Un hiver à Majorque/Chapitre 08

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DEUXIÈME PARTIE

I.

Quoique Majorque ait été occupée pendant quatre cents ans par les Maures, elle a gardé peu de traces réelles de leur séjour. Il ne reste d’eux à Palma qu’une petite salle de bains.

Des Romains, il ne reste rien, et des Carthaginois, quelques débris seulement vers l’ancienne capitale Alcadia, et la tradition de la naissance d’Annibal, que M. Grasset de Saint-Sauveur attribue à l’outrecuidance majorquine, quoique ce fait ne soit pas dénué de vraisemblance[1].

Mais le goût mauresque s’est perpétué dans les moindres constructions, et il était nécessaire que M. Laurens redressât toutes les erreurs archéologiques de ses devanciers, pour que les voyageurs ignorants comme moi ne crussent pas retrouver à chaque pas d’authentiques vestiges de l’architecture arabe.

« Je n’ai point vu dans Palma, dit M. Laurens, de maisons dont la date parût fort ancienne. Les plus intéressantes par leur architecture et leur antiquité appartenaient toutes au commencement du seizième siècle ; mais l’art gracieux et brillant de cette époque ne s’y montre pas sous la même forme qu’en France.

« Ces maisons n’ont au-dessus du rez-de-chaussée qu’un étage et un grenier très bas[2]. L’entrée, dans la rue, consiste en une porte à plein cintre, sans aucun ornement ; mais la dimension et le grand nombre de pierres disposées en longs rayons lui donnent une grande physionomie. Le jour pénètre dans les grandes salles du premier étage à travers de hautes fenêtres divisées par des colonnes excessivement effilées, qui leur donnent une apparence entièrement arabe.

« Ce caractère est si prononcé, qu’il m’a fallu examiner plus de vingt maisons construites d’une manière identique, et les étudier dans toutes les parties de leur construction pour arriver à la certitude que ces fenêtres n’avaient pas été enlevées à quelques murs de ces palais mauresques, vraiment féeriques, dont l’Alhambra de Grenade nous reste comme échantillon.

« Je n’ai rencontré qu’à Majorque des colonnes qui, avec une hauteur de six pieds, n’ont qu’un diamètre de trois pouces. La finesse des marbres dont elles sont faites, le goût du chapiteau qui les surmonte, tout cela m’avait fait supposer une origine arabe. Quoi qu’il en soit, l’aspect de ces fenêtres est aussi joli qu’original.

« Le grenier qui constitue l’étage supérieur est une galerie, ou plutôt une suite de fenêtres rapprochées et copiées exactement sur celles qui forment le couronnement de la Lonja. Enfin, un toit fort avancé, soutenu par des poutres artistement ciselées, préserve cet étage de la pluie ou du soleil, et produit des effets piquants de lumière par les longues ombres qu’il projette sur la maison, et par l’opposition de la masse brune de la charpente avec les tons brillants du ciel.

« L’escalier, travaillé avec un grand goût, est placé dans une cour, au centre de la maison, et séparé de l’entrée sur la rue par un vestibule où l’on remarque des pilastres dont le chapiteau est orné de feuillages sculptés, ou de quelque blason supporté par des anges.

« Pendant plus d’un siècle encore après la renaissance, les Majorquins ont mis un grand luxe dans la construction de leurs habitations particulières. Tout en suivant la même distribution, ils ont apporté dans les vestibules et dans les escaliers les changements de goût que l’architecture devait amener. Ainsi l’on trouve partout la colonne toscane ou dorienne ; des rampes, des balustrades, donnent toujours une apparence somptueuse aux demeures de l’aristocratie.

« Cette prédilection pour l’ornement de l’escalier et ce souvenir du goût arabe se retrouvent aussi dans les plus humbles habitations, même lorsqu’une seule échelle conduit directement de la rue au premier étage. Alors, chaque marche est recouverte de carreaux en faïence peinte de fleurs brillantes, bleues, jaunes ou rouges. »

Cette description est fort exacte, et les dessins de M. Laurens rendent bien l’élégance de ces intérieurs dont le péristyle fournirait à nos théâtres de beaux décors d’une extrême simplicité.

Ces petites cours pavées en dalles, et parfois entourées de colonnes comme le cortile des palais de Venise, ont aussi pour la plupart un puits d’un goût très pur au milieu. Elles n’ont ni le même aspect ni le même usage que nos cours malpropres et nues. On n’y place jamais l’entrée des écuries et des remises. Ce sont de véritables préaux, peut-être un souvenir de l’atrium des Romains. Le puits du milieu y tient évidemment la place de l’impluvium.

Lorsque ces péristyles sont ornés de pots de fleurs et de tendines de jonc, ils ont un aspect à la fois élégant et sévère, dont les seigneurs majorquins ne comprennent nullement la poésie ; car ils ne manquent guère de s’excuser sur la vétusté de leurs demeures ; et si vous en admirez le style, ils sourient, croyant que vous les raillez, ou méprisant peut-être en eux-mêmes ce ridicule excès de courtoisie française.

Au reste, tout n’est pas également poétique dans la demeure des nobles majorquins. Il est certains détails de malpropreté dont je serais fort embarrassé de donner l’idée à mes lecteurs, à moins, comme écrivait Jacquemont en parlant des mœurs indiennes, d’achever ma lettre en latin.

Ne sachant pas le latin, je renvoie les curieux au passage que M. Grasset de Saint-Sauveur, écrivain moins sérieux que M. Laurens, mais fort véridique sur ce point, consacre à la situation des garde-manger à Majorque et dans beaucoup d’anciennes maisons d’Espagne et d’Italie. Ce passage est remarquable à cause d’une prescription de la médecine espagnole qui règne encore dans toute sa vigueur à Majorque, et qui est des plus étranges[3].

L’intérieur de ces palais ne répond nullement à l’extérieur. Rien de plus significatif, chez les nations comme chez les individus, que la disposition et l’ameublement des habitations.

À Paris, où les caprices de la mode et l’abondance des produits industriels font varier si étrangement l’aspect des appartements, il suffit bien, n’est-ce pas, d’entrer chez une personne aisée pour se faire en un clin d’œil une idée de son caractère, pour se dire si elle a du goût ou de l’ordre, de l’avarice ou de la négligence, un esprit méthodique ou romanesque, de l’hospitalité ou de l’ostentation.

J’ai mes systèmes là-dessus, comme chacun a les siens, ce qui ne m’empêche pas de me tromper fort souvent dans mes inductions, ainsi qu’il arrive à bien d’autres.

J’ai particulièrement horreur d’une pièce peu meublée et très-bien rangée. À moins qu’une grande intelligence et un grand cœur, tout à fait emportés hors de la sphère des petites observations matérielles, n’habitent là comme sous une tente, je m’imagine que l’hôte de cette demeure est une tête vide et un cœur froid.

Je ne comprends pas que, lorsqu’on habite réellement entre quatre murailles, on n’éprouve pas le besoin de les remplir, ne fût-ce que de bûches et de paniers, et d’y voir vivre quelque chose autour de soi, ne fût-ce qu’une pauvre giroflée ou un pauvre moineau.

Le vide et l’immobile me glacent d’effroi, la symétrie et l’ordre rigoureux me navrent de tristesse ; et si mon imagination pouvait se représenter la damnation éternelle, mon enfer serait certainement de vivre à jamais dans certaines maisons de province où règne l’ordre le plus parfait, où rien ne change jamais de place, où l’on ne voit rien traîner, où rien ne s’use ni se brise, et où pas un animal ne pénètre, sous prétexte que les choses animées gâtent les choses inanimées. Eh ! périssent tous les tapis du monde, si je ne dois en jouir qu’à la condition de n’y jamais voir gambader un enfant, un chien ou un chat.

Cette propreté rigide ne prend pas sa source dans l’amour véritable de la propreté, mais dans une excessive paresse, ou une économie sordide. Avec un peu plus de soin et d’activité, la ménagère sympathique à mes goûts peut maintenir dans notre intérieur cette propreté, dont je ne puis pas me passer non plus.

Mais que dire et que penser des mœurs et des idées d’une famille dont le home est vide et immobile, sans avoir l’excuse ou le prétexte de la propreté ?

S’il arrive qu’on se trompe aisément, comme je le disais tout à l’heure, dans les inductions particulières, il est difficile de se tromper dans les inductions générales. Le caractère d’un peuple se révèle dans son costume et dans son ameublement, aussi bien que dans ses traits et dans son langage.

Ayant parcouru Palma pour y chercher des appartements, je suis entré dans un assez grand nombre de maisons ; tout s’y ressemblait si exactement que je pouvais conclure de là à un caractère général chez leurs occupants. Je n’ai pénétré dans aucun de ces intérieurs sans avoir le cœur serré de déplaisir et d’ennui, rien qu’à voir les murailles nues, les dalles tachées et poudreuses, les meubles rares et malpropres. Tout y portait témoignage de l’indifférence et de l’inaction ; jamais un livre, jamais un ouvrage de femme. Les hommes ne lisent pas, les femmes ne cousent même pas. Le seul indice d’une occupation domestique, c’est l’odeur de l’ail qui trahit le travail culinaire ; et les seules traces d’un amusement intime, ce sont les bouts de cigare semés sur le pavé.

Cette absence de vie intellectuelle fait de l’habitation quelque chose de mort et de creux qui n’a pas d’analogue chez nous, et qui donne au Majorquin plus de ressemblance avec l’Africain qu’avec l’Européen.

Ainsi toutes ces maisons où les générations se succèdent sans rien transformer autour d’elles, et sans marquer aucune empreinte individuelle sur les choses qui ordinairement participent en quelque sorte à notre vie humaine, font plutôt l’effet de caravansérails que de maisons véritables ; et tandis que les nôtres donnent l’idée d’un nid pour la famille, celles-là semblent des gîtes où les groupes d’une population errante se retireraient indifféremment pour passer la nuit. Des personnes qui connaissaient bien l’Espagne m’ont dit qu’il en était généralement ainsi dans toute la Péninsule.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, le péristyle ou l’atrium des palais des chevaliers (c’est ainsi que s’intitulent encore les patriciens de Majorque) ont un grand caractère d’hospitalité et même de bien-être. Mais dès que vous avez franchi l’élégant escalier et pénétré dans l’intérieur des chambres, vous croyez entrer dans un lieu disposé uniquement pour la sieste. De vastes salles, ordinairement dans la forme d’un carré long, très-élevées, très-froides, très-sombres, toutes nues, blanchies à la chaux sans aucun ornement, avec de grands vieux portraits de famille tout noirs et placés sur une seule ligne, si haut qu’on n’y distingue rien ; quatre ou cinq chaises d’un cuir gras et mangé aux vers, bordées de gros clous dorés qu’on n’a pas nettoyés depuis deux cents ans ; quelques nattes valenciennes, ou seulement quelques peaux de mouton à longs poils jetées çà et là sur le pavé ; des croisées placées très haut et recouvertes de pagnes épaisses ; de larges portes de bois de chêne noir ainsi que le plafond à solives, et parfois une antique portière de drap d’or portant l’écusson de la famille richement brodé, mais terni et rongé par le temps : tels sont les palais majorquins à l’intérieur. On n’y voit guère d’autres tables que celles où l’on mange ; les glaces sont fort rares, et tiennent si peu de place dans ces panneaux immenses, qu’elles n’y jettent aucune clarté.

On trouve le maître de la maison debout et fumant dans un profond silence, la maîtresse assise sur une grande chaise et jouant de l’éventail sans penser à rien. On ne voit jamais les enfants : ils vivent avec les domestiques, à la cuisine ou au grenier, je ne sais ; les parents ne s’en occupent pas. Un chapelain va et vient dans la maison sans rien faire. Les vingt ou trente valets font la sieste, pendant qu’une vieille servante hérissée ouvre la porte au quinzième coup de sonnette du visiteur.

Cette vie ne manque certainement pas de caractère, comme nous dirions dans l’acception illimitée que nous donnons aujourd’hui à ce mot ; mais, si l’on condamnait à vivre ainsi le plus calme de nos bourgeois, il y deviendrait certainement fou de désespoir, ou démagogue par réaction d’esprit.

  1. « Les Majorquins prétendent qu’Hamilcar, passant d’Afrique en Catalogne avec sa femme, alors enceinte, s’arrêta sur une pointe de l’île où était bâti un temple dédié à Lucine, et qu’Annibal naquit en cet endroit. On trouve ce même conte dans l’Histoire de Majorque, par Dameto. » (Grasset de Saint-Sauveur.)
  2. Ce ne sont pas précisément des greniers, mais bien des étendoirs, appelés dans le pays porchos.
  3. Voyez Grasset de Saint-Sauveur, p. 119.