poudrés, à redingote verdâtre, gilet couleur noisette, décoré d’une culotte noire et terminé par des bas chinés et des souliers qui craquaient sous le pied, prit les billets, les examina ; puis il les rendit à Lucien gravement.

— Messieurs Fendant et Cavalier sont de charmants garçons, des jeunes gens pleins d’intelligence, mais je me trouve sans argent, dit-il d’une voix douce.

— Mon ami sera coulant sur l’escompte, répondit Étienne.

— Je ne prendrais ces valeurs pour aucun avantage, dit le petit homme dont les mots glissèrent sur la proposition de Lousteau comme le couteau de la guillotine sur la tête d’un homme.

Les deux amis se retirèrent ; en traversant l’antichambre, jusqu’où les reconduisit prudemment Chaboisseau, Lucien aperçut un tas de bouquins que l’escompteur, ancien libraire, avait achetés et parmi lesquels brilla tout à coup aux yeux du romancier l’ouvrage de l’architecte Ducerceau sur les maisons royales et les célèbres châteaux de France dont les plans sont dessinés dans ce livre avec une grande exactitude.

— Me céderiez-vous cet ouvrage ? dit Lucien.

— Oui, dit Chaboisseau qui d’escompteur redevint libraire.

— Quel prix ?

— Cinquante francs.

— C’est cher, mais il me le faut ; et je n’aurais pour vous payer que les valeurs dont vous ne voulez pas.

— Vous avez un effet de cinq cents francs à six mois, je vous le prendrai, dit Chaboisseau qui sans doute devait à Fendant et Cavalier un reliquat de bordereau pour une somme équivalente.

Les deux amis rentrèrent dans la chambre grecque, où Chaboisseau fit un petit bordereau à six pour cent d’intérêt et six pour cent de commission, ce qui produisit une déduction de trente francs ; il porta sur le compte les cinquante francs, prix du Ducerceau, et tira de sa caisse, pleine de beaux écus, quatre cent vingt francs.

— Ah çà ! monsieur Chaboisseau, les effets sont tous bons ou tous mauvais, pourquoi ne nous escomptez-vous pas les autres ?

— Je n’escompte pas, je me paye d’une vente, dit le bonhomme.

Étienne et Lucien riaient encore de Chaboisseau sans l’avoir compris, quand ils arrivèrent chez Dauriat, où Lousteau pria Gabusson de leur indiquer un escompteur. Les deux amis prirent un cabriolet à l’heure et allèrent au boulevard Poissonnière, munis d’une lettre de recommandation que leur avait donnée Gabusson, en leur annonçant le plus bizarre et le plus étrange particulier, selon son expression.

— Si Samanon ne prend pas vos valeurs, avait dit Gabusson, personne ne vous les escomptera.

Bouquiniste au rez-de-chaussée, marchand d’habits au premier étage, vendeur de gravures prohibées au second, Samanon était encore prêteur sur gages. Aucun des personnages introduits dans les romans d’Hoffmann, aucun des sinistres avares de Walter Scott ne peut être comparé à ce que la nature sociale et parisienne s’était permis de créer en cet homme, si toutefois Samanon est un homme. Lucien ne put réprimer un geste d’effroi à l’aspect de ce petit vieillard sec, dont les os voulaient percer le cuir parfaitement tanné, taché de nombreuses plaques vertes ou jaunes, comme une peinture de Titien ou de Paul Véronèse vue de près. Samanon avait un œil immobile et glacé, l’autre vif et luisant. L’avare, qui semblait se servir de cet œil mort en escomptant, et employer l’autre à vendre ses gravures obscènes, portait une petite perruque plate dont le noir poussait au rouge, et sous laquelle se redressaient des cheveux blancs ; son front jaune avait une attitude menaçante, ses joues étaient creusées carrément par la saillie des mâchoires, ses dents encore blanches paraissaient tirées sur ses lèvres comme celles d’un cheval qui bâille. Le contraste de ses yeux et la grimace de cette bouche, tout lui donnait un air passablement féroce. Les poils de sa barbe, durs et pointus, devaient piquer comme autant d’épingles. Une petite redingote râpée arrivée à l’état d’amadou, une cravate noire déteinte, usée par sa barbe, et qui laissait voir un cou ridé comme celui d’un dindon, annonçaient peu l’envie de racheter par la toilette une physionomie sinistre. Les deux journalistes trouvèrent cet homme assis dans un comptoir horriblement sale, et occupé à coller des étiquettes au dos de quelques vieux livres achetés à une vente. Après avoir échangé un coup d’œil par lequel ils se communiquèrent les mille questions que soulevait l’existence d’un pareil personnage, Lucien et Lousteau le saluèrent en lui présentant la lettre de Gabusson et les valeurs de Fendant et Cavalier. Pendant que Samanon lisait, il entra dans cette obscure boutique un homme d’une haute intelligence, vêtu d’une petite redingote qui paraissait avoir été taillée dans une couverture de zinc, tant elle était solidifiée par l’alliage de mille substances étrangères.

— J’ai besoin de mon habit, de mon pantalon noir et de mon gilet de satin, dit-il à Samanon en lui présentant une carte numérotée.

Dès que Samanon eut tiré le bouton en cuivre d’une sonnette, il descendit une femme qui paraissait être Normande à la fraîcheur de sa riche carnation.

— Prête à monsieur ses habits, dit-il en tendant la main à l’auteur. Il y a plaisir à travailler avec vous ; mais un de vos amis m’a amené un petit jeune homme qui m’a rudement attrapé !

— On l’attrape ! dit l’artiste aux deux journalistes en leur montrant Samanon par un geste profondément comique.

Ce grand homme donna, comme donnent les lazzaroni pour ravoir un jour leurs habits de fête au Monte-di-Pieta, trente sous que la main jaune et crevassée de l’escompteur prit et fit tomber dans la caisse de son comptoir.

— Quel singulier commerce fais-tu ? dit Lousteau à ce grand artiste livré à l’opium et qui retenu par la contemplation en des palais enchantés ne voulait ou ne pouvait rien créer.

— Cet homme prête beaucoup plus que le Mont-de-Piété sur les objets engageables, et il a de plus l’épouvantable charité de vous les laisser reprendre dans les occasions où il faut que l’on soit vêtu, répondit-il. Je vais ce soir dîner chez les Keller avec ma maîtresse. Il m’est plus facile d’avoir trente sous que deux cents francs, et je viens chercher ma garde-robe, qui, depuis six mois, a rapporté cent francs. Samanon a déjà dévoré ma bibliothèque livre à livre.

— Et sou à sou, dit en riant Lousteau.

— Je vous donnerai quinze cents francs, dit Samanon à Lucien.

Lucien fit un bond comme si l’escompteur lui avait plongé dans le cœur une broche de fer rougi. Samanon regardait les billets avec attention, en examinant les dates.

— Encore, dit le marchand, ai-je besoin de voir Fendant qui devrait me déposer des livres. Vous ne valez pas grand’chose, dit-il à Lucien, vous vivez avec Coralie, et ses meubles sont saisis.

Lousteau regarda Lucien qui reprit ses billets et sauta de la boutique sur le boulevard en disant : — Est-ce le diable ? Le poète contempla pendant quelques instants cette petite boutique, devant laquelle tous les passants devaient sourire, tant elle était piteuse, tant les petites caisses à livres étiquetés étaient mesquines et sales, en se demandant : — Quel commerce fait-on là ?

Quelques moments après, le grand inconnu, qui devait assister, à dix ans de là, l’entreprise immense mais sans base, des Saint-simoniens, sortit très-bien vêtu, sourit aux deux journalistes, et se dirigea vers le passage des Panoramas avec eux, pour y compléter sa toilette en se faisant cirer ses bottes.

— Quand on voit entrer Samanon chez un libraire, chez un marchand de papier ou chez un imprimeur, ils sont perdus, dit l’artiste aux deux écrivains. Samanon est alors comme un croque-mort qui vient prendre mesure d’une bière.

— Tu n’escompteras plus tes billets, dit alors Étienne à Lucien.

— Là où Samanon refuse, dit l’inconnu, personne n’accepte, car il est l’ultima ratio ! C’est un des moutons de Gigonnet, de Palma, Werbrust, Gobseck et autres crocodiles qui nagent sur la place de Paris, et avec lesquels tout homme dont la fortune est à faire doit tôt ou tard se rencontrer.

— Si tu ne peux pas escompter tes billets à cinquante pour cent, reprit Étienne, il faut les échanger contre des écus.

— Comment ?

— Donne-les à Coralie, elle les présentera chez Camusot. — Tu te révoltes, reprit Lousteau que Lucien arrêta en faisant un bond. Quel enfantillage ! Peux-tu mettre en balance ton avenir et une semblable niaiserie ?

— Je vais toujours porter cet argent à Coralie, dit Lucien.

— Autre sottise ! s’écria Lousteau. Tu n’apaiseras rien avec quatre cents francs là où il en faut quatre mille. Gardons de quoi nous griser en cas de perte, et joue !

— Le conseil est bon, dit le grand inconnu.

À quatre pas de Frascati, ces paroles eurent une vertu magnétique. Les deux amis renvoyèrent leur cabriolet et montèrent au jeu. D’abord ils gagnèrent trois mille francs, revinrent à cinq cents, regagnèrent trois mille sept cents francs ; puis ils retombèrent à cent sous, se retrouvèrent à deux mille francs, et les risquèrent sur Pair, pour les doubler d’un seul coup ; Pair n’avait pas passé depuis cinq coups, ils y pontèrent la somme ; Impair sortit encore. Lucien et Lousteau dégringolèrent alors par l’escalier de ce pavillon célèbre, après avoir consumé deux heures en émotions dévorantes. Ils avaient gardé cent francs. Sur les marches du petit péristyle à deux colonnes qui soutenaient extérieurement une petite marquise en tôle que plus d’un œil a contemplée avec amour ou désespoir, Lousteau dit en voyant le regard enflammé de Lucien : — Ne mangeons que cinquante francs.

Les deux journalistes remontèrent. En une heure, ils arrivèrent à mille écus ; ils mirent les mille écus sur Rouge, qui avait passé cinq fois, en se fiant au hasard auquel ils devaient leur perte précédente. Noir sortit. Il était six heures.

— Ne mangeons que vingt-cinq francs, dit Lucien.

Cette nouvelle tentative dura peu, les vingt-cinq francs furent perdus en dix coups. Lucien jeta rageusement ses derniers vingt-cinq francs sur le chiffre de son âge, et gagna : rien ne peut dépeindre le tremblement de sa main quand il prit le râteau pour retirer les écus que le banquier jeta. Il donna dix louis à Lousteau et lui dit : — Sauve-toi chez Véry !

Lousteau comprit Lucien et alla commander le dîner.

Lucien, resté seul au jeu, porta ses trente louis sur Rouge et gagna. Enhardi par la voix secrète qu’entendent parfois les joueurs, il laissa le tout sur Rouge et gagna ; son ventre devint alors un brasier ! Malgré la voix, il reporta les cent vingt louis sur Noir et perdit. Il sentit alors en lui la sensation délicieuse qui succède, chez les joueurs, à leurs horribles agitations, quand, n’ayant plus rien à risquer, ils rentrent dans la vie réelle et quittent le palais ardent où se passent leurs rêves fugaces. Il rejoignit Lousteau chez Véry où il se rua, selon l’expression de La Fontaine, en cuisine, et noya ses soucis dans le vin. À neuf heures, il était si complétement gris, qu’il ne comprit pas pourquoi sa portière de la rue de Vendôme le renvoyait rue de la Lune.

— Mademoiselle Coralie a quitté son appartement et s’est installée dans la maison dont l’adresse est écrite sur ce papier.

Lucien, trop ivre pour s’étonner de quelque chose, remonta dans le fiacre qui l’avait amené, se fit conduire rue de la Lune, et se dit à lui-même des calembours sur le nom de la rue. Pendant cette matinée, la faillite du Panorama-Dramatique avait éclaté. L’actrice effrayée s’était empressée de vendre tout son mobilier du consentement de ses créanciers au petit père Cardot qui, pour ne pas changer la destination de cet appartement, y mit Florentine. Coralie avait tout payé, tout liquidé et satisfait le propriétaire. Pendant le temps que prit cette opération, qu’elle appelait une lessive, Bérénice garnissait, des meubles indispensables achetés d’occasion, un petit appartement de trois pièces, au quatrième étage d’une maison rue de la Lune, à deux pas du Gymnase. Coralie y attendait Lucien, ayant sauvé de toutes ses splendeurs son amour sans souillure et un sac de douze cents francs. Lucien, dans son ivresse, raconta ses malheurs à Coralie et à Bérénice.

— Tu as bien fait, mon ange, lui dit l’actrice en le serrant dans ses bras. Bérénice saura bien négocier tes billets à Braulard.

Le lendemain matin, Lucien s’éveilla dans les joies enchanteresses que lui prodigua Coralie. L’actrice redoubla d’amour et de tendresse, comme pour compenser par les plus riches trésors du cœur l’indigence de son nouveau ménage. Elle était ravissante de beauté, ses cheveux échappés de dessous un foulard tordu, blanche et fraîche, les yeux rieurs, la parole gaie comme le rayon de soleil levant qui entra par les fenêtres pour dorer cette charmante misère. La chambre, encore décente, était tendue d’un papier vert d’eau à bordure rouge, ornée de deux glaces, l’une à la cheminée, l’autre au-dessus de la commode. Un tapis d’occasion, acheté par Bérénice de ses deniers, malgré les ordres de Coralie, déguisait le carreau nu et froid du plancher. La garde-robe des deux amants tenait dans une armoire à glace et dans la commode. Les meubles d’acajou étaient garnis en étoffe de coton bleu. Bérénice avait sauvé du désastre une pendule et deux vases de porcelaine, quatre couverts en argent et six petites cuillers. La salle à manger, qui se trouvait avant la chambre à coucher, ressemblait à celle du ménage d’un employé à douze cents francs. La cuisine faisait face au palier. Au-dessus Bérénice couchait dans une mansarde. Le loyer ne s’élevait pas à plus de cent écus. Cette horrible maison avait une fausse porte cochère. Le portier logeait dans un des ventaux condamné, percé d’un croisillon par où il surveillait dix-sept locataires. Cette ruche s’appelle une maison de produit en style de notaire. Lucien aperçut un bureau, un fauteuil, de l’encre, des plumes et du papier. La gaieté de Bérénice qui comptait sur le début de Coralie au Gymnase, celle de l’actrice qui regardait son rôle, un cahier de papier noué avec un bout de faveur bleue, chassèrent les inquiétudes et la tristesse du poète dégrisé.

— Pourvu que dans le monde on ne sache rien de cette dégringolade, nous nous en tirerons, dit-il. Après tout, nous avons quatre mille cinq cents francs devant nous ! Je vais exploiter ma nouvelle position dans les journaux royalistes. Demain, nous inaugurons le Réveil, je me connais maintenant en journalisme, j’en ferai !

Coralie, qui ne vit que de l’amour dans ces paroles, baisa les lèvres qui les avaient prononcées. En ce moment, Bérénice avait mis la table auprès du feu, et venait de servir un modeste déjeuner composé d’œufs brouillés, de deux côtelettes et de café à la crème. On frappa. Trois amis sincères, d’Arthez, Léon Giraud et Michel Chrestien apparurent aux yeux étonnés de Lucien qui vivement touché leur offrit de partager son déjeuner.

— Non, dit d’Arthez. Nous venons pour des affaires plus sérieuses que de simples consolations, car nous savons tout, nous revenons de la rue de Vendôme. Vous connaissez mes opinions, Lucien. Dans toute autre circonstance, je me réjouirais de vous voir adoptant mes convictions politiques ; mais, dans la situation où vous vous êtes mis en écrivant aux journaux libéraux, vous ne sauriez passer dans les rangs des Ultras sans flétrir à jamais votre caractère et souiller votre existence. Nous venons vous conjurer au nom de notre amitié, quelque affaiblie qu’elle soit, de ne pas vous entacher ainsi. Vous avez attaqué les Romantiques, la Droite et le Gouvernement ; vous ne pouvez pas maintenant défendre le Gouvernement, la Droite et les Romantiques.

— Les raisons qui me font agir sont tirées d’un ordre de pensées supérieur, la fin justifiera tout, dit Lucien.

— Vous ne comprenez peut-être pas la situation dans laquelle nous sommes, lui dit Léon Giraud. Le Gouvernement, la Cour, les Bourbons, le parti absolutiste, ou, si vous voulez tout comprendre dans une expression générale, le système opposé au système constitutionnel, et qui se divise en plusieurs fractions toutes divergentes dès qu’il s’agit des moyens à prendre pour étouffer la Révolution, est au moins d’accord sur la nécessité de supprimer la Presse. La fondation du Réveil, de la Foudre, du Drapeau blanc, tous journaux destinés à répondre aux calomnies, aux injures, aux railleries de la presse libérale, que je n’approuve pas en ceci, car cette méconnaissance de la grandeur de notre sacerdoce est précisément ce qui nous a conduits à publier un journal digne et grave dont l’influence sera dans peu de temps respectable et sentie, imposante et digne, dit-il en faisant une parenthèse ; eh ! bien, cette artillerie royaliste et ministérielle est un premier essai de représailles, entrepris pour rendre aux Libéraux trait pour trait, blessure pour blessure. Que croyez-vous qu’il arrivera, Lucien ? Les abonnés sont en majorité du Côté Gauche. Dans la Presse, comme à la guerre, la victoire se trouvera du côté des gros bataillons ! Vous serez des infâmes, des menteurs, des ennemis du peuple ; les autres seront des défenseurs de la patrie, des gens honorables, des martyrs, quoique plus hypocrites et plus perfides que vous, peut-être. Ce moyen augmentera l’influence pernicieuse de la Presse, en légitimant et consacrant ses plus odieuses entreprises. L’injure et la personnalité deviendront un de ses droits publics, adopté pour le profit des abonnés et passé en force de chose jugée par un usage réciproque. Quand le mal se sera révélé dans toute son étendue, les lois restrictives et prohibitives, la Censure, mise à propos de l’assassinat du duc de Berry et levée depuis l’ouverture des Chambres, reviendra. Savez-vous ce que le peuple français conclura de ce débat ? il admettra les insinuations de la presse libérale, il croira que les Bourbons veulent attaquer les résultats matériels et acquis de la Révolution, il se lèvera quelque beau jour et chassera les Bourbons. Non-seulement vous salissez votre vie, mais vous serez un jour dans le parti vaincu. Vous êtes trop jeune, trop nouveau venu dans la Presse ; vous en connaissez trop peu les ressorts secrets, les rubriques ; vous y avez excité trop de jalousie, pour résister au tolle général qui s’élèvera contre vous dans les journaux libéraux. Vous serez entraîné par la fureur des partis, qui sont encore dans le paroxysme de la fièvre ; seulement leur fièvre a passé, des actions brutales de 1815 et 1816, dans les idées, dans les luttes orales de la Chambre et dans les débats de la Presse.

— Mes amis, dit Lucien, je ne suis pas l’étourdi, le poète que vous voulez voir en moi. Quelque chose qui puisse arriver, j’aurai conquis un avantage que jamais le triomphe du parti libéral ne peut me donner. Quand vous aurez la victoire, mon affaire sera faite.

— Nous te couperons… les cheveux, dit en riant Michel Chrestien.

— J’aurai des enfants alors, répondit Lucien, et me couper la tête, ce sera ne rien couper.

Les trois amis ne comprirent pas Lucien, chez qui ses relations avec le grand monde avaient développé au plus haut degré l’orgueil nobiliaire et les vanités aristocratiques. Le poète voyait, avec raison d’ailleurs, une immense fortune dans sa beauté, dans son esprit appuyés du nom et du titre de comte de Rubempré. Madame d’Espard, madame de Bargeton et madame de Montcornet le tenaient par ce fil comme un enfant tient un hanneton. Lucien ne volait plus que dans un cercle déterminé. Ces mots : « Il est des nôtres, il pense bien ! » dits trois jours auparavant dans les salons de mademoiselle des Touches, l’avaient enivré, ainsi que les félicitations qu’il avait reçues des ducs de Lenoncourt, de Navarreins et de Grandlieu, de Rastignac, de Blondet, de la belle duchesse de Maufrigneuse, du comte d’Esgrignon, de des Lupeaulx, des gens les plus influents et les mieux en cour du parti royaliste.

— Allons ! tout est dit, répliqua d’Arthez. Il te sera plus difficile qu’à tout autre de te conserver pur et d’avoir ta propre estime. Tu souffriras beaucoup, je te connais, quand tu te verras méprisé par ceux-là même à qui tu te seras dévoué.

Les trois amis dirent adieu à Lucien sans lui tendre amicalement la main. Lucien resta pendant quelques instants pensif et triste.

— Eh ! laisse donc ces niais-là, dit Coralie en sautant sur les genoux de Lucien et lui jetant ses beaux bras frais autour du cou, ils prennent la vie au sérieux, et la vie est une plaisanterie. D’ailleurs tu seras comte Lucien de Rubempré. Je ferai, s’il le faut, des agaceries à la chancellerie. Je sais par où prendre ce libertin de des Lupeaulx, qui fera signer ton ordonnance. Ne t’ai-je pas dit que, quand il te faudrait une marche de plus pour saisir ta proie, tu aurais le cadavre de Coralie !

Le lendemain, Lucien laissa mettre son nom parmi ceux des collaborateurs du Réveil. Ce nom fut annoncé comme une conquête dans le prospectus, distribué par les soins du ministère à cent mille exemplaires. Lucien vint au repas triomphal, qui dura neuf heures, chez Robert, à deux pas de Frascati, et auquel assistaient les coryphées de la presse royaliste : Martinville, Auger, Destains et une foule d’auteurs encore vivants qui, dans ce temps-là, faisaient de la monarchie et de la religion, selon une expression consacrée.

— Nous allons leur en donner, aux Libéraux ! dit Hector Merlin.

— Messieurs ! répondit Nathan qui s’enrôla sous cette bannière en jugeant bien qu’il valait mieux avoir pour soi que contre soi l’autorité dans l’exploitation du théâtre à laquelle il songeait, si nous leur faisons la guerre, faisons-la sérieusement ; ne nous tirons pas des balles de liége ! Attaquons tous les écrivains classiques et libéraux sans distinction d’âge ni de sexe, passons-les au fil de la plaisanterie, et ne faisons pas de quartier.

— Soyons honorables, ne nous laissons pas gagner par les exemplaires, les présents, l’argent des libraires. Faisons la restauration du journalisme.

— Bien ! dit Martinville. Justum et tenacem propositi virum ! Soyons implacables et mordants. Je ferai de Lafayette ce qu’il est : Gilles Premier !

— Moi, dit Lucien, je me charge des héros du Constitutionnel, du sergent Mercier, des Œuvres complètes de monsieur Jouy, des illustres orateurs de la Gauche !

Une guerre à mort fut résolue et votée à l’unanimité, à une heure du matin, par les rédacteurs qui noyèrent toutes leurs nuances et toutes leurs idées dans un punch flamboyant.

Nous nous sommes donné une fameuse culotte monarchique et religieuse, dit sur le seuil de la porte un des écrivains les plus célèbres de la littérature romantique.

Ce mot historique, révélé par un libraire qui assistait au dîner, parut le lendemain dans le Miroir ; mais la révélation fut attribuée à Lucien. Cette défection fut le signal d’un effroyable tapage dans les journaux libéraux, Lucien devint leur bête noire, et fut tympanisé de la plus cruelle façon : on raconta les infortunes de ses sonnets, on apprit au public que Dauriat aimait mieux perdre mille écus que de les imprimer, on l’appela le poète sans sonnets !

Un matin, dans ce même journal où Lucien avait débuté si brillamment, il lut les lignes suivantes écrites uniquement pour lui, car le public ne pouvait guère comprendre cette plaisanterie :

*** Si le libraire Dauriat persiste à ne pas publier les sonnets du futur Pétrarque français, nous agirons en ennemis généreux, nous ouvrirons nos colonnes à ces poèmes qui doivent être piquants, à en juger par celui-ci que nous communique un ami de l’auteur.

Et, sous cette terrible annonce, le poète lut ce sonnet qui le fit pleurer à chaudes larmes.


Une plante chétive et de louche apparence
Surgit un beau matin dans un parterre en fleurs ;
À l’en croire, pourtant, de splendides couleurs
Témoigneraient un jour de sa noble semence :

On la toléra donc ! Mais, pour reconnaissance,
Elle insulta bientôt ses plus brillantes sœurs,
Qui, s’indignant enfin de ses grands airs casseurs,
La mirent au défi de prouver sa naissance.

Elle fleurit alors. Mais un vil baladin
Ne fut jamais sifflé comme tout le jardin
Honnit, siffla, railla ce calice vulgaire.

Puis le maître, en passant, la brisa sans pardon ;
Et le soir sur sa tombe un âne seul vint braire,
Car ce n’était vraiment qu’un ignoble chardon !


Vernou parla de la passion de Lucien pour le jeu, et signala d’avance l’Archer comme une œuvre anti-nationale où l’auteur prenait le parti des égorgeurs catholiques contre les victimes calvinistes. En huit jours, cette querelle s’envenima. Lucien comptait sur son ami Lousteau qui lui devait mille francs, et avec lequel il avait eu des conventions secrètes ; mais Lousteau devint l’ennemi juré de Lucien. Voici comment. Depuis trois mois Nathan aimait Florine et ne savait comment l’enlever à Lousteau, pour qui d’ailleurs elle était une providence. Dans la détresse et le désespoir où se trouvait cette actrice en se voyant sans engagement, Nathan, le collaborateur de Lucien, vint voir Coralie, et la pria d’offrir à Florine un rôle dans une pièce de lui, se faisant fort de procurer un engagement conditionnel au Gymnase à l’actrice sans théâtre. Florine, enivrée d’ambition, n’hésita pas. Elle avait eu le temps d’observer Lousteau. Nathan était un ambitieux littéraire et politique, un homme qui avait autant d’énergie que de besoins, tandis que chez Lousteau les vices tuaient le vouloir. L’actrice, qui voulut reparaître environnée d’un nouvel éclat, livra les lettres du droguiste à Nathan, et Nathan les fit racheter par Matifat contre le sixième du journal convoité par Finot. Florine eut alors un magnifique appartement rue Hauteville, et prit Nathan pour protecteur à la face de tout le journalisme et du monde théâtral. Lousteau fut si cruellement atteint par cet événement qu’il pleura vers la fin d’un dîner que ses amis lui donnèrent pour le consoler. Dans cette orgie, les convives trouvèrent que Nathan avait joué son jeu. Quelques écrivains comme Finot et Vernou savaient la passion du dramaturge pour Florine ; mais, au dire de tous, Lucien, en maquignonnant cette affaire, avait manqué aux plus saintes lois de l’amitié. L’esprit de parti, le désir de servir ses nouveaux amis rendaient le nouveau royaliste inexcusable.

— Nathan est emporté par la logique des passions ; tandis que le grand homme de province, comme dit Blondet, cède à des calculs ! s’écria Bixiou.

Aussi la perte de Lucien, de cet intrus, de ce petit drôle qui voulait avaler tout le monde, fut-elle unanimement résolue et profondément méditée. Vernou qui haïssait Lucien se chargea de ne pas le lâcher. Pour se dispenser de payer mille écus à Lousteau, Finot accusa Lucien de l’avoir empêché de gagner cinquante mille francs en donnant à Nathan le secret de l’opération contre Matifat. Nathan, conseillé par Florine, s’était ménagé l’appui de Finot en lui vendant son petit sixième pour quinze mille francs. Lousteau, qui perdait ses mille écus, ne pardonna pas à Lucien cette lésion énorme de ses intérêts. Les blessures d’amour-propre deviennent incurables quand l’oxyde d’argent y pénètre. Aucune expression, aucune peinture ne peut rendre la rage qui saisit les écrivains quand leur amour-propre souffre, ni l’énergie qu’ils trouvent au moment où ils se sentent piqués par les flèches empoisonnées de la raillerie. Ceux dont l’énergie et la résistance sont stimulées par l’attaque, succombent promptement. Les gens calmes et dont le thème est fait d’après le profond oubli dans lequel tombe un article injurieux, ceux-là déploient le vrai courage littéraire. Ainsi les faibles, au premier coup d’œil, paraissent être les forts ; mais leur résistance n’a qu’un temps. Pendant les premiers quinze jours, Lucien enragé fit pleuvoir une grêle d’articles dans les journaux royalistes où il partagea le poids de la critique avec Hector Merlin. Tous les jours sur la brèche du Réveil, il fit feu de tout son esprit, appuyé d’ailleurs par Martinville, le seul qui le servît sans arrière-pensée, et qu’on ne mit pas dans le secret des conventions signées par des plaisanteries après boire, ou aux Galeries de Bois chez Dauriat, et dans les coulisses de théâtre, entre les journalistes des deux partis que la camaraderie unissait secrètement. Quand Lucien allait au foyer du Vaudeville, il n’était plus traité en ami, les gens de son parti lui donnaient seuls la main ; tandis que Nathan, Hector Merlin, Théodore Gaillard fraternisaient sans honte avec Finot, Lousteau, Vernou et quelques-uns de ces journalistes décorés du surnom de bons enfants. À cette époque, le foyer du Vaudeville était le chef-lieu des médisances littéraires, une espèce de boudoir où venaient des gens de tous les partis, des hommes politiques et des magistrats. Après une réprimande faite en certaine Chambre du Conseil, le président, qui avait reproché à l’un de ses collègues de balayer les coulisses de sa simarre, se trouva simarre à simarre avec le réprimandé dans le foyer du Vaudeville. Lousteau finit par y donner la main à Nathan. Finot y venait presque tous les soirs. Quand Lucien avait le temps, il y étudiait les dispositions de ses ennemis, et ce malheureux enfant voyait toujours en eux une implacable froideur.

En ce temps, l’esprit de parti engendrait des haines bien plus sérieuses qu’elles ne le sont aujourd’hui. Aujourd’hui, à la longue, tout s’est amoindri par une trop grande tension des ressorts. Aujourd’hui, la critique, après avoir immolé le livre d’un homme, lui tend la main. La victime doit embrasser le sacrificateur sous peine d’être passée par les verges de la plaisanterie. En cas de refus, un écrivain passe pour être insociable, mauvais coucheur, pétri d’amour-propre, inabordable, haineux, rancuneux. Aujourd’hui, quand un auteur a reçu dans le dos les coups de poignard de la trahison, quand il a évité les piéges tendus avec une infâme hypocrisie, essuyé les plus mauvais procédés, il entend ses assassins lui souhaitant le bon jour, et manifestant des prétentions à son estime, voire même à son amitié. Tout s’excuse et se justifie à une époque où l’on a transformé la vertu en vice, comme on a érigé certains vices en vertus. La camaraderie est devenue la plus sainte des libertés. Les chefs des opinions les plus contraires se parlent à mots émoussés, à pointes courtoises. Dans ce temps, si tant est qu’on s’en souvienne, il y avait du courage pour certains écrivains royalistes et pour quelques écrivains libéraux, à se trouver dans le même théâtre. On entendait les provocations les plus haineuses. Les regards étaient chargés comme des pistolets, la moindre étincelle pouvait faire partir le coup d’une querelle. Qui n’a pas surpris des imprécations chez son voisin, à l’entrée de quelques hommes plus spécialement en butte aux attaques respectives des deux partis ? Il n’y avait alors que deux partis, les Royalistes et les Libéraux, les Romantiques et les Classiques, la même haine sous deux formes, une haine qui faisait comprendre les échafauds de la Convention. Lucien, devenu royaliste et romantique forcené, de libéral et de voltairien enragé qu’il avait été dès son début, se trouva donc sous le poids des inimitiés qui planaient sur la tête de l’homme le plus abhorré des Libéraux à cette époque, de Martinville, le seul qui le défendît et l’aimât. Cette solidarité nuisit à Lucien. Les partis sont ingrats envers leurs vedettes, ils abandonnent volontiers leurs enfants perdus. Surtout en politique, il est nécessaire à ceux qui veulent parvenir d’aller avec le gros de l’armée. La principale méchanceté des petits journaux fut d’accoupler Lucien et Martinville. Le Libéralisme les jeta dans les bras l’un de l’autre. Cette amitié, fausse ou vraie, leur valut à tous deux des articles écrits avec du fiel par Félicien au désespoir des succès de Lucien dans le grand monde, et qui croyait, comme tous les anciens camarades du poète, à sa prochaine élévation. La prétendue trahison du poète fut alors envenimée et embellie des circonstances les plus aggravantes, Lucien fut nommé le petit Judas, et Martinville le grand Judas, car Martinville était, à tort ou à raison, accusé d’avoir livré le pont du Pecq aux armées étrangères. Lucien répondit en riant à des Lupeaulx que, quant à lui, sûrement il avait livré le pont aux ânes. Le luxe de Lucien, quoique creux et fondé sur des espérances, révoltait ses amis qui ne lui pardonnaient ni son équipage à bas, car pour eux il roulait toujours, ni ses splendeurs de la rue de Vendôme. Tous sentaient instinctivement qu’un homme jeune et beau, spirituel et corrompu par eux, allait arriver à tout ; aussi pour le renverser employèrent-ils tous les moyens.

Quelques jours avant le début de Coralie au Gymnase, Lucien vint bras dessus, bras dessous, avec Hector Merlin, au foyer du Vaudeville. Merlin grondait son ami d’avoir servi Nathan dans l’affaire de Florine.

— Vous vous êtes fait, de Lousteau et de Nathan, deux ennemis mortels. Je vous avais donné de bons conseils et vous n’en avez point profité. Vous avez distribué l’éloge et répandu le bienfait, vous serez cruellement puni de vos bonnes actions. Florine et Coralie ne vivront jamais en bonne intelligence en se trouvant sur la même scène : l’une voudra l’emporter sur l’autre. Vous n’avez que nos journaux pour défendre Coralie. Nathan, outre l’avantage que lui donne son métier de faiseur de pièces, dispose des journaux libéraux dans la question des théâtres, et il est dans le journalisme depuis un peu plus de temps que vous.

Cette phrase répondait à des craintes secrètes de Lucien, qui ne trouvait ni chez Nathan, ni chez Gaillard, la franchise à laquelle il avait droit ; mais il ne pouvait pas se plaindre, il était si fraîchement converti ! Gaillard accablait Lucien en lui disant que les nouveaux-venus devaient donner pendant long-temps des gages avant que leur parti pût se fier à eux. Le poète rencontrait dans l’intérieur des journaux royalistes et ministériels une jalousie à laquelle il n’avait pas songé, la jalousie qui se déclare entre tous les hommes en présence d’un gâteau quelconque à partager, et qui les rend comparables à des chiens se disputant une proie : ils offrent alors les mêmes grondements, les mêmes attitudes, les mêmes caractères. Ces écrivains se jouaient mille mauvais tours secrets pour se nuire les uns aux autres auprès du pouvoir, ils s’accusaient de tiédeur ; et, pour se débarrasser d’un concurrent, ils inventaient les machines les plus perfides. Les Libéraux n’avaient aucun sujet de débats intestins en se trouvant loin du pouvoir et de ses grâces. En entrevoyant cet inextricable lacis d’ambitions, Lucien n’eut pas assez de courage pour tirer l’épée afin d’en couper les nœuds, et ne se sentit pas la patience de les démêler, il ne pouvait être ni l’Arétin, ni le Beaumarchais, ni le Fréron de son époque, il s’en tint à son unique désir : avoir son ordonnance, en comprenant que cette restauration lui vaudrait un beau mariage. Sa fortune ne dépendrait plus alors que d’un hasard auquel aiderait sa beauté. Lousteau, qui lui avait marqué tant de confiance, avait son secret, le journaliste savait où blesser à mort le poète d’Angoulême ; aussi le jour où Merlin l’amenait au Vaudeville, Étienne avait-il préparé pour Lucien un piége horrible où cet enfant devait se prendre et succomber.

— Voilà notre beau Lucien, dit Finot en traînant des Lupeaulx avec lequel il causait devant Lucien dont il prit la main avec les décevantes chatteries de l’amitié. Je ne connais pas d’exemples d’une fortune aussi rapide que la sienne, dit Finot en regardant tour à tour Lucien et le maître des requêtes. À Paris, la fortune est de deux espèces : il y a la fortune matérielle, l’argent que tout le monde peut ramasser, et la fortune morale, les relations, la position, l’accès dans un certain monde inabordable pour certaines personnes, quelle que soit leur fortune matérielle, et mon ami…..

— Notre ami, dit des Lupeaulx en jetant à Lucien un caressant regard.

— Notre ami, reprit Finot en tapotant la main de Lucien entre les siennes, a fait sous ce rapport une brillante fortune. À la vérité, Lucien a plus de moyens, plus de talent, plus d’esprit que tous ses envieux, puis il est d’une beauté ravissante ; ses anciens amis ne lui pardonnent pas ses succès, ils disent qu’il a eu du bonheur.

— Ces bonheurs-là, dit des Lupeaulx, n’arrivent jamais aux sots ni aux incapables. Hé ! peut-on appeler du bonheur, le sort de Bonaparte ? il y avait eu vingt généraux en chef avant lui pour commander les armées d’Italie, comme il y a cent jeunes gens en ce moment qui voudraient pénétrer chez mademoiselle des Touches, que déjà dans le monde on vous donne pour femme, mon cher ! dit des Lupeaulx en frappant sur l’épaule de Lucien. Ah ! vous êtes en grande faveur. Madame d’Espard, madame de Bargeton et madame de Montcornet sont folles de vous. N’êtes-vous pas ce soir de la soirée de madame Firmiani, et demain du raout de la duchesse de Grandlieu ?

— Oui, dit Lucien.

— Permettez-moi de vous présenter un jeune banquier, monsieur du Tillet, un homme digne de vous, il a su faire une belle fortune et en peu de temps.

Lucien et du Tillet se saluèrent, entrèrent en conversation, et le banquier invita Lucien à dîner. Finot et des Lupeaulx, deux hommes d’une égale profondeur et qui se connaissaient assez pour demeurer toujours amis, parurent continuer une conversation commencée, ils laissèrent Lucien, Merlin, du Tillet et Nathan causant ensemble, et se dirigèrent vers un des divans qui meublaient le foyer du Vaudeville.

— Ah çà, mon cher ami, dit Finot à des Lupeaulx, dites-moi la vérité ? Lucien est-il sérieusement protégé, car il est devenu la bête noire de tous mes rédacteurs ; et, avant de favoriser leur conspiration, j’ai voulu vous consulter pour savoir s’il ne vaut pas mieux la déjouer et le servir.

Ici le maître des requêtes et Finot se regardèrent pendant une légère pause avec une profonde attention.

— Comment, mon cher, dit des Lupeaulx, pouvez-vous imaginer que la marquise d’Espard, Châtelet et madame de Bargeton qui a fait nommer le baron préfet de la Charente et comte afin de rentrer triomphalement à Angoulême, pardonnent à Lucien ses attaques ? elles l’ont jeté dans le parti royaliste afin de l’annuler. Aujourd’hui, tous cherchent des motifs pour refuser ce qu’on a promis à cet enfant ; trouvez-en ? vous aurez rendu le plus immense service à ces deux femmes : un jour ou l’autre, elles s’en souviendront. J’ai le secret de ces deux dames, elles haïssent ce petit bonhomme à un tel point qu’elles m’ont surpris. Ce Lucien pouvait se débarrasser de sa plus cruelle ennemie, madame de Bargeton, en ne cessant ses attaques qu’à des conditions que toutes les femmes aiment à exécuter, vous comprenez ? il est beau, il est jeune, il aurait noyé cette haine dans des torrents d’amour, il devenait alors comte de Rubempré, la seiche lui aurait obtenu quelque place dans la maison du roi, des sinécures ! Lucien était un très-joli lecteur pour Louis XVIII, il eût été bibliothécaire je ne sais où, maître des requêtes pour rire, directeur de quelque chose aux Menus-Plaisirs. Ce petit sot a manqué son coup. Peut-être est-ce là ce qu’on ne lui a point pardonné. Au lieu d’imposer des conditions, il en a reçu. Le jour où Lucien s’est laissé prendre à la promesse de l’ordonnance, le baron Châtelet a fait un grand pas. Coralie a perdu cet enfant-là. S’il n’avait pas eu l’actrice pour maîtresse, il aurait revoulu la seiche, et il l’aurait eue.

— Ainsi nous pouvons l’abattre, dit Finot.

— Par quel moyen, demanda négligemment des Lupeaulx qui voulait se prévaloir de ce service auprès de la marquise d’Espard.

— Il a un marché qui l’oblige à travailler au petit journal de Lousteau, nous lui ferons d’autant mieux faire des articles qu’il est sans le sou. Si le Garde-des-Sceaux se sent chatouillé par un article plaisant et qu’on lui prouve que Lucien en est l’auteur, il le regardera comme un homme indigne des bontés du roi. Pour faire perdre un peu la tête à ce grand homme de province, nous avons préparé la chute de Coralie : il verra sa maîtresse sifflée et sans rôles. Une fois l’ordonnance indéfiniment suspendue, nous plaisanterons alors notre victime sur ses prétentions aristocratiques, nous parlerons de sa mère accoucheuse, de son père apothicaire. Lucien n’a qu’un courage d’épiderme, il succombera, nous le renverrons d’où il vient. Nathan m’a fait vendre par Florine le sixième de la Revue que possédait Matifat, j’ai pu acheter la part du papetier, je suis seul avec Dauriat ; nous pouvons nous entendre, vous et moi, pour absorber ce journal au profit de la Cour. Je n’ai protégé Florine et Nathan qu’à la condition de la restitution de mon sixième, ils me l’ont vendu, je dois les servir ; mais, auparavant, je voulais connaître les chances de Lucien…

— Vous êtes digne de votre nom, dit des Lupeaulx en riant. Allez ! j’aime les gens de votre sorte…

— Eh ! bien, vous pouvez faire avoir à Florine un engagement définitif ? dit Finot au maître des requêtes.

— Oui ; mais débarrassez-nous de Lucien, car Rastignac et de Marsay ne veulent plus entendre parler de lui.

— Dormez en paix, dit Finot. Nathan et Merlin auront toujours des articles que Gaillard aura promis de faire passer, Lucien ne pourra pas donner une ligne, nous lui couperons ainsi les vivres. Il n’aura que le journal de Martinville pour se défendre et défendre Coralie : un journal contre tous, il est impossible de résister.

— Je vous dirai les endroits sensibles du ministre ; mais livrez-moi le manuscrit de l’article que vous aurez fait faire à Lucien, répondit des Lupeaulx qui se garda bien de dire à Finot que l’ordonnance promise à Lucien était une plaisanterie.

Des Lupeaulx quitta le foyer. Finot vint à Lucien ; et, de ce ton de bonhomie auquel se sont pris tant de gens, il expliqua comment il ne pouvait renoncer à la rédaction qui lui était due. Finot reculait à l’idée d’un procès qui ruinerait les espérances que son ami voyait dans le parti royaliste. Finot aimait les hommes assez forts pour changer hardiment d’opinion. Lucien et lui, ne devaient-ils pas se rencontrer dans la vie, n’auraient-ils pas l’un et l’autre mille petits services à se rendre ? Lucien avait besoin d’un homme sûr dans le parti libéral pour faire attaquer les ministériels ou les ultras qui se refuseraient à le servir.

— Si l’on se joue de vous, comment ferez-vous ? dit Finot en terminant. Si quelque ministre, croyant vous avoir attaché par le licou de votre apostasie, ne vous redoute plus et vous envoie promener, ne vous faudra-t-il pas lui lancer quelques chiens pour le mordre aux mollets ? Eh ! bien, vous êtes brouillé à mort avec Lousteau qui demande votre tête. Félicien et vous, vous ne vous parlez plus. Moi seul, je vous reste ! Une des lois de mon métier est de vivre en bonne intelligence avec les hommes vraiment forts. Vous pourrez me rendre, dans le monde où vous allez, l’équivalent des services que je vous rendrai dans la Presse. Mais les affaires avant tout ! envoyez-moi des articles purement littéraires, ils ne vous compromettront pas, et vous aurez exécuté nos conventions.

Lucien ne vit que de l’amitié mêlée à de savants calculs dans les propositions de Finot dont la flatterie et celle de des Lupeaulx l’avaient mis en belle humeur : il remercia Finot !

Dans la vie des ambitieux et de tous ceux qui ne peuvent parvenir qu’à l’aide des hommes et des choses, par un plan de conduite plus ou moins bien combiné, suivi, maintenu, il se rencontre un cruel moment où je ne sais quelle puissance les soumet à de rudes épreuves : tout manque à la fois, de tous côtés les fils rompent ou s’embrouillent, le malheur apparaît sur tous les points. Quand un homme perd la tête au milieu de ce désordre moral, il est perdu. Les gens qui savent résister à cette première révolte des circonstances, qui se roidissent en laissant passer la tourmente, qui se sauvent en gravissant par un épouvantable effort la sphère supérieure, sont les hommes réellement forts. Tout homme, à moins d’être né riche, a donc ce qu’il faut appeler sa fatale semaine. Pour Napoléon, cette semaine fut la retraite de Moscou. Ce cruel moment était venu pour Lucien. Tout s’était trop heureusement succédé pour lui dans le monde et dans la littérature ; il avait été trop heureux, il devait voir les hommes et les choses se tourner contre lui. La première douleur fut la plus vive et la plus cruelle de toutes, elle l’atteignit là où il se croyait invulnérable, dans son cœur et dans son amour. Coralie pouvait n’être pas spirituelle ; mais douée d’une belle âme, elle avait la faculté de la mettre en dehors par ces mouvements soudains qui font les grandes actrices. Ce phénomène étrange, tant qu’il n’est pas devenu comme une habitude par un long usage, est soumis aux caprices du caractère, et souvent à une admirable pudeur qui domine les actrices encore jeunes. Intérieurement naïve et timide, en apparence hardie et leste comme doit être une comédienne, Coralie encore aimante éprouvait une réaction de son cœur de femme sur son masque de comédienne. L’art de rendre les sentiments, cette sublime fausseté, n’avait pas encore triomphé chez elle de la nature. Elle était honteuse de donner au public ce qui n’appartenait qu’à l’amour. Puis elle avait une faiblesse particulière aux femmes vraies. Tout en se sachant appelée à régner en souveraine sur la scène, elle avait besoin du succès. Incapable d’affronter une salle avec laquelle elle ne sympathisait pas, elle tremblait toujours en arrivant en scène ; et, alors, la froideur du public pouvait la glacer. Cette terrible émotion lui faisait trouver dans chaque nouveau rôle un nouveau début. Les applaudissements lui causaient une espèce d’ivresse, inutile à son amour-propre, mais indispensable à son courage : un murmure de désapprobation ou le silence d’un public distrait lui ôtaient ses moyens ; une salle pleine, attentive, des regards admirateurs et bienveillants l’électrisaient ; elle se mettait alors en communication avec les qualités nobles de toutes ces âmes, et se sentait la puissance de les élever, de les émouvoir. Ce double effet accusait bien et la nature nerveuse et la constitution du génie, en trahissant aussi les délicatesses et la tendresse de cette pauvre enfant. Lucien avait fini par apprécier les trésors que renfermait ce cœur, il avait reconnu combien sa maîtresse était jeune fille. Inhabile aux faussetés de l’actrice, Coralie était incapable de se défendre contre les rivalités et les manœuvres des coulisses auxquelles s’adonnait Florine, fille aussi dangereuse, aussi dépravée déjà que son amie était simple et généreuse. Les rôles devaient venir trouver Coralie ; elle était trop fière pour implorer les auteurs et subir leurs déshonorantes conditions, pour se donner au premier journaliste qui la menacerait de son amour et de sa plume. Le talent, déjà si rare dans l’art extraordinaire du comédien, n’est qu’une condition du succès, le talent est même long-temps nuisible s’il n’est accompagné d’un certain génie d’intrigue qui manquait absolument à Coralie. Prévoyant les souffrances qui attendaient son amie à son début au Gymnase, Lucien voulut à tout prix lui procurer un triomphe. L’argent qui restait sur le prix du mobilier vendu, celui que Lucien gagnait, tout avait passé aux costumes, à l’arrangement de la loge, à tous les frais d’un début. Quelques jours auparavant, Lucien fit une démarche humiliante à laquelle il se résolut par amour : il prit les billets de Fendant et Cavalier, se rendit rue des Bourdonnais au Cocon d’or pour en proposer l’escompte à Camusot. Le poète n’était pas encore tellement corrompu qu’il pût aller froidement à cet assaut. Il laissa bien des douleurs sur le chemin, il le pava des plus terribles pensées en se disant alternativement : oui ! — non ! Mais il arriva néanmoins au petit cabinet froid, noir, éclairé par une cour intérieure, où siégeait gravement non plus l’amoureux de Coralie, le débonnaire, le fainéant, le libertin, l’incrédule Camusot qu’il connaissait ; mais le sérieux père de famille, le négociant poudré de ruses et de vertus, masqué de la pruderie judiciaire d’un magistrat du Tribunal de Commerce, et défendu par la froideur patronale d’un chef de maison, entouré de commis, de caissiers, de cartons verts, de factures et d’échantillons, bardé de sa femme, accompagné d’une fille simplement mise. Lucien frémit de la tête aux pieds en l’abordant, car le digne négociant lui jeta le regard insolemment indifférent qu’il avait déjà vu dans les yeux des escompteurs.

— Voici des valeurs, je vous aurais mille obligations si vous vouliez me les prendre, monsieur ? dit-il en se tenant debout auprès du négociant assis.

— Vous m’avez pris quelque chose, monsieur, dit Camusot, je m’en souviens.

Là, Lucien expliqua la situation de Coralie, à voix basse et en parlant à l’oreille du marchand de soieries, qui put entendre les palpitations du poète humilié. Il n’était pas dans les intentions de Camusot que Coralie éprouvât une chute. En écoutant, le négociant regardait les signatures et sourit, il était Juge au Tribunal de Commerce, il connaissait la situation des libraires. Il donna quatre mille cinq cents francs à Lucien, à la condition de mettre dans son endos valeur reçue en soieries. Lucien alla sur-le-champ voir Braulard et fit très-bien les choses avec lui pour assurer à Coralie un beau succès. Braulard promit de venir et vint à la répétition générale afin de convenir des endroits où ses romains déploieraient leurs battoirs de chair, et enlèveraient le succès. Lucien remit le reste de son argent à Coralie en lui cachant sa démarche auprès de Camusot ; il calma les inquiétudes de l’actrice et de Bérénice, qui déjà ne savaient comment faire aller le ménage. Martinville, un des hommes de ce temps qui connaissaient le mieux le théâtre, était venu plusieurs fois faire répéter le rôle de Coralie. Lucien avait obtenu de plusieurs rédacteurs royalistes la promesse d’articles favorables, il ne soupçonnait donc pas le malheur. La veille du début de Coralie, il arriva quelque chose de funeste à Lucien. Le livre de d’Arthez avait paru. Le rédacteur en chef du journal d’Hector Merlin donna l’ouvrage à Lucien comme à l’homme le plus capable d’en rendre compte : il devait sa fatale réputation en ce genre aux articles qu’il avait faits sur Nathan. Il y avait du monde au bureau, tous les rédacteurs s’y trouvaient. Martinville y était venu s’entendre sur un point de la polémique générale adoptée par les journaux royalistes contre les journaux libéraux. Nathan, Merlin, tous les collaborateurs du Réveil s’y entretenaient de l’influence du journal semi-hebdomadaire de Léon Giraud, influence d’autant plus pernicieuse que le langage en était prudent, sage et modéré. On commençait à parler du Cénacle de la rue des Quatre-Vents, on l’appelait une Convention. Il avait été décidé que les journaux royalistes feraient une guerre à mort et systématique à ces dangereux adversaires, qui devinrent en effet les metteurs en œuvre de la Doctrine, cette fatale secte qui renversa les Bourbons, dès le jour où la plus mesquine des vengeances amena le plus brillant écrivain royaliste à s’allier avec elle. D’Arthez, dont les opinions absolutistes étaient inconnues, enveloppé dans l’anathème prononcé sur le Cénacle, allait être la première victime. Son livre devait être échiné, selon le mot classique. Lucien refusa de faire l’article. Ce refus excita le plus violent scandale parmi les hommes considérables du parti royaliste venus à ce rendez-vous. On déclara nettement à Lucien qu’un nouveau converti n’avait pas de volonté ; s’il ne lui convenait pas d’appartenir à la monarchie et à la religion, il pouvait retourner à son premier camp : Merlin et Martinville le prirent à part et lui firent amicalement observer qu’il livrait Coralie à la haine que les journaux libéraux lui avaient vouée, et qu’elle n’aurait plus les journaux royalistes et ministériels pour se défendre. L’actrice allait donner lieu sans doute à une polémique ardente qui lui vaudrait cette renommée après laquelle soupirent toutes les femmes de théâtre.

— Vous n’y connaissez rien, lui dit Martinville, elle jouera pendant trois mois au milieu des feux croisés de nos articles, et trouvera trente mille francs en province dans ses trois mois de congé. Pour un de ces scrupules qui vous empêcheront d’être un homme politique, et qu’on doit fouler aux pieds, vous allez tuer Coralie et votre avenir, vous jetez votre gagne-pain.

Lucien se vit forcé d’opter entre d’Arthez et Coralie : sa maîtresse était perdue s’il n’égorgeait pas d’Arthez dans le grand journal et dans le Réveil. Le pauvre poète revint chez lui, la mort dans l’âme ; il s’assit au coin du feu dans sa chambre et lut ce livre, l’un des plus beaux de la littérature moderne. Il laissa des larmes de page en page, il hésita long-temps, mais enfin il écrivit un article moqueur, comme il savait si bien en faire, il prit ce livre comme les enfants prennent un bel oiseau pour le déplumer et le martyriser. Sa terrible plaisanterie était de nature à nuire au livre. En relisant cette belle œuvre, tous les bons sentiments de Lucien se réveillèrent : il traversa Paris à minuit, arriva chez d’Arthez, vit à travers les vitres trembler la chaste et timide lueur qu’il avait si souvent regardée avec les sentiments d’admiration que méritait la noble constance de ce vrai grand homme ; il ne se sentit pas la force de monter, il demeura sur une borne pendant quelques instants. Enfin poussé par son bon ange, il frappa, trouva d’Arthez lisant et sans feu.

— Que vous arrive-t-il ? dit le jeune écrivain en apercevant Lucien et devinant qu’un horrible malheur pouvait seul le lui amener.

— Ton livre est sublime, s’écria Lucien les yeux pleins de larmes, et ils m’ont commandé de l’attaquer.

— Pauvre enfant, tu manges un pain bien dur, dit d’Arthez.

— Je ne vous demande qu’une grâce, gardez-moi le secret sur ma visite, et laissez-moi dans mon enfer à mes occupations de damné. Peut-être ne parvient-on à rien sans s’être fait des calus aux endroits les plus sensibles du cœur.

— Toujours le même ! dit d’Arthez.

— Me croyez-vous un lâche ? Non, d’Arthez, non, je suis un enfant ivre d’amour.

Et il lui expliqua sa position.

— Voyons l’article, dit d’Arthez ému par tout ce que Lucien venait de lui dire de Coralie.

Lucien lui tendit le manuscrit, d’Arthez le lut, et ne put s’empêcher de sourire : — Quel fatal emploi de l’esprit ! s’écria-t-il ; mais il se tut en voyant Lucien dans un fauteuil, accablé d’une douleur vraie. — Voulez-vous me le laisser corriger ? je vous le renverrai demain, reprit-il. La plaisanterie déshonore une œuvre, une critique grave et sérieuse est parfois un éloge, je saurai rendre votre article plus honorable et pour vous et pour moi. D’ailleurs moi seul, je connais bien mes fautes !

— En montant une côte aride, on trouve quelquefois un fruit pour apaiser les ardeurs d’une soif horrible ; ce fruit, le voilà ! dit Lucien qui se jeta dans les bras de d’Arthez, y pleura et lui baisa le front en disant : — Il me semble que je vous confie ma conscience pour me la rendre un jour !

— Je regarde le repentir périodique comme une grande hypocrisie, dit solennellement d’Arthez, le repentir est alors une prime donnée aux mauvaises actions. Le repentir est une virginité que notre âme doit à Dieu : un homme qui se repent deux fois est donc un horrible sycophante. J’ai peur que tu ne voies que des absolutions dans tes repentirs !

Ces paroles foudroyèrent Lucien qui revint à pas lents rue de la Lune. Le lendemain, le poète porta au journal son article, renvoyé et remanié par d’Arthez ; mais, depuis ce jour, il fut dévoré par une mélancolie qu’il ne sut pas toujours déguiser. Quand le soir il vit la salle du Gymnase pleine, il éprouva les terribles émotions que donne un début au théâtre, et qui s’agrandirent chez lui de toute la puissance de son amour. Toutes ses vanités étaient en jeu, son regard embrassait toutes les physionomies comme celui d’un accusé embrasse les figures des jurés et des juges : un murmure allait le faire tressaillir ; un petit incident sur la scène, les entrées et les sorties de Coralie, les moindres inflexions de voix devaient l’agiter démesurément. La pièce où débutait Coralie était une de celles qui tombent, mais qui rebondissent, et la pièce tomba. En entrant en scène, Coralie ne fut pas applaudie, et fut frappée par la froideur du Parterre. Dans les loges, elle n’eut pas d’autres applaudissements que celui de Camusot. Des personnes placées au Balcon et aux Galeries firent taire le négociant par des chut répétés. Les Galeries imposèrent silence aux claqueurs, quand les claqueurs se livrèrent à des salves évidemment exagérées. Martinville applaudissait courageusement, et l’hypocrite Florine, Nathan, Merlin l’imitaient. Une fois la pièce tombée, il y eut foule dans la loge de Coralie ; mais cette foule aggrava le mal par les consolations qu’on lui donnait. L’actrice revint au désespoir moins pour elle que pour Lucien.

— Nous avons été trahis par Braulard, dit-il.

Coralie eut une fièvre horrible, elle était atteinte au cœur. Le lendemain, il lui fut impossible de jouer : elle se vit arrêtée dans sa carrière, Lucien lui cacha les journaux, il les décacheta dans la salle à manger. Tous les feuilletonistes attribuaient la chute de la pièce à Coralie : elle avait trop présumé de ses forces ; elle, qui faisait les délices des boulevards, était déplacée au Gymnase ; elle avait été poussée là par une louable ambition, mais elle n’avait pas consulté ses moyens, elle avait mal pris son rôle. Lucien lut alors sur Coralie des tartines composées dans le système hypocrite de ses articles sur Nathan. Une rage digne de Milon de Crotone quand il se sentit les mains prises dans le chêne qu’il avait ouvert lui-même éclata chez Lucien, il devint blême ; ses amis donnaient à Coralie, dans une phraséologie admirable de bonté, de complaisance et d’intérêt, les conseils les plus perfides. Elle devait jouer, y disait-on, des rôles que les perfides auteurs de ces feuilletons infâmes savaient être entièrement contraires à son talent. Tels étaient les journaux royalistes serinés sans doute par Nathan. Quant aux journaux libéraux et aux petits journaux, ils déployaient les perfidies, les moqueries que Lucien avait pratiquées. Coralie entendit un ou deux sanglots, elle sauta de son lit vers Lucien, aperçut les journaux, voulut les voir et les lut. Après cette lecture, elle alla se recoucher, et garda le silence. Florine était de la conspiration, elle en avait prévu l’issue, elle savait le rôle de Coralie, elle avait eu Nathan pour répétiteur. L’Administration, qui tenait à la pièce, voulut donner le rôle de Coralie à Florine. Le directeur vint trouver la pauvre actrice, elle était en larmes et abattue ; mais quand il lui dit devant Lucien que Florine savait le rôle et qu’il était impossible de ne pas donner la pièce le soir, elle se dressa, sauta hors du lit.

— Je jouerai, cria-t-elle.

Elle tomba évanouie. Florine eut donc le rôle et s’y fit une réputation, car elle releva la pièce ; elle eut dans tous les journaux une ovation à partir de laquelle elle fut cette grande actrice que vous savez. Le triomphe de Florine exaspéra Lucien au plus haut degré.

— Une misérable à laquelle tu as mis le pain à la main ! Si le Gymnase le veut, il peut racheter ton engagement. Je serai comte de Rubempré, je ferai fortune et t’épouserai.

— Quelle sottise ! dit Coralie en lui jetant un regard pâle.

— Une sottise ! cria Lucien. Eh ! bien, dans quelques jours tu habiteras une belle maison, tu auras un équipage, et je te ferai un rôle !

Il prit deux mille francs et courut à Frascati. Le malheureux y resta sept heures dévoré par des furies, le visage calme et froid en apparence. Pendant cette journée et une partie de la nuit, il eut les chances les plus diverses : il posséda jusqu’à trente mille francs, et sortit sans un sou. Quand il revint, il trouva Finot qui l’attendait pour avoir ses petits articles. Lucien commit la faute de se plaindre.

— Ah ! tout n’est pas roses, répondit Finot ; vous avez fait si brutalement votre demi-tour à gauche que vous deviez perdre l’appui de la presse libérale, bien plus forte que la presse ministérielle et royaliste. Il ne faut jamais passer d’un camp dans un autre sans s’être fait un bon lit où l’on se console des pertes auxquelles on doit s’attendre ; mais, dans tous les cas, un homme sage va voir ses amis, leur expose ses raisons, et se fait conseiller par eux son abjuration, ils en deviennent les complices, ils vous plaignent, et l’on convient alors, comme Nathan et Merlin leurs camarades, de se rendre des services mutuels. Les loups ne se mangent point. Vous avez eu, vous, en cette affaire, l’innocence d’un agneau. Vous serez forcé de montrer les dents à votre nouveau parti pour en tirer cuisse ou aile. Ainsi, l’on vous a sacrifié nécessairement à Nathan. Je ne vous cacherai pas le bruit, le scandale et les criailleries que soulève votre article contre d’Arthez. Marat est un saint comparé à vous. Il se prépare des attaques contre vous, votre livre y succombera. Où en est-il, votre roman ?

— Voici les dernières feuilles, dit Lucien en montrant un paquet d’épreuves.

— On vous attribue les articles non signés des journaux ministériels et ultras contre ce petit d’Arthez. Maintenant, tous les jours, les coups d’épingle du Réveil sont dirigés contre les gens de la rue des Quatre-Vents, et les plaisanteries sont d’autant plus sanglantes qu’elles sont drôles. Il y a toute une coterie politique, grave et sérieuse derrière le journal de Léon Giraud, une coterie à qui le pouvoir appartiendra tôt ou tard.

— Je n’ai pas mis le pied au Réveil depuis huit jours.

— Eh ! bien, pensez à mes petits articles. Faites-en cinquante sur-le-champ, je vous les payerai en masse ; mais faites-les dans la couleur du journal.

Et Finot donna négligemment à Lucien le sujet d’un article plaisant contre le Garde-des-Sceaux en lui racontant une prétendue anecdote qui, lui dit-il, courait les salons.

Pour réparer sa perte au jeu, Lucien retrouva, malgré son affaissement, de la verve, de la jeunesse d’esprit, et composa trente articles de chacun deux colonnes. Les articles finis, Lucien alla chez Dauriat, sûr d’y rencontrer Finot auquel il voulait les remettre secrètement ; il avait d’ailleurs besoin de faire expliquer le libraire sur la non-publication des Marguerites. Il trouva la boutique pleine de ses ennemis. À son entrée, il y eut un silence complet, les conversations cessèrent. En se voyant mis au ban du journalisme, Lucien se sentit un redoublement de courage, et se dit en lui-même comme dans l’allée du Luxembourg : — Je triompherai ! Dauriat ne fut ni protecteur ni doux, il se montra goguenard, retranché dans son droit : il ferait paraître les Marguerites à sa guise, il attendrait que la position de Lucien en assurât le succès, il avait acheté l’entière propriété. Quand Lucien objecta que Dauriat était tenu de publier ses Marguerites par la nature même du contrat et de la qualité des contractants, le libraire soutint le contraire et dit que judiciairement il ne pourrait être contraint à une opération qu’il jugeait mauvaise, il était seul juge de l’opportunité. Il y avait d’ailleurs une solution que tous les tribunaux admettraient : Lucien était maître de rendre les mille écus, de reprendre son œuvre et de la faire publier par un libraire royaliste.

Lucien se retira plus piqué du ton modéré que Dauriat avait pris, qu’il ne l’avait été de sa pompe autocratique à leur première entrevue. Ainsi, les Marguerites ne seraient sans doute publiées qu’au moment où Lucien aurait pour lui les forces auxiliaires d’une camaraderie puissante, ou deviendrait formidable par lui-même. Le poète revint chez lui lentement, en proie à un découragement qui le menait au suicide, si l’action eût suivi la pensée. Il vit Coralie au lit, pâle et souffrante.

— Un rôle, ou elle meurt, lui dit Bérénice pendant que Lucien s’habillait pour aller rue du Mont-Blanc chez mademoiselle des Touches qui donnait une grande soirée où il devait trouver des Lupeaulx, Vignon, Blondet, madame d’Espard et madame de Bargeton.

La soirée était donnée pour Conti, le grand compositeur qui possédait l’une des voix les plus célèbres en dehors de la scène, pour la Cinti, la Pasta, Garcia, Levasseur, et deux ou trois voix illustres du beau monde. Lucien se glissa jusqu’à l’endroit où la marquise, sa cousine et madame de Montcornet étaient assises. Le malheureux jeune homme prit un air léger, content, heureux ; il plaisanta, se montra comme il était dans ses jours de splendeur, il ne voulait point paraître avoir besoin du monde. Il s’étendit sur les services qu’il rendait au parti royaliste, il en donna pour preuve les cris de haine que poussaient les Libéraux.

— Vous en serez bien largement récompensé, mon ami, lui dit madame de Bargeton en lui adressant un gracieux sourire. Allez après-demain à la chancellerie avec le Héron et des Lupeaulx, et vous y trouverez votre ordonnance signée par le roi. Le garde-des-sceaux la porte demain au château ; mais il y a conseil, il reviendra tard : néanmoins, si je savais le résultat, dans la soirée, j’enverrai chez vous. Où demeurez-vous ?

— Je viendrai, répondit Lucien honteux d’avoir à dire qu’il demeurait rue de la Lune.

— Les ducs de Lenoncourt et de Navarreins ont parlé de vous au roi, reprit la marquise, ils ont vanté en vous un de ces dévouements absolus et entiers qui voulaient une récompense éclatante afin de vous venger des persécutions de parti libéral. D’ailleurs, le nom et le titre des Rubempré, auxquels vous avez droit par votre mère, vont devenir illustres en vous. Le roi a dit à Sa Grandeur, le soir, de lui apporter une ordonnance pour autoriser le sieur Lucien Chardon à porter le nom et les titres des comtes de Rubempré, en sa qualité de petit-fils du dernier comte par sa mère. — Favorisons les chardonnerets du Pinde, a-t-il dit après avoir lu votre sonnet sur le lis dont s’est heureusement souvenu ma cousine et qu’elle avait donné au duc. — Surtout quand le roi peut faire le miracle de les changer en aigles, a répondu monsieur de Navarreins.

Lucien eut une effusion de cœur qui aurait pu attendrir une femme moins profondément blessée que l’était Louise d’Espard de Négrepelisse. Plus Lucien était beau, plus elle avait soif de vengeance. Des Lupeaulx avait raison, Lucien manquait de tact : il ne sut pas deviner que l’ordonnance dont on lui parlait n’était qu’une plaisanterie comme savait en faire madame d’Espard. Enhardi par ce succès et par la distinction flatteuse que lui témoignait mademoiselle des Touches, il resta chez elle jusqu’à deux heures du matin pour pouvoir lui parler en particulier. Lucien avait appris dans les bureaux des journaux royalistes que mademoiselle des Touches était la collaboratrice secrète d’une pièce où devait jouer la grande merveille du moment, la petite Fay. Quand les salons furent déserts, il emmena mademoiselle des Touches sur un sofa, dans le boudoir, et lui raconta d’une façon si touchante le malheur de Coralie et le sien, que cette illustre hermaphrodite lui promit de faire donner le rôle principal à Coralie.

Le lendemain de cette soirée, au moment où Coralie, heureuse de la promesse de mademoiselle des Touches à Lucien, revenait à la vie et déjeunait avec son poète, Lucien lisait le journal de Lousteau, où se trouvait le récit épigrammatique de l’anecdote inventée sur le Garde-des-Sceaux et sur sa femme. La méchanceté la plus noire s’y cachait sous l’esprit le plus incisif. Le roi Louis XVIII était admirablement mis en scène, et ridiculisé sans que le Parquet pût intervenir. Voici le fait auquel le parti libéral essayait de donner l’apparence de la vérité, mais qui n’a fait que grossir le nombre de ses spirituelles calomnies.

La passion de Louis XVIII pour une correspondance galante et musquée, pleine de madrigaux et d’étincelles, y était interprétée comme la dernière expression de son amour qui devenait doctrinaire : il passait, y disait-on, du fait à l’idée. L’illustre maîtresse, si cruellement attaquée par Béranger sous le nom d’Octavie, avait conçu les craintes les plus sérieuses. La correspondance languissait. Plus Octavie déployait d’esprit, plus son amant se montrait froid et terne. Octavie avait fini par découvrir la cause de sa défaveur, son pouvoir était menacé par les prémices et les épices d’une nouvelle correspondance du royal écrivain avec la femme du Garde-des-Sceaux. Cette excellente femme était supposée incapable d’écrire un billet, elle devait être purement et simplement l’éditeur responsable d’une audacieuse ambition. Qui pouvait être caché sous cette jupe ? Après quelques observations, Octavie découvrit que le roi correspondait avec son Ministre. Son plan est fait. Aidée par un ami fidèle, elle retient un jour le Ministre à la Chambre par une discussion orageuse, et se ménage un tête-à-tête où elle révolte l’amour-propre du roi par la révélation de cette tromperie. Louis XVIII entre dans un accès de colère bourbonnienne et royale, il éclate contre Octavie, il doute ; Octavie offre une preuve immédiate en le priant d’écrire un mot qui voulût absolument une réponse. La malheureuse femme surprise envoie requérir son mari à la Chambre ; mais tout était prévu, dans ce moment il occupait la tribune. La femme sue sang et eau, cherche tout son esprit, et répond avec l’esprit qu’elle trouve. — Votre chancelier vous dira le reste, s’écria Octavie en riant du désappointement du Roi.

Quoique mensonger, l’article piquait au vif le Garde-des-Sceaux, sa femme et le Roi. Des Lupeaulx, à qui Finot a toujours gardé le secret, avait, dit-on, inventé l’anecdote. Ce spirituel et mordant article fit la joie des Libéraux et celle du parti de Monsieur ; Lucien s’en amusa sans y voir autre chose qu’un très-agréable canard. Il alla le lendemain prendre des Lupeaulx et le baron du Châtelet. Le baron venait remercier Sa Grandeur. Le sieur Châtelet, nommé Conseiller d’État en service extraordinaire, était fait comte avec la promesse de la préfecture de la Charente, dès que le préfet actuel aurait fini les quelques mois nécessaires pour compléter le temps voulu pour lui faire obtenir le maximum de la retraite. Le comte du Châtelet, car le du fut inséré dans l’ordonnance, prit Lucien dans sa voiture et le traita sur un pied d’égalité. Sans les articles de Lucien, il ne serait peut-être pas parvenu si promptement ; la persécution des Libéraux avait été comme un piédestal pour lui. Des Lupeaulx était au Ministère, dans le cabinet du Secrétaire-Général. À l’aspect de Lucien, ce fonctionnaire fit un bond d’étonnement et regarda des Lupeaulx.

— Comment ! vous osez venir ici, monsieur ? dit le Secrétaire-Général à Lucien stupéfait. Sa Grandeur a déchiré votre ordonnance préparée, la voici ! Il montra le premier papier venu déchiré en quatre. Le ministre a voulu connaître l’auteur de l’épouvantable article d’hier, et voici la copie du numéro, dit le Secrétaire-Général en tendant à Lucien les feuillets de son article. Vous vous dites royaliste, monsieur, et vous êtes collaborateur de cet infâme journal qui fait blanchir les cheveux aux ministres, qui chagrine les Centres et nous entraîne dans un abîme. Vous déjeunez du Corsaire, du Miroir, du Constitutionnel, du Courrier ; vous dînez de la Quotidienne, du Réveil, et vous soupez avec Martinville, le plus terrible antagoniste du Ministère, et qui pousse le roi vers l’absolutisme, ce qui l’amènerait à une révolution tout aussi promptement que s’il se livrait à l’extrême Gauche ? Vous êtes un très-spirituel journaliste, mais vous ne serez jamais un homme politique. Le ministre vous a dénoncé comme l’auteur de l’article au roi, qui, dans sa colère, a grondé monsieur le duc de Navarreins, son premier gentilhomme de service. Vous vous êtes fait des ennemis d’autant plus puissants qu’ils vous étaient plus favorables ! Ce qui chez un ennemi semble naturel, est épouvantable chez un ami.

— Mais vous êtes donc un enfant, mon cher ? dit des Lupeaulx. Vous m’avez compromis. Mesdames d’Espard et de Bargeton, madame de Montcornet, qui avaient répondu de vous, doivent être furieuses. Le duc a dû faire retomber sa colère sur la marquise, et la marquise a dû gronder sa cousine. N’y allez pas ! Attendez.

— Voici Sa Grandeur, sortez ! dit le Secrétaire-Général.

Lucien se trouva sur la place Vendôme, hébété comme un homme à qui l’on vient de donner sur la tête un coup d’assommoir. Il revint à pied par les boulevards en essayant de se juger. Il se vit le jouet d’hommes envieux, avides et perfides. Qu’était-il dans ce monde d’ambitions ? Un enfant qui courait après les plaisirs et les jouissances de vanité, leur sacrifiant tout ; un poète, sans réflexion profonde, allant de lumière en lumière comme un papillon, sans plan fixe, l’esclave des circonstances, pensant bien et agissant mal. Sa conscience fut un impitoyable bourreau. Enfin, il n’avait plus d’argent et se sentait épuisé de travail et de douleur. Ses articles ne passaient qu’après ceux de Merlin et de Nathan. Il allait à l’aventure, perdu dans ses réflexions ; il vit en marchant, chez quelques cabinets littéraires qui commençaient à donner des livres en lecture avec les journaux, une affiche où, sous un titre bizarre, à lui tout à fait inconnu, brillait son nom : Par monsieur Lucien Chardon de Rubempré. Son ouvrage paraissait, il n’en avait rien su, les journaux se taisaient. Il demeura les bras pendants, immobile, sans apercevoir un groupe de jeunes gens les plus élégants, parmi lesquels étaient Rastignac, de Marsay et quelques autres de sa connaissance. Il ne fit pas attention à Michel Chrestien et à Léon Giraud, qui venaient à lui.

— Vous êtes monsieur Chardon ? lui dit Michel d’un ton qui fit résonner les entrailles de Lucien comme des cordes.

— Ne me connaissez-vous pas ? répondit-il en pâlissant.

Michel lui cracha au visage.

— Voilà les honoraires de vos articles contre d’Arthez. Si chacun dans sa cause ou dans celle de ses amis imitait ma conduite, la Presse resterait ce qu’elle doit être : un sacerdoce respectable et respecté !

Lucien avait chancelé ; il s’appuya sur Rastignac en lui disant, ainsi qu’à de Marsay : — Messieurs, vous ne sauriez refuser d’être mes témoins. Mais je veux d’abord rendre la partie égale, et l’affaire sans remède.

Lucien donna vivement un soufflet à Michel, qui ne s’y attendait pas. Les dandies et les amis de Michel se jetèrent entre le républicain et le royaliste, afin que cette lutte ne prît pas un caractère populacier. Rastignac saisit Lucien et l’emmena chez lui, rue Taitbout, à deux pas de cette scène, qui avait lieu sur le boulevard de Gand, à l’heure du dîner. Cette circonstance évita les rassemblements d’usage en pareil cas. De Marsay vint chercher Lucien, que les deux dandies forcèrent à dîner joyeusement avec eux au café Anglais, où ils se grisèrent.

— Êtes-vous fort à l’épée ? lui dit de Marsay.

— Je n’en ai jamais manié.

— Au pistolet ? dit Rastignac.

— Je n’ai pas dans ma vie tiré un seul coup de pistolet.

— Vous avez pour vous le hasard, vous êtes un terrible adversaire, vous pouvez tuer votre homme, dit de Marsay.

Lucien trouva fort heureusement Coralie au lit et endormie. L’actrice avait joué dans une petite pièce et à l’improviste, elle avait repris sa revanche en obtenant des applaudissements légitimes et non stipendiés. Cette soirée, à laquelle ne s’attendaient pas ses ennemis, détermina le directeur à lui donner le principal rôle dans la pièce de Camille Maupin ; car il avait fini par découvrir la cause de l’insuccès de Coralie à son début. Courroucé par les intrigues de Florine et de Nathan pour faire tomber une actrice à laquelle il tenait, le Directeur avait promis à Coralie la protection de l’Administration.

À cinq heures du matin, Rastignac vint chercher Lucien.

— Mon cher, vous êtes logé dans le système de votre rue, lui dit-il pour tout compliment. Soyons les premiers au rendez-vous, sur le chemin de Clignancourt, c’est le bon goût, et nous devons de bons exemples. — Voici le programme, lui dit de Marsay dès que le fiacre roula dans le faubourg Saint-Denis. Vous vous battez au pistolet, à vingt-cinq pas, marchant à volonté l’un sur l’autre jusqu’à une distance de quinze pas. Vous avez chacun cinq pas à faire et trois coups à tirer, pas davantage. Quoi qu’il arrive, vous vous engagez à en rester là l’un et l’autre. Nous chargeons les pistolets de votre adversaire, et ses témoins chargent les vôtres. Les armes ont été choisies par les quatre témoins réunis chez un armurier. Je vous promets que nous avons aidé le hasard : vous avez des pistolets de cavalerie.

Pour Lucien, la vie était devenue un mauvais rêve ; il lui était indifférent de vivre ou de mourir. Le courage particulier au suicide lui servit donc à paraître en grand costume de bravoure aux yeux des spectateurs de son duel. Il resta, sans marcher, à sa place. Cette insouciance passa pour un froid calcul : on trouva ce poète très-fort. Michel Chrestien vint jusqu’à sa limite. Les deux adversaires firent feu en même temps, car les insultes avaient été regardées comme égales. Au premier coup, la balle de Chrestien effleura le menton de Lucien dont la balle passa à dix pieds au-dessus de la tête de son adversaire. Au second coup, la balle de Michel se logea dans le col de la redingote du poète, lequel était heureusement piqué et garni de bougran. Au troisième coup, Lucien reçut la balle dans le sein et tomba.

— Est-il mort ? demanda Michel.

— Non, dit le chirurgien, il s’en tirera.

— Tant pis, répondit Michel.

— Oh ! oui, tant pis, répéta Lucien en versant des larmes.

À midi, ce malheureux enfant se trouva dans sa chambre et sur son lit ; il avait fallu cinq heures et de grands ménagements pour l’y transporter. Quoique son état fût sans danger, il exigeait des précautions : la fièvre pouvait amener de fâcheuses complications. Coralie étouffa son désespoir et ses chagrins. Pendant tout le temps que son ami fut en danger, elle passa les nuits avec Bérénice en apprenant ses rôles. Le danger de Lucien dura deux mois. Cette pauvre créature jouait quelquefois un rôle qui voulait de la gaieté, tandis qu’intérieurement elle se disait : — Mon cher Lucien meurt peut-être en ce moment !

Pendant ce temps, Lucien fut soigné par Bianchon : il dut la vie au dévouement de cet ami si vivement blessé, mais à qui d’Arthez avait confié le secret de la démarche de Lucien en justifiant le malheureux poète. Dans un moment lucide, car Lucien eut une fièvre nerveuse d’une haute gravité, Bianchon, qui soupçonnait d’Arthez de quelque générosité, questionna son malade ; Lucien lui dit n’avoir pas fait d’autre article sur le livre de d’Arthez que l’article sérieux et grave inséré dans le journal d’Hector Merlin.

À la fin du premier mois, la maison Fendant et Cavalier déposa son bilan. Bianchon dit à l’actrice de cacher ce coup affreux à Lucien. Le fameux roman de l’Archer de Charles IX, publié sous un titre bizarre, n’avait pas eu le moindre succès. Pour se faire de l’argent avant de déposer le bilan, Fendant, à l’insu de Cavalier, avait vendu cet ouvrage en bloc à des épiciers qui le revendaient à bas prix au moyen du colportage. En ce moment le livre de Lucien garnissait les parapets des ponts et les quais de Paris. La librairie du quai des Augustins, qui avait pris une certaine quantité d’exemplaires de ce roman, se trouvait donc perdre une somme considérable par suite de l’avilissement subit du prix : les quatre volumes in-12 qu’elle avait achetés quatre francs cinquante centimes étaient donnés pour cinquante sous. Le commerce jetait les hauts cris, et les journaux continuaient à garder le plus profond silence. Barbet n’avait pas prévu ce lavage, il croyait au talent de Lucien ; contrairement à ses habitudes, il s’était jeté sur deux cents exemplaires ; et la perspective d’une perte le rendait fou, il disait des horreurs de Lucien. Barbet prit un parti héroïque : il mit ses exemplaires dans un coin de son magasin par un entêtement particulier aux avares, et laissa ses confrères se débarrasser des leurs à vil prix. Plus tard, en 1824, quand la belle préface de d’Arthez, le mérite du livre et deux articles faits par Léon Giraud eurent rendu à cette œuvre sa valeur, Barbet vendit ses exemplaires un par un au prix de dix francs. Malgré les précautions de Bérénice et de Coralie, il fut impossible d’empêcher Hector Merlin de venir voir son ami mourant ; et il lui fit boire goutte à goutte le calice amer de ce bouillon, mot en usage dans la librairie pour peindre l’opération funeste à laquelle s’étaient livrés Fendant et Cavalier en publiant le livre d’un débutant. Martinville, seul fidèle à Lucien, fit un magnifique article en faveur de l’œuvre ; mais l’exaspération était telle, et chez les Libéraux, et chez les Ministériels, contre le rédacteur en chef de l’Aristarque, de l’Oriflamme et du Drapeau Blanc, que les efforts de ce courageux athlète, qui rendit toujours dix insultes pour une au libéralisme, nuisirent à Lucien. Aucun journal ne releva le gant de la polémique, quelque vives que fussent les attaques du Bravo royaliste. Coralie, Bérénice et Bianchon fermèrent la porte à tous les soi-disant amis de Lucien qui jetèrent les hauts cris ; mais il fut impossible de la fermer aux huissiers. La faillite de Fendant et de Cavalier rendait leurs billets exigibles en vertu d’une des dispositions du Code de commerce, la plus attentatoire aux droits des tiers qui se voient ainsi privés des bénéfices du terme. Lucien se trouva vigoureusement poursuivi par Camusot. En voyant ce nom, l’actrice comprit la terrible et humiliante démarche qu’avait dû faire son poète, pour elle si angélique ; elle l’en aima dix fois plus, et ne voulut pas implorer Camusot. En venant chercher leur prisonnier, les Gardes du Commerce le trouvèrent au lit, et reculèrent à l’idée de l’emmener ; ils allèrent chez Camusot avant de prier le Président du Tribunal d’indiquer la maison de santé dans laquelle ils déposeraient le débiteur. Camusot accourut aussitôt rue de la Lune. Coralie descendit et remonta tenant les pièces de la procédure qui d’après l’endos avait déclaré Lucien commerçant. Comment avait-elle obtenu ces papiers de Camusot ? quelle promesse avait-elle faite ? elle garda le plus morne silence ; mais elle était remontée quasi morte. Coralie joua dans la pièce de Camille Maupin, et contribua beaucoup à ce succès de l’illustre hermaphrodite littéraire. La création de ce rôle fut la dernière étincelle de cette belle lampe. À la vingtième représentation, au moment où Lucien rétabli commençait à se promener, à manger, et parlait de reprendre ses travaux, Coralie tomba malade : un chagrin secret la dévorait. Bérénice a toujours cru que, pour sauver Lucien, elle avait promis de revenir à Camusot. L’actrice eut la mortification de voir donner son rôle à Florine. Nathan déclarait la guerre au Gymnase dans le cas où Florine ne succéderait pas à Coralie. En jouant le rôle jusqu’au dernier moment pour ne pas le laisser prendre par sa rivale, Coralie outrepassa ses forces ; le Gymnase lui avait fait quelques avances pendant la maladie de Lucien, elle ne pouvait plus rien demander à la caisse du théâtre ; malgré son bon vouloir, Lucien était encore incapable de travailler, il soignait d’ailleurs Coralie afin de soulager Bérénice ; ce pauvre ménage arriva donc à une détresse absolue, il eut cependant le bonheur de trouver dans Bianchon un médecin habile et dévoué, qui lui donna crédit chez un pharmacien. La situation de Coralie et de Lucien fut bientôt connue des fournisseurs et du propriétaire. Les meubles furent saisis. La couturière et le tailleur, ne craignant plus le journaliste, poursuivirent ces deux bohémiens à outrance. Enfin il n’y eut plus que le pharmacien et le charcutier qui fissent crédit à ces malheureux enfants. Lucien, Bérénice et la malade furent obligés pendant une semaine environ de ne manger que du porc sous toutes les formes ingénieuses et variées que lui donnent les charcutiers. La charcuterie, assez inflammatoire de sa nature, aggrava la maladie de l’actrice. Lucien fut contraint par la misère d’aller chez Lousteau réclamer les mille francs que cet ancien ami, ce traître, lui devait. Ce fut, au milieu de ses malheurs, la démarche qui lui coûta le plus. Lousteau ne pouvait plus rentrer chez lui rue de la Harpe, il couchait chez ses amis, il était poursuivi, traqué comme un lièvre. Lucien ne put trouver son fatal introducteur dans le monde littéraire que chez Flicoteaux. Lousteau dînait à la même table où Lucien l’avait rencontré, pour son malheur, le jour où il s’était éloigné de d’Arthez. Lousteau lui offrit à dîner, et Lucien accepta !

Quand, en sortant de chez Flicoteaux, Claude Vignon, qui y mangeait ce jour-là, Lousteau, Lucien et le grand inconnu qui remisait sa garderobe chez Samanon voulurent aller au café Voltaire prendre du café, jamais ils ne purent faire trente sous en réunissant le billon qui retentissait dans leurs poches. Ils flânèrent au Luxembourg, espérant y rencontrer un libraire, et ils virent en effet un des plus fameux imprimeurs de ce temps auquel Lousteau demanda quarante francs, et qui les donna. Lousteau partagea la somme en quatre portions égales, et chacun des écrivains en prit une. La misère avait éteint toute fierté, tout sentiment chez Lucien ; il pleura devant ces trois artistes en leur racontant sa situation ; mais chacun de ses camarades avait un drame tout aussi cruellement horrible à lui dire : quand chacun eut paraphrasé le sien, le poète se trouva le moins malheureux des quatre. Aussi tous avaient-ils besoin d’oublier et leur malheur et leur pensée qui doublait le malheur. Lousteau courut au Palais-Royal, y jouer les neuf francs qui lui restèrent sur ses dix francs. Le grand inconnu, quoiqu’il eût une divine maîtresse, alla dans une vile maison suspecte se plonger dans le bourbier des voluptés dangereuses. Vignon se rendit au Petit Rocher de Cancale dans l’intention d’y boire deux bouteilles de vin de Bordeaux pour abdiquer sa raison et sa mémoire. Lucien quitta Claude Vignon sur le seuil du restaurant, en refusant sa part de ce souper. La poignée de main que le grand homme de province donna au seul journaliste qui ne lui avait pas été hostile fut accompagnée d’un horrible serrement de cœur.

— Que faire ? lui demanda-t-il.

— À la guerre, comme à la guerre, lui dit le grand critique. Votre livre est beau, mais il vous a fait des envieux, votre lutte sera longue et difficile. Le génie est une horrible maladie. Tout écrivain porte en son cœur un monstre qui, semblable au tænia dans l’estomac, y dévore les sentiments à mesure qu’ils y éclosent. Qui triomphera ? la maladie de l’homme, ou l’homme de la maladie ? Certes, il faut être un grand homme pour tenir la balance entre son génie et son caractère. Le talent grandit, le cœur se dessèche. À moins d’être un colosse, à moins d’avoir des épaules d’Hercule, on reste ou sans cœur ou sans talent. Vous êtes mince et fluet, vous succomberez, ajouta-t-il en entrant chez le restaurateur.

Lucien revint chez lui en méditant sur cet horrible arrêt dont la profonde vérité lui éclairait la vie littéraire.

— De l’argent ! lui criait une voix.

Il fit lui-même, à son ordre, trois billets de mille francs chacun à un, deux et trois mois d’échéance, en y imitant avec une admirable perfection la signature de David Séchard, et il les endossa ; puis, le lendemain, il les porta chez Métivier, le marchand de papier de la rue Serpente, qui les lui escompta sans aucune difficulté. Lucien écrivit aussitôt à son beau-frère en le prévenant de la nécessité où il avait été de commettre ce faux, en se trouvant dans l’impossibilité de subir les délais de la poste ; mais il lui promettait de faire les fonds à l’échéance. Les dettes de Coralie et celles de Lucien payées, il resta trois cents francs que le poète remit entre les mains de Bérénice, en lui disant de ne lui rien donner s’il demandait de l’argent : il craignait d’être saisi par l’envie d’aller au jeu. Lucien, animé d’une rage sombre, froide et taciturne, se mit à écrire ses plus spirituels articles à la lueur d’une lampe en veillant Coralie. Quand il cherchait ses idées, il voyait cette créature adorée, blanche comme une porcelaine, belle de la beauté des mourantes, lui souriant de deux lèvres pâles, lui montrant des yeux brillants comme le sont ceux de toutes les femmes qui succombent autant à la maladie qu’au chagrin. Lucien envoyait ses articles aux journaux ; mais comme il ne pouvait pas aller dans les bureaux, pour tourmenter les rédacteurs en chef, les articles ne paraissaient pas. Quand il se décidait à venir au journal, Théodore Gaillard qui lui avait fait des avances et qui, plus tard, profita de ces diamants littéraires, le recevait froidement.

— Prenez garde à vous, mon cher, vous n’avez plus d’esprit, ne vous laissez pas abattre, ayez de la verve ! lui disait-il.

— Ce petit Lucien n’avait que son roman et ses premiers articles dans le ventre, s’écriaient Félicien Vernou, Merlin et tous ceux qui le haïssaient quand il était question de lui chez Dauriat ou au Vaudeville. Il nous envoie des choses pitoyables.

Ne rien avoir dans le ventre, mot consacré dans l’argot du journalisme, constitue un arrêt souverain dont il est difficile d’appeler, une fois qu’il a été prononcé. Ce mot, colporté partout, tuait Lucien, à l’insu de Lucien.

Au commencement du mois de juin, Bianchon dit au poète que Coralie était perdue, elle n’avait pas plus de trois ou quatre jours à vivre. Bérénice et Lucien passèrent ces fatales journées à pleurer, sans pouvoir cacher leurs larmes à cette pauvre fille au désespoir de mourir à cause de Lucien. Par un retour étrange, Coralie exigea que Lucien lui amenât un prêtre. L’actrice voulut se réconcilier avec l’Église, et mourir en paix. Elle fit une fin chrétienne, son repentir fut sincère. Cette agonie et cette mort achevèrent d’ôter à Lucien sa force et son courage. Le poète demeura dans un complet abattement, assis dans un fauteuil, au pied du lit de Coralie, en ne cessant de la regarder, jusqu’au moment où il vit les yeux de l’actrice tournés par la main de la mort. Il était alors cinq heures du matin. Un oiseau vint s’abattre sur les pots de fleurs qui se trouvaient en dehors de la croisée, et gazouilla quelques chants. Bérénice agenouillée baisait la main de Coralie qui se refroidissait sous ses larmes. Il y avait alors onze sous sur la cheminée. Lucien sortit poussé par un désespoir qui lui conseillait de demander l’aumône pour enterrer sa maîtresse, ou d’aller se jeter aux pieds de la marquise d’Espard, du comte du Châtelet, de madame de Bargeton, de mademoiselle des Touches, ou du terrible dandy de Marsay : il ne se sentait plus alors ni fierté, ni force. Pour avoir quelque argent, il se serait engagé soldat ! Il marcha de cette allure affaissée et décomposée que connaissent les malheureux, jusqu’à l’hôtel de Camille Maupin, il y entra sans faire attention au désordre de ses vêtements, et la fit prier de le recevoir.

— Mademoiselle s’est couchée à trois heures du matin, et personne n’oserait entrer chez elle avant qu’elle n’ait sonné, répondit le valet de chambre.

— Quand vous sonne-t-elle ?

— Jamais avant dix heures.

Lucien écrivit alors une de ces lettres épouvantables où les malheureux ne ménagent plus rien. Un soir, il avait mis en doute la possibilité de ces abaissements, quand Lousteau lui parlait des demandes faites par de jeunes talents à Finot, et sa plume l’emportait peut-être alors au delà des limites où l’infortune avait jeté ses prédécesseurs. Il revint las, imbécile et fiévreux par les boulevards, sans se douter de l’horrible chef-d’œuvre que venait de lui dicter le désespoir. Il rencontra Barbet.

— Barbet, cinq cents francs ? lui dit-il en lui tendant la main.

— Non, deux cents, répondit le libraire.

— Ah ! vous avez donc un cœur.

— Oui, mais j’ai aussi des affaires. Vous me faites perdre bien de l’argent, ajouta-t-il après lui avoir raconté la faillite de Fendant et de Cavalier, faites-m’en donc gagner ?

Lucien frissonna.

— Vous êtes poète, vous devez savoir faire toutes sortes de vers, dit le libraire en continuant. En ce moment, j’ai besoin de chansons grivoises pour les mêler à quelques chansons prises à différents auteurs, afin de ne pas être poursuivi comme contrefacteur et pouvoir vendre dans les rues un joli recueil de chansons à dix sous. Si vous voulez m’envoyer demain dix bonnes chansons à boire ou croustilleuses… là… vous savez ! je vous donnerai deux cents francs.

Lucien revint chez lui : il y trouva Coralie étendue droit et roide sur un lit de sangle, enveloppée dans un méchant drap de lit que cousait Bérénice en pleurant. La grosse Normande avait allumé quatre chandelles aux quatre coins de ce lit. Sur le visage de Coralie étincelait cette fleur de beauté qui parle si haut aux vivants en leur exprimant un calme absolu, elle ressemblait à ces jeunes filles qui ont la maladie des pâles couleurs : il semblait par moments que ces deux lèvres violettes allaient s’ouvrir et murmurer le nom de Lucien, ce mot qui, mêlé à celui de Dieu, avait précédé son dernier soupir. Lucien dit à Bérénice d’aller commander aux pompes funèbres un convoi qui ne coûtât pas plus de deux cents francs, en y comprenant le service à la chétive église de Bonne-Nouvelle.

Dès que Bérénice fut sortie, le poète se mit à sa table, auprès du corps de sa pauvre amie, et y composa les dix chansons qui voulaient des idées gaies et des airs populaires. Il éprouva des peines inouïes avant de pouvoir travailler ; mais il finit par trouver son intelligence au service de la nécessité, comme s’il n’eût pas souffert. Il exécutait déjà le terrible arrêt de Claude Vignon sur la séparation qui s’accomplit entre le cœur et le cerveau. Quelle nuit que celle où ce pauvre enfant se livrait à la recherche de poésies à offrir aux Goguettes en écrivant à la lueur des cierges, à côté du prêtre qui priait pour Coralie ?…

Le lendemain matin, Lucien, qui avait achevé sa dernière chanson, essayait de la mettre sur un air alors à la mode. Bérénice et le prêtre eurent alors peur que ce pauvre garçon ne fût devenu fou en lui entendant chanter les couplets suivants :


Amis, la morale en chanson
Me fatigue et m’ennuie ;
Doit-on invoquer la raison
Quand on sert la Folie ?
D’ailleurs tous les refrains sont bons
Lorsqu’on trinque avec des lurons :
Épicure l’atteste.
N’allons pas chercher Apollon ;
Quand Bacchus est notre échanson ;
Rions ! buvons !
Et moquons-nous du reste.

Hippocrate à tout bon buveur
Promettait la centaine.
Qu’importe, après tout, par malheur,
Si la jambe incertaine
Ne peut plus poursuivre un tendron,
Pourvu qu’à vider un flacon
La main soit toujours leste ?
Si toujours, en vrais biberons,
Jusqu’à soixante ans nous trinquons,
Rions ! buvons !
Et moquons-nous du reste.

Veut-on savoir d’où nous venons,
La chose est très-facile ;
Mais, pour savoir où nous irons,
Il faudrait être habile.
Sans nous inquiéter, enfin,
Usons, ma foi, jusqu’à la fin
De la bonté céleste !
Il est certain que nous mourrons ;
Mais il est sûr que nous vivons :
Rions ! buvons !
Et moquons-nous du reste.


Au moment où le poète chantait cet épouvantable dernier couplet, Bianchon et d’Arthez entrèrent et le trouvèrent dans le paroxisme de l’abattement, il versait un torrent de larmes, et n’avait plus la force de remettre ses chansons au net. Quand, à travers ses sanglots, il eut expliqué sa situation, il vit des larmes dans les yeux de ceux qui l’écoutaient.

— Ceci, dit d’Arthez, efface bien des fautes !

— Heureux ceux qui trouvent l’Enfer ici-bas, dit gravement le prêtre.

Le spectacle de cette belle morte souriant à l’éternité, la vue de son amant lui achetant une tombe avec des gravelures, Barbet payant un cercueil, ces quatre chandelles autour de cette actrice dont la basquine et les bas rouges à coins verts faisaient naguère palpiter toute une salle, puis sur la porte le prêtre qui l’avait réconciliée avec Dieu retournant à l’église pour y dire une messe en faveur de celle qui avait tant aimé ! ces grandeurs et ces infamies, ces douleurs écrasées sous la nécessité glacèrent le grand écrivain et le grand médecin qui s’assirent sans pouvoir proférer une parole. Un valet apparut et annonça mademoiselle des Touches. Cette belle et sublime fille comprit tout, elle alla vivement à Lucien, lui serra la main, et y glissa deux billets de mille francs.

— Il n’est plus temps, dit-il en lui jetant un regard de mourant.

D’Arthez, Bianchon et mademoiselle des Touches ne quittèrent Lucien qu’après avoir bercé son désespoir des plus douces paroles, mais tous les ressorts étaient brisés chez lui. À midi, le Cénacle, moins Michel Chrestien qui cependant avait été détrompé sur la culpabilité de Lucien, se trouva dans la petite église de Bonne-Nouvelle, ainsi que Bérénice et mademoiselle des Touches, deux comparses du Gymnase, l’habilleuse de Coralie et Camusot. Tous les hommes accompagnèrent l’actrice au cimetière du Père-Lachaise. Camusot, qui pleurait à chaudes larmes, jura solennellement à Lucien d’acheter un terrain à perpétuité et d’y faire construire une colonnette sur laquelle on graverait : Coralie, et dessous : Morte à dix-neuf ans.

Lucien demeura seul jusqu’au coucher du soleil, sur cette colline d’où ses yeux embrassaient Paris. — Par qui serais-je aimé ? se demanda-t-il. Mes vrais amis me méprisent. Quoi que j’eusse fait, tout de moi semblait noble et bien à celle qui est là ! Je n’ai plus que ma sœur, David et ma mère ! Que pensent-ils de moi, là-bas ?

Le pauvre grand homme de province revint rue de la Lune ; et ses impressions furent si vives en revoyant l’appartement vide, qu’il alla se loger dans un méchant hôtel de la même rue. Les deux mille francs de mademoiselle des Touches payèrent toutes les dettes, mais en y ajoutant le produit du mobilier. Bérénice et Lucien eurent dix francs à eux qui les firent vivre pendant dix jours que Lucien passa dans un accablement maladif : il ne pouvait ni écrire, ni penser, il se laissait aller à la douleur, et Bérénice eut pitié de lui.

— Si vous retournez dans votre pays, comment irez-vous ? répondit-elle un soir à une exclamation de Lucien qui pensait à sa sœur, à sa mère et à David Séchard.

— À pied, dit-il.

— Encore faut-il pouvoir vivre et se coucher en route. Si vous faites douze lieues par jour, vous avez besoin d’au moins vingt francs.

— Je les aurai, dit-il.

Il prit ses habits et son beau linge, ne garda sur lui que le strict nécessaire, et alla chez Samanon qui lui offrit cinquante francs de toute sa défroque. Il supplia l’usurier de lui donner assez pour prendre la diligence, il ne put le fléchir. Dans sa rage, Lucien monta d’un pied chaud à Frascati, tenta la fortune et revint sans un liard.

Quand il se trouva dans sa misérable chambre, rue de la Lune, il demanda le châle de Coralie à Bérénice. À quelques regards, la bonne fille comprit, d’après l’aveu que Lucien lui fit de la perte au jeu, quel était le dessein de ce pauvre poète au désespoir : il voulait se pendre.

— Êtes-vous fou, monsieur ? dit-elle. Allez vous promener et revenez à minuit, j’aurai gagné votre argent ; mais restez sur les boulevards, n’allez pas vers les quais.

Lucien se promena sur les boulevards, hébété de douleur, regardant les équipages, les passants, se trouvant diminué, seul, dans cette foule qui tourbillonnait fouettée par les mille intérêts parisiens. En revoyant par la pensée les bords de sa Charente, il eut soif des joies de la famille, il eut alors un de ces éclairs de force qui trompent toutes ces natures à demi féminines, il ne voulut pas abandonner la partie avant d’avoir déchargé son cœur dans le cœur de David Séchard, et pris conseil des trois anges qui lui restaient. En flânant, il vit Bérénice endimanchée causant avec un homme, sur le boueux boulevard Bonne-Nouvelle, où elle stationnait au coin de la rue de la Lune.

— Que fais-tu ? dit Lucien épouvanté par les soupçons qu’il conçut à l’aspect de la Normande.

— Voilà vingt francs qui peuvent coûter cher, mais vous partirez, répondit-elle en coulant quatre pièces de cent sous dans la main du poète.

Bérénice se sauva sans que Lucien pût savoir par où elle avait passé ; car, il faut le dire à sa louange, cet argent lui brûlait la main et il voulait le rendre ; mais il fut forcé de le garder comme un dernier stigmate de la vie parisienne.