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Un hivernage chez les Esquimaux

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Un hivernage chez les Esquimaux
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 90-116).
UN HIVERNAGE
CHEZ
LES ESQUIMAUX

 :Life with the Esquimaux, the narrative of Captain C. F. Hall, London 1864.

Il est des contrées qui nous repoussent, comme d’autres nous attirent. Autant la zone tropicale a d’attrait pour l’homme en lui promettant de loin les délices d’une existence facile et nonchalante, autant les régions polaires inspirent de répulsion, car sur une terre morne et stérile la nature ne satisfait à aucun des besoins de l’humanité ; c’est par une lutte incessante contre les élémens que les voyageurs qui traversent ces contrées, les indigènes même qui les habitent, peuvent assouvir leur faim, apaiser leur soif et se prémunir contre les atteintes d’une température pour laquelle le corps humain n’a pas été constitué. Le soleil, principe de toute vitalité énergique, n’y déverse que des rayons obliques et se cache pendant une partie de l’année ; ne semble-t-il point que là où la lumière fait défaut, la vie est près de s’éteindre faute d’aliment, et ne subsiste que par grâce ? Qu’est-il besoin d’ailleurs de fouiller les terres polaires et d’approfondir les mystères qu’elles recèlent, tant qu’à la surface du globe il restera d’autres régions inexplorées qui ne portent pas dans leur sein un germe de mort et de désolation ? Une industrie pleine de hasards et de dangers, la pêche de la baleine, attire encore néanmoins quelques navigateurs dans les mers arctiques. La baleine franche, le plus gros des cétacés et aussi le plus productif en huile, qui descendait autrefois, dit-on, jusqu’aux côtes d’Europe et abondait dans les parages de Terre-Neuve, s’est retirée insensiblement vers les latitudes plus froides où elle est mieux abritée contre les poursuites des hommes. Ceux-ci la suivent jusque dans ces régions presque inabordables. Il n’y a pas d’année où quelques bâtimens baleiniers n’hivernent dans les glaces du détroit de Davis et de la baie d’Hudson, de préférence dans l’une des nombreuses baies découpées à l’intérieur du petit continent qui sépare ces deux bras de mer. Des pêcheurs intrépides vont même bien plus près du pôle. Parmi les plus hardis explorateurs des régions polaires, on compte des capitaines de navires armés pour la pêche de la baleine. Ces marins vivent pendant leur hivernage en contact journalier avec les Esquimaux, habitans de ces contrées stériles, mais ils s’occupent peu d’étudier leurs mœurs et leur existence ; ignorant leur langue, ils se bornent en général aux rapports passagers que créent entre eux des échanges de vivres et de services.

D’autres expéditions, d’un intérêt purement scientifique, furent dirigées à diverses époques vers ces hautes latitudes. La plus célèbre, sinon par les résultats, au moins par l’impulsion qu’elle a donnée aux voyages de découvertes vers le pôle boréal, fut celle de sir John Franklin, qui avec deux navires, l’Erebus et la Terreur, quitta l’Angleterre en 1845. Aucune nouvelle de l’expédition n’étant venue en Europe depuis l’époque du départ, d’autres navires furent, on le sait, expédiés sur les traces de sir John Franklin. Grâce aux efforts empressés de l’amirauté anglaise, au concours bienveillant d’un Américain, M. Grinnell, qui fit à lui seul les frais d’une de ces campagnes, et surtout grâce au dévouement persévérant de lady Franklin, qui consacra sa fortune entière à ces entreprises, on put continuer pendant quinze ans les voyages de recherches. Si ces voyages ont été féconds en résultats géographiques, le but principal n’a par malheur pas été atteint. Quoiqu’une trentaine de navires aient parcouru les mers où Franklin s’est perdu et qu’une somme de 50 millions de francs ait été, dit-on, dépensée dans ces tentatives infructueuses, on n’a point encore de détails précis sur la dernière expédition de l’infortuné navigateur et sur l’événement qui l’a terminée. Dans le voyage fait par le Fox en 1858, sous le commandement de sir Leopold Mac Clintock, on a pu seulement s’assurer que Franklin, plusieurs de ses officiers et des hommes de son équipage, après avoir abandonné leurs navires emprisonnés dans les glaces, étaient morts de faim et de froid sur la Terre-du-Roi-Guillaume, vers le 68e degré de latitude. Il fut avéré aussi qu’en avril 1848 cent cinq hommes de cette expédition étaient encore vivans ; plusieurs d’entre eux pouvaient donc avoir prolongé leur existence jusqu’à l’époque actuelle, en restant au milieu des Esquimaux qui habitent en nomades ces terres désolées. Au retour de sir Leopold Mac Clintock, on reconnut qu’il y avait quelque espoir de recueillir de nouveaux indices sur le sort de ces malheureux, mais qu’il fallait tenir compte des difficultés insurmontables qui arrêtent les navires dans des mers gelées pendant neuf mois de l’année et suivre un plan différent de celui qui avait été adopté jusqu’alors. Quelques hommes isolés, qui se soumettraient volontiers à la façon de vivre des Esquimaux, qui adopteraient leurs mœurs, leur genre d’existence, et comprendraient leur langue, devaient pénétrer avec moins de peine dans les terres polaires et y recueillir par une fréquentation quotidienne des indigènes la tradition du séjour d’autres hommes blancs dans les mêmes parages. Pour subsister au milieu des glaces et y conserver la force et la santé, il est indispensable de vivre comme les Esquimaux vivent eux-mêmes. Quand l’équipage d’un bâtiment baleinier est attaqué du scorbut, le capitaine met les hommes malades au régime des indigènes ; nourris de viandes crues et couchant sous des huttes de neige, ils guérissent promptement. On s’habitue bien vite à une telle existence qui n’a rien d’incompatible avec la constitution physique de l’Européen. L’homme blanc peut supporter sans péril les froids de l’extrême nord ; il peut s’y accoutumer et passer même de longues années sous ce climat excessif, pourvu qu’il sache modifier ses habitudes. Il est donc probable que plusieurs des compagnons de Franklin vivent encore au milieu des Esquimaux des terres de Boothia, de Victoria et du Prince-Albert, où l’expédition de ce célèbre navigateur est venue misérablement échouer. Si l’on en visitait les rivages aux mois de juillet, août, septembre, qui sont les plus doux et les plus favorables de l’année pour voyager dans les glaces, il serait possible sans doute de lier connaissance avec les Esquimaux qui les ont rencontrés ; peut-être les retrouverait-on eux-mêmes ; au moins on pourrait découvrir les tombes de ceux qui ont succombé, réunir des débris de l’expédition et recueillir de précieux renseignemens sur une entreprise encore enveloppée de tant de mystères.

Telles sont les pensées qui avaient inspiré M. Hall au début du voyage qu’il a entrepris dans les mers arctiques. Le but qu’il s’était proposé n’a pas été atteint, et l’on va voir quels événemens l’ont empêché d’aller jusqu’au bout ; mais il a préparé la voie en étudiant à fond pendant un séjour de deux années les mœurs curieuses des peuplades du Nord. Avant de repartir pour une nouvelle expédition où il pourra profiter de l’expérience acquise, il a raconté les aventures de cette première et pénible pérégrination, qui ne fait que confirmer les espérances précédemment conçues.

I.

M. Hall partit de New-London, dans le Connecticut, le 29 mai 1860, sur le trois-mâts George Henry, qui était expédié dans le détroit de Davis pour la pêche de la baleine, et sur lequel les armateurs lui avaient gracieusement offert le passage gratuit. Il n’était accompagné que d’un Esquimau, nommé Kudlago, qu’un baleinier avait amené aux États-Unis peu de temps auparavant et qui devait servir d’interprète. Le George Henry devait aller de conserve avec un autre bâtiment, le Rescue ; 29 hommes d’équipage, sous le commandement du capitaine Budington, composaient, avec les deux explorateurs, tout le personnel des deux navires qui devaient séjourner pendant dix-huit mois ou deux ans au milieu des glaces, sans communication aucune avec le monde civilisé.

La première partie du voyage, — des États-Unis au Groenland, tout le long des côtes de Terre-Neuve, du Labrador et du Groenland méridional, — ne présente qu’un médiocre intérêt. Néanmoins on observe avec curiosité les indices successifs par lesquels, à mesure que l’on s’avance vers le nord, se révèle la nature âpre du climat. D’abord apparaissent les oiseaux des mers polaires, les mouettes et les pétrels, qui abondent dans ces régions où la mer pourvoit aisément à leur subsistance, et qui n’en sortent guère que par hasard, entre deux pontes, pour faire un court séjour dans les latitudes plus chaudes. Un peu lourds de forme, ils ne se jouent pas moins à travers les vagues et happent au passage les poissons qui leur servent de nourriture. Plus loin, on rencontre les baleines par troupes plus ou moins nombreuses ; mais celles qui s’avancent ainsi vers le sud n’appartiennent pas au genre mysticète, ce ne sont pas des « baleines du Groenland ; » c’est la physale, espèce plus petite, plus vive en ses mouvemens, plus dangereuse à combattre, et que les pêcheurs n’attaquent pas, parce que leurs bateaux y courraient trop de risques et que d’ailleurs elle ne fournit que peu d’huile d’assez mauvaise qualité. A mesure que le navire poursuit sa route vers le nord, le voyageur peut aussi remarquer que le crépuscule du soir s’allonge et que le ciel reste illuminé par les clartés indirectes du soleil longtemps après que cet astre a disparu au-dessous de l’horizon, phénomène qui indique que l’on approche du cercle polaire, au-delà duquel le soleil cesse de se coucher pendant plusieurs jours au solstice d’été, et s’efface tout à fait pendant une période également longue au moment du solstice d’hiver. Enfin si l’on suit avec le thermomètre les variations de température de l’eau de mer, on s’aperçoit un jour qu’elle s’abaisse bien près de zéro, ce qui dénote que les montagnes de glace ne sont pas éloignées ; celles-ci apparaissent à leur tour dans le lointain, détachant leur masse d’albâtre entre la teinte grise des nuages et la teinte bleue de l’océan. Le navigateur est alors en pleine mer arctique et ne peut plus s’avancer qu’avec précaution, de peur de se heurter contre ces obstacles flottans qui descendent lentement, entraînés par les courans, vers les régions tempérées dont la chaleur les fera s’évanouir.

Le Groenland est, dit-on, la seule terre dont la vue ne réjouisse pas le marin après une longue traversée. Cela est peut-être vrai lorsque les montagnes sont toutes couvertes de neige et que les côtes escarpées ne présentent qu’un horizon de glaciers ; mais il n’en saurait être de même durant la courte période de l’été, tandis que les rayons du soleil sont presque chauds et que les vallées étroites entre les montagnes, les fiords, se recouvrent de mousse et d’herbes qui ont mérité à ce petit continent le nom de terre verte. A cette époque de l’année, les brouillards sont fréquens et épais dans ces parages, ce qui contribue sans doute à donner en peu de jours à la végétation un aspect presque luxuriant. Les ports du Groenland ne sont au reste que des lieux de relâche d’une médiocre utilité pour les baleiniers, car le pays est trop pauvre pour nourrir ses propres habitans et importe du Danemark une grande partie de ce qu’il consomme.

Sur toute cette côte occidentale, — du cap Farewell, qui la termine au sud, jusqu’aux environs du 67e degré de latitude (l’étendue est d’environ 800 kilomètres), — on aperçoit de nombreux havres où les navires sont bien abrités et où la mer est si profonde qu’ils peuvent jeter l’ancre tout près du rivage. Par malheur cette terre ne produit rien, elle est presque inhabitée. Le pays est soumis au Danemark, qui a établi des gouverneurs dans les principales villes, à Julianshaab, Frederickshaab, Holsteinborg. La population totale n’atteint pas dix mille habitans, dont deux cent cinquante Européens ; le reste se compose d’Esquimaux, qui sont pour la plupart de sang mêlé par les alliances des natifs avec les immigrans danois. La pêche des baleines et des veaux marins, la chasse du renne, du renard et de l’eider sont les principales occupations des indigènes, et leur fournissent les seuls objets d’échange et de commerce dont ils puissent disposer. Des médecins, des instituteurs et des missionnaires, à qui le gouvernement danois donne, outre un modique traitement, les rations de vivres nécessaires à l’existence, pourvoient aux besoins les plus indispensables de ce pauvre peuple.

Un autre motif que la stérilité du sol et la rigueur du climat s’oppose à ce que les établissemens groënlandais acquièrent plus de prospérité. Les ports ne sont pas ouverts au commerce de toutes les nations. Chaque localité est ravitaillée par un navire qui arrive tous les ans du Danemark et y laisse une provision suffisante de sucre, café et biscuit de mer, de bois et de houille. Le gouvernement surveille de près ces approvisionnemens et ne laisse introduire que ce qu’il lui convient que les indigènes achètent, prétendant que s’il permettait aux navires étrangers de commercer librement avec les natifs, ceux-ci échangeraient leurs fourrures, leur huile de baleine et leurs poissons secs contre des liqueurs fortes qui ruineraient leur santé et corrompraient leurs mœurs. A l’abri du régime restrictif auquel ils sont soumis, les Esquimaux du Groenland vivent paisibles et heureux, sans se douter que leur pays pourrait, avec un peu plus de liberté commerciale, devenir un peu plus riche et tenir un peu plus de place dans l’histoire du monde. Cependant les ports du Groenland sont sur la route naturelle des navires qui remontent le détroit de Davis pour se rendre dans les régions plus septentrionales où la baleine est abondante. Le bras de mer qui sépare le Groenland du Labrador, encombré pendant la plus grande partie de l’année par les glaces flottantes qui descendent du pôle, n’est navigable que près de la côte orientale. De l’autre côté, le climat est plus rude, les banquises s’amoncèlent, et c’est à peine si quelques pêcheries, abandonnées en hiver, ont pu être établies sur les rivages du Labrador.

Après un court séjour dans la rade de Holsteinborg, le George Henry n’avait plus qu’à traverser le détroit de Davis de l’est à l’ouest pour arriver dans l’une des baies de la Terre-de-Cumberland, où ce bâtiment devait séjourner, tandis que son équipage se livrerait à la pêche de la baleine. Cette traversée est toujours périlleuse, même pendant les trois seuls mois de l’année, juillet, août et septembre, où la mer est ouverte. D’immenses montagnes de glace flottent çà et là au gré des vents, et présentent toutes les formes variées que l’imagination peut concevoir, tantôt découpées en arcades gothiques comme une cathédrale, tantôt couronnées par des lignes plates et régulières comme les ruines d’un château féodal que quelque géant aurait érigé à leur sommet ; mais, si l’œil s’arrête avec plaisir sur ces découpures pittoresques où rien n’apparaît de vivant que quelques troupes d’oiseaux de mer, le marin ne saurait prendre trop de précautions pour éviter que son navire ne vienne à se briser contre ces masses prodigieuses. Le danger est encore accru par des brouillards d’une intensité extraordinaire qui envahissent tout à coup l’horizon. Lorsque les brouillards s’étendent sur la mer, ce sont les jours tristes et sombres des régions arctiques. Quand au contraire le soleil brille, les glaces, les nuages, les terres même, si désolées qu’elles soient, qui bornent la vue dans le lointain, se revêtent des plus riches teintes de l’arc-en-ciel. Toutes ces masses couvertes de neige se renvoient de Turne à l’autre une lumière éblouissante, et les rayons du soleil, réfléchis en tous sens, ne peuvent trouver nulle part de surface terne qui les absorbe ou les éteigne. De bizarres phénomènes optiques se produisent au milieu de ces jeux de lumière ; on voit au loin des objets renversés par le mirage, de même que dans les plaines brûlantes de l’Afrique ; la réfraction dessine des figures confuses et fantastiques sur les bords de l’horizon, et le soleil, même après qu’il est descendu depuis longtemps au-dessous de la limite des eaux, éclaire encore d’une illumination vague et diffuse le sommet dès montagnes et les nuages qui les surplombent. Devant un spectacle si brillant et si riche en couleurs, on oublie sans peine que le thermomètre est au-dessous de zéro.

M. Hall arrivait sans encombre le 8 août 1860 dans la baie d’Ookovlear, située vers le 63e degré de latitude, et à laquelle il imposa le nouveau nom de baie Grinnell en mémoire du généreux protecteur qui avait encouragé son expédition. Dès que le bâtiment eut jeté l’ancre, les Esquimaux du voisinage vinrent à bord sur leurs kias, petits bateaux très étroits qu’ils manœuvrent avec une prodigieuse habileté, et le voyageur put faire connaissance avec cette singulière race d’hommes au milieu desquels il avait projeté de vivre pendant quelque temps.


« Les sensations que j’éprouvais, dit-il, en arrivant dans une nouvelle contrée étaient naturellement très vives. La terre qui nous entourait, les habitans, les montagnes escarpées, les sommets couverts de neige, tout portait le caractère distinctif des régions de l’extrême nord qui devaient être le champ ultérieur de mes travaux. Ce ne fut que lorsque le vaisseau devint immobile que je me remis de cette première émotion et que je pus examiner nos visiteurs. Je n’oublierai jamais l’impression qu’ils produisirent tout d’abord sur moi.

« Un ingénieux écrivain a dit un jour des Esquimaux, à propos d’un livre sur les pays arctiques dont il rendait compte, que ce sont des êtres composites, hybrides, intermédiaires entre l’Anglo-Saxon et le veau marin, qui ont à l’intérieur la conformation de cet animal et en portent la dépouille à l’extérieur, par-dessus leur propre peau. Une section, transversale ferait voir qu’ils sont formés, par stratification alternante, de couches successives d’homme et de veau marin, d’abord l’animal à la surface, puis au-dessous le bipède, ensuite une nouvelle couche d’animal, de bipède, et enfin l’animal au centre. Cependant, si singuliers d’aspect qu’ils soient, ces sauvages sont enjoués et ont une grande propension à la gaîté. Quoiqu’ils habitent des tanières, les plus froides et les moins comfortables qu’on puisse imaginer, ils sont toujours sourians. Quand ils voient un homme blanc, ils sourient ; ils sourient encore quand ils se frottent le nez avec de la neige pour l’empêcher d’être gelé, quand ils soufflent dans leurs doigts pour se réchauffer, quand ils se frictionnent avec la graisse de phoque. Sans trop insister sur la bonne humeur permanente de ces hommes, on peut affirmer que, quels que soient leur apparence et leur mode de vivre, ils sont sans contredit hospitaliers et bienveillans. »


Plusieurs bâtimens baleiniers se trouvaient à l’ancre au même moment dans la baie Grinnell, mais chacun d’eux se choisit bientôt une station d’hivernage. Le George Henry et le Rescue vinrent un peu plus au sud s’établir dans Field-Bay, au centre d’un beau havre bien abrité, et les deux équipages prirent leurs dispositions pour se livrer à la pêche de la baleine, qui était leur but, tandis que M. Hall se familiarisait avec les mœurs et coutumes des indigènes. À cette époque de l’année, les parties basses du terrain sont débarrassées de la neige ; sur la mer, il n’y a plus de glace, sauf au large, où défilent lentement les grosses masses qui proviennent des régions plus septentrionales ; de petites fleurs apparaissent dans chaque fente de rocher sur la pente des montagnes ; des moustiques même vous tourmentent de leurs piqûres comme dans les contrées tropicales ; mais, si peu que l’on s’élève, on retrouve la glace et les neiges perpétuelles. Ce qui attriste peut-être le plus l’œil du voyageur est l’absence de tout arbre et même des plus chétifs arbustes. Cette terre a bien juste la force de produire quelques mousses.et quelques graminées pendant le court été qui lui est accordé chaque année.

Quoique M. Hall eût quitté les États-Unis avec l’intention de s’avancer, soit en bateau, soit en traîneau, beaucoup plus au nord que le point où son bâtiment s’était alors arrêté, il fut bientôt forcé de renoncer pour le moment à ce projet. Il ne pouvait entreprendre ce voyage qu’en compagnie des indigènes ; or tous ceux à qui M. Hall en parlait refusaient de s’engager dans cette entreprise, parce que la saison était trop avancée. Par malheur, deux mois après son arrivée dans ces parages, un coup de vent fit sombrer l’un des deux bâtimens, le Rescue, dont se composait la petite expédition, et en même temps le bateau construit sur un modèle spécial et qui devait servir pour le voyage à la Terre-du-Roi-Guillaume. Malgré sa ferme volonté de pénétrer jusqu’à la région où l’on peut espérer de revoir les traces de sir John Franklin, l’intrépide voyageur fut donc contraint de rester dans la contrée où il se trouvait en ce moment, sauf les petites pérégrinations qu’il pouvait entreprendre dans les v mers environnantes avec les moyens que les Esquimaux avaient eux-mêmes à leur disposition. M. Hall sut du moins profiter de ce contre-temps pour étudier le pays où il était retenu et les indigènes qui habitaient cette région.

Ces indigènes, peu nombreux et vivant en famille avec leurs femmes et leurs enfans, se tiennent en été sur le bord de la mer sous leurs tentes de peaux, ou bien ils émigrent dans leurs bateaux de l’une à l’autre de toutes ces petites baies découpées dans les rivages environnans. Aussi connaissent-ils à merveille la topographie de leur terre natale, et grâce à une mémoire remarquable chez des êtres si dégradés ils sont capables de tracer sur le papier le contour de leurs côtes avec une surprenante exactitude. Dès qu’il arrive un baleinier, ils se mettent volontiers à son service, et, moyennant des rations de biscuit, de café et de tabac, ils se louent comme rameurs pour les longues courses qu’il faut faire dans les baies à la recherche des baleines. Travailleurs peu assidus d’ailleurs, rien ne peut les retenir lorsqu’ils ont résolu d’aller à la chasse aux rennes ou de prendre quelques jours de repos. Leur grande fête est, lorsqu’une baleine est capturée, d’en manger la peau et la chair sans même prendre la peine de les faire cuire. Vivant en toute saison des hasards de la chasse et incapables d’amasser à l’avance des provisions qui ne peuvent pas au reste être conservées pendant longtemps, ils mangent pour plusieurs jours lorsqu’il y a abondance. Un homme civilisé est alors tout étonné de la quantité d’alimens que leur estomac peut ingérer. Pendant la saison d’été, il leur est assez facile de se nourrir. La mer leur fournit des poissons, des phoques et quelquefois des baleines, et l’un de ces cétacés les satisfait pour bien longtemps ; sur la terre, ils trouvent des rennes et des ours blancs, mais pendant l’hiver ces ressources leur échappent en partie, et ils sont alors réduits à la plus misérable condition.

Il est aisé de comprendre que l’adresse et le succès à la chasse font la supériorité d’un homme dans un tel pays. Celui qui tue beaucoup de gibier n’est pas le plus puissant, car les rares familles qui peuplent ces côtes vivent dans une parfaite indépendance les unes des autres, mais il est le plus riche, et il peut à ce titre réunir autour de lui la famille la plus nombreuse, L’un des indigènes les plus remarquables parmi ceux qui fréquentaient l’équipage du George Henry était un nommé Ugarg, qui, grâce à sa force et à son habileté, avait eu successivement treize femmes dont plusieurs étaient encore vivantes ; il avait abandonné la première parce qu’elle ne lui donnait pas d’enfans ; la seconde était morte ; une troisième l’avait quitté, après lui avoir donné plusieurs enfant, pour se joindre à un autre homme ; et ainsi de suite, jusqu’aux deux ou trois dernières qui vivaient encore avec lui ; l’une de celles-ci était venue depuis peu se mettre sous sa protection avec un enfant d’un autre mariage, parce que son premier mari, étant devenu aveugle, se trouvait incapable de subvenir à ses besoins. Quelques dangers qu’ils courent en s’aventurant en pleine mer, en hiver sur les glaces et en été sur leurs frêles embarcations, quelques privations qu’ils supportent pendant les disettes de la mauvaise saison, les Esquimaux vivent longtemps. Il n’est pas rare de voir parmi eux des vieillards qui sont centenaires ; autant du moins qu’on en peut juger par la supputation imparfaite de leur âge et par leur apparence sénile. Ugarg avait alors de cinquante à cinquante-cinq ans et conservait encore une grande réputation parmi ses compatriotes. Il avait visité les États-Unis en 1854 et rappelait avec complaisance les merveilles qui avaient frappé ses yeux dans un pays civilisé.

Deux autres indigènes, Ebierbing et sa femme Tookoolito, qui furent bientôt les amis les plus dévoués de M. Hall, laissaient voir à quel point les bons exemples d’hommes plus civilisés agissent sur ces sauvages. Ils avaient été l’un et l’autre en Angleterre en 1853, avaient été présentés à la reine Victoria et étaient revenus dans leur pays natal après deux ans d’absence. Ebierbing était un bon pilote, chasseur adroit, à l’air ouvert et intelligent, connaissant au mieux les moindres recoins de la côte qu’il habitait ; mais au fond il avait peu gagné au contact des hommes blancs, à peine savait-il quelques mots d’anglais. Sa femme au contraire avait conservé des souvenirs bien vivaces du milieu élégant où elle avait été admise pendant quelques jours. Elle parlait correctement l’anglais et le prononçait d’une voix mélodieuse. Soit qu’elle fût couverte de fourrures lourdes et grossièrement taillées à l’instar de ses compatriotes, soit qu’elle reprît pour un jour les vêtemens européens, les jupons empesés, les larges falbalas et le petit bonnet qu’elle avait rapportés d’Angleterre, elle avait l’air d’une lady gracieuse et de bonnes façons. La première fois que les marins du George Henry la rencontrèrent, « elle était enrhumée, et, chaque fois qu’elle toussait, elle avait soin de détourner un peu la tête et de mettre la main devant ses lèvres. » Au reste la transformation de la femme sauvage en femme civilisée ne se bornait pas à ces apparences. Tookoolito savait un peu lire ; elle avait appris à tricoter et commençait à propager son savoir parmi ses compatriotes. Elle comprenait l’utilité des ablutions quotidiennes, soignait sa chevelure, et imposait peu à peu par son exemple ces habitudes de propreté aux femmes de son entourage. Si la civilisation veut étendre son empire sur les peuplades sauvages de l’extrême nord, c’est par la femme, on le voit, que doit être commencée l’initiation à des mœurs plus douces. Par malheur la femme est encore chez les Esquimaux dans un état de servitude domestique qui la rend peu propre à subir une telle transformation. Ce ne sont pas non plus des missionnaires bien intelligens que les baleiniers qui s’aventurent seuls dans ces parages ; quelques-uns traitent, il est vrai, les natifs avec douceur, mais d’autres abusent de leur force pour les maltraiter ou les dégradent par la contagion de leurs vices.

Il paraîtra sans doute surprenant que, sous un climat si rigoureux, les Esquimaux se contentent d’abris si imparfaits. Sous les tentes de peaux, tupics, qui leur servent d’habitation l’été, s’entassent les hommes, les femmes et les enfans autour de la lampe à huile de phoque, qui sert à la fois pour l’éclairage et le chauffage. Il faut sans doute qu’une certaine habitude ait familiarisé le voyageur avec les mœurs des Esquimaux pour qu’il soit en état de s’introduire sans répugnance sous ces huttes et de s’asseoir sans dégoût à côté de ces êtres frottés d’huile et vêtus de peaux de bêtes. Le simple récit d’une scène d’intérieur ne laisse pas de causer un peu de répulsion.


« En me courbant jusqu’à une position horizontale, je pus entrer ma tête, puis mes épaules, et enfin le reste de mon corps. Je me trouvai alors au milieu d’une douzaine de robustes gaillards, chacun armé d’un couteau ; mais il n’y avait pas lieu de s’alarmer, car ce n’étaient pas des armes de guerre. Les couteaux n’étaient destinés qu’à découper de longues tranches de phoque qui étaient englouties tout de suite entre les larges mâchoires de ces affamés. Au fond de la tente, j’aperçus mon ami l’Esquimau Koojesse, assis entre deux femmes assez gentilles qui faisaient honneur comme lui à un plat de sang de phoque tout chaud. En m’apercevant, Koojesse parut d’abord un peu humilié ; mais dès que j’eus exprimé le désir de partager leur festin, une des femmes s’empressa de m’offrir une côte de phoque garnie d’un bon morceau de viande. Je m’en arrangeai très bien, et voulus alors goûter le sang. A ma grande surprise, je trouvai cette boisson excellente. La première fois que le plat me fut passé, j’hésitai un peu. Il avait fait plusieurs fois le tour des convives, et on le remplissait à mesure qu’il se vidait. L’extérieur n’en était pas trop engageant, car il paraissait n’avoir jamais été nettoyé… Voyant que j’y prenais goût, la femme qui présidait au festin me tendit une petite coupe qui avait été nettoyée, autant du moins que les Esquimaux peuvent nettoyer quelque chose, et elle la remplit de sang chaud que je dégustai avec autant de satisfaction que n’importe quelle boisson que j’aie bue de ma vie. Pour reconnaître la bienveillance de mon hôtesse, je lui donnai un mouchoir de coton à couleurs éclatantes. Ce cadeau la rendit radieuse, et toute la compagnie se confondit comme elle en remercîmens et en expressions de dévouement. Je m’étais évidemment concilié les bonnes grâces de ces indigènes, et je résolus d’agir toujours de la même façon. »


S’il est vrai que la première initiation à des mœurs nouvelles est seule pénible, M. Hall eut bientôt l’occasion de se familiariser davantage avec l’existence des indigènes. Jusqu’à ce moment, le navire avait été à l’ancre au milieu de la baie, qui était encore libre de glaces, et l’on ne pouvait communiquer avec la côte que par bateau ; mais le 19 novembre la surface de la baie était entièrement gelée. Le thermomètre marquait déjà 15 degrés centigrades au dessous de zéro. Cependant la glace n’était pas assez solide pou qu’on pût passer dessus. Pendant quelques jours, il y eut des alternatives de gelée et de dégel selon la direction du vent, qui venait tantôt du sud, tantôt du nord ; on ne pouvait sortir du bâtiment d’aucune manière, ni à pied sec ni en bateau, par crainte des glaçons flottans. Enfin le 6 décembre la mer était complètement prise, et le George Henry se trouvait enfermé au milieu des glaces pour une période de huit à neuf mois. En même temps les villages des Esquimaux avaient changé d’aspect. Tandis que la mer se couvrait de glaces, une abondante quantité de neige était tombée sur le sol. Les tentes de peaux n’étant plus un abri suffisant, chacun d’eux se construisait un igloo, c’est-à-dire une maison de neige, sorte de dôme formé de blocs de neige que le froid soude bientôt ensemble, avec une très petite ouverture au ras du sol, par laquelle on ne peut entrer qu’en se traînant. Dans un coin de cette tanière, sur une couche d’herbes sèches, ou, à défaut d’herbes, sur la neige bien tassée, on étend les fourrures qui servent de lit de repos. Au centre brille la lampe de pierre, le seul meuble indispensable, car il éclaire et réchauffe tout à la fois. C’est sur la lampe que l’on fait fondre la neige pour se procurer l’eau nécessaire à la boisson ; c’est à la faible chaleur de cet ustensile que l’on fait sécher les vêtemens humides après une longue course en plein air. Sans sa lampe, l’Esquimau ne pourrait vivre. Aussi, lorsque l’huile vient à lui manquer, il est obligé d’aller à la chasse durant des jours et même durant des nuits entières jusqu’à ce qu’il ait tué un phoque qui lui fournisse de l’huile et des alimens. Chose bizarre, cette race d’hommes ne paraît pas comprendre que le bois ou le charbon lui fournirait aussi facilement la chaleur nécessaire à l’existence. Les débris de navires naufragés qu’ils recueillent de temps en temps sur le rivage ne leur servent que pour la confection des traîneaux ou quelquefois pour la construction de leurs huttes. On a découvert dans leurs parages des amas de houille que des navigateurs y avaient laissés depuis longtemps et auxquels les Esquimaux n’avaient jamais touché. Lady Franklin a fait déposer des provisions de charbon de terre en divers points des terres polaires où l’on supposait que son mari et ses compagnons pouvaient passer par hasard. Il est probable que ces amas seront retrouvés plus tard sans qu’aucun des indigènes qui les auront vus ait soupçonné l’usage auquel ils étaient destinés.

Dès le 8 décembre, le thermomètre était descendu à 25. degrés au-dessous de zéro, et le froid allait acquérir encore plus d’intensité. Cependant les marins n’en souffraient pas autant qu’on aurait pu le croire. La glace étant alors assez solide pour porter les hommes, on circulait aisément entre le navire et la terre ferme ; néanmoins quelques craquemens se faisaient entendre qui indiquaient que l’épaisseur de la couche congelée n’était pas encore bien considérable. Les aurores boréales avec leurs magnifiques lueurs se montraient souvent au-dessus de l’horizon. Le lieu où le George Henry était enfermé n’étant pas tout à fait à la latitude du cercle polaire, la nuit ne devait jamais y être complète, et chaque jour, durant tout l’hiver, le soleil devait se montrer un peu au-dessus de l’horizon. Le temps était donc en somme assez supportable ; seulement il fallait, pendant les courses en plein air, se frotter le nez de temps en temps avec de la neige pour empêcher qu’il ne fût gelé. Cet organe étant la seule partie du corps qu’on ne puisse préserver du froid par des fourrures, chaque compagnon de route est chargé de veiller sur le nez de son voisin et de le prévenir amicalement aussitôt qu’il s’y manifeste une teinte noire dont le patient n’a pas conscience lui-même.

Les indigènes, si habitués qu’ils soient au climat de leur terre natale, supportent peut-être moins bien que les étrangers les premières atteintes du froid. Chaque hiver débute par une ou deux semaines de transition où leur condition est vraiment misérable. Il fait déjà trop froid pour rester sous les tentes, et s’ils se réfugient sous les huttes de neige, il survient quelquefois un dégel subit qui en ronge les murailles et les fait écrouler. Les vêtemens de fourrures dont ils se couvrent ne sont pas toujours pr parés à temps, dans le cas par exemple où la chasse n’a pas été assez abondante. Enfin, (et c’est la plus grave souffrance à laquelle ces malheureux soient exposés, tandis que les bords de la mer sont tout encombrés de glaçons flottans et que la surface congelée n’est pas encore assez épaisse, il est impossible d’aller à la chasse du veau marin. Pas de gibier et partant pas d’alimens, pas d’huile pour la lampe, pas de chaleur ni de lumière. Heureux sont ceux qui découvrent quelques fragmens de graisse de baleine enterrés dans la neige aux jours de beau temps pour la nourriture des chiens !

M. Hall, qui songeait sang cesse à réaliser plus tard son voyage dans les terres plus rapprochées du pôle, choisit le moment de l’année le plus froid pour faire une excursion avec les Esquimaux, afin de s’aguerrir contre les intempéries de l’air et de s’habituer à la vie des indigènes. Tout habillé, à la mode du pays, de peaux de renne et de veau marin qu’il s’était procurées par échange, il se mit en route au commencement de janvier avec ses fidèles amis Ebierbing et Tookoolito. Un traîneau, attelé de dix chiens, portait toutes ses provisions, c’est-à-dire quelques fourrures pour la nuit, ses armes, et le peu de vivres que l’on pouvait emporter à l’avance. Les hasards de la chasse devaient pourvoir aux besoins des chaque jour. En cette saison, le chemin le plus facile à suivre, surtout lorsqu’on est accompagné d’un traîneau un peu chargé, est tout simplement la surface même de la mer. Sur terre, le sol est accidenté, inégal, et les montagnes encombrées de neige présenteraient souvent des obstacles insurmontables. Près du rivage, la glace, soulevée et bouleversée par les mouvemens de la marée, présente l’aspect d’une ruine et oblige à de trop fréquens détours ; mais au large, à une certaine distance de la côte, la surface glacée, tour à tour recouverte par l’eau des marées et par la neige, permet au traîneau de circuler avec rapidité. Un attelage de dix à douze chiens bien dressé et bien conduit peut alors traîner plusieurs personnes avec une vitesse étonnante. Le soir venu, on campe en pleine glace ; en moins d’une heure, on se bâtit une hutte avec des blocs de neige ; la lampe est allumée, le souper se prépare à sa douce chaleur, et l’on s’endort sous cet abri temporaire avec autant d’insouciance que si les fondations en reposaient sur la terre ferme et non point sur la surface de l’océan solidifié ; La femme veille pendant la nuit et a soin que les vêtemens humides de la journée se sèchent tour à tour au dessus de la lampe. Sous un toit de neige et avec ce modeste brasier, on passe la nuit sans danger, quoique le thermomètre descende parfois à 30 ou 40 degrés au-dessous de zéro.

Le plus grand tourment des voyageurs est, le croirait-on ? la soif. Entourés d’eau de toutes parts, marchant le jour sur la glace et couchant le soir dans la neige, ils ne peuvent cependant pas toujours se procurer la petite quantité d’eau nécessaire à la boisson. Lorsque le froid est très vif, le contact de la glace sur la peau nue produit tous les effets d’une brûlure. Aussi, lorsque le chasseur a eu l’adresse d’attraper un phoque, on se hâte de le dépecer et le sang de l’animal, mélangé avec un peu de neige fondue, est bu avec avidité par tous les voyageurs. Le phoque du veau marin, qui est en cette saison la principale et presque la seule ressource des Esquimaux, se retire dans la mer sous la couche de glace qui recouvre les eaux ; mais cet animal amphibie, ayant besoin de respirer de temps en temps, se ménage à travers cette couche des trous par lesquels il vient souffler à la surface. Les chiens ont en général une sagacité étonnante pour découvrir ces trous et les indiquer à leur maître. Lorsque celui-ci en a reconnu la position, il se met en faction tout auprès, son harpon à la main, et, quelque intense que soit le froid, attend, s’il le faut, des journées et des nuits entières jusqu’à ce que la pauvre bête vienne s’offrir à ses coups. Le plus triste est que les malheureux Esquimaux se condamnent à ces veilles prolongées en plein air au moment même où ils sont torturés par la faim et lorsqu’ils n’ont plus aucune nourriture chez eux, lorsqu’ils n’ont plus même d’huile pour alimenter leur lampe et se réchauffer au retour d’une longue absence ; mais aussi, lorsque le chasseur rentre chez lui en rapportant un phoque qui peut peser une centaine de kilogrammes, la joie et le contentement entrent dans sa maison. Il assemble toute sa famille et tous ses voisins pour partager avec eux son butin et rendre aux chasseurs malheureux l’aide qu’il en a reçue quelques jours auparavant. On ouvre la bête en mettant à part la peau, qui servira pour les vêtemens, et la graisse, qui alimentera la lampe. Le sang est recueilli avec soin pour arroser le festin. On découpe ensuite le foie, qui est partagé entre les convives et mangé cru, avec accompagnement de petites tranches de graisse en guise d’assaisonnement ; puis on distribue la chair de l’animal, qui est également dévorée séance tenante, sans que personne songe à la faire cuire. Le repas continue pendant des heures entières, et chacun se dédommage d’un jeûne prolongé en consommant une quantité de nourriture dont l’estomac d’un homme civilisé s’effraierait avec raison. La lampe brille alors dans chaque hutte, et la petite colonie est à l’abri du besoin pour le moment. On ne saurait se figurer quelle imprévoyance les Esquimaux, montrent en pareille occasion. Loin de mettre quelques provisions en réserve pour les jours suivans, ils vivent joyeusement sur le produit de la chasse du jour sans songer au lendemain. Le chef de famille, au lieu d’assurer l’existence de ses enfans en ménageant une partie de son butin jusqu’à ce qu’il ait rapporté un autre phoque, partage généreusement ce qu’il possède avec tous les individus qui sont campés au même lieu que lui.

Les excursions sur la glace à la recherche des phoques présentent souvent de sérieux dangers. Il arrive parfois qu’une tempête survient, la glace se brise, et le chasseur est entraîné à la dérive en pleine mer. Il n’est pas d’hiver où un événement de ce genre ne se produise. Pendant l’hiver de 1859, quinze Esquimaux qui étaient partis ensemble furent ainsi séparés du rivage sur un glaçon flottant. Ils se construisirent une hutte de neige sur cette île improvisée ; cependant le froid était tellement vif que la plupart de leurs chiens périrent, et les deux qui survécurent durent être sacrifiés pour servir de nourriture à leurs maîtres. Pendant trente jours, les malheureux chasseurs furent confinés sur le glaçon qui les portait, jusqu’à ce qu’enfin, le vent ayant changé de direction, ils furent ramenés vers la terre et rejoignirent leurs familles, qui les avaient crus morts.

On peut juger d’après ces détails de l’existence singulièrement hasardeuse que mènent les habitans des terres arctiques. Qu’on ajoute aux privations de cette vie les maladies qu’engendre fatalement la rigueur du climat auquel ces hommes doivent s’exposer sans cesse, et l’on s’étonnera sans doute que les régions polaires ne soient pas désertes. Comment ces peuplades ne disparaissent-elles pas peu à peu ? Pourquoi n’émigrent-elles pas vers les latitudes plus tempérées ? En dépit de tant de souffrances et de privations, les hommes blancs eux-mêmes ne semblent pas éprouver trop de difficultés à séjourner dans ces parages. Non-seulement des baleiniers vont chaque année passer l’hiver au milieu des glaces, mais il n’est même pas rare que des hommes isolés, soit des déserteurs, soit des naufragés, restent seuls au milieu des natifs, partagent leur vie et prennent leurs habitudes, mangent comme eux la viande crue de leur chasse, habitent sous des maisons de neige, et rentrent dans leur pays natal gras et bien portans au bout de plusieurs années.


II

Cependant le mois d’avril était arrivé à sa fin. Des indices de changement de temps se manifestaient déjà. L’intérieur des baies était toujours gelé, mais la température était plus douce, la glace commençait à se briser au large, et les indigènes remplaçaient par des tentes de peau, qui leur servent d’abri pendant la belle saison, les huttes de neige qui se seraient fondues sur leurs têtes. La vie allait devenir moins pénible. Seulement les excursions aux environs de la baie dans laquelle le George Henry était ancré étaient difficiles à cette époque de transition. Il était à peu près impossible de voyager en plein jour sur la glace ou sur les terres couvertes de neige, car le sol manquait de fermeté, et il se formait çà et là des trous recouverts d’une mince couche de glace et dans lesquels on tombait à l’improviste. La route paraît belle et solide au premier abord, et tout à coup on s’enfonce dans l’eau jusqu’aux genoux. Il est facile de comprendre comment ces trous peuvent se former. Toute substance étrangère qui se trouve par hasard sur la glace, telle que des herbes marines, des ossemens, des débris de matière organique, absorbe la chaleur solaire et fait fondre avec rapidité toute la glace environnante. Par-dessus cette cavité d’eau fondue, il se reforme ensuite au premier froid une mince couche solide qui n’a pas assez d’épaisseur pour supporter le poids d’un homme. Aussi les Esquimaux choisissent-ils toujours les heures de nuit pour voyager en cette saison, et les lueurs prolongées du crépuscule suppléent assez bien à la clarté du soleil pour que l’on ne coure aucun risque de s’égarer dans l’obscurité. Malheureusement on n’a pas non plus la ressource de se construire une maison de neige pour se reposer au lieu où l’on juge convenable de s’arrêter ; ces frêles habitations ne résisteraient pas à la chaleur de la journée ; il faut donc emporter avec soi une tente et des fourrures, à moins que l’on ne soit informé au juste de l’endroit où l’on rencontrera le campement de quelque famille amie, où l’hospitalité la plus large est offerte aux voyageurs. Quant à la nourriture, on a moins à s’en occuper ; les veaux marins sortent de la mer pour se chauffer au soleil ; les canards et les autres oiseaux des régions froides se montrent en quantités innombrables ; les rennes apparaissent par troupes et ne sont pas trop sauvages, surtout dans les plaines basses et couvertes d’herbes, où ces quadrupèdes trouvent, dès que la neige fond, des pâturages abondans. A l’aspect de ces plaines verdoyantes où le passage de l’hiver à l’été semble s’opérer en un instant, le marin, qui n’a vu pendant longtemps que les glaces de la mer ou les montagnes couvertes de neige, comprend que les premiers navigateurs aient baptisé le Groenland du nom de terre verte, dès qu’ils aperçurent les herbes vivaces se dégager au printemps du linceul blanc qui les avait recouvertes pendant les longs mois de l’hiver.

Quoique la température fût devenue chaude à mesure que le soleil s’élevait sur l’horizon, à tel point que le thermomètre marquait 35 degrés centigrades le 25 juillet, ce ne fut néanmoins qu’à la fin de ce mois que le George Henry se trouva complètement libéré de la ceinture de glaces au milieu de laquelle ce navire avait passé l’hiver. Dans les baies ouvertes, les glaces disparaissent assez vite, parce qu’elles sont entraînées au large par les vents et les courans de marée ; mais il n’en peut être de même dans les havres bien abrités : toute la chaleur de l’été n’est pas de trop pour débarrasser le rivage des banquises épaisses amoncelées par l’hiver. Durant cette période de dégel, il est aussi difficile de circuler en traîneau qu’en bateau, et ce n’est qu’en sautant de glaçon en glaçon, que l’on peut aborder à la côte. M. Hall, qui avait fixé au 1er août son départ définitif pour les terres polaires à la recherche des compagnons de Franklin, se vit obligé de renoncer au projet qui M avait fait quitter l’Amérique. Ayant perdu, pendant une tempête de l’automne précédent, le bateau dont il devait se servir pour ce voyage, et jugeant avec raison qu’il eût été imprudent de partir pour un si périlleux voyage sans être convenablement équipé, il dut se borner à explorer avec plus de soin les parages où il se trouvait, heureux d’ailleurs de saisir cette occasion de se familiariser avec la vie des Esquimaux et de se préparer à des entreprises plus lointaines. Au moment où le George Henry levait l’ancre et s’éloignait avec l’intention de croiser tout l’été à la recherche des baleines dans les mers environnantes, M. Hall se fit mettre à terre et établit son campement provisoire sous la tente des indigènes Ebierbing et Tookoolito, avec lesquels il avait lié une connaissance plus intime. Quelques traditions très vagues, conservées par les Esquimaux, sur le séjour, à une époque très ancienne, d’hommes blancs dans l’une des baies voisines, allaient lui fournir un sujet de recherches intéressant.

Les Esquimaux sont nomades, il est vrai, en ce sens qu’ils ne restent jamais longtemps au même lieu, mais sans s’éloigner jamais d’une certaine région dont ils visitent alternativement toutes les baies. En été, ils pénètrent quelquefois à l’intérieur des terres, à la poursuite des troupeaux de rennes qui leur fournissent leurs plus belles fourrures et leurs alimens les plus délicats. En hiver, ils restent près de la mer, qui peut seule les nourrie et ne changent de station qu’autant qu’ils y sont engagés par la rareté ou l’abondance des animaux dont ils vivent. Les familles, peu nombreuses, unies par les liens du sang et par les services réciproques qu’elles se rendent, en cas de disette, pendant la mauvaise saison, se connaissent toutes plus ou moins, et dans le cours d’une existence uniforme elles conservent longtemps le souvenir des événemens qui les ont frappées. L’une des traditions les plus vivaces chez les indigènes très âgés au moment où M. Hall visitait le pays se reportait au séjour parmi eux d’un grand nombre d’hommes blancs qui seraient venus, sur plusieurs vaisseaux, s’établir dans une île de cette contrée, y auraient demeuré plusieurs années, et auraient péri ensuite ou s’en seraient allés, vaincus par la rigueur du climat, en laissant toutefois des traces de leur établissement temporaire. Ces aventuriers étaient venus, au dire des anciens du pays, une première fois sur deux vaisseaux, la seconde année avec trois, et l’année d’après avec une flotte entière. Les hommes de cette dernière expédition, qui s’étaient fixés sur la terre arctique avec l’intention apparente d’y rester, avaient bientôt après construit un navire pour s’en retourner dans la contrée d’où ils étaient partis. Les Esquimaux racontaient même qu’il y avait eu bataille entre leurs ancêtres et ces hommes blancs, et que cinq de ceux-ci étaient restés au pouvoir des indigènes.

Or l’un des plus anciens voyages au pôle que les marines européennes aient tentés s’accorde à merveille avec ces traditions obscures. En 1576, un Anglais, Frobisher, partit d’Europe avec trois petits bâtimens, dont le plus gros ne jaugeait que 25 tonneaux. Il perdit en route, en vue du Groenland, l’un de ces navires, hasarda néanmoins de s’aventurer au milieu des glaces, et put s’avancer, vers le nord, jusqu’à une baie appelée depuis baie Frobisher, où il prit terre et lia connaissance avec les natifs. À cette époque, l’Amérique était découverte depuis moins d’un siècle, et les navigateurs qui se dirigeaient vers le nord ne pouvaient être guidés que par deux motifs : trouver de l’or ou découvrir un passage de l’Atlantique à l’Océan-Pacifique. Les équipages de Frobisher se prirent de querelle avec les indigènes, qui firent prisonniers cinq Anglais. Le commandant, désespérant de se les faire rendre, repartit bientôt pour l’Angleterre en emmenant de son côté un indigène dont il s’était emparé et quelques échantillons d’une pierre noire très pesante. Les raffineurs de Londres prétendirent, paraît-il, que cette pierre contenait de l’or. Ce fut assez pour déterminer Frobisher à entreprendre une seconde expédition l’année d’après, en 1577, avec trois vaisseaux. Il ne put cette fois encore retrouver les cinq matelots qu’il avait perdus au voyage précédent ; il soutint une lutte à main armée contre les natifs, et revint, après un court séjour, avec un chargement complet du prétendu minerai aurifère. Enfin en 1578 il repartit de nouveau, mais cette fois avec quinze vaisseaux et tous les approvisionnemens et les hommes nécessaires pour fonder une colonie : il y avait des mineurs, des charpentiers, des forgerons. Ils s’établirent dans une île à l’entrée d’un havre qui prit le nom de la comtesse de Warwick, sous les auspices de qui l’expédition avait été concertée ; puis les navires revinrent en Europe, et on ne retrouve plus dans les chroniques du temps aucune mention de ce qu’était devenu cet essai de colonisation prématuré dans l’extrême nord. On ne savait même pas au juste où était située l’île de la comtesse de Warwick. Les navigateurs avaient seulement conservé le nom de détroit de Frobisher à l’une des baies de la Terre-de-Cumberland, sur un vague soupçon que c’était là que ce marin avait atterri pendant ses trois expéditions.

Dans de nombreuses conversations avec les Esquimaux, M. Hall s’était fait raconter les souvenirs confus qu’ils se transmettaient par tradition orale de génération en génération au sujet du séjour d’hommes blancs dans ces parages à une époque très éloignée du temps présent. Frappé de la coïncidence que ces détails assez vagues présentaient avec la narration de Frobisher, dont il avait déjà connaissance, il lui parut intéressant d’éclaircir cette question d’histoire et de retrouver, s’il était possible, des vestiges de la colonie du XVIe siècle. Dès que ses compagnons l’eurent laissé seul avec les natifs, il résolut de profiter de la belle saison pour explorer avec soin la baie de Frobisher et en particulier les îles où se trouvaient encore, au dire des indigènes, des traces d’une occupation temporaire par les hommes blancs. Déjà habitué à la façon de vivre des Esquimaux, dont il s’était concilié la bienveillance par des présens, sachant se contenter de leur nourriture de chair crue, s’accommoder de leur existence imprévoyante, soigneux de ne contrarier ni leurs coutumes ni leurs préjugés, il était en état de voyager avec eux, et, grâce à une étude assidue de leur langue, de les comprendre et d’être compris par eux sans interprète. Le voyage ne devait pas au reste être bien pénible, car la saison était belle, les glaces avaient disparu, et la mer n’est jamais bien mauvaise dans l’intérieur des baies profondes. Il put donc se mettre en route pour une excursion de deux mois avec un mauvais bateau qui lui avait été laissé et un équipage composé de trois indigènes et leurs femmes. Les provisions de vivres étaient courtes ; la chasse devait pourvoir à la nourriture journalière. En été, les phoques et les morses se montrent en abondance, il ne faut que savoir les prendre. Les canards apparaissent en troupes innombrables qui à certains momens obscurcissent le ciel. Les rennes ne sont pas rares et fournissent, pour changer un peu de régime, une venaison excellente. On aperçoit même parfois des ours blancs dont la chair grasse et succulente peut être comparée avec avantage aux meilleures viandes de bœuf. Sans compter quelques petits oiseaux qu’on ne s’amuse guère à tirer, parce qu’il faut être ménager de sa poudre et qu’ils sont trop petits pour valoir le coup de fusil qu’on leur adresserait, on trouve encore sur la terre une certaine herbe nutritive qui, crue ou bouillie, remplit assez bien l’estomac les jours où la chasse a été malheureuse. Bref, cette contrée, si désolée en hiver que les habitans sont souvent réduits à jeûner plusieurs jours de suite et y meurent presque de faim, regorge de biens en été. Seulement la mer est le principe de toute cette abondance, et l’on ne saurait s’éloigner du rivage et pénétrer au loin dans l’intérieur des terres sans s’exposer à périr d’inanition.

M. Hall se mit donc en route avec l’intention de pénétrer jusqu’au fond de la baie de Frobisher et de vérifier par lui-même si cette nappe d’eau est réellement une baie, ainsi que l’affirmaient les indigènes, et non point un détroit, comme l’indiquaient jusqu’alors toutes les cartes géographiques. Il se réjouissait de parcourir des contrées qu’aucun homme de sa race n’avait encore visitées, plaisir facile en ces régions inhabitées, et de faire flotter le pavillon national des États-Unis sur un rivage dont aucune nation n’avait encore pris possession. Tous les explorateurs de pays inconnus, petits ou grands, arides ou fertiles, se laissent volontiers aller à cet inoffensif accès de vanité patriotique. Le voyage était lent ; les Esquimaux, les plus insoucians des hommes, sont aussi les moins propres à un travail régulier. Le moindre gibier qui paraît à l’horizon, ours ou veau marin, renne ou canard sauvage, était un prétexte à des détours infinis ou un motif d’arrêt pendant des journées entières. Néanmoins la petite expédition se trouvait à la fin d’août au fond de la baie de Frobisher, dans un pays ravissant, dont la végétation luxuriante semblait un phénomène au milieu des côtes habituellement arides des autres régions polaires. Peut-être faut-il faire la part du contraste qui devait frapper un voyageur retrouvant des plaines verdoyantes après un an de séjour au milieu des glaces et des neiges. Il paraît probable toutefois que le court été du pôle fait sortir de terre une foule de fleurs, d’herbes et de saules microscopiques qui acquièrent en peu de jours tout leur développement. N’était l’absence complète d’arbres et d’arbustes, on se croirait presque dans les plaines les plus fertiles de la zone tempérée. A part quelques familles nomades qui traînent leur tente de l’un à l’autre rivage au gré de leur caprice ou de leurs besoins, les seuls habitans de ces contrées sont les troupeaux de rennes qui y vivent d’une vie plantureuse et se montrent familiers comme des bêtes qui n’ont jamais été poursuivies, puis des lapins qui se retirent dans leurs terriers pendant la saison d’hiver, des ours et même des loups qui vivent aux dépens des autres animaux terrestres ou amphibies. Les rivières sont même peuplées de saumons, comme si tout ce qui est nécessaire à l’homme devait se trouver réuni là, sauf les céréales, que le soleil, trop avare de ses rayons, ne pourrait faire mûrir. Les Esquimaux appréciaient peu cette abondance de biens ; pour eux, le fond de l’alimentation est la chair du veau marin dont ils ne se lassent jamais, le reste n’ayant d’autre utilité que de varier un peu leur régime habituel. Cette excursion était seulement une magnifique occasion de chasse dont ils profitaient pour s’approvisionner de peaux de rennes en prévision de l’hiver ; les fourrures de ces bêtes sont, à leur avis, beaucoup plus belles et plus chaudes lorsqu’on les tue au milieu de la belle saison.

Quant aux traces de l’expédition que Frobisher avait dirigée vers ces parages dans le cours du XVIe siècle, M. Hall n’eut pas de peine à découvrir en deux ou trois îles voisines des preuves évidentes du séjour des Européens. Les indigènes qui avaient demeuré quelquefois dans ces îles se rappelaient tous y avoir trouvé du charbon de terre, dont ils ne savaient pas d’ailleurs faire usage pour la cuisson de leurs alimens, puis des fragmens de brique, dont les femmes se servaient pour polir les ornemens de cuivre qu’elles portent sur la tête, et enfin de lourdes masses de fer dont ils ne tiraient aucun parti. L’une de ces îles conservait encore, coïncidence frappante, le nom d’« île des hommes blancs, » Kodlunarn, dans le langage des Esquimaux. En examinant le terrain avec plus de soin, M. Hall put reconnaître des signes plus évidens du passage d’une colonie européenne. Une longue tranchée avait été creusée dans le roc, et ne pouvait être l’œuvre que d’ouvriers civilisés, car les natifs ne possèdent aucun outil propre à ce genre de travail. Des pierres taillées et rangées avec symétrie semblaient être les restes d’anciennes, habitations, et étaient recouvertes d’une mousse épaisse comme des monumens d’un âge très ancien. Au reste, en fouillant le terrain quelques mois plus tard, il fut possible de mettre au jour des débris de poterie, de cordages, de verre, des fragmens de bois, des restes d’outils en fer rongés par la rouille, des pierres soudées par un ciment comme les ruines d’une maison. Ces objets ne pouvaient avoir appartenu à l’un de ces navires baleiniers qui depuis un siècle au plus fréquentent les baies des environs ; les traditions des Esquimaux leur assignaient une ancienneté plus grande. Il n’était guère permis de douter que ce ne fussent là les restes de la colonie de 1578, dont les habitans succombèrent sans que leur sort ait été connu en Angleterre, soit qu’ils fussent tous tués par la rigueur du climat ou que quelques-uns d’entre eux, suivant les souvenirs des natifs, aient péri en voulant s’embarquer pour retourner dans leur pays sur un petit navire qu’ils avaient construit.

La colonie fondée par Frobisher dans les régions boréales tient si peu de place dans l’histoire des expéditions aventureuses du XVIe siècle qu’il y avait peu d’intérêt sans doute à savoir ce qu’elle était devenue. Aussi la découverte de ces vestiges d’un ancien établissement européen au milieu des terres polaires n’a excité la curiosité qu’en ce qu’elle indiquait à quel point les Esquimaux peuvent conserver par tradition des souvenirs exacts sur le passage d’hommes blancs dans leur pays. N’est-il pas permis dès lors d’espérer qu’en fouillant les terres arctiques on retrouvera les traces de sir John Franklin et de ses infortunés compagnons, dont le sort a suscité tant de sympathiques recherches en ces vingt dernières années ? Les Européens peuvent subsister, on l’a vu, au milieu des neiges et des glaces, s’ils se résignent à vivre comme les indigènes de ces contrées : qu’y aurait-il donc d’étonnant à ce que plusieurs d’entre eux fussent rencontrés par un explorateur qui séjournerait quelque temps dans la région où l’on a déjà trouvé des indices de leur passage ? Découvrir ces hommes abandonnés depuis vingt ans au milieu d’un pays désolé et recueillir au moins les souvenirs de leurs dernières pérégrinations est une œuvre difficile, mais non pas impraticable. Ce but philanthropique est peut-être le seul que puissent se proposer aujourd’hui les explorateurs des régions arctiques.

Lorsqu’à la fin du mois de septembre M. Hall revint dans la baie de Field après cette longue excursion au fond de la baie de Frobisher, il fut assez heureux pour y retrouver le George Henry à l’ancre dans le havre où il avait hiverné. La pêche à la baleine n’avait pas été fructueuse ; néanmoins le capitaine, Budington avait résolu de faire voile pour les États-Unis avant que la mer ne fut envahie de nouveau par les glaces flottantes. Ce départ ne pouvait être retardé, car le temps devenait froid, et des banquises commençaient même à se former le long du rivage. Les eaux de la baie semblaient épaisses comme si elles eussent été sur le point de se prendre en masse, et la proue d’un bateau les fendait avec peine. D’ailleurs, officiers et matelots, tous étaient fatigués d’un long séjour dans les terres arctiques et aspiraient à un prompt retour. Depuis seize mois qu’ils avaient perdu de vue le continent américain, aucun d’eux n’avait eu de nouvelles de son pays. Cependant ces espérances allaient être trompées. Un jour qu’il avait entrepris l’ascension d’une montagne voisine très élevée, tandis que l’équipage faisait ses derniers préparatifs de départ, M. Hall aperçut au large d’immenses flots de glace, et un examen plus attentif lui fit reconnaître que le détroit de Davis était déjà solidifié. L’hiver précédent s’était prolongé plus que de coutume, l’été avait été moins chaud ; en somme, l’année 1860 avait été plus froide que d’habitude, et les masses de glaces flottantes qui descendent du pôle n’avaient sans doute pas interrompu leur marche un seul instant, S’aventurer au milieu des glaces dans la saison des grandes nuits avec un bâtiment endommagé par une longue navigation eût été une entreprise téméraire. Il fallait donc se résigner à passer un nouvel hiver dans ces parages et se laisser enfermer pour neuf autres mois dans la baie où l’on avait été à l’abri l’hiver précédent, résolution d’autant plus triste que les vivres dont le navire était approvisionné au départ étaient presque épuisés. Faute de bois et de charbon pour combattre le froid, on pouvait, il est vrai, brûler les carcasses des baleines que l’équipage avait dépouillées ; ces ossemens sont en effet très poreux, imbibés d’huile, et donnent beaucoup de chaleur. Quant à la nourriture, il ne restait que des viandes salées qui auraient infecté l’équipage de scorbut. Il était donc nécessaire d’adopter le genre de vie des Esquimaux et de se nourrir comme eux des produits de la chasse. Les hommes de l’équipage furent répartis par groupes de deux ou trois sous les huttes des indigènes du voisinage ; mais peu d’entre eux s’accommodaient de ce régime. Habitués à recevoir à bord leur ration journalière, ils ne savaient pas tour à tour s’astreindre à un jeûne forcé et se gorger de nourriture suivant que la chasse avait été productive ou infructueuse. Un Esquimau est seul capable de rester plusieurs jours sans manger et de se tenir aux aguets pendant des jours et des nuits, au milieu de la neige et par un froid de 30 à 40 degrés, au-dessus du trou d’un phoque jusqu’à ce que cet amphibie vienne respirer à la surface de l’eau. En outre la vie commune avec un peuple barbare et grossier répugnait à des hommes civilisés qui n’étaient pas encouragés, comme M. Hall, par le désir d’étudier les mœurs du pays. Tous ne savaient pas se préserver du froid, et, faute de vêtemens appropriés au climat, ils souffraient horriblement sous les huttes de neige où ils devaient rester confinés. M. Hall au contraire s’était tout à fait accoutumé à cette existence et la supportait sans dégoût et sans fatigue.


« Je vivais alors (dit-il) uniquement comme les Esquimaux. Si je donnais le détail de ce qui composait nos festins, la plupart des lecteurs en éprouveraient du dégoût ; mais avec les indigènes on ne peut faire autrement, il faut bien se figurer qu’on ne peut vivre chez eux qu’en adoptant leurs mœurs et en se mettant à leur niveau. Lorsqu’un homme blanc entre pour la première fois dans un tupic ou un igloo, tout ce qu’il voit et tout ce qu’il sent lui cause des nausées, même les regards de ces bonnes créatures qui lui offrent la plus cordiale hospitalité. Prenez pour exemple la hutte où j’avais ce jour-là un excellent dîner. En entrant, vous auriez vu une réunion des êtres les plus sales étendus au milieu de viandes dégoûtantes, de chairs saignantes, d’ossemens et de peaux. Vous auriez vu au-dessus d’une large flamme une marmite de pierre enduite de suie et d’huile par un long usage et remplie jusqu’aux bords d’un brouet noir et fumant ; tout autour, des hommes, des femmes, des enfans, moi-même compris, dévorant le contenu de cette chaudière, et vous auriez eu pitié des pauvres humains réduits à se nourrir de tels mets. Les plats sur lesquels la soupe était servie vous auraient soulevé le cœur, surtout à la vue des chiens qui les nettoyaient avec leur langue souple avant que les maîtres ne s’en servissent. »


N’insistons pas plus qu’il ne convient sur ces tableaux de mœurs intimes. L’auteur lui-même, si satisfait qu’il fût de son séjour parmi ses amis esquimaux, désespérerait sans doute d’entraîner à sa suite les touristes curieux de voir de nouveaux pays. Enfin le mois de juillet revint et fit fondre les glaces au milieu desquelles le George Henry était emprisonné. La mer s’ouvrait de nouveau, et le navire se balançait sur ses ancres en attendant le signal du départ. Tous les indigènes qui avaient lié connaissance avec l’équipage et en avaient reçu de petits présens, — grains de verroterie pour les femmes, vieux fusils, couteaux, scies pour les hommes, — se pressaient sur le pont afin de souhaiter aux voyageurs une traversée favorable. Peut-être étaient-ils satisfaits de voir partir ces étrangers qui jetaient le trouble dans leur existence monotone, mais dont le souvenir survivra sans doute longtemps parmi eux. Deux d’entre ces Esquimaux, Ebierbing et Tookoolito, qui s’étaient pris d’une affection particulière pour M. Hall, consentirent à l’accompagner aux États-Unis, sur la promesse qui leur fut faite qu’ils seraient ramenés plus tard dans leur terre natale lorsqu’une autre expédition serait dirigée dans les mers arctiques. Le bâtiment mit à la voile le 9 août ; le 21, il touchait à Terre-Neuve pour se ravitailler, et ces marins absens depuis plus de deux ans apprenaient avec douleur, en remettant le pied sur le territoire américain, que leur pays était en proie à la guerre civile.

Si quelque astronome venait raconter qu’il a découvert au bout de sa lunette un monde planétaire enfoui sous des neiges perpétuelles, où l’eau est à l’état de glace pendant neuf mois de l’année, où la vie végétale se réduit à de chétives graminées, où les animaux ne peuvent vivre que recouverts d’épaisses fourrures ou protégés par une cuirasse de graisse, et sont contraints de se réfugier sous le sol ou dans les profondeurs des eaux pendant la mauvaise saison, où, faute de combustible, il n’y a pas d’industrie possible, partant pas d’outils, pas de culture, pas de constructions, on se refuserait à croire que l’homme, tel que nous le connaissons, incapable de subsister, même dans les zones tempérées, sans les ressources que la nature et l’intelligence mettent à son service, puisse vivre et se multiplier dans un monde si désolé. Des quatre élémens dont l’action se fait sentir sur le climat d’un pays, il en est trois, — l’eau, la terre et le feu, — qui manquent ici, et le quatrième, l’air, y exerce sur le corps humain une influence nuisible. C’est cependant au sein de cette nature ingrate et stérile que les Esquimaux subsistent depuis des siècles.

Ces peuplades du Nord que nous appelons Esquimaux, — ce qui signifie, dit-on, mangeurs de chair crue, — se désignent elles-mêmes sous le nom de Innuits. Honnêtes dans leurs rapports entre eux et avec les étrangers, confians, généreux envers leurs amis dans la détresse, les Esquimaux mènent une vie patriarcale et ont l’organisation sociale la plus simple qu’on puisse imaginer ; ils ne connaissent aucune hiérarchie, aucune dépendance. Le chef de famille, responsable de la nourriture et de l’entretien de ses femmes et de ses enfans, se transporte où il lui plaît, au gré de ses caprices ou de ses goûts. Tout jeune homme qui a suffisamment d’adresse et de force pour subvenir à ses besoins se choisit une femme, l’épouse sans cérémonie et vit dès lors en une entière indépendance. La femme cependant n’est pas mise au rang d’esclave et de servante comme chez les peuples barbares des contrées tropicales. Chargée de veiller au foyer domestique, elle y tient une place plus noble et y exerce plus d’influence en raison même de la rigueur du climat et de la longueur des nuits polaires qui obligent l’homme à passer beaucoup de temps sous sa hutte. Elle est douce, bonne, affectueuse et charitable. « La femme, s’écrie M. Hall dans un accès de reconnaissance et après avoir été soigné par une Innuit pendant quelques jours de maladie, la femme est un ange en quelque condition qu’on la trouve. »

On a cherché à savoir si ces sauvages possèdent quelques notions religieuses. A part de vagues croyances à une autre vie par-delà la mort, on ne retrouve chez eux que de rares indices d’un culte. Des magiciens que l’on appelle auprès des malades pour conjurer par leurs sortilèges les progrès de la maladie prélèvent l’impôt de la crédulité sur leurs compatriotes, et vivent sans rien faire aux dépens des autres, exception rare au milieu d’une société si laborieusement occupée à se procurer la nourriture de chaque jour. Les traditions, les coutumes, les usages, ont une grande influence sur le peuple, et chacun d’eux croit justifier les pratiques les plus singulières en disant : « Nos pères ont toujours fait ainsi. »

Peut-être se demandera-t-on quel profit on peut attendre de rapports plus fréquens établis avec les Esquimaux. Le contact des hommes civilisés leur semble jusqu’à ce jour plus nuisible qu’utile. Les baleiniers, qui fréquentent seuls ces régions, y répandent, il est vrai, un peu de bien-être, car ils approvisionnent les natifs, en échange de leurs fourrures et de leur huile, de tous ces petits objets que ceux-ci ne sauraient fabriquer ; le fusil et la poudre remplacent l’arc et les flèches ; mais ne doit-il pas arriver souvent que les baleiniers corrompent ces natures primitives et troublent leurs habitudes paisibles en leur vendant des liqueurs fortes ? Ne verra-t-on pas là, comme ailleurs, la race sauvage disparaître au contact de la race civilisée ? On prétend déjà que le nombre des Esquimaux qui habitent les côtes occidentales du détroit de Davis diminué d’une façon appréciable, tandis qu’au Groenland, d’où les étrangers sont exclus, les indigènes prospèrent et se multiplient.

Y a-t-il au moins quelque intérêt pécuniaire ou commercial qui puisse attirer l’homme blanc dans les régions polaires ? La baleine est le seul produit de ces contrées stériles qui soit de nature à tenter les étrangers, et de plus en plus elle se retire vers le nord, si bien qu’il est permis de prévoir qu’avant un siècle elle se tiendra toujours cachée dans les mers dont les glaces permanentes interdisent l’accès aux navires. Personne ne songe à fonder une colonie dans ces contrées ; les missionnaires eux-mêmes, quoique inspirés par les plus purs sentimens de propagande et de charité, n’ont formé aucun établissement dans les terres polaires.

Ainsi toute cette partie de notre globe que l’on appelle la zone glaciale, et qui s’étend depuis le cercle polaire jusqu’au pôle même de la terre, paraît devoir être soustraite à l’activité humaine tant par la sévérité du climat que par la stérilité du sol. Quelque intérêt qu’aient excité les recherches géographiques, de quelque ardeur que les voyageurs de diverses nations aient fait preuve en explorant les parties centrales et presque inaccessibles des grands continens, on a laissé volontairement dans l’ombre depuis plusieurs années les régions arctiques, d’où le soleil et la vie semblent s’écarter. On avait été découragé sans doute par l’insuccès des nombreuses expéditions dont l’entreprise de Franklin avait été le signal. Le voyage dont on vient de raconter les péripéties est-il destiné à ramener l’attention vers les recherches de ce genre ? Déjà M. Hall est lui-même reparti avec l’espoir de pénétrer plus au nord que la première fois ; mais de nombreux émules vont peut-être bientôt le suivre. Dans une séance toute récente (février 1865) de la Société de géographie de Londres, le capitaine Sherard Osborne, de la marine royale britannique, a lu un mémoire relatif aux expéditions arctiques. Suivant lui, aucune épreuve n’est plus utile qu’un voyage au pôle pour former de hardis marins, qui dans cette navigation périlleuse exercent leur énergie et développent leurs facultés. Tous les navigateurs célèbres de l’Angleterre ont passé par cette école. L’appui du gouvernement anglais serait donc certainement acquis à de nouvelles entreprises qui se proposeraient de parcourir en tous sens la zone polaire et de pénétrer jusqu’au pôle. Peut-être, après avoir dépassé les latitudes désolées où l’on s’est arrêté jusqu’à présent, retrouvera-t-on au-delà un climat plus doux, des peuplades plus civilisées et cette mer intérieure aux eaux tièdes que certains savans ont annoncée, et que deux ou trois navigateurs prétendent avoir entrevue. De même que ces cavernes dont on ne peut sonder la profondeur et que l’imagination du vulgaire peuple de fantômes, fées ou géans, la région arctique est le refuge des poètes et des romanciers, qui placent dans les solitudes polaires un paradis terrestre. Pour nous, c’est une contrée morne et désolée, mais vers laquelle l’homme sera toujours entraîné par un mobile supérieur, par l’espoir de favoriser les progrès de la science ou de s’y former aux rudes travaux de la vie maritime.


H. BLERZY.