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Un hivernage dans les glaces/15

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Un hivernage dans les glaces
J. Hetzel et Compagnie (p. 179-183).

XV

les ours blancs


Après le départ de Louis Cornbutte, Penellan avait soigneusement fermé la porte du logement, qui s’ouvrait au bas de l’escalier du pont. Il revint près du poêle, qu’il se chargea de garder, pendant que ses compagnons regagnaient leur lit pour y trouver un peu de chaleur.

Il était alors six heures du soir, et Penellan se mit à préparer le souper. Il descendit à la cambuse pour chercher de la viande salée, qu’il voulait faire amollir dans l’eau bouillante. Quand il remonta, il trouva sa place prise par André Vasling, qui avait mis des morceaux de graisse à cuire dans la bassine.

« J’étais là avant vous, dit brusquement Penellan à André Vasling. Pourquoi avez-vous pris ma place ?

— Par la raison qui vous fait la réclamer, répondit André Vasling, parce que j’ai besoin de faire cuire mon souper !

— Vous enlèverez cela tout de suite, répliqua Penellan, ou nous verrons !

— Nous ne verrons rien, répondit André Vasling, et ce souper cuira malgré vous !

— Vous n’y goûterez donc pas ! » s’écria Penellan, en s’élançant sur André Vasling, qui saisit son coutelas, en s’écriant :

« À moi, les Norwégiens ! à moi, Aupic ! »

Ceux-ci, en un clin d’œil, furent sur pied, armés de pistolets et de poignards. Le coup était préparé.

Penellan se précipita sur André Vasling, qui s’était sans doute donné le rôle de le combattre tout seul, car ses compagnons coururent aux lits de Misonne, de Turquiette et de Pierre Nouquet. Ce dernier, sans défense, accablé par la maladie, était livré à la férocité d’Herming. Le charpentier, lui, saisit une hache, et, quittant son lit, il se jeta à la rencontre d’Aupic. Turquiette et le Norwégien Jocki luttaient avec acharnement. Gervique et Gradlin, en proie à d’atroces souffrances, n’avaient même pas conscience de ce qui se passait auprès d’eux.

Pierre Nouquet reçut bientôt un coup de poignard dans le côté, et Herming revint sur Penellan, qui se battait avec rage. André Vasling l’avait saisi à bras-le-corps.

Mais dès le commencement de la lutte, la bassine avait été renversée sur le fourneau, et la graisse, se répandant sur les charbons ardents, imprégnait l’atmosphère d’une odeur infecte. Marie se leva en poussant des cris de désespoir, et se précipita vers le lit où râlait le vieux Jean Cornbutte.

André Vasling, moins vigoureux que Penellan, sentit bientôt ses bras repoussés par ceux du timonier. Ils étaient trop près l’un de l’autre pour pouvoir faire usage de leurs armes. Le second, apercevant Herming, s’écria :

« À moi ! Herming !

— À moi ! Misonne ! » cria Penellan à son tour.

Mais Misonne se roulait à terre avec Aupic, qui cherchait à le percer de son coutelas. La hache du charpentier était une arme peu favorable à sa défense, car il ne pouvait la manœuvrer, et il avait toutes les peines du monde à parer les coups de poignard qu’Aupic lui portait.

Cependant, le sang coulait au milieu des rugissements et des cris. Turquiette, terrassé par Jocki, homme d’une force peu commune, avait reçu un coup de poignard à l’épaule, et il cherchait en vain à saisir un pistolet passé à la ceinture du Norwégien. Celui-ci l’étreignait comme dans un étau, et aucun mouvement ne lui était possible.

Au cri d’André Vasling, que Penellan acculait contre la porte d’entrée, Herming accourut. Au moment où il allait porter un coup de coutelas dans le dos du Breton, celui-ci d’un pied vigoureux l’étendit à terre. L’effort qu’il fit permit à André Vasling de dégager son bras droit des étreintes de Penellan ; mais la porte d’entrée, sur laquelle ils pesaient de tout leur poids, se défonça subitement, et André Vasling tomba à la renverse.

Soudain, un rugissement terrible éclata, et un ours gigantesque apparut sur les marches de l’escalier. André Vasling l’aperçut le premier. Il n’était pas à quatre pieds de lui. Au même moment, une détonation se fit entendre, et l’ours, blessé ou effrayé, rebroussa chemin. André Vasling, qui était parvenu à se relever, se mit à sa poursuite, abandonnant Penellan.

Le timonier replaça alors la porte défoncée et regarda autour de lui. Misonne et Turquiette, étroitement garrottés par leurs ennemis, avaient été jetés dans un coin et faisaient de vains efforts pour rompre leurs liens. Penellan se précipita à leur secours, mais il fut renversé par les deux Norwégiens et Aupic. Ses forces épuisées ne lui permirent pas de résister à ces trois hommes, qui l’attachèrent de façon à lui interdire tout mouvement. Puis, aux cris du second, ceux-ci s’élancèrent sur le pont, croyant avoir affaire à Louis Cornbutte.

Là, André Vasling se débattait contre un ours, auquel il avait porté déjà deux coups de poignard. L’animal, frappant l’air de ses pattes formidables, cherchait à atteindre André Vasling. Celui-ci, peu à peu acculé contre le bastingage, était perdu, quand une seconde détonation retentit. L’ours tomba. André Vasling leva la tête et aperçut Louis Cornbutte dans les enfléchures du mât de misaine, le fusil à la main. Louis Cornbutte avait visé l’ours au cœur, et l’ours était mort.

La haine domina la reconnaissance dans le cœur de Vasling ; mais, avant de la satisfaire, il regarda autour de lui. Aupic avait eu la tête brisée d’un coup de patte, et gisait sans vie sur le pont. Jocki, une hache à la main, parait, non sans peine, les coups que lui portait ce second ours, qui venait de tuer Aupic. L’animal avait reçu deux coups de poignard, et cependant il se battait avec acharnement. Un troisième ours se dirigeait vers l’avant du navire.

André Vasling ne s’en occupa donc pas, et, suivi d’Herming, il vint au secours de Jocki ; mais Jocki, saisi entre les pattes de l’ours, fut broyé, et quand l’animal tomba sous les coups d’André Vasling et d’Herming, qui déchargèrent sur lui leurs pistolets, il ne tenait plus qu’un cadavre entre ses pattes.

« Nous ne sommes plus que deux, dit André Vasling d’un air sombre et farouche ; mais si nous succombons, ce ne sera pas sans vengeance ! »

Herming rechargea son pistolet, sans répondre. Avant tout, il fallait se débarrasser du troisième ours. André Vasling regarda du côté de l’avant et ne le vit pas. En levant les yeux, il l’aperçut debout sur le bastingage et grimpant déjà aux enfléchures, pour atteindre Louis Cornbutte. André Vasling laissa tomber son fusil qu’il dirigeait sur l’animal, et une joie féroce se peignit dans ses yeux.

« Ah ! s’écria-t-il, tu me dois bien cette vengeance-là ! »

Cependant Louis Cornbutte s’était réfugié dans la hune de misaine. L’ours montait toujours, et il n’était plus qu’à six pieds de Louis, quand celui-ci épaula son fusil et visa l’animal au cœur.

De son côté, André Vasling épaula le sien pour frapper Louis si l’ours tombait.

Louis Cornbutte tira, mais il ne parut pas que l’ours eût été touché, car il s’élança d’un bond sur la hune. Tout le mât en tressaillit.

André Vasling poussa un cri de joie.

« Herming ! cria-t-il au matelot norwégien, va me chercher Marie ! Va me chercher ma fiancée ! »

Herming descendit l’escalier du logement.

Cependant, l’animal furieux s’était précipité sur Louis Cornbutte, qui chercha un abri de l’autre côté du mât ; mais, au moment où sa patte énorme s’abattait pour lui briser la tête, Louis Cornbutte, saisissant l’un des galhaubans, se laissa glisser jusqu’à terre, non pas sans danger, car, à moitié chemin, une balle siffla à ses oreilles. André Vasling venait de tirer sur lui et l’avait manqué. Les deux adversaires se retrouvèrent donc en face l’un de l’autre, le coutelas à la main.

Ce combat devait être décisif. Pour assouvir pleinement sa vengeance, pour faire assister la jeune fille à la mort de son fiancé, André Vasling s’était privé du secours d’Herming. Il ne devait donc plus compter que sur lui-même.

Louis Cornbutte et André Vasling se saisirent chacun au collet, et se tinrent de façon à ne pouvoir plus reculer. Des deux l’un devait tomber mort. Ils se portèrent de violents coups, qu’ils ne parèrent qu’à demi, car le sang coula bientôt de part et d’autre. André Vasling cherchait à jeter son bras droit autour du cou de son adversaire pour le terrasser. Louis Cornbutte, sachant que celui qui tomberait était perdu, le prévint, et il parvint à le saisir des deux bras ; mais, dans ce mouvement, son poignard lui échappa de la main.

Des cris affreux arrivèrent en ce moment à son oreille. C’était la voix de Marie, qu’Herming voulait entraîner. La rage prit Louis Cornbutte au cœur ; il se raidit pour faire plier les reins d’André Vasling ; mais, à ce moment, les deux adversaires se sentirent saisis tous les deux dans une étreinte puissante.

L’ours, descendu de la hune de misaine, s’était précipité sur ces deux hommes.

André Vasling était appuyé contre le corps de l’animal. Louis Cornbutte sentait les griffes du monstre lui entrer dans les chairs. L’ours les étreignait tous deux.

« À moi ! à moi, Herming ! put crier le second.

— À moi ! Penellan ! » s’écria Louis Cornbutte.

Des pas se firent entendre sur l’escalier. Penellan parut, arma son pistolet et le déchargea dans l’oreille de l’animal. Celui-ci poussa un rugissement. La douleur lui fit ouvrir un instant les pattes, et Louis Cornbutte, épuisé, glissa sans mouvement sur le pont ; mais l’animal, les refermant avec force dans une suprême agonie, tomba en entraînant le misérable André Vasling, dont le cadavre fut broyé sous lui.

Penellan se précipita au secours de Louis Cornbutte. Aucune blessure grave ne mettait sa vie en danger, et le souffle seul lui avait manqué un moment.

« Marie !… dit-il en ouvrant les yeux.

— Sauvée ! répondit le timonier. Herming est étendu là, avec un coup de poignard au ventre !

— Et ces ours ?…

— Morts, Louis, morts comme nos ennemis ! Mais on peut dire que, sans ces bêtes-là, nous étions perdus ! Vraiment ! ils sont venus à notre secours ! Remercions donc la Providence ! »

Louis Cornbutte et Penellan descendirent dans le logement, et Marie se précipita dans leurs bras.