Un hivernage dans les glaces/06

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Un hivernage dans les glaces
J. Hetzel et Compagnie (p. 143-148).

VI

le tremblement de glaces


Pendant quelques jours encore, la Jeune-Hardie lutta contre d’insurmontables obstacles. L’équipage eut presque toujours la scie à la main, et souvent même on fut forcé d’employer la poudre pour faire sauter les énormes blocs de glaces qui coupaient le chemin.

Le 12 septembre, la mer n’offrit plus qu’une plaine solide, sans issue, sans passe, qui entourait le navire de tous côtés, de sorte qu’il ne pouvait ni avancer ni reculer. La température se maintenait, en moyenne, à seize degrés au-dessous de zéro. Le moment de l’hivernage était donc venu, et la saison d’hiver arrivait avec ses souffrances et ses dangers.

La Jeune-Hardie se trouvait alors à peu près par le vingt et unième degré de


La mer n’offrit plus qu’une plaine solide (p. 143).

longitude ouest et le soixante-seizième degré de latitude nord, à l’entrée de la baie de Gaël-Hamkes.

Jean Cornbutte fit ses premiers préparatifs d’hivernage. Il s’occupa d’abord de trouver une crique dont la position mît son navire à l’abri des coups de vent et des grandes débâcles. La terre, qui devait être à une dizaine de milles dans l’ouest, pouvait seule lui offrir de sûrs abris, qu’il résolut d’aller reconnaître.

Le 12 septembre, il se mit en marche, accompagné d’André Vasling, de Penellan et des deux matelots Gradlin et Turquiette. Chacun portait des provisions pour deux jours, car il n’était pas probable que leur excursion se


Ce mouvement dura près de deux minutes. (p. 148).

prolongeât au delà, et ils s’étaient munis de peaux de buffle, sur lesquelles ils devaient se coucher.

La neige, qui avait tombé en grande abondance et dont la surface n’était pas gelée, les retarda considérablement. Ils enfonçaient souvent jusqu’à mi-corps, et ne pouvaient, d’ailleurs, s’avancer qu’avec une extrême prudence, s’ils ne voulaient pas tomber dans les crevasses. Penellan, qui marchait en tête, sondait soigneusement chaque dépression du sol avec son bâton ferré.

Vers les cinq heures du soir, la brume commença à s’épaissir, et la petite troupe dut s’arrêter. Penellan s’occupa de chercher un glaçon qui pût les abriter du vent, et, après s’être un peu restaurés, tout en regrettant de ne pas avoir quelque chaude boisson, ils étendirent leur peau de buffle sur la neige, s’en enveloppèrent, se serrèrent les uns près des autres, et le sommeil l’emporta bientôt sur la fatigue.

Le lendemain matin, Jean Cornbutte et ses compagnons étaient ensevelis sous une couche de neige de plus d’un pied d’épaisseur. Heureusement leurs peaux, parfaitement imperméables, les avaient préservés, et cette neige avait même contribué à conserver leur propre chaleur, qu’elle empêchait de rayonner au dehors.

Jean Cornbutte donna aussitôt le signal du départ, et, vers midi, ses compagnons et lui aperçurent enfin la côte, qu’ils eurent d’abord quelque peine à distinguer. De hauts blocs de glaces, taillés perpendiculairement, se dressaient sur le rivage ; leurs sommets variés, de toutes formes et de toutes tailles, reproduisaient en grand les phénomènes de la cristallisation. Des myriades d’oiseaux aquatiques s’envolèrent à l’approche des marins, et les phoques, qui étaient étendus paresseusement sur la glace, plongèrent avec précipitation.

« Ma foi ! dit Penellan, nous ne manquerons ni de fourrures ni de gibier !

— Ces animaux-là, répondit Jean Cornbutte, ont tout l’air d’avoir reçu déjà la visite des hommes, car, dans des parages entièrement inhabités, ils ne seraient pas si sauvages.

— Il n’y a que des Groënlandais qui fréquentent ces terres, répliqua André Vasling.

— Je ne vois cependant aucune trace de leur passage, ni le moindre campement, ni la moindre hutte ! répondit Penellan, en gravissant un pic élevé. — Ohé ! capitaine, s’écria-t-il, venez donc ! J’aperçois une pointe de terre qui nous préservera joliment des vents du nord-est.

— Par ici, mes enfants ! » dit Jean Cornbutte.

Ses compagnons le suivirent, et tous rejoignirent bientôt Penellan. Le marin avait dit vrai. Une pointe de terre assez élevée s’avançait comme un promontoire, et, en se recourbant vers la côte, elle formait une petite baie d’un mille de profondeur au plus. Quelques glaces mouvantes, brisées par cette pointe, flottaient au milieu, et la mer, abritée contre les vents les plus froids, ne se trouvait pas encore entièrement prise.

Ce lieu d’hivernage était excellent. Restait à y conduire le navire. Or, Jean Cornbutte remarqua que la plaine de glace avoisinante était d’une grande épaisseur, et il paraissait fort difficile, dès lors, de creuser un canal pour conduire le brick à sa destination. Il fallait donc chercher quelque autre crique, mais ce fut en vain que Jean Cornbutte s’avança vers le nord. La côte restait droite et abrupte sur une grande longueur, et, au delà de la pointe, elle se trouvait directement exposée aux coups de vent de l’est. Cette circonstance déconcerta le capitaine, d’autant plus qu’André Vasling fit valoir combien la situation était mauvaise en s’appuyant sur des raisons péremptoires. Penellan eut beaucoup de peine à se prouver à lui-même que, dans cette conjecture, tout fût pour le mieux.

Le brick n’avait donc plus que la chance de trouver un lieu d’hivernage sur la partie méridionale de la côte. C’était revenir sur ses pas, mais il n’y avait pas à hésiter. La petite troupe reprit donc le chemin du navire, et marcha rapidement, car les vivres commençaient à manquer. Jean Cornbutte chercha, tout le long de la route, quelque passe qui fût praticable, ou au moins quelque fissure qui permit de creuser un canal à travers la plaine de glace, mais en vain.

Vers le soir, les marins arrivèrent près du glaçon où ils avaient campé pendant l’autre nuit. La journée s’était passée sans neige, et ils purent encore reconnaître l’empreinte de leurs corps sur la glace. Tout était donc disposé pour leur coucher, et ils s’étendirent sur leur peau de buffle.

Penellan, très-contrarié de l’insuccès de son exploration, dormait assez mal, quand, dans un moment d’insomnie, son attention fut attirée par un roulement sourd. Il prêta attentivement l’oreille à ce bruit, et ce roulement lui parut tellement étrange, qu’il poussa du coude Jean Cornbutte.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda celui-ci, qui, suivant l’habitude du marin, eut l’intelligence aussi rapidement éveillée que le corps.

— Écoutez, capitaine ! » répondit Penellan.

Le bruit augmentait avec une violence sensible.

« Ce ne peut être le tonnerre sous une latitude si élevée ! dit Jean Cornbutte en se levant.

— Je crois que nous avons plutôt affaire à une bande d’ours blancs ! répondit Penellan.

— Diable ! nous n’en avons pas encore aperçu, cependant.

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, répondit Penellan, nous devons nous attendre à leur visite. Commençons donc par les bien recevoir. »

Penellan, armé d’un fusil, gravit lestement le bloc qui les abritait. L’obscurité étant fort épaisse et le temps couvert, il ne put rien découvrir ; mais un incident nouveau lui prouva bientôt que la cause de ce bruit ne venait pas des environs. Jean Cornbutte le rejoignit, et ils remarquèrent avec effroi que ce roulement, dont l’intensité réveilla leurs compagnons, se produisait sous leurs pieds.

Un péril d’une nouvelle sorte venait les menacer. À ce bruit, qui ressembla bientôt aux éclats du tonnerre, se joignit un mouvement d’ondulation très-prononcé du champ de glaces. Plusieurs matelots perdirent l’équilibre et tombèrent.

« Attention ! cria Penellan.

— Oui ! lui répondit-on.

— Turquiette ! Gradlin ! Où êtes-vous ?

— Me voici ! répondit Turquiette, secouant la neige dont il était couvert.

— Par ici, Vasling, cria Jean Cornbutte au second. Et Gradlin ?

— Présent, capitaine !… Mais nous sommes perdus ! s’écria Gradlin avec effroi.

— Eh non ! fit Penellan. Nous sommes peut-être sauvés ! »

À peine achevait-il ces mots, qu’un craquement effroyable se fit entendre. La plaine de glace se brisa tout entière, et les matelots durent se cramponner au bloc qui oscillait auprès d’eux. En dépit des paroles du timonier, ils se trouvaient dans une position excessivement périlleuse, car un tremblement venait de se produire. Les glaçons venaient « de lever l’ancre », suivant l’expression des marins. Ce mouvement dura près de deux minutes, et il était à craindre qu’une crevasse ne s’ouvrit sous les pieds même des malheureux matelots ! Aussi attendirent-ils le jour au milieu de transes continuelles, car ils ne pouvaient, sous peine de périr, se hasarder à faire un pas, et ils demeurèrent étendus tout de leur long pour éviter d’être engloutis.

Aux premières lueurs du jour, un tableau tout différent s’offrit à leurs yeux. La vaste plaine, unie la veille, se trouvait disjointe en mille endroits, et les flots, soulevés par quelque commotion sous-marine, avaient brisé la couche épaisse qui les recouvrait.

La pensée de son brick se présenta à l’esprit de Jean Cornbutte.

« Mon pauvre navire ! s’écria-t-il. Il doit être perdu ! »

Le plus sombre désespoir commença à se peindre sur la figure de ses compagnons. La perte du navire entraînait inévitablement leur mort prochaine.

« Courage ! mes amis, reprit Penellan. Songez donc que le tremblement de cette nuit, nous a ouvert un chemin à travers les glaces, qui permettra de conduire notre brick à la baie d’hivernage ! Eh ! tenez, je ne me trompe pas ! la Jeune-Hardie, la voilà, plus rapprochée de nous d’un mille ! »

Tous se précipitèrent en avant, et si imprudemment, que Turquiette glissa dans une fissure et eût infailliblement péri, si Jean Cornbutte ne l’eût rattrapé par son capuchon. Il en fut quitte pour un bain un peu froid.

Effectivement, le brick flottait à deux milles au vent. Après des peines infinies, la petite troupe l’atteignit. Le brick était en bon état ; mais son gouvernail, que l’on avait négligé d’enlever, avait été brisé par les glaces.