Un homme (Eugène Morel - La Revue blanche)

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La Revue blancheTome 1 (série belge) (p. 19-20).
UN HOMME[1]

Pères, quand votre fils est un nigaud, mais qu’il est beau et fait des économies, ne pleurez pas, la tête entre les mains, disant :

« On n’en fera jamais rien. ”

Car l’État en fera quelque chose.

Çà y est. Il avait dit : Il faut que jeunesse se passe. Elle est passée, la jeunesse. Il a vingt ans. Elle est finie, enterrée, depuis ce matin où s’étant, aussitôt levé, regardé dans la glace, il est resté là en admiration : çà germe, çà grandit, çà s’étale, la barbe désirée, la barbe enfin venue, la barbe que depuis deux ans attendent d’impatients rasoirs, ah ! comme çà frisotte voluptueusement, comme c’est gentil, comme çà grimpe en lianes de poils blonds le long de sa joue rose, comme du lierre revêtant la nudité de quelque nymphe pudique entoure la statue et la fait auguste.

Il reste là, son enthousiasme ; il le rentre en ses pieds, le pousse du talon dans le sol, immobile. Il n’a pas le droit de danser de joie ! Il est respectable. Ah ! l’envie qu’il lui prend de fondre sur cette chère binette que la glace lui renvoie, de la couvrir de baisers… Non. Il reste calme, digne. Il sourit seulement, avec bienveillance, un sourire qui flatte, encourage. Il se tourne, se retourne, prend des attitudes. Même en chemise, il a bon genre, il est comme il faut. Aussi quel succès !

Et s’allonge sur un divan, les pieds en l’air, savoure du Sarcey pour se donner des idées, et sûr d’avoir de quoi dire le soir :

« Si je pensais à quelque chose ? »

C’est çà. Il va penser à quelque chose.

Il pense…

Et regarde sa chambre, le paravent japonais, très chic, le japonais, très « chambre de garçon » son lavabo, muni d’un attirail à rincer trois cocottes ; sa bibliothèque aux inamovibles livres, tous reliés. Rien que des œuvres complètes.

Voilà. Il pense.

À cet effet, il prend un canif et sculpte ses ongles, entame une chanson sur la lettre M qui vaguement dessine des airs.

Et une heure, sa machine tourne en rond sur les deux roues de sa chanson et de ses ongles, dans une prostration d’intellect, sans qu’il s’ennuyât, ni dormît, ni fût idiot, comme cela parce qu’il n’est pas autrement. Il vit, voilà tout.

Un événement le tire de ce mode de végétation. Le médium ne s’ellipsoïse pas à l’instar des autres. Ça le décide à remuer quelques idées.

Et rumine que Pivert est un marchand de graisse, que les pantalons vont se porter larges,qu’il est temps d’ « arriver ». À quoi ? À quelque chose. Le malheureux ne se trouve pas assez quelque chose. Et grouillent des bouts de sermons digérés : une carrière ! une position ! Mets-toi dans le commerce si tu n’es bon qu’à cela.

Toutes choses qui se passent à un endroit précis de sa tête, un peu en arrière de l’ongle qu’il taille, un peu en avant de la chanson qu’il fredonne. Pas tout-à-fait au zéro de conscience, à un demi-degré.

Car Victor n’est pas un imbécile. Il a une cervelle qui marche assez bien, qui accroche même des idées. Seulement c’est un peu dur à mettre en marche. Il en faut des événements pour que çà remue. S’il veut… Ah ! s’il voulait. Mais c’est « Il » qui ne veut pas souvent. Voici sa tête, et le voilà, « Il ». Toute sa vie se passe à côté de sa conscience.

« Zut ! après tout, « Il » a raison, »

Bonne ou mauvaise, la vie ne vaut pas d’être consciente. Il est sceptique, il se fout de tout. Du moment « ousqu’il est chic », le reste n’importe.

La vie ! Quelle bonne chose, quand on passe à côté. Quelle jolie femme à embrasser la nuit ! Il est heureux. La vie arrive non pas à lui, mais à côté de lui, pourvue du nécessaire, des trois indispensables choses : l’argent, les femmes et la considération.

L’argent, papa en a, et il fera un beau mariage. Des femmes, çà… ! Reste la considération.

Elle vient, elle pousse, elle descend le long de sa poitrine, à mesure qu’il s’élève dans le monde. Et çà se fera tout seul. Même pour çà, il ne se donnera pas de mal. L’existence. À quoi bon se fatiguer à la parcourir à pied, ou se ruiner à des sapins quand on peut prendre l’omnibus.

Le tout était d’avoir les six sous réglementaires.

Il les avait. En route !

Il avait fait bisquer grand’mère, rager les pions, souffrir les tourlourous, rasé les salons ahuris, rasé les réunions, associations, et autres poussoirs. Il devait arriver au rasoir suprême. Bientôt il placarderait les murs de son nom prédestiné (doublement) Victor Baudé. Ainsi jadis sur les tables, ses manchettes aux murs des cabinets, il l’avait inscrit…

Grand’mère ! qui le trouvait trop drôle pour lui donner la fessée méritée. Si tu avais su ! Sérieux ! Il était sérieux !

Eugène MOREL.
  1. Fragment : Jeunesse Bourgeoise, roman inédit.