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Un hivernage dans les glaces/02

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Un hivernage dans les glaces
J. Hetzel et Compagnie (p. 127-132).

II

le projet de jean cornbutte


Dès que la jeune fille, confiée aux soins de charitables amis, eut quitté le brick, le second, André Vasling, apprit à Jean Cornbutte l’affreux événement qui le privait de revoir son fils, et que le journal du bord rapportait en ces termes :

« À la hauteur du Maëlstrom, 26 avril, le navire s’étant mis à la cape par un gros temps et des vents de sud-ouest, aperçut des signaux de détresse que lui faisait une goëlette sous le vent. Cette goëlette, démâtée de son mât de misaine, courait vers le gouffre, à sec de toiles. Le capitaine Louis Cornbutte, voyant ce navire marcher à une perte imminente, résolut d’aller à bord. Malgré les représentations de son équipage, il fit mettre la chaloupe à la mer, y descendit avec le matelot Cortrois et Pierre Nouquet le timonier. L’équipage les suivit des yeux, jusqu’au moment où ils disparurent au milieu de la brume. La nuit arriva. La mer devint de plus en plus mauvaise. La Jeune-Hardie, attirée par les courants qui avoisinent ces parages, risquait d’aller s’engloutir dans le Maëlstrom. Elle fut obligée de fuir vent arrière. En vain croisa-t-elle pendant quelques jours sur le lieu du sinistre : la chaloupe du brick, la goëlette, le capitaine Louis et les deux matelots ne reparurent pas. André Vasling assembla alors l’équipage, prit le commandement du navire et fit voile vers Dunkerque. »

Jean Cornbutte, après avoir lu ce récit, sec comme un simple fait de bord, pleura longtemps, et s’il eut quelque consolation, elle vint de cette pensée que son fils était mort en voulant secourir ses semblables. Puis, le pauvre père quitta ce brick, dont la vue lui faisait mal, et il rentra dans sa maison désolée.


« Halte là ! s’il vous plaît ! » (p. 123).

Cette triste nouvelle se répandit aussitôt dans tout Dunkerque. Les nombreux amis du vieux marin vinrent lui apporter leurs vives et sincères condoléances. Puis, les matelots de la Jeune-Hardie donnèrent les détails les plus complets sur cet événement, et André Vasling dut raconter à Marie, dans tous ses détails, le dévouement de son fiancé.

Jean Cornbutte réfléchit, après avoir pleuré, et le lendemain même du mouillage, voyant entrer André Vasling chez lui, il lui dit :

« Êtes-vous bien sûr, André, que mon fils ait péri ?

— Hélas ! oui, monsieur Jean ! répondit André Vasling.

— Et avez-vous bien fait toutes les recherches voulues pour le retrouver ?


André Vasling, apprit à Jean Cornbutte l’affreux événement (p. 127).

— Toutes, sans contredit, monsieur Cornbutte ! Mais il n’est malheureusement que trop certain que ses deux matelots et lui ont été engloutis dans le gouffre du Maëlstrom.

— Vous plairait-il, André, de garder le commandement en second du navire ?

— Cela dépendra du capitaine, monsieur Cornbutte.

— Le capitaine, ce sera moi, André, répondit le vieux marin. Je vais rapidement décharger mon navire, composer mon équipage et courir à la recherche de mon fils !

— Votre fils est mort ! répondit André Vasling en insistant.

— C’est possible, André, répliqua vivement Jean Cornbutte, mais il est possible aussi qu’il se soit sauvé. Je veux fouiller tous les ports de la Norwége, où il a pu être poussé, et, quand j’aurai la certitude de ne plus jamais le revoir, alors, seulement, je reviendrai mourir ici ! »

André Vasling, comprenant que cette décision était inébranlable, n’insista plus et se retira.

Jean Cornbutte instruisit aussitôt sa nièce de son projet, et il vit briller quelques lueurs d’espérance à travers ses larmes. Il n’était pas encore venu à l’esprit de la jeune fille que la mort de son fiancé put être problématique ; mais à peine ce nouvel espoir fut-il jeté dans son cœur, qu’elle s’y abandonna sans réserve.

Le vieux marin décida que la Jeune-Hardie reprendrait aussitôt la mer. Ce brick, solidement construit, n’avait aucune avarie à réparer. Jean Cornbutte fit publier que s’il plaisait à ses matelots de s’y rembarquer, rien ne serait changé à la composition de l’équipage. Il remplacerait seulement son fils dans le commandement du navire.

Pas un des compagnons de Louis Cornbutte ne manqua à l’appel, et il y avait là de hardis marins, Alain Turquiette, le charpentier Fidèle Misonne, le Breton Penellan, qui remplaçait Pierre Nouquet comme timonier de la Jeune-Hardie, et puis Gradlin, Aupic, Gervique, matelots courageux et éprouvés.

Jean Cornbutte proposa de nouveau à André Vasling de reprendre son rang à bord. Le second du brick était un manœuvrier habile, qui avait fait ses preuves en ramenant la Jeune-Hardie à bon port. Cependant, on ne sait pour quel motif, André Vasling fit quelques difficultés, et demanda à réfléchir.

« Comme vous voudrez, André Vasling, répondit Cornbutte. Souvenez-vous seulement que, si vous acceptez, vous serez le bienvenu parmi nous. »

Jean Cornbutte avait un homme dévoué dans le Breton Penellan, qui fut longtemps son compagnon de voyage. La petite Marie passait autrefois les longues soirées d’hiver dans les bras du timonier, pendant que celui-ci demeurait à terre. Aussi avait-il conservé pour elle une amitié de père, que la jeune fille lui rendait en amour filial. Penellan pressa de tout son pouvoir l’armement du brick, d’autant plus que, selon lui, André Vasling n’avait peut-être pas fait toutes les recherches possibles pour retrouver les naufragés, bien qu’il fût excusé par la responsabilité qui pesait sur lui comme capitaine.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés que la Jeune-Hardie se trouvait prête à reprendre la mer. Au lieu de marchandises, elle fut complètement approvisionnée de viandes salées, de biscuits, de barils de farine, de pommes de terre, de porc, de vin, d’eau-de-vie, de café, de thé, de tabac.

Le départ fut fixé au 22 mai. La veille au soir, André Vasling, qui n’avait pas encore rendu réponse à Jean Cornbutte, se rendit à son logis. Il était encore indécis et ne savait quel parti prendre.

Jean Cornbutte n’était pas chez lui, bien que la porte de sa maison fût ouverte. André Vasling pénétra dans la salle commune attenante à la chambre de la jeune fille, et, là, le bruit d’une conversation animée frappa son oreille. Il écouta attentivement et reconnut les voix de Penellan et de Marie.

Sans doute la discussion se prolongeait déjà depuis quelque temps, car la jeune fille semblait opposer une inébranlable fermeté aux observations du marin breton.

« Quel âge a mon oncle Cornbutte ? disait Marie.

— Quelque chose comme soixante ans, répondait Penellan.

— Eh bien ! ne va-t-il pas affronter des dangers pour retrouver son fils ?

— Notre capitaine est un homme solide encore, répliquait le marin. Il a un corps de bois de chêne et des muscles durs comme une barre de rechange ! Aussi, je ne suis point effrayé de lui voir reprendre la mer !

— Mon bon Penellan, reprit Marie, on est forte quand on aime ! D’ailleurs, j’ai pleine confiance dans l’appui du Ciel. Vous me comprenez et vous me viendrez en aide !

— Non ! disait Penellan. C’est impossible, Marie ! Qui sait où nous dériverons, et quels maux il nous faudra souffrir ! Combien ai-je vu d’hommes vigoureux laisser leur vie dans ces mers !

— Penellan, reprit la jeune fille, il n’en sera ni plus ni moins, et si vous me refusez, je croirai que vous ne m’aimez plus ! »

André Vasling avait compris la résolution de la jeune fille. Il réfléchit un instant, et son parti fut pris.

« Jean Cornbutte, dit-il, en s’avançant vers le vieux marin qui entrait, je suis des vôtres. Les causes qui m’empêchaient d’embarquer ont disparu, et vous pouvez compter sur mon dévouement.

— Je n’avais jamais douté de vous, André Vasling, répondit Jean Cornbutte en lui prenant la main. Marie ! mon enfant ! » dit-il à voix haute.

Marie et Penellan parurent aussitôt.

« Nous appareillerons demain au point du jour avec la marée tombante, dit le vieux marin. Ma pauvre Marie, voici la dernière soirée que nous passerons ensemble !

— Mon oncle, s’écria Marie en tombant dans les bras de Jean Cornbutte.

— Marie ! Dieu aidant, je te ramènerai ton fiancé !

— Oui, nous retrouverons Louis ! ajouta André Vasling.

— Vous êtes donc des nôtres ? demanda vivement Penellan.

— Oui, Penellan, André Vasling sera mon second, répondit Jean Cornbutte.

— Oh ! oh ! fit le Breton d’un air singulier.

— Et ses conseils nous seront utiles, car il est habile et entreprenant.

— Mais vous-même, capitaine, répondit André Vasling, vous nous en remontrerez à tous, car il y a encore en vous autant de vigueur que de savoir.

— Eh bien, mes amis, à demain. Rendez-vous à bord et prenez les dernières dispositions. Au revoir, André, au revoir, Penellan ! »

Le second et le matelot sortirent ensemble. Jean Cornbutte et Marie demeurèrent en présence l’un de l’autre. Bien des larmes furent répandues pendant cette triste soirée. Jean Cornbutte, voyant Marie si désolée, résolut de brusquer la séparation en quittant le lendemain la maison sans la prévenir. Aussi, ce soir-là même, lui donna-t-il son dernier baiser, et à trois heures du matin il fut sur pied.

Ce départ avait attiré sur l’estacade tous les amis du vieux marin. Le curé, qui devait bénir l’union de Marie et de Louis, vint donner une dernière bénédiction au navire. De rudes poignées de main furent silencieusement échangées, et Jean Cornbutte monta à bord.

L’équipage était au complet. André Vasling donna les derniers ordres. Les voiles furent larguées, et le brick s’éloigna rapidement par une bonne brise de nord-ouest, tandis que le curé, debout au milieu des spectateurs agenouillés, remettait ce navire entre les mains de Dieu.

Où va ce navire ? Il suit la route périlleuse sur laquelle se sont perdus tant de naufragés ! Il n’a pas de destination certaine ! Il doit s’attendre à tous les périls, et savoir les braver sans hésitation ! Dieu seul sait où il lui sera donné d’aborder ! Dieu le conduise !