Un hiver à Majorque/Chapitre 15

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III.

Je ne puis continuer mon récit sans achever de compulser les annales dévotes de Valldemosa ; car, ayant à parler de la piété fanatique des villageois avec lesquels nous fûmes en rapport, je dois mentionner la sainte dont ils s’enorgueillissent et dont ils nous ont montré la maison rustique.

« Valldemosa est aussi la patrie de Catalina Tomas, béatifiée en 1792 par le pape Pie vi. La vie de cette sainte fille a été écrite plusieurs fois, et en dernier lieu par le cardinal Antonio Despuig. Elle offre plusieurs traits d’une gracieuse naïveté. Dieu, dit la légende, ayant favorisé sa servante d’une raison précoce, on la vit observer rigoureusement les jours de jeûne, bien avant l’âge où l’Église les prescrit. Dès ses premiers ans elle s’abstint de faire plus d’un repas par jour. Sa dévotion à la passion du Rédempteur et aux douleurs de sa sainte mère était si fervente, que dans ses promenades elle récitait continuellement le rosaire, se servant, pour compter les dizaines, des feuilles des oliviers ou des lentisques. Son goût pour la retraite et les exercices religieux, son éloignement pour les bals et les divertissements profanes, l’avaient fait surnommer la viejecita, la petite vieille. Mais sa solitude et son abstinence étaient récompensées par les visites des anges et de toute la cour céleste : Jésus-Christ, sa mère et les saints se faisaient ses domestiques ; Marie la soignait dans ses maladies ; saint Bruno la relevait dans ses chutes ; saint Antoine l’accompagnait dans l’obscurité de la nuit, portant et remplissant sa cruche à la fontaine ; sainte Catherine sa patronne accommodait ses cheveux et la soignait en tout comme eût fait une mère attentive et vigilante ; saint Côme et saint Damien guérissaient les blessures qu’elle avait reçues dans ses luttes avec le démon, car sa victoire n’était pas sans combat ; enfin saint Pierre et saint Paul se tenaient à ses côtés pour l’assister et la défendre dans les tentations.

« Elle embrassa la règle de saint Augustin dans le monastère de Sainte-Madeleine de Palma, et fut l’exemple des pénitentes, et, comme le chante l’Église en ses prières, obéissante, pauvre, chaste et humble. Ses historiens lui attribuent l’esprit de prophétie et le don des miracles. Ils rapportent que, pendant qu’on faisait à Mallorca des prières publiques pour la santé du pape Pie v, un jour Catalina les interrompit tout à coup en disant qu’elles n’étaient plus nécessaires, puisqu’à cette même heure le pontife venait de quitter ce monde, ce qui se trouva vrai.

« Elle mourut le 5 avril 1574, en prononçant ces paroles du Psalmiste : — « Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains. »

« Sa mort fut regardée comme une calamité publique ; on lui rendit les plus grands honneurs. Une pieuse dame de Mallorca, dona Juana de Pochs, remplaça le sépulcre en bois dans lequel on avait déposé d’abord la sainte fille par un autre en albâtre magnifique qu’elle commanda à Gênes ; elle institua en outre, par son testament, une messe pour le jour de la translation de la bienheureuse, et une autre pour le jour de sainte Catherine sa patronne ; elle voulut qu’une lampe brûlât perpétuellement sur son tombeau.

« Le corps de cette sainte fille est conservé aujourd’hui dans le couvent des religieuses de la paroisse Sainte-Eulalie, où le cardinal Despuig lui a consacré un autel et un service religieux. »

J’ai rapporté complaisamment toute cette petite légende, parce qu’il n’entre pas du tout dans mes idées de nier la sainteté, et je dis la sainteté véritable et de bon aloi, des âmes ferventes. Quoique l’enthousiasme et les visions de la petite montagnarde de Valldemosa n’aient plus le même sens religieux et la même valeur philosophique que les inspirations et les extases des saints du beau temps chrétien, la viejecita Tomasa n’en est pas moins une cousine germaine de la poétique bergère sainte Geneviève et de la bergère sublime Jeanne d’Arc. En aucun temps l’Église romaine n’a refusé de marquer des places d’honneur dans le royaume des cieux aux plus humbles enfants du peuple ; mais les temps sont venus où elle condamne et rejette ceux des apôtres qui veulent agrandir la place du peuple dans le royaume de la terre. La pagésa Catalina était obéissante, pauvre, chaste et humble : les pagès valldemosans ont si peu profité de ses exemples et si peu compris sa vie, qu’ils voulurent un jour lapider mes enfants parce que mon fils dessinait les ruines du couvent, ce qui leur parut une profanation. Ils faisaient comme l’Église, qui d’une main allumait les bûchers de l’auto-da-fé et de l’autre encensait l’effigie de ses saints et de ses bienheureux.

Ce village de Valldemosa, qui se targue du droit de s’appeler ville dès le temps des Arabes, est situé dans le giron de la montagne, de plain-pied avec la Chartreuse, dont il semble être une annexe. C’est un amas de nids d’hirondelles de mer ; il est dans un site presque inaccessible, et ses habitants sont pour la plupart des pêcheurs qui partent le matin pour ne rentrer qu’à la nuit. Pendant tout le jour, le village est rempli de femmes, les plus babillardes du monde, que l’on voit sur le pas des portes, occupées à rapetasser les filets ou les chausses de leurs maris, en chantant à tue-tête. Elles sont aussi dévotes que les hommes ; mais leur dévotion est moins intolérante, parce qu’elle est plus sincère. C’est une supériorité que, là comme partout, elles ont sur l’autre sexe. En général, l’attachement des femmes aux pratiques du culte est une affaire d’enthousiasme, d’habitude ou de conviction, tandis que chez les hommes c’est le plus souvent une affaire d’ambition ou d’intérêt. La France en a offert une assez forte preuve sous les règnes de Louis xviii et de Charles x, alors que l’on achetait les grands et les petits emplois de l’administration et de l’armée avec un billet de confession ou une messe.

L’attachement des Majorquins pour les moines est fondé sur des motifs de cupidité ; et je ne saurais mieux le faire comprendre qu’en citant l’opinion de M. Marliani, opinion d’autant plus digne de confiance qu’en général l’historien de l’Espagne moderne se montre opposé à la mesure de 1836 relative à l’expulsion subite des moines.

« Propriétaires bienveillants, dit-il, et peu soucieux de leur fortune, ils avaient créé des intérêts réels entre eux et les paysans ; les colons qui travaillaient les biens des couvents n’éprouvaient pas de grandes rigueurs, quant à la quotité comme à la régularité des fermages. Les moines, sans avenir, ne thésaurisaient pas, et du moment où les biens qu’ils possédaient suffisaient aux exigences de l’existence matérielle de chacun d’eux, ils se montraient fort accommodants pour tout le reste. La brusque spoliation des moines blessait donc les calculs de fainéantise et d’égoïsme des paysans : ils comprirent fort bien que le gouvernement et le nouveau propriétaire seraient plus exigeants qu’une corporation de parasites sans intérêts de famille ni de société. Les mendiants qui pullulaient aux portes du réfectoire ne reçurent plus les restes d’oisifs repus. »

Le carlisme des paysans majorquins ne peut s’expliquer que par des raisons matérielles ; car il est impossible, d’ailleurs, de voir une province moins liée à l’Espagne par un sentiment patriotique, ni une population moins portée à l’exaltation politique. Au milieu des vœux secrets qu’ils formaient pour la restauration des vieilles coutumes, ils étaient cependant effrayés de tout nouveau bouleversement, quel qu’il pût être ; et l’alerte qui avait fait mettre l’île en état de siége, à l’époque de notre séjour, n’avait guère moins effrayé les partisans de don Carlos à Majorque que les défenseurs de la reine Isabelle. Cette alerte est un fait qui peint assez bien, je ne dirai pas la poltronnerie des Majorquins (je les crois très-capables de faire des bons soldats), mais les anxiétés produites par le souci de la propriété et l’égoïsme du repos.

Un vieux prêtre rêva une nuit que sa maison était envahie par des brigands ; il se lève tout effaré, sous l’impression de ce cauchemar, et réveille sa servante ; celle-ci partage sa terreur, et, sans savoir de quoi il s’agit, réveille tout le voisinage par ses cris. L’épouvante se répand dans tout le hameau, et de là dans toute l’île. La nouvelle du débarquement de l’armée carliste s’empare de toutes les cervelles, et le capitaine-général reçoit la déposition du prêtre, qui, soit la honte de se dédire, soit le délire d’un esprit frappé, affirme qu’il a vu les carlistes. Sur-le-champ toutes les mesures furent prises pour faire face au danger : Palma fut déclarée en état de siége, et toutes les forces militaires de l’île furent mises sur pied.

Cependant rien ne parut, aucun buisson ne bougea, aucune trace d’un pied étranger ne s’imprima, comme dans l’île de Robinson, sur le sable du rivage. L’autorité punit le pauvre prêtre de l’avoir rendue ridicule, et, au lieu de l’envoyer promener comme un visionnaire, l’envoya en prison comme un séditieux. Mais les mesures de précautions ne furent pas révoquées, et, lorsque nous quittâmes Majorque, à l’époque des exécutions de Maroto, l’état de siége durait encore.

Rien de plus étrange que l’espèce de mystère que les Majorquins semblaient vouloir se faire les uns aux autres des événements qui bouleversaient alors la face de l’Espagne. Personne n’en parlait, si ce n’est en famille et à voix basse. Dans un pays où il n’y a vraiment ni méchanceté ni tyrannie, il est inconcevable de voir régner une méfiance aussi ombrageuse. Je n’ai rien lu de si plaisant que les articles du journal de Palma, et j’ai toujours regretté de n’en avoir pas emporté quelques numéros pour échantillons de la polémique majorquine. Mais voici, sans exagération, la forme dans laquelle, après avoir rendu compte des faits, on en commentait le sens et l’authenticité :

« Quelque prouvés que puissent paraître ces événements aux yeux des personnes disposées à les accueillir, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs d’en attendre la suite avant de les juger. Les réflexions qui se présentent à l’esprit en présence de pareils faits demandent à être mûries, dans l’attente d’une certitude que nous ne voulons pas révoquer en doute, mais que nous ne prendrons pas sur nous de hâter par d’imprudentes assertions. Les destinées de l’Espagne sont enveloppées d’un voile qui ne tardera pas à être soulevé, mais auquel nul ne doit porter avant le temps une main imprudente. Nous nous abstiendrons jusque-là d’émettre notre opinion, et nous conseillerons à tous les esprits sages de ne point se prononcer sur les actes des divers partis, avant d’avoir vu la situation se dessiner plus nettement, » etc.

La prudence et la réserve sont, de l’aveu même des Majorquins, la tendance dominante de leur caractère. Les paysans ne vous rencontrent jamais dans la campagne sans échanger avec vous un salut ; mais si vous leur adressez une parole de plus sans être connu d’eux, ils se gardent bien de vous répondre, quand même vous parleriez leur patois. Il suffit que vous ayez un air étranger pour qu’ils vous craignent et se détournent du chemin pour vous éviter.

Nous eussions pu vivre cependant en bonne intelligence avec ces braves gens, si nous eussions fait acte de présence à leur église. Ils ne nous eussent pas moins rançonnés en toute occasion, mais nous eussions pu nous promener au milieu de leurs champs sans risquer d’être atteints de quelque pierre à la tête au détour d’un buisson. Malheureusement cet acte de prudence ne nous vint pas à l’esprit dans les commencements, et nous restâmes presque jusqu’à la fin sans savoir combien notre manière d’être les scandalisait. Ils nous appelaient païens, mahométans et juifs ; ce qui est pis que tout, selon eux. L’alcade nous signalait à la désapprobation de ses administrés ; je ne sais pas si le curé ne nous prenait point pour texte de ses sermons. La blouse et le pantalon de ma fille les scandalisaient beaucoup aussi. Ils trouvaient fort mauvais qu’une jeune personne de neuf ans courût les montagnes déguisée en homme. Ce n’étaient pas seulement les paysans qui affectaient cette pruderie.

Le dimanche, le cornet à bouquin qui retentissait dans le village et sur les chemins pour avertir les retardataires de se rendre aux offices nous poursuivait en vain dans la Chartreuse. Nous étions sourds, parce que nous ne comprenions pas, et quand nous eûmes compris, nous le fûmes encore davantage. Ils eurent alors un moyen de venger la gloire de Dieu, qui n’était pas chrétien du tout. Ils se liguèrent entre eux pour ne nous vendre leur poisson, leurs œufs et leurs légumes qu’à des prix exorbitants. Ils ne nous fut permis d’invoquer aucun tarif, aucun usage. À la moindre observation : Vous n’en voulez pas ? disait le pagès d’un air de grand d’Espagne, en remettant ses oignons ou ses pommes de terre dans sa besace ; vous n’en aurez pas. Et il se retirait majestueusement, sans qu’il fût possible de le faire revenir pour entrer en composition. Il nous faisait jeûner pour nous punir d’avoir marchandé.

Il fallait jeûner en effet. Point de concurrence ni de rabais entre les vendeurs. Celui qui venait le second demandait le double, et le troisième demandait le triple, si bien qu’il fallait être à leur merci et mener une vie d’anachorètes, plus dispendieuse que n’eût été à Paris une vie de prince. Nous avions la ressource de nous approvisionner à Palma par l’intermédiaire du cuisinier du consul, qui fut notre providence, et dont, si j’étais empereur romain, je voudrais mettre le bonnet de coton au rang des constellations. Mais les jours de pluie, aucun messager ne voulait se risquer sur les chemins, à quelque prix que ce fût ; et comme il plut pendant deux mois, nous eûmes souvent du pain comme du biscuit de mer et de véritables dîners de chartreux.

C’eût été une contrariété fort mince si nous eussions tous été bien portants. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l’endroit du repas. Le splendide appétit de mes enfants faisait flèche de tout bois et régal de tout citron vert. Mon fils, que j’avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle, et guérissait une affection rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu’à la ceinture. La Providence permettait à la bonne nature de faire pour lui ces prodiges ; c’était bien assez d’un malade.

Mais l’autre, loin de prospérer avec l’air humide et les privations dépérissait d’une manière effrayante. Quoiqu’il fût condamné par toute la faculté de Palma, il n’avait aucune affection chronique ; mais l’absence de régime fortifiant l’avait jeté, à la suite d’un catarrhe, dans un état de langueur dont il ne pouvait se relever. Il se résignait, comme on sait se résigner pour soi-même ; nous, nous ne pouvions pas nous résigner pour lui, et je connus pour la première fois de grands chagrins pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon poivré ou chippé par les servantes, l’anxiété pour un pain frais qui n’arrivait pas, ou qui s’était changé en éponge en traversant le torrent sur les flancs d’un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que j’ai mangé à Pise ou à Trieste, mais je vivrais cent ans, que je n’oublierais pas l’arrivée du panier aux provisions à la Chartreuse. Que n’eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de bordeaux à offrir tous les jours à notre malade ! Les aliments majorquins, et surtout la manière dont ils étaient apprêtés, quand nous n’y avions pas l’œil et la main, lui causaient un invincible dégoût. Dirai-je jusqu’à quel point ce dégoût était fondé ? Un jour qu’on nous servait un maigre poulet, nous vîmes sautiller sur son dos fumant d’énormes maîtres Floh, dont Hoffmann eût fait autant de malins esprits, mais que certainement il n’eût pas mangés en sauce. Mes enfants furent pris d’un si bon rire d’enfants qu’ils faillirent tomber sous la table.

Le fond de la cuisine majorquine est invariablement le cochon sous toutes les formes et sous tous les aspects. C’est là qu’eût été de saison le dicton du petit Savoyard faisant l’éloge de sa gargote, et disant avec admiration qu’on y mange cinq sortes de viandes, à savoir : du cochon, du porc, du lard, du jambon et du salé. À Majorque, on fabrique, j’en suis sûr, plus de deux mille sortes de mets avec le porc, et au moins deux cents espèces de boudins, assaisonnés d’une telle profusion d’ail, de poivre, de piment et d’épices corrosives de tout genre, qu’on y risque la vie à chaque morceau. Vous voyez paraître sur la table vingt plats qui ressemblent à toutes sortes de mets chrétiens : ne vous y fiez pas cependant ; ce sont des drogues infernales cuites par le diable en personne. Enfin vient au dessert une tarte en pâtisserie de fort bonne mine, avec des tranches de fruit qui ressemblent à des oranges sucrées ; c’est une tourte de cochon à l’ail, avec des tranches de tomatigas, de pommes d’amour et de piment, le tout saupoudré de sel blanc que vous prendriez pour du sucre à son air d’innocence. Il y a bien des poulets, mais ils n’ont que la peau et les os. À Valldemosa, chaque graine qu’on nous eût vendue pour les engraisser eût été taxée sans doute un réal. Le poisson qu’on nous apportait de la mer était aussi plat et aussi sec que les poulets.



Valldemosa

Un jour nous achetâmes un calmar de la grande espèce, pour avoir le plaisir de l’examiner. Je n’ai jamais vu d’animal plus horrible. Son corps était gros comme celui d’un dindon, ses yeux larges comme des oranges, et ses bras flasques et hideux, déroulés, avaient quatre à cinq pieds de long. Les pêcheurs nous assuraient que c’était un friand morceau. Nous ne fûmes point alléchés par sa mine, et nous en fîmes hommage à la Maria-Antonia, qui l’apprêta et le dégusta avec délices.

Si notre admiration pour le calmar fit sourire ces bonnes gens, nous eûmes bien notre tour quelques jours après. En descendant la montagne, nous vîmes les pagès quitter leurs travaux et se précipiter vers des gens arrêtés sur le chemin, qui portaient dans un panier une paire d’oiseaux admirables, extraordinaires, merveilleux, incompréhensibles. Toute la population de la montagne fut mise en émoi par l’apparition de ces volatiles inconnus. « Qu’est-ce que cela mange ? » se disait-on en les regardant. Et quelques-uns répondaient : « Peut-être que cela ne mange pas ! — Cela vit-il sur terre ou sur mer ? — Probablement cela vit toujours dans l’air. » Enfin les deux oiseaux avaient failli être étouffés par l’admiration publique, lorsque nous vérifiâmes que ce n’étaient ni des condors, ni des phénix, ni des hippogriffes, mais bien deux belles oies de basse-cour qu’un riche seigneur envoyait en présent à un de ses amis.



Escalier du château de Valldemosa.

À Majorque comme à Venise, les vins liquoreux sont abondants et exquis. Nous avions pour ordinaire du moscatel aussi bon et aussi peu cher que le Chypre qu’on boit sur le littoral de l’Adriatique. Mais les vins rouges, dont la préparation est un art véritable, inconnu aux Majorquins, sont durs, noirs, brûlants, chargés d’alcool, et d’un prix plus élevé que notre plus simple ordinaire de France. Tous ces vins chauds et capiteux étaient fort contraires à notre malade, et même à nous, à telles enseignes que nous bûmes presque toujours de l’eau, qui était excellente. Je ne sais si c’est à la pureté de cette eau de source qu’il faut attribuer un fait dont nous fîmes bientôt la remarque : nos dents avaient acquis une blancheur que tout l’art des parfumeurs ne saurait donner aux Parisiens les plus recherchés. La cause en fut peut-être dans notre sobriété forcée. N’ayant pas de beurre, et ne pouvant supporter la graisse, l’huile nauséeuse et les procédés incendiaires de la cuisine indigène, nous vivions de viande fort maigre, de poisson et de légumes, le tout assaisonné, en fait de sauce, de l’eau du torrent à laquelle nous avions parfois le sybaritisme de mêler le jus d’une orange verte fraîchement cueillie dans notre parterre. En revanche, nous avions des desserts splendides : des patates de Malaga et des courges de Valence confites, et du raisin digne de la terre de Chanaan. Ce raisin, blanc ou rose, est oblong, et couvert d’une pellicule un peu épaisse, qui aide à sa conservation pendant toute l’année. Il est exquis, et on en peut manger tant qu’on veut sans éprouver le gonflement d’estomac que donne le nôtre. Le raisin de Fontainebleau est aqueux et frais ; celui de Majorque est sucré et charnu. Dans l’un il y a à manger, dans l’autre à boire. Ces grappes, dont quelques-unes pesaient de vingt à vingt-cinq livres, eussent fait l’admiration d’un peintre. C’était notre ressource dans les temps de disette. Les paysans croyaient nous le vendre fort cher en nous le faisant payer quatre fois sa valeur ; mais ils ne savaient pas que, comparativement au nôtre, ce n’était rien encore ; et nous avions le plaisir de nous moquer les uns des autres. Quant aux figues de cactus, nous n’eûmes pas de discussion : c’est bien le plus détestable fruit que je sache.

Si les conditions de cette vie frugale n’eussent été, je le répète, contraires et même funestes à l’un de nous, les autres l’eussent trouvée fort acceptable en elle-même. Nous avions réussi même à Majorque, même dans une chartreuse abandonnée, même aux prises avec les paysans les plus rusés du monde, à nous créer une sorte de bien-être. Nous avions des vitres, des portes et un poêle, un poêle unique en son genre, que le premier forgeron de Palma avait mis un mois à forger, et qui nous coûta cent francs. C’était tout simplement un cylindre de fer avec un tuyau qui passait par la fenêtre. Il fallait bien une heure pour l’allumer, et à peine l’était-il, qu’il devenait rouge, et qu’après avoir ouvert longtemps les portes pour faire sortir la fumée, il fallait les rouvrir presque aussitôt pour faire sortir la chaleur. En outre, le soi-disant fumiste l’avait enduit à l’intérieur, en guise de mastic, d’une matière dont les Indiens enduisent leurs maisons et même leurs personnes par dévotion, la vache étant réputée chez eux, comme on sait, un animal sacré. Quelque purifiante pour l’âme que put être cette odeur sainte, j’atteste qu’au feu elle est peu délectable pour les sens. Pendant un mois que ce mastic mit à sécher, nous pûmes croire que nous étions dans un des cercles de l’enfer où Dante prétend avoir vu les adulateurs. J’avais beau chercher dans ma mémoire par quelle faute de ce genre j’avais pu mériter un pareil supplice, quel pouvoir j’avais encensé, quel pape ou quel roi j’avais encouragé dans son erreur par mes flatteries ; je n’avais pas seulement un garçon de bureau ou un huissier de la chambre sur la conscience, pas même une révérence à un gendarme ou à un journaliste !

Heureusement le chartreux pharmacien nous vendit du benjoin exquis, reste de la provision de parfums dont on encensait naguère, dans l’église de son couvent, l’image de la Divinité ; et cette émanation céleste combattit victorieusement, dans notre cellule, les exhalaisons du huitième fossé de l’enfer.

Nous avions un mobilier splendide : des lits de sangle irréprochables, des matelas peu mollets, plus chers qu’à Paris, mais neufs et propres, et de ces grands et excellents couvre-pieds en indienne ouatée et piquée que les juifs vendent assez bon marché à Palma. Une dame française, établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques livres de plumes qu’elle avait fait venir pour elle de Marseille et dont nous avions fait deux oreillers à notre malade. C’était certes un grand luxe dans une contrée où les oies passent pour des êtres fantastiques, et où les poulets ont des démangeaisons même en sortant de la broche.

Nous possédions plusieurs tables, plusieurs chaises de paille comme celles qu’on voit dans nos chaumières de paysans, et un sofa voluptueux en bois blanc avec des coussins de toile à matelas rembourrés de laine. Le sol, très-inégal et très-poudreux de la cellule, était couvert de ces nattes valenciennes à longues pailles qui ressemblent à un gazon jauni par le soleil, et de ces belles peaux de moutons à longs poils, d’une finesse et d’une blancheur admirables, qu’on prépare fort bien dans le pays.

Comme chez les Africains et les Orientaux, il n’y a point d’armoires dans les anciennes maisons de Majorque, et surtout dans les cellules de chartreux. On y serre ses effets dans de grands coffres de bois blanc. Nos malles de cuir jaune pouvaient passer là pour des meubles très-élégants. Un grand châle tartan bariolé, qui nous avait servi de tapis de pied en voyage, devint une portière somptueuse devant l’alcôve, et mon fils orna le poêle d’une de ces charmantes urnes d’argile de Felanitz, dont la forme et les ornements sont de pur goût arabe.

Felanitz est un village de Majorque qui mériterait d’approvisionner l’Europe de ces jolis vases, si légers qu’on les croirait de liège, et d’un grain si fin qu’on en prendrait l’argile pour une matière précieuse. On fait là de petites cruches d’une forme exquise dont on se sert comme de carafes, et qui conservent l’eau dans un état de fraîcheur admirable. Cette argile est si poreuse que l’eau s’échappe à travers les flancs du vase, et qu’en moins d’une demi-journée il est vide. Je ne suis pas physicien le moins du monde, et peut-être la remarque que j’ai faite est plus que niaise ; quant à moi, elle m’a semblé merveilleuse, et mon vase d’argile m’a souvent paru enchanté : nous le laissions rempli d’eau sur le poêle, dont la table en fer était presque toujours rouge, et quelquefois, quand l’eau s’était enfuie par les pores du vase, le vase, étant resté à sec, sur cette plaque brûlante, ne cassa point. Tant qu’il contenait une goutte d’eau, cette eau était d’un froid glacial, quoique la chaleur du poêle fit noircir le bois qu’on posait dessus.

Ce joli vase, entouré d’une guirlande de lierre cueillie sur la muraille extérieure, était plus satisfaisant pour des yeux d’artistes que toutes les dorures de nos Sèvres modernes. Le pianino de Pleyel, arraché aux mains des douaniers après trois semaines de pourparlers et quatre cents francs de contribution, remplissait la voûte élevée et retentissante de la cellule d’un son magnifique. Enfin, le sacristain avait consenti à transporter chez nous une belle grande chaise gothique sculptée en chêne, que les rats et les vers rongeaient dans l’ancienne chapelle des Chartreux, et dont le coffre nous servait de bibliothèque, en même temps que ses découpures légères et ses aiguilles effilées, projetant sur la muraille, au reflet de la lampe du soir, l’ombre de sa riche dentelle noire et de ses clochetons agrandis, rendaient à la cellule tout son caractère antique et monacal.

Le seigneur Gomez, notre ex-propriétaire de Son-Vent, ce riche personnage qui nous avait loué sa maison en cachette, parce qu’il n’était pas convenable qu’un citoyen de Majorque eût l’air de spéculer sur sa propriété, nous avait fait un esclandre et menacés d’un procès pour avoir brisé chez lui (estropeado) quelques assiettes de terre de pipe qu’il nous fit payer comme des porcelaines de Chine. En outre, il nous fit payer (toujours par menace) le badigeonnage et le repicage de toute sa maison, à cause de la contagion du rhume. À quelque chose malheur est bon, car il s’empressa de nous vendre le linge de maison qu’il nous avait loué ; et, quoiqu’il fût pressé de se défaire de tout ce que nous avions touché, il n’oublia pas de batailler jusqu’à ce que nous eussions payé son vieux linge comme du neuf. Grâce à lui, nous ne fûmes donc pas forcés de semer du lin pour avoir un jour des draps et des nappes, comme ce seigneur italien qui accordait des chemises à ses pages.

Il ne faut pas qu’on m’accuse de puérilité parce que je rapporte des vexations dont, à coup sûr, je n’ai pas conservé plus de ressentiment que ma bourse de regret ; mais personne ne contestera que ce qu’il y a de plus intéressant à observer en pays étranger, ce sont les hommes ; et quand je dirai que je n’ai pas eu une seule relation d’argent, si petite qu’elle fût, avec les Majorquins, où je n’aie rencontré de leur part une mauvaise foi impudente et une avidité grossière ; et quand j’ajouterai qu’ils étalaient leur dévotion devant nous en affectant d’être indignés de notre peu de foi, on conviendra que la piété des âmes simples, si vantée par certains conservateurs de nos jours, n’est pas toujours la chose la plus édifiante et la plus morale du monde, et qu’il doit être permis de désirer une autre manière de comprendre et d’honorer Dieu. Quant à moi, à qui l’on a tant rebattu les oreilles de ces lieux communs : que c’est un crime et un danger d’attaquer même une foi erronée et corrompue, parce que l’on n’a rien à mettre à la place ; que les peuples qui ne sont point infectés du poison de l’examen philosophique et de la frénésie révolutionnaire sont seuls moraux, hospitaliers, sincères ; qu’ils ont encore de la poésie, de la grandeur et des vertus antiques, etc., etc. !… j’ai ri à Majorque un peu plus qu’ailleurs, je l’avoue, de ces graves objections. Lorsque je voyais mes petits enfants, élevés dans l’abomination de la désolation de la philosophie, servir et assister avec joie un ami souffrant, eux tout seuls, au milieu de cent soixante mille Majorquins qui se seraient détournés avec la plus dure inhumanité, avec la plus lâche terreur, d’une maladie réputée contagieuse, je me disais que ces petits scélérats avaient plus de raison et de charité que toute cette population de saints et d’apôtres.

Ces pieux serviteurs de Dieu ne manquaient pas de dire que je commettais un grand crime en exposant mes enfants à la contagion, et que, pour me punir de mon aveuglement, le ciel leur enverrait la même maladie. Je leur répondais que, dans notre famille, si l’un de nous avait la peste, les autres ne s’écarteraient pas de son lit ; que ce n’était pas l’usage en France, pas plus depuis la révolution qu’auparavant, d’abandonner les malades ; que des prisonniers espagnols affectés des maladies les plus intenses et les plus pernicieuses avaient traversé nos campagnes du temps des guerres de Napoléon, et que nos paysans, après avoir partagé avec eux leur gamelle et leur linge, leur avaient cédé leur lit, et s’étaient tenus auprès pour les soigner, que plusieurs avaient été victimes de leur zèle, et avaient succombé à la contagion, ce qui n’avait pas empêché les survivants de pratiquer l’hospitalité et la charité : le Majorquin secouait la tête et souriait de pitié. La notion du dévouement envers un inconnu ne pouvait pas plus entrer dans sa cervelle que celle de la probité ou même de l’obligeance envers un étranger.

Tous les voyageurs qui ont visité l’intérieur de l’île ont été émerveillés pourtant de l’hospitalité et du désintéressement du fermier majorquin. Ils ont écrit avec admiration que, s’il n’y avait pas d’auberge en ce pays, il n’en était pas moins facile et agréable de parcourir des campagnes où une simple recommandation suffit pour qu’on soit reçu, hébergé et fêté gratis. Cette simple recommandation est un fait assez important, ce me semble. Ces voyageurs ont oublié de dire que toutes les castes de Majorque, et partant tous les habitants, sont dans une solidarité d’intérêts qui établit entre eux de bons et faciles rapports, où la charité religieuse et la sympathie humaine n’entrent cependant pour rien. Quelques mots expliqueront cette situation financière.

Les nobles sont riches quant au fonds, indigents quant au revenu, et ruinés grâce aux emprunts. Les juifs, qui sont nombreux, et riches en argent comptant, ont toutes les terres des chevaliers en portefeuille, et l’on peut dire que de fait l’île leur appartient. Les chevaliers ne sont plus que de nobles représentants chargés de se faire les uns aux autres, ainsi qu’aux rares étrangers qui abordent dans l’île, les honneurs de leurs domaines et de leurs palais. Pour remplir dignement ces fonctions élevées, ils ont recours chaque année à la bourse des juifs, et chaque année la boule de neige grossit. J’ai dit précédemment combien le revenu des terres est paralysé à cause du manque de débouchés et d’industrie ; cependant il y a un point d’honneur pour les pauvres chevaliers à consommer lentement et paisiblement leur ruine sans déroger au luxe, je ferais mieux de dire à l’indigente prodigalité de leurs ancêtres. Les agioteurs sont donc dans un rapport continuel d’intérêts avec les cultivateurs, dont ils touchent en partie les fermages, en vertu des titres à eux concédés par les chevaliers.

Ainsi le paysan, qui trouve peut-être son compte à cette division dans sa créance, paie à son seigneur le moins possible et au banquier le plus qu’il peut. Le seigneur est dépendant et résigné, le juif est inexorable, mais patient. Il fait des concessions, il affecte une grande tolérance, il donne du temps, car il poursuit son but avec un génie diabolique : dès qu’il a mis sa griffe sur une propriété, il faut que pièce à pièce elle vienne toute à lui, et son intérêt est de se rendre nécessaire jusqu’à ce que la dette ait atteint la valeur du capital. Dans vingt ans il n’y aura plus de seigneurie à Majorque. Les juifs pourront s’y constituer à l’état de puissance, comme ils ont fait chez nous, et relever leur tête encore courbée et humiliée hypocritement sous les dédains mal dissimulés des nobles et l’horreur puérile et impuissante des prolétaires. En attendant, ils sont les vrais propriétaires du terrain, et le pagès tremble devant eux. Il se retourne vers son ancien maître avec douleur ; et, tout en pleurant de tendresse, il tire à soi les dernières bribes de sa fortune. Il est donc intéressé à satisfaire ces deux puissances, et même à leur complaire en toutes choses, afin de n’être pas écrasé entre les deux.

Soyez donc recommandé à un pagès, soit par un noble, soit par un riche (et par quels autres le seriez-vous, puisqu’il n’y a point là de classe intermédiaire ?), et à l’instant s’ouvrira devant vous la porte du pagès. Mais essayez de demander un verre d’eau sans cette recommandation, et vous verrez !

Et pourtant ce paysan majorquin a de la douceur, de la bonté, des mœurs paisibles, une nature calme et patiente. Il n’aime point le mal, il ne connaît pas le bien. Il se confesse, il prie, il songe sans cesse à mériter le paradis ; mais il ignore les vrais devoirs de l’humanité. Il n’est pas plus haïssable qu’un bœuf ou un mouton, car il n’est guère plus homme que les êtres endormis dans l’innocence de la brute. Il récite des prières, il est superstitieux comme un sauvage ; mais il mangerait son semblable sans plus de remords, si c’était l’usage de son pays, et s’il n’avait pas du cochon à discrétion. Il trompe, rançonne, ment, insulte et pille, sans le moindre embarras de conscience. Un étranger n’est pas un homme pour lui. Jamais il ne dérobera une olive à son compatriote : au delà des mers l’humanité n’existe dans les desseins de Dieu que pour apporter de petits profits aux Majorquins.

Nous avions surnommé Majorque l’île des Singes, parce que, nous voyant environnés de ces bêtes sournoises, pillardes et pourtant innocentes, nous nous étions habitués à nous préserver d’elles sans plus de rancune et de dépit que n’en causent aux Indiens les jockos et les orangs espiègles et fuyards.

Cependant on ne s’habitue pas sans tristesse à voir des créatures revêtues de la forme humaine, et marquées du sceau divin, végéter ainsi dans une sphère qui n’est point celle de l’humanité présente. On sent bien que cet être imparfait est capable de comprendre, que sa race est perfectible, que son avenir est le même que celui des races plus avancées, et qu’il n’y a là qu’une question de temps, grande à nos yeux, inappréciable dans l’abîme de l’éternité. Mais plus on a le sentiment de cette perfectibilité, plus on souffre de la voir entravée par les chaînes du passé. Ce temps d’arrêt, qui n’inquiète guère la Providence, épouvante et contriste notre existence d’un jour. Nous sentons par le cœur, par l’esprit, par les entrailles, que la vie de tous les autres est liée à la nôtre, que nous ne pouvons point nous passer d’aimer ou d’être aimés, de comprendre ou d’être compris, d’assister et d’être assistés. Le sentiment d’une supériorité intellectuelle et morale sur d’autres hommes ne réjouit que le cœur des orgueilleux. Je m’imagine que tous les cœurs généreux voudraient, non s’abaisser pour se niveler, mais élever à eux, en un clin d’œil, tout ce qui est au-dessous d’eux, afin de vivre enfin de la vraie vie de sympathie, d’échange, d’égalité et de communauté, qui est l’idéal religieux de la conscience humaine.

Je suis certain que ce besoin est au fond de tous les cœurs, et que ceux de nous qui le combattent et croient l’étouffer par des sophismes, en ressentent une souffrance étrange, amère, à laquelle ils ne savent pas donner un nom. Les hommes d’en bas s’usent ou s’éteignent quand ils ne peuvent monter ; ceux d’en haut s’indignent et s’affligent de leur tendre vainement la main ; et ceux qui ne veulent aider personne sont dévorés de l’ennui et de l’effroi de la solitude, jusqu’à ce qu’ils retombent dans un abrutissement qui les fait descendre au-dessous des premiers.