Aller au contenu

Un hiver à Majorque/Chapitre 06

La bibliothèque libre.
◄  V.
VII.  ►

VI.

L’île doit la grande variété de ses aspects au mouvement perpétuel que présente un sol labouré et tourmenté par des cataclysmes postérieurs à ceux du monde primitif. La partie que nous habitions alors, nommée Establiments, renfermait, dans un horizon de quelques lieues, des sites fort divers.

Autour de nous, toute la culture, inclinée sur des tertres fertiles, était disposée en larges gradins irrégulièrement jetés autour de ces monticules. Cette culture en terrasse, adoptée dans toutes les parties de l’île, que les pluies et les crues subites des ruisseaux menacent continuellement, est très-favorable aux arbres, et donne à la campagne l’aspect d’un verger admirablement soigné.

À notre droite, les collines s’élevaient progressivement depuis le pâturage en pente douce jusqu’à la montagne couverte de sapins. Au pied de ces montagnes coule, en hiver et dans les orages de l’été, un torrent qui ne présentait encore à notre arrivée qu’un lit de cailloux en désordre. Mais les belles mousses qui couvraient ces pierres, les petits ponts verdis par l’humidité, fendus par la violence des courants, et à demi cachés dans les branches pendantes des saules et des peupliers, l’entrelacement de ces beaux arbres sveltes et touffus qui se penchaient pour faire un berceau de verdure d’une rive à l’autre, un mince filet d’eau qui courait sans bruit parmi les joncs et les myrtes, et toujours quelque groupe d’enfants, de femmes et de chèvres accroupis dans les encaissements mystérieux, faisaient de ce site quelque chose d’admirable pour la peinture. Nous allions tous les jours nous promener dans le lit du torrent, et nous appelions ce coin de paysage le Poussin, parce que cette nature libre, élégante et fière dans sa mélancolie, nous rappelait les sites que ce grand maître semble avoir chéris particulièrement.

À quelques centaines de pas de notre ermitage, le torrent se divisait en plusieurs ramifications, et son cours semblait se perdre dans la plaine. Les oliviers et les caroubiers pressaient leurs rameaux au-dessus de la terre labourée, et donnaient à cette région cultivée l’aspect d’une forêt.

Sur les nombreux mamelons qui bordaient cette partie boisée s’élevaient des chaumières d’un grand style, quoique d’une dimension réellement lilliputienne. On ne se figure pas combien de granges, de hangars, d’étables, de cours et de jardins, un pagès (paysan propriétaire) accumule dans un arpent de terrain, et quel goût inné préside à son insu à cette disposition capricieuse. La maisonnette est ordinairement composée de deux étages avec un toit plat dont le rebord avancé ombrage une galerie percée à jour, comme une rangée de créneaux que surmonterait un toit florentin. Ce couronnement symétrique donne une apparence de splendeur et de force aux constructions les plus frêles et les plus pauvres, et les énormes grappes de maïs qui sèchent à l’air, suspendues entre chaque ouverture de la galerie, forment un lourd feston alterné de rouge et de jaune d’ambre, dont l’effet est incroyablement riche et coquet. Autour de cette maisonnette s’élève ordinairement une forte haie de cactus ou nopals, dont les raquettes bizarres s’entrelacent en muraille et protègent contre les vents du froid les frêles abris d’algues et de roseaux qui servent à serrer les brebis. Comme ces paysans ne se volent jamais entre eux, ils n’ont pour fermer leurs propriétés qu’une barrière de ce genre. Des massifs d’amandiers et d’orangers entourent le jardin, où l’on ne cultive guère d’autre légume que le piment et la pomme d’amour ; mais tout cela est d’une couleur magnifique, et souvent, pour couronner le joli tableau que forme cette habitation, un seul palmier déploie au milieu son gracieux parasol, ou se penche sur le côté avec grâce, comme une belle aigrette.

Cette région est une des plus florissantes de l’île, et les motifs qu’en donne M. Grasset de Saint-Sauveur dans son Voyage aux îles Baléares confirment ce que j’ai dit précédemment de l’insuffisance de la culture en général à Majorque. Les remarques que ce fonctionnaire impérial faisait, en 1807, sur l’apathie et l’ignorance des pagès majorquins le conduisirent à en rechercher les causes. Il en trouva deux principales.

La première, c’est la grande quantité de couvents, qui absorbait une partie de la population déjà si restreinte. Cet inconvénient a disparu, grâce au décret énergique de M. Mendizabal, que les dévots de Majorque ne lui pardonneront jamais.

La seconde est l’esprit de domesticité qui règne chez eux, et qui les parque par douzaines au service des riches et des nobles. Cet abus subsiste encore dans toute sa vigueur. Tout aristocrate majorquin a une suite nombreuse que son revenu suffit à peine à entretenir, quoiqu’elle ne lui procure aucun bien-être ; il est impossible d’être plus mal servi qu’on ne l’est par cette espèce de serviteurs honoraires. Quand on se demande à quoi un riche majorquin peut dépenser son revenu dans un pays où il n’y a ni luxe ni tentations d’aucun genre, on ne se l’explique qu’en voyant sa maison pleine de sales fainéants des deux sexes, qui occupent une portion des bâtiments réservée à cet usage, et qui, dès qu’ils ont passé une année au service du maître, ont droit pour toute leur vie au logement, à l’habillement et à la nourriture. Ceux qui veulent se dispenser du service le peuvent en renonçant à quelques bénéfices ; mais l’usage les autorise encore à venir chaque matin manger le chocolat avec leurs anciens confrères, et à prendre part, comme Sancho chez Gamache, à toutes les bombances de la maison.

Au premier abord, ces mœurs semblent patriarcales, et on est tenté d’admirer le sentiment républicain qui préside à ces rapports de maître à valet ; mais on s’aperçoit bientôt que c’est un républicanisme à la manière de l’ancienne Rome, et que ces valets sont des clients enchaînés par la paresse ou la misère à la vanité de leurs patrons. C’est un luxe à Majorque d’avoir quinze domestiques pour un état de maison qui en comporterait deux tout au plus. Et quand on voit de vastes terrains en friche, l’industrie perdue, et toute idée de progrès proscrite par l’ineptie et la nonchalance, on ne sait lequel mépriser le plus, du maître qui encourage et perpétue ainsi l’abaissement moral de ses semblables, ou de l’esclave qui préfère une oisiveté dégradante au travail qui lui ferait recouvrer une indépendance conforme à la dignité humaine.

Il est arrivé cependant qu’à force de voir augmenter le budget de leurs dépenses et diminuer celui de leurs revenus, de riches propriétaires majorquins se sont décidés à remédier à l’incurie de leurs tenanciers et à la disette des travailleurs. Ils ont vendu une partie de leurs terres en viager à des paysans, et M. Grasset de Saint-Sauveur s’est assuré que, dans toutes les grandes propriétés où l’on avait essayé de ce moyen, la terre, frappée en apparence de stérilité, avait produit en telle abondance entre les mains d’hommes intéressés à son amélioration, qu’en peu d’années les parties contractantes s’étaient trouvées soulagées de part et d’autre.

Les prédictions de M. Grasset à cet égard se sont réalisées tout à fait, et aujourd’hui la région d’Establiments, entre autres, est devenue un vaste jardin ; la population y a augmenté, de nombreuses habitations se sont élevées sur les tertres, et les paysans y ont acquis une certaine aisance qui ne les a pas beaucoup éclairés encore, mais qui leur a donné plus d’aptitude au travail. Il faudra bien des années encore pour que le Majorquin soit actif et laborieux ; et s’il faut que, comme nous, il traverse la douloureuse phase de l’âpreté au gain individuel pour arriver à comprendre que ce n’est pas encore là le but de l’humanité, nous pouvons bien lui laisser sa guitare et son rosaire pour tuer le temps. Mais sans doute de meilleures destinées que les nôtres sont réservées à ces peuples enfants que nous initierons quelque jour à une civilisation véritable, sans leur reprocher tout ce que nous aurons fait pour eux. Ils ne sont pas assez grands pour braver les orages révolutionnaires que le sentiment de notre perfectibilité a soulevés sur nos têtes. Seuls, désavoués, raillés et combattus par le reste de la terre, nous avons fait des pas immenses, et le bruit de nos luttes gigantesques n’a pas éveillé de leur profond sommeil ces petites peuplades qui dorment à la portée de notre canon au sein de la Méditerranée. Un jour viendra où nous leur conférerons le baptême de la vraie liberté, et ils s’assiéront au banquet comme les ouvriers de la douzième heure. Trouvons le mot de notre destinée sociale, réalisons nos rêves sublimes ; et tandis que les nations environnantes entreront peu à peu dans notre église révolutionnaire, ces malheureux insulaires, que leur faiblesse livre sans cesse comme une proie aux nations marâtres qui se les disputent, accourront à notre communion.

En attendant ce jour où, les premiers en Europe, nous proclamerons la loi de l’égalité pour tous les hommes et de l’indépendance pour tous les peuples, la loi du plus fort à la guerre ou du plus rusé au jeu de la diplomatie gouverne le monde ; le droit des gens n’est qu’un mot, et le sort de toutes les populations isolées et restreintes,

comme le Transylvain, le Turc ou le Hongrois[1],

est d’être dévorées par le vainqueur. S’il en devait être toujours ainsi, je ne souhaiterais à Majorque ni l’Espagne, ni l’Angleterre, ni même la France pour tutrice, et je m’intéresserais aussi peu à l’issue fortuite de son existence, qu’à la civilisation étrange que nous portons en Afrique.

  1. La Fontaine, fable des Voleurs et l’Âne.