Un hiver à Majorque/Lettre

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LETTRE

D’UN EX-VOYAGEUR À UN AMI SÉDENTAIRE.


Sédentaire par devoir, tu crois, mon cher François, qu’emporté par le fier et capricieux dada de l’indépendance, je n’ai pas connu de plus ardent plaisir en ce monde que celui de traverser mers et montagnes, lacs et vallées. Hélas ! mes plus beaux, mes plus doux voyages, je les ai faits au coin de mon feu, les pieds dans la cendre chaude et les coudes appuyés sur les bras râpés du fauteuil de ma grand’mère. Je ne doute pas que tu n’en fasses d’aussi agréables et de plus poétiques mille fois : c’est pourquoi je te conseille de ne pas trop regretter ton temps, ni ta peine, ni tes sueurs sous les tropiques, ni tes pieds glacés sur les plaines neigeuses du pôle, ni les affreuses tempêtes essuyées sur mer, ni tes attaques de brigands, ni aucun des dangers, ni aucune des fatigues que tous les soirs tu affrontes en imagination sans quitter tes pantoufles, et sans autre dommage que quelques brûlures de cigare à la doublure de ton pourpoint.

Pour te réconcilier avec la privation d’espace réel et de mouvement physique, je t’envoie la relation du dernier voyage que j’ai fait hors de France, certain que tu me plaindras plus que tu ne m’envieras, et que tu trouveras trop chèrement achetés quelques élans d’admiration et quelques heures de ravissement disputés à la mauvaise fortune.

Cette relation, déjà écrite depuis un an, m’a valu de la part des habitants de Majorque une diatribe des plus fulminantes et des plus comiques. Je regrette qu’elle soit trop longue pour être publiée à la suite de mon récit ; car le ton dont elle est conçue et l’aménité des reproches qui m’y sont adressés confirmeraient mes assertions sur l’hospitalité, le goût et la délicatesse des Majorquins à l’égard des étrangers. Ce serait une pièce justificative assez curieuse : mais qui pourrait la lire jusqu’au bout ? Et puis, s’il y a de la vanité et de la sottise à publier les compliments qu’on reçoit, n’y en aurait-il pas peut-être plus encore, par le temps qui court, à faire bruit des injures dont on est l’objet ?

Je t’en fais donc grâce, et me bornerai à te dire, pour compléter les détails que je te dois sur cette naïve population majorquine, qu’après avoir lu ma relation, les plus habiles avocats de Palma, au nombre de quarante, m’a-t-on dit, se réunirent pour composer à frais communs d’imagination un terrible factum contre l’écrivain immoral qui s’était permis de rire de leur amour pour le gain et de leur sollicitude pour l’éducation du porc. C’est le cas de dire avec l’autre qu’à eux tous ils eurent de l’esprit comme quatre.

Mais laissons en paix ces bonnes gens, si échauffés contre moi ; ils ont eu le temps de se calmer, et moi celui d’oublier leur façon d’agir, de parler et d’écrire. Je ne me rappelle plus, des insulaires de ce beau pays, que les cinq ou six personnes dont l’accueil obligeant et les manières affectueuses seront toujours dans mon souvenir comme une compensation et un bienfait du sort. Si je ne les ai pas nommées, c’est parce que je ne me considère pas comme un personnage assez important pour les honorer et les illustrer par ma reconnaissance ; mais je suis sûr (et je crois l’avoir dit dans le courant de mon récit) qu’elles auront gardé aussi de moi un souvenir amical qui les empêchera de se croire comprises dans mes irrévérencieuses moqueries, et de douter de mes sentiments pour elles.

Je ne t’ai rien dit de Barcelone, où nous avons passé cependant quelques jours fort remplis avant de nous embarquer pour Majorque. Aller par mer de Port-Vendres à Barcelone, par un beau temps et un bon bateau à vapeur, est une promenade charmante. Nous commençâmes à retrouver sur le rivage de Catalogne l’air printanier qu’au mois de novembre nous venions de respirer à Nîmes, mais qui nous avait quittés à Perpignan ; la chaleur de l’été nous attendait à Majorque. À Barcelone, une fraîche brise de mer tempérait un soleil brillant, et balayait de tout nuage les vastes horizons encadrés au loin de cimes tantôt noires et chauves, tantôt blanches de neige. Nous fîmes une excursion dans la campagne, non sans que les bons petits chevaux andalous qui nous conduisaient eussent bien mangé l’avoine, afin de pouvoir, en cas de mauvaise rencontre, nous ramener lestement sous les murs de la citadelle.

Tu sais qu’à cette époque (1838) les factieux parcouraient tout ce pays par bandes vagabondes, coupant les routes, faisant invasion dans les villes et villages, rançonnant jusqu’aux moindres habitations, élisant domicile dans les maisons de plaisance jusqu’à une demi-lieue de la ville, et sortant à l’improviste du creux de chaque rocher pour demander au voyageur la bourse ou la vie.

Nous nous hasardâmes cependant jusqu’à plusieurs lieues au bord de la mer, et ne rencontrâmes que des détachements de christinos qui descendaient à Barcelone. On nous dit que c’étaient les plus belle troupes de l’Espagne : c’étaient d’assez beaux hommes, et pas trop mal tenus pour des gens qui viennent de faire campagne ; mais hommes et chevaux étaient si maigres, les uns avaient la face si jaune et si hâve, les autres la tête si basse et les flancs si creusés, qu’on sentait en les voyant le mal de la faim.

Un spectacle plus triste encore, c’était celui des fortifications élevées autour des moindres hameaux et devant la porte des plus pauvres chaumières : un petit mur d’enceinte en pierres sèches, une tour crénelée grande et épaisse comme un nougat devant chaque porte, ou bien de petites murailles à meurtrières autour de chaque toit, attestaient qu’aucun habitant de ces riches campagnes ne se croyait en sûreté. En bien des endroits, ces petites fortifications ruinées portaient les traces récentes de l’attaque et de la défense.

Quand on avait franchi les formidables et immenses fortifications de Barcelone, je ne sais combien de portes, de ponts-levis, de poternes et de remparts, rien n’annonçait plus qu’on fût dans une ville de guerre. Derrière une triple enceinte de canons, et isolée du reste de l’Espagne par le brigandage et la guerre civile, la brillante jeunesse se promenait au soleil sur la rambla, longue allée plantée d’arbres et de maisons comme nos boulevards : les femmes, belles, gracieuses et coquettes, occupées uniquement du pli de leurs mantilles et du jeu de leurs éventails ; les hommes occupés de leurs cigares, riant, causant, lorgnant les dames, s’entretenant de l’opéra italien, et ne paraissant pas se douter de ce qui se passait de l’autre côté de leurs murailles. Mais quand la nuit était venue, l’opéra fini, les guitares éloignées, la ville livrée aux vigilantes promenades des sérénos, on n’entendait plus, au milieu du bruissement monotone de la mer, que les cris sinistres des sentinelles, et des coups de feu, plus sinistres encore, qui, à intervalles inégaux, partaient, tantôt rares, tantôt précipités, de plusieurs points, soit tour à tour, soit spontanément, tantôt bien loin, parfois bien près, et toujours jusqu’aux premières lueurs du matin. Alors tout rentrait dans le silence pendant une heure ou deux, et les bourgeois semblaient dormir profondément, pendant que le port s’éveillait et que le peuple des matelots commençait à s’agiter.

Si aux heures du plaisir et de la promenade on s’avisait de demander quels étaient ces bruits étranges et effrayants de la nuit, il vous était répondu en souriant que cela ne regardait personne et qu’il n’était pas prudent de s’en informer.