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Un homme d’État hollandais - J.-R. Thorbecke

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J.-R. THORBECKE

ETUDE HISTORIQUE
SUR LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE AUX PAYS-BAS

Le 4 juin dernier, la Néerlande a perdu le plus éminent de ses hommes d’état, celui qui a le plus contribué à l’avénement dans ce pays du régime strictement parlementaire. J.-R. Thorbecke n’était guère connu que de nom à l’étranger. Pour bien des raisons, la Néerlande est trop ignorée au dehors : le royaume est petit, la langue difficile, rarement étudiée, et les Néerlandais ne se donnent pas beaucoup de peine pour attirer l’attention sur eux. Peut-être ont-ils tort, peut-être auront-ils plus tard lieu de regretter l’espèce d’indifférence, mélange de fierté légitime et d’indolence, qu’ils professent pour l’opinion de l’Europe, qu’ils ne secouent du moins qu’au jour où leur intérêt national est directement en jeu. Ce que nous pouvons affirmer, c’est que l’étranger gagnerait souvent à les voir de près. Il y a chez eux une riche mine d’expériences politiques et sociales à utiliser. Ils offrent à l’observateur une population condensée, patriotique, forte par ses mœurs et ses traditions, plus libérale par instinct et sentiment du droit qu’impatiente de mettre ses institutions en harmonie avec ses tendances, et par cela même mieux préparée que toute autre à servir de champ d’épreuve aux innovations dont ailleurs on redoute les conséquences. Il nous a semblé que M. Thorbecke méritait d’être mieux connu que par la vague renommée qui s’attache à son nom comme au chef longtemps reconnu du parti libéral en Hollande, et d’autre part que sa vie offrait un cadre naturel à l’une des histoires parlementaires les moins étudiées et les plus instructives du siècle où nous vivons.


Johann-Rudolph Thorbecke naquit à Zwolle en 1796. Sa famille paternelle était allemande d’origine, ce qui est fréqent dans les Pays-Bas, mais ce qui, jusqu’à présent du moins, n’a pas tiré à conséquence. La Néerlande possède une puissance d’assimilation qui lui a permis de rester elle-même, tout en recevant continuellement des affluens de source étrangère. Ce qui est certain, c’est que Thorbecke fut un véritable Hollandais, et le prouva toujours plus à mesure que l’âge, l’étude, la lutte avec les hommes et les choses, dégagèrent son individualité réelle des formes passagères qu’elle dut aux circonstances de sa jeunesse. Ses parens appartenaient à la bourgeoisie commerçante de sa ville natale. Ils étaient loin d’être riches ; cependant ils surent faire des sacrifices pour son éducation. L’un des meilleurs élèves du gymnase ou lycée de Zwolle, il commença ses études universitaires à Leyde en 1814.

La Néerlande s’appartenait de nouveau à elle-même. Emancipée de ce despotisme impérial que la France a le malheur d’avoir couvert de son nom, et qui, dans un tel pays, était le comble de l’humiliation, la nation néerlandaise renaissait à une vie nouvelle, et sa jeunesse surtout s’élançait avec ardeur dans le vaste champ des espérances. En 1820, Thorbecke fut promu docteur ès-lettres à l’université de Leyde, et il dut à ses brillans succès d’étudiant de pouvoir visiter l’Allemagne savante avec un subside du gouvernement. Les universités germaniques projetaient alors leur plus vif éclat. Goettingue, Giessen, Heidelberg, Munich, Iéna, Berlin, l’attirèrent tour à tour, et la philosophie devint son étude favorite ; mais à cette époque on n’était pas tout à fait aussi philosophe en Hollande qu’en Allemagne, ou, pour mieux dire, on y redoutait beaucoup les audaces spéculatives de la nation voisine, et lorsqu’il revint à Leyde avec une réputation précoce de savant et l’espoir d’être appelé à une place de professeur, il se butta contre cette méfiance un peu sénile des nouveautés qui devait plus tard lui susciter tant d’obstacles sur un tout autre terrain.

Le jeune Thorbecke retourna donc en Allemagne, et ouvrit un cours de philosophie de l’histoire comme privat-docent d’abord à Giessen, puis à Goettingue. Il résuma les principes de sa théorie historique dans un traité sur l’Essence et le caractère organique de l’histoire [3], qu’il écrivit en allemand en 1824 et qu’il dédia au célèbre professeur K.-F. Eichhorn, un de ses maîtres préférés. Ce traité est très digne d’être lu. Il dénote un esprit philosophique très supérieur, déjà expert dans l’art de saisir les lois générales qui commandent la masse confuse des faits particuliers. Ce n’est pas pour lui un vain mot que "le caractère organique" de l’histoire. Il s’élève à la fois au-dessus du point de vue étroit qui ne comprend que le passé, ne songe qu’à le restaurer, et du point de vue purement révolutionnaire, qui ne sait que faire table rase de ce passé pour reconstruire un édifice de carton, ne tenant à rien et tombant au premier souffle. Le jeune auteur voit dans l’histoire d’une nation, comme dans celle d’une personne, un développement régulier dont le progrès a pour condition la continuité. Aucune période de la vie nationale ne peut être réellement détachée des périodes antérieures qui la contenaient en germe, aucune non plus ne doit être considérée comme définitive, puisqu’à son tour elle est le laboratoire où se forment les germes des périodes futures. Cette théorie, dont la vérité est aujourd’hui reconnue par tous ceux qui ont le sens de l’histoire, se rattachait aux vues originales développées en 1814 par Savigny dans un ouvrage célèbre sur la philosophie du droit, et l’auteur est toujours demeuré fidèle à ce point de vue, si étroitement lié à l’aptitude organisatrice qu’il déploya plus tard. Seulement, quand on le surprend tout enchevêtré encore dans les lourdeurs alambiquées de la dialectique allemande, qui devait longtemps passer pour la forme scientifique et philosophique par excellence, quand on voit cet esprit, naturellement clair et précis, emmailloter sa pensée dans les formes opaques où se délectaient alors les gens à prétentions savantes, on a de la peine à deviner le futur ministre qui puisera l’un de ses grands élémens de puissance dans la netteté, le caractère positif et sobre de ses vues politiques. Évidemment ce déguisement scolastique était chez lui quelque chose de juvénile, un genre adopté, dont il devait un jour s’émanciper.

Nous le voyons en effet dès 1825 dépouiller déjà en partie cette forme allemande qui vise à la profondeur et n’aboutit trop souvent qu’à être creuse, dans un travail remarquable que, de retour dans son pays natal, il publia sur le Droit et l’État. Il s’efforce de concilier le droit de l’individu et celui de la société en relevant le principe moral dont ils dérivent tous deux. Sa réputation grandissante lui valut la chaire des sciences politiques à l’université de Gand, et le diplôme honoris causa de docteur en droit à celle de Leyde, où il professa l’histoire du droit romain, celle du droit néerlandais et le droit administratif. À cette période appartient un autre ouvrage sur les changements survenus depuis la révolution française dans le système général des états de l’Europe[1]. Là encore on ne découvrirait pas du premier coup le futur leader des réformistes libéraux en Hollande. Ses jugements de détail sur la révolution sont encore empreints d’une certaine étroitesse, bien pardonnable d’ailleurs au moment où il écrivait ; mais son point de vue général est déjà tout à fait libre. Au nom du grand principe historique dont la vérité profonde lui était apparue dès ses premières recherches, il s’élève contre ceux qui ne veulent voir dans la révolution française qu’une bourrasque dévastatrice, finie, dépassée, désormais sans valeur pour le développement de l’Europe. Non, dit-il, malgré ses erreurs et ses crimes, malgré la contradiction que recèle ce principe révolutionnaire qui veut récolter sans avoir semé et créer de rien des choses nouvelles ; il faut maintenant reconnaître qu’à son tour la révolution est entrée dans la série des faits historiques et qu’elle est soumise aux mêmes lois. En ce sens, elle est devenue elle-même un antécédent pour les âges suivans, et c’est vainement qu’ils tâcheraient de se soustraire à son influence. Parmi les vues originales exposées dans cet écrit, nous signalerons celle-ci : les puissances, en se coalisant contre la France révolutionnaire, ont introduit une innovation radicale dans le système européen. Tandis que jusqu’alors les alliances et les guerres avaient été déterminées uniquement par les intérêts de chaque état, — quand même on mettait parfois la religion en avant, — on vit alors surgir une politique nouvelle qui remplaçait sur son programme le principe de l’intérêt national par celui de l’intérêt général de l’Europe. Ce sont les monarchies menacées qui ont les premières, au nom de l’intérêt conservateur, constitué quelque chose qui ressemble à une fédération européenne, cette grande idée de l’avenir. Le jour viendra où les peuples suivront l’exemple donné par les rois.

C’est vers le même temps que le jeune professeur fixa de plus en plus son attention sur son pays et ses institutions. La Néerlande avait vu ses meilleures forces absorbées pendant près de quinze ans par les embarras croissans de la question Belge. A la fin, l’orage avait éclaté, et malgré les efforts du roi et du peuple, l’issue avait été contraire aux vœux du patriotisme hollandais. Déjà toutefois de bons esprits se demandaient si en réalité la nation néerlandaise n’avait pas plus gagné que perdu à la disjonction de deux peuples qui peuvent entretenir les meilleurs rapports comme voisins, mais qui se nuisent l’un à l’autre quand ils sont soumis au même régime. Désormais débarrassés de tout souci du côté de la Belgique, les Néerlandais ne devaient-ils pas se consacrer entièrement au développement normal, indigène, tout à fait libre, de leur nationalité ? Le patriotisme avait pu conseiller de supporter patiemment les lacunes, les imperfections de la charte qui les régissait, de peur de fournir des armes à ceux qui voulaient le démembrement de la commune patrie ; le démembrement accompli, il n’y avait plus de raison pour se taire. D’ailleurs les faits n’avaient-ils pas prouvé que l’insurrection belge avait puisé une grande partie de sa puissance dans ces lacunes et ces imperfections elles-mêmes ? Mais, pour saisir nettement le rôle toujours plus essentiel de Thorbecke en tant que réformateur politique, il faut se rendre un compte clair de l’état constitutionnel de la Néerlande à partir de la restauration.

En 1813, au lendemain de la bataille de Leipzig, et quand on vit les aigles impériales se replier sur le Rhin, le peuple néerlandais s’insurgea comme un seul homme contre la domination française. C’était justice ; le jour de Némésis était venu. Là comme ailleurs, l’empire subissait le châtiment des violences qu’il avait commises contre le bon droit des peuples libres. Le soulèvement du peuple hollandais, en ouvrant à la coalition les frontières septentrionales du territoire français, contribua pour une large part à la chute du colosse. Ce n’était pas seulement contra la France impériale que la Néerlande s’était insurgée ; toutes les conséquences de la révolution se trouvaient également compromises. Le retour de l’indépendance s’associait dans une foule d’esprits au rétablissement des anciennes institutions, et particulièrement à celui de la famille stathoudérienne, exilée depuis 1795. Lorsque le prince d’Orange, rappelé par le vœu populaire, débarqua au pied des dunes de Scheveningue, il se vit par le fait en possession d’un pouvoir pour ainsi dire absolu, tel du moins qu’aucun de ses glorieux ancêtres ne l’avait jamais possédé au même degré.

Heureusement pour la Néerlande, les promoteurs de la restauration n’étaient pas des réactionnaires aveugles, et le prince d’Orange était un homme d’une réelle supériorité ; les leçons de l’exil lui avaient profité. Il connaissait trop bien le peuple néerlandais pour s’imaginer que l’établissement d’un régime absolutiste fût durable. La Néerlande devait à la révolution d’être devenue un royaume au lieu d’une république confédérée ; mais il était clair que les traditions républicaines étaient toujours vivaces, que, la passion de l’indépendance nationale une fois satisfaite, on verrait revenir le vieil antagonisme de la bourgeoisie et de la maison stathoudérienne, qui avait été si fatal à la nation tout entière, qu’en un mot la plus simple prudence commandait de ne pas recommencer les erremens du passé. En définitive, rien dans les traditions de sa maison ne pouvait indisposer le prince contre un régime constitutionnel analogue à celui dont Louis XVIII lui-même reconnaissait la nécessité en France ; il avait même, pour l’établir, bien d’autres précédens que la maison des Bourbon. Pourquoi n’eût-il pas fait en Hollande ce que l’un de ses plus illustres prédécesseurs avait fait en Angleterre ? Ce fut donc en toute sincérité qu’à l’offre qui lui était faite de la souveraineté il répondit par cette déclaration solennelle : « j’accepte ce que la Néerlande me présente ; mais je l’accepte seulement sous la garantie d’une constitution sage, qui préserve sa liberté contre les abus qui pourraient surgir plus tard. »

Un pareil langage, au lendemain de l’autocratie impériale, sonnait délicieusement aux oreilles de la nation ressuscitée. Bientôt le ’prince-souverain’ — c’est le titre qui lui fut d’abord décerné, — devint le roi Guillaume Ier, et les traités de Vienne adjoignirent à son royaume ces anciens Pays-Bas espagnols, puis autrichiens, qui font aujourd’hui la Belgique, et dont on s’imaginait que la fusion avec leurs frères du nord serait facile et prompte. Le retour de l’île d’Elbe, les terreurs qu’inspira la réapparition de l’oppresseur, la bataille de Waterloo, la part fort honorable qu’y prirent le corps d’armée hollandais et surtout le prince d’Orange, fils du roi, ces anxiétés, ces joies, ces fiertés ressenties en commun, scellèrent de nouveau le pacte conclu entre le peuple et la dynastie. La plus importante colonie, Java et Sumatra, avait été rendue par l’Angleterre, qui gardait, il est vrai, le Cap et Ceylan : le commerce, la navigation, renaissaient, tout semblait sourire au nouveau royaume. Les quelques années de paix profonde qui suivirent devraient passer pour fortunées entre toutes dans les annales néerlandaises, s’il était vrai que les peuples sont d’autant plus heureux qu’ils ont moins d’histoire.

Déjà pourtant quelques sons détonnaient dans cette harmonie qu’on eût pu croire parfaite. L’assimilation de la Belgique, par exemple, n’allait pas aussi vite qu’on s’y était attendu. Le clergé catholique en Europe avait généralement applaudi à l’état de choses issu des traités de 1815 ; mais il faut faire une grande exception pour le clergé belge, qui ne fut rien moins qu’édifié de se voir soumis à une dynastie protestante et à une constitution proclamant sans réserve la liberté des cultes. Guillaume Ier releva le gant qu’on lui jetait, et se fit à bon marché une réputation de prince libéral. Lorsqu’on parcourt les journaux de l’époque, on voit à chaque instant le roi des Pays-Bas cité par les organes du libéralisme comme un prince modèle, qui donne asile aux proscrits, qui maintient scrupuleusement la constitution jurée par lui, qui surtout résiste hardiment aux prétentions de la cabale jésuitique. Cette politique augmentait sa popularité dans la vieille Néerlande, en majorité protestante, elle lui valait aussi de chauds partisans dans les grandes villes belges, mais cela n’empêchait pas la masse des paysans et des ouvriers belges, alors bien plus soumise encore qu’aujourd’hui aux influences cléricales, de se croire opprimée, lésée dans ses intérêts les plus chers, et, chose grave, de faire retomber sur la dynastie hollandaise la responsabilité des abus, souvent très imaginaires, dont cette masse croyait avoir à se plaindre.

Guillaume Ier avait tenu sa parole en donnant au pays une loi fondamentale, acceptée pas les états-généraux, et qui devait garantir à la fois les droits de la couronne et les libertés nationales ; cependant il semble qu’il ne se soit jamais rendu un compte bien clair des conditions essentielles d’un régime réellement libéral. Quant à lui, il se sentait libéral dans ses idées et sa politique ; mais il en tirait trop aisément la conclusion que les intérêts du libéralisme et ceux de son pouvoir personnel ne faisaient qu’un. Il voulait faire lui-même et directement les choses dont il attendait l’accroissement de sa popularité. Le fait est, que la constitution néerlandaise de 1814, un peu modifiée en 1815 en vue de l’union avec la Belgique, était rédigée de façon à laisser à la couronne une prépondérance presque absorbante. Par exemple, le roi n’avait pas voulu entendre parler de responsabilité ministérielle. Il n’y avait pas de cabinet homogène, de vrai ministère, il n’y avait que des ministres du roi. Le roi se faisait fort de traiter avec la représentation nationale et de s’entendre à l’amiable avec elle ; mais cette représentation, comment était-elle constituée ? Les états-généraux étaient formés par les deux chambres. La première, toute semblable à notre chambre des pairs sous Louis-Philippe, se composait de 40 à 60 membres nommés à vie par le roi parmi les citoyens notables ; c’était donc le roi bien plus que le pays qu’elle représentait.

Les membres de la seconde étaient élus par les états provinciaux, nommés eux-mêmes par des colléges électoraux dont la composition variait selon les provinces et les villes, et dont les électeurs n’étaient renouvelés que rarement. Assurément l’idée avait été excellente de faire appel à l’élément provincial, si puissant dans l’ancienne confédération, et de lui attribuer une importance marquée dans le nouvel organisme ; l’erreur était d’appliquer à la constitution d’une seconde chambre, destinée à représenter la nation dans sa totalité indivise, une force qui fournissait bien plutôt les élémens d’une chambre des pairs ou d’un sénat. En fait de représentation nationale, le peuple néerlandais n’en avait guère plus que l’ombre. Cela n’avait pas détourné les auteurs de la constitution de multiplier les mesures destinées à empêcher cette ombre de prendre corps. Par exemple, le budget ordinaire était voté pour dix ans, et on ne pouvait le discuter que par ministères. Le roi, tout en se montrant toujours fort gracieux pour les états-généraux, ne se gênait pas pour régler par simple décret ce qui eût été de leur compétence. Les finances étaient fort obérées, et là surtout un contrôle indépendant eût été nécessaire : on imagina un syndicat d’amortissement à la nomination du roi, et dont le fonctionnement tendait à réduire encore le pouvoir direct des chambres.

Ce n’est pas que Guillaume Ier visât à l’absolutisme, mais, fort de ses bonnes intentions, se voyant soutenu par la confiance populaire, il s’impatientait des obstacles que ce minimum de gouvernement représentatif opposait à la prompte réalisation de ses vues. Il ne supportait même qu’avec peine les objections respectueuses que lui faisaient parfois des hommes indépendans de caractère ou de position. C’est ainsi qu’on vit successivement s’éloigner des affaires des hommes éminens tels que Hogendorp, Falck, Roëll, Janssens, que l’on eût volontiers regardés comme les conseillers naturels de la politique royale.

On de demande peut-être comment s’explique la placide indulgence du peuple néerlandais, toujours si jaloux de ses libertés, et comment le roi demeurait populaire. Il y a bien des raisons de cette apparente anomalie. La principale, c’est qu’en Hollande la liberté est beaucoup plus ancienne dans les mœurs, dans la pratique de tous les jours, que dans les institutions. On n’y ressent pas au même degré qu’ailleurs le besoin pressant de changer celles-ci pour les mettre d’accord avec les théories libérales. Guillaume Ier, comme presque tous les princes d’Orange, connaissait bien son peuple. Il savait ce qu’il devait ménager chez lui, et il se gardait bien d’y toucher. La presse, par exemple, était libre, ainsi que la science ; l’administration, la police, du moins en Hollande, n’étaient ni oppressives, ni tracassières. Il y avait dans le gouvernement quelque chose de paternel, laissant en réalité une très large place à la liberté individuelle, celle à laquelle le Hollandais tient par-dessus tout, et respectant tout ce que la révolution avait laissé debout en fait d’anciens privilèges locaux ou personnels. Ajoutons que les nombreuses déceptions qui avaient suivi la révolution, les calamités dont le pays avait souffert sous le régime français, les efforts extrêmes qu’il avait fallu faire pour le secouer et défendre l’indépendance à peine reconquise, tout cela avait jeté les esprits dans cette apathie qui suit les grandes crises et propagé un certain scepticisme politique éminemment favorable aux agissemens d’un pouvoir personnel quelconque, à plus forte raison quand la personne qui l’exerce inspire une grande confiance. Enfin, par l’attitude qu’il avait prise contre les prétentions intolérantes de l’épiscopat belge, Guillaume Ier conservait au dedans comme au dehors de ses états la réputation d’un défenseur du libéralisme. On eût bien étonné la plupart des Néerlandais de ce temps-là, si on leur eût dit que leur régime constitutionnel n’était que pour la forme, et qu’en réalité le mode d’après lequel ils étaient gouvernés était contraire aux notions élémentaires du libéralisme politique. Le roi disait son gouvernement libéral, et le peuple en majorité le croyait sur parole.

C’est en Belgique, où il n’y avait pas les mêmes illusions optimistes, que sous l’influence des idées françaises l’opposition libérale prit naissance et grandit. Des voix qui ne partaient plus désormais du camp clérical réclamèrent d’un ton toujours plus impérieux la réforme de la constitution, l’introduction du principe de la responsabilité ministérielle, des élections directes, le jury, toutes les conditions, en un mot, du gouvernement parlementaire. Bientôt, par une coalition plus habile que morale, les libéraux belges et le clergé unirent leurs efforts pour faire brèche au gouvernement néerlandais. Si le roi Guillaume eût été alors bien inspiré, il eût prêté l’oreille à ceux qui lui montraient, dans la séparation politique et administrative des deux nations, le meilleur moyen de rester roi à Bruxelles comme à La Haye ; mais le roi était absolument contraire à une telle combinaison. Il aurait dû, dans cette hypothèse, accorder à la Belgique, un régime parlementaire plus complet que celui qu’il avait établi en Hollande ; cela lui paraissait inadmissible. Sa politique personnelle l’entraîna dans de grandes fautes. Elle fut vacillante, variable, tantôt indulgente jusqu’à la faiblesse, tantôt sévère jusqu’à la rudesse.

Un jour, à la fin d’une période marquée par de nombreuses concessions de détail, il rompt ouvertement en visière avec l’épiscopat, fonde à Louvain le « Collège Philosophique », dont les futurs séminaristes eux-mêmes étaient forcés de suivre les cours, et fait expulser par la gendarmerie des prêtres d’origine étrangère qui protestaient. Un peu plus tard, il signait avec la cour de Rome un concordat qui blessait les protestans sans contenter les catholiques, et qui resta lettre morte. Quelque temps après il froissait les provinces wallonnes et même une bonne partie de la bourgeoisie flamande en rendant l’usage de la langue hollandaise obligatoire, et il exaspérait les libéraux en faisant poursuivre et condamner au bannissement plusieurs de leurs chefs marquans, ce qui ne l’empêchait pas d’applaudir à la révolution de juillet et d’être le premier des souverains à reconnaître la royauté de Louis-Philippe. On sait le reste. La révolution parisienne ne tardait pas d’avoir son contre-coup à Bruxelles, l’alliance des libéraux et des cléricaux fit le succès du mouvement. En vain le peuple hollandais, prenant fait et cause pour son roi, lui fournit autant d’hommes et d’argent qu’il en avait besoin pour rentrer en conquérant, dans le pays qui le répudiait comme souverain. La campagne de dix jours, vigoureusement et habilement menée par son fils, le prince d’Orange, fut inutile, la France allait intervenir, l’Angleterre l’appuyait, les autres puissances demeuraient inertes. La prise de la citadelle d’Anvers en 1832 acheva l’œuvre de la révolution belge.


À ce moment, le roi Guillaume aurait dû se résigner devant le fait accompli et accepter la convention arrêtée par la conférence de Londres. Il s’y refusa pendant sept ans, continua d’entretenir une grosse armée en disproportion avec ses ressources, de manœuvrer auprès des différentes cours et d’ajourner les réformes intérieures sous prétexte que les difficultés extérieures ne permettaient pas de s’en occuper. Si la nation hollandaise avait chaleureusement épousé ses intérêts dans le conflit avec la Belgique, elle avait trop de bon sens pour ne pas voir que la séparation des deux royaumes était désormais irrévocable. L’entêtement du roi à poursuivre une restauration chimérique pesait lourdement sur le pays, qui murmurait. La popularité de Guillaume Ier avait donc notablement diminué lorsqu’en 1839 il se vit enfin forcé, devant la volonté de l’Europe, à se soumettre et à désarmer. Même alors il ne voulut pas comprendre combien il était à désirer que la Néerlande, sortie honorablement, mais diminuée, mécontente, appauvrie, de cette crise prolongée, cherchât les élémens d’une vie nouvelle dans une féconde réforme intérieure. L’âge était venu pour Guillaume Ier avec son cortège ordinaire d’illusions et d’opiniâtretés. La nation d’ailleurs vivotait encore tranquillement, conformément à ses vieilles habitudes, sous un sceptre qu’elle respectait. La malheureuse issue de la révolution belge n’était pas faite pour rendre aux théories dites révolutionnaires le prestige qu’elles avaient perdu depuis 1813, et dans un pays toujours volontiers conservateur tant que le mal dont il se plaint n’a pas atteint de trop grandes proportions, il n’y avait pas de raison majeure pour que l’on sortît de cette douce somnolence qui n’exclut pas la petite fronde, la critique anodine, mais qui redoute les réformes décisives.

Il y a plus. Sur ce fond d’idées moyennes, sagement médiocres, éloignées de tout excès, qui formait le patrimoine politique et social de la grande majorité, les dernières années avaient vu surgir une espèce de romantisme politique et religieux d’un genre tout spécial, et dont les conclusions tendaient à restaurer la vieille orthodoxie calviniste, depuis longtemps très ébréchée, et à s’en remettre pour le reste à la maison d’Orange comme à une race prédestinée au gouvernement du pays. Une sorte de mépris pour la vie moderne, ses inventions et ses prétentions, une antipathie prononcée contre la révolution et toutes ses œuvres, l’amour du moyen-âge et du paradoxe, caractérisaient ce romantisme, dont le principal représentant était le poète Bilderdyk, et qui recrutait d’assez nombreux adhérens parmi la jeunesse universitaire. L’influence qu’il eut sur le reste du pays, si l’on en excepte quelques cercles orthodoxes, était encore peu sensible ; mais enfin il y avait là un mouvement d’idées qui ne manquait ni d’éclat ni d’avenir, et un observateur superficiel eût pu croire que l’opinion publique, si elle devait secouer son indifférence, se laisserait plutôt entraîner dans le sens de la réaction romantique-orthodoxe que ramener dans une voie stigmatisée d’avance comme révolutionnaire.

C’est alors, c’est-à-dire en 1839, en même temps que les affaires belges se dénouaient d’une façon définitive, que M. Thorbecke, toujours simple professeur de droit à Leyde, publia un livre destiné à ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire parlementaire de son pays. Sous le titre très modeste de Notes sur la Constitution[2], il rédigea une critique approfondie, très calme, très posée, mais incisive, de chacun des articles de la loi fondamentale pour en faire ressortir les contradictions et les défauts. Cet ouvrage en deux volumes ne sacrifie pas un seul instant aux grâces, pas une ligne rappelle, même de loin, le pamphlet politique. C’est froidement, imperturbablement, avec une monotonie évidemment calculée, que l’auteur dissèque les institutions de son temps, signale les points qui jurent avec la saine raison, les principes proclamés ou qui appellent un changement radical. Un pareil livre ne pouvait réussir qu’en Hollande, mais il devait y réussir. Tandis que parfois ailleurs les hommes graves sont amenés à se rallier aux systèmes que la foule passionnée a commencé par acclamer d’instinct, sans bien savoir ce qu’elle faisait, en Hollande toute tentative de réforme qui ne se présente pas avec les dehors du sérieux, de l’étude méthodique et réfléchie, est condamnée à échouer. La modération des conclusions était un argument de plus en faveur de la thèse générale. On est même surpris de voir un esprit aussi judicieux prendre encore si facilement son parti des élections indirectes et provinciales pour former la chambre des députés ; mais on n’est pas habitué partout, comme en France, à faire de la question électorale le point central des constitutions. Le fait est que ce livre creusa un profond sillon. La jeunesse universitaire, qui vouait au professeur Thorbecke une sorte de vénération à la fois affectueuse et craintive, s’éprit en majorité des réformes politiques proposées avec tant de sobriété dans la forme et de décision quant au fond. Le romantisme de l’école de Bilderdyk fut enrayé ; les vieux conservateurs s’effrayèrent. On prétend que Van Maanen, le ministre abhorré des Belges, mais qui avait conservé la faveur royale et un certain prestige en Hollande, insista auprès du roi pour que l’on poursuivît ce professeur de révolution, ce dangereux séducteur. Guillaume Ier refusa, et fit bien. Thorbecke, dit-on, informé des intentions terroristes de Van Maanen, ne s’en émut guère, et il aurait déclaré qu’à son point de vue Van Maanen avait raison.

Au surplus la situation financière était si mauvaise que le gouvernement se voyait obligé d’associer sérieusement la représentation nationale aux mesures nécessitées par l’urgence du remède. Le 21 octobre 1839, le discours de la couronne annonça que des changements à la constitution seraient proposées aux chambres. Pour couvrir la dignité royale, on ajoutait que ces changemens étaient rendus nécessaires par la séparation définitive de la Belgique ; mais par suite de cette maladresse, trop souvent fille du mauvais vouloir, qui compromet les actes des gouvernemens entraînés dans une voie qui leur déplaît, Guillaume Ier perdait par une mesure arbitraire tout le bénéfice de son initiative réformiste. Pour parer aux embarras financiers les plus pressans, il concluait en dehors des chambres avec la Société de Commerce un emprunt considérable. En même temps on apprenait que le vieux roi songeait sérieusement à épouser la comtesse d’Oultremont, Belge, catholique fervente, et dont l’influence sur son amant couronné paraissait des plus fâcheuses. Le peuple hollandais sentait diminuer tous les jours sa confiance dans les intentions de son souverain. Les réformes constitutionnelles proposées par le gouvernement parurent mesquines, insuffisantes, on y soupçonnait des arrière-pensées. Le roi faisait pourtant de son mieux pour satisfaire l’opinion. Averti de l’effet malencontreux de ses projets matrimoniaux, il les avait fait démentir officiellement. Il consentait à la diminution de la liste civile, au règlement de l’électorat par une loi générale, à la transmission aux états du droit de disposer des revenus coloniaux, à la fixation pour deux ans, au lieu de dix, du budget, qui serait désormais discuté et voté par chapitres, et à quelques autres modifications de moindre importance. Le pays réclamait beaucoup plus. Thorbecke et ses amis n’eurent pas de peine à démontrer que ces réformes n’aboutiraient à rien tant qu’on n’inscrirait pas dans la constitution le grand principe de la responsabilité ministérielle, cette réforme radicale sous son apparente modération, sans laquelle les autres demeureraient une lettre morte. Quand on revient aux polémiques de ce temps en Hollande, on les rapproche involontairement de celles que l’opposition sous le second empire, M. Thiers en tête, dirigeait avec tant d’insistance contre le gouvernement impérial. Il y avait chez le vieux roi une profonde répugnance cotre tout ce qui devait lui enlever réellement le pouvoir personnel ; mais l’opinion passait de plus en plus du côté des libéraux, le gouvernement dut encore céder, avec le consentement apparent de Guillaume Ier. Celui-ci pliait devant un orage qu’il n’osait plus défier. Habitué depuis vingt-six ans à tout faire par lui-même, il se considérait comme destitué. Il accusait le peuple hollandais d’ingratitude, la couronne lui était à charge, et un beau jour, le 7 octobre 1840, tandis que la cour était au château du Loo, la Néerlande fut surprise par la nouvelle que le roi abdiquait en faveur de son fils, le prince d’Orange. Il faut désormais, disait-il, des mains plus jeunes que les miennes et moins liées par le passé. Il quitta la Hollande, se rendit en Prusse, et l’année d’après, n’ayant plus d’opinion publique à ménager, il épousa la comtesse d’Oultremont. Les deux époux ne vécurent pas longtemps ensemble ; le 12 décembre 1843, Guillaume Ier mourut à Berlin à l’âge de soixante et onze ans.

Ce prince a laissé aux méditations des hommes politiques l’un des exemples les plus frappans de l’impuissance finale réservée fatalement de nos jours à ce pouvoir personnel que des ignorans ou des calculateurs intéressés invoquent encore parfois comme le seul remède efficace aux maux des révolutions. Il n’est pas possible d’être plus populaire que ne le fut Guillaume Ier, d’être arrivé au trône par des voies plus légitimes et avec un consentement plus unanime, d’avoir gouverné avec des intentions plus correctes et, prises en elles-mêmes, plus libérales ; il n’est pas de peuple en Europe qui professe plus d’attachement que le peuple hollandais pour sa maison souveraine, ou qui supporte plus patiemment des institutions défectueuses, à la condition de certains ménagemens, qui furent observés pendant tout le temps du règne. On ne peut attribuer l’événement de 1840 ni à un péché originel de la nouvelle royauté, ni à des abus de pouvoir exorbitans, ni à l’humeur capricieuse de la population, et pourtant le vieux roi se vit réduit à quitter au milieu de l’indifférence générale un pays où il avait été reçu avec le plus vif enthousiasme, un pays qui avait vécu, au moins quinze ans, de sa confiance en lui, et tout son système s’en allait dans la berline qui l’emportait en Prusse. Tel est le plus grand enseignement que nous fournisse le règne de Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.


Le 28 novembre 1840, le prince d’Orange succédait donc à son père sous le nom de Guillaume II. C’était un prince personnellement très aimable, chevaleresque, grand ami des arts et des artistes, à qui l’on reprochait seulement une forte propension à la dépense, — côté par lequel il différait de son père, très économe de ses deniers, — et son arrivée au trône fut saluée par d’unanimes sympathies. Cependant on ne savait trop quelle ligne de conduite il suivrait en politique. Général résolu et fort capable, sa conduite aux Quatre-Bras la veille de Waterloo, sa campagne en Belgique, l’avaient fait monter très haut dans l’opinion comme chef d’armée ; mais ce n’était pas d’un militaire que la Néerlande avait besoin, c’était d’un roi habile et sage. Or Guillaume II, éloigné plus ou moins volontairement des affaires depuis les événemens de 1830, n’avait jamais donné la mesure de sa capacité politique. Lui-même sentait son insuffisance, et les premières années de son règne furent marquées par un système d’ajournemens, de tâtonnemens, de demi-mesures, qui ne pouvaient fonder rien de définitif. D’un côté, il accepta franchement le principe de la responsabilité ministérielle ; de l’autre, il se défia des hommes nouveaux, et le personnel où il eût aimé à recruter ses ministres lui fit souvent défaut. C’est le malheur des gouvernemens autocratiques d’épuiser assez vite ce qu’on peut appeler le stock disponible des hommes supérieurs et d’arrêter l’essor des jeunes talens. La plupart des conseillers de Guillaume II avaient été élevés à l’école de Guillaume Ier, honnêtes gens, incapables de tyrannie ou de dilapidation, mais très méticuleux, sans fortes convictions, sans grande initiative. Parmi ces ministres, il y en eut un toutefois, M. van Hall, qui montra de la hardiesse et du savoir-faire. La situation financière semblait désespérée, on se voyait à la veille de la banqueroute ; heureusement l’intimité plus grande entre le gouvernement et la nation rendait possible ce qui eût été chimérique sous le régime antérieur. Van Hall fit décréter par les états-généraux un emprunt forcé de 127 millions de florins[3], avec la clause qu’on essaierait d’abord du système des souscriptions volontaires. L’emprunt fut couvert librement, et ce fut un succès pour le gouvernement ; néanmoins la situation politique restait mauvaise. De nouveaux découverts avaient absorbé les ressources provenant de l’emprunt. Les libéraux, toujours guidés par la parole et la plume opiniâtres de Thorbecke, insistaient pour l’introduction des réformes dont la responsabilité ministérielle ne devait être que le prélude. En 1845, Thorbecke, qui était entré aux états-généraux, rédigea de concert avec huit de ses collègues un projet de révision qui sembla beaucoup trop radical au roi et à ses ministres. On proposait deux chambres, des élections directes pour la chambre des députés, la séparation de l’église et de l’état, le vote annuel et détaillé du budget. De vifs débats s’élevèrent dans les chambres, toujours nommées en vertu du vieux système, et le projet fut repoussé.

Aux élections qui suivirent, Thorbecke ne fut pas réélu. Un souffle de réaction avait passé sur les collèges électoraux. Non seulement les royalistes quand même, les réactionnaires orthodoxes ou romantiques de l’école de Bilderdyk ou du parti Groen, ainsi désigné du nom de son éminent directeur, combattaient avec acharnement les projets réformistes, mais de plus on voyait se constituer un parti conservateur, qui malgré ses défaites successives est resté considérable en Hollande. Ce parti se compose en majorité d’hommes fort honorables, libéraux tant qu’il s’agit de principes théoriques, peu enclin à leur donner une large part dans la pratique, et animés d’un esprit tendant à l’oligarchie vis-à-vis des hommes nouveaux, qui penchent vers les institutions démocratiques. Il n’y a chez eux rien qui rappelle nos légitimistes partisans du droit divin, encore moins ceux qui parmi nous ont encore quelque goût pour les anciens privilèges féodaux ; la noblesse dans les Pays-Bas est trop faible par le nombre et la richesse pour aspirer à un rôle quelconque en tant que classe distincte. Il faudrait plutôt voir chez eux les descendans de cette vieille aristocratie bourgeoise, qui fut si puissante aux deux derniers siècles dans la république des Provinces-Unies. Ils se soucieraient peu, par exemple, de voir la direction des affaires confiée à M. Groen et à ses amis ultra-orangistes, ils voudraient seulement que le pouvoir fût toujours refusé au profanum vulgus, qu’il restât aux mains d’hommes depuis longtemps et bien "connus". C’est un parti de gens comme il faut, un peu étroits, se résignant sans trop de peine aux réformes accomplies, finissant même par les trouver excellentes, mais qui bataillent régulièrement aussi longtemps qu’ils le peuvent contre l’introduction de ces réformes, et qui, au pouvoir, sont toujours plus disposés à maintenir qu’à changer. On trouve, ou l’on trouvait, des partis conservateurs du même genre dans les vieilles républiques, à Genève par exemple, à Bâle, à Francfort, à Hambourg, partout où une riche bourgeoisie a exercé de père en fils les fonctions gouvernementales. Le système en vigueur sous Guillaume Ier avait nécessairement renforcé l’influence politique de ce parti, diminué et transformé par la révolution ; c’est lui, plus encore que M. Groen et les siens, qui ne pouvaient lui servir que d’appoint, c’est ce parti qui fut en réalité l’adversaire le plus redoutable de Thorbecke. L’indifférence politique où tombe trop souvent la Hollande, l’inertie qui en résulte dans la masse du corps électoral, tel fut le second ennemi qu’il eut à vaincre.

Thorbecke persévéra. Toujours avec la même froideur tenace, mais avec la force qu’il devait à l’énergie de ses convictions, il ne cessa de signaler les vices qui tenaient bien moins aux hommes qu’aux institutions. L’opinion, un moment désorientée, revint du côté des réformes, et c’est au point qu’en 1847 le roi jugea prudent d’annoncer aux chambres qu’on allait enfin leur soumettre un projet sérieux de révision constitutionnelle. Il est à présumer que cette révision n’eût pas encore satisfait les libéraux, lorsqu’un de ces coups de tonnerre qui éclatent le plus souvent dans notre France, mais qui retentissent bien loin de ses frontières, vint secouer toutes les indolences et forcer les peureux eux-mêmes à se mettre du côté des audacieux. La tempête démocratique de 1848 se déchaîna dans les rues de Paris, et peu de temps après l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie, l’Europe presque entière en ressentit la commotion. Sauf quelques scènes de désordre sans importance à Amsterdam, la Hollande resta tranquille. Guillaume II eut le bon sens de ne pas lutter contre le torrent. Il renvoya ses ministres et appela les libéraux au pouvoir. Une commission de révision dont Thorbecke était le président, et qu’il dominait de sa réputation et de son talent, fur chargée d’élaborer la constitution nouvelle ; de ses travaux sortit la loi fondamentale qui depuis lors régit les Pays-Bas. Nous en reproduirons ici les dispositions principales.

Les onze provinces, — y compris le Limbourg, mais à l’exclusion du Luxembourg, qui ne fait à aucun titre partie de l’état néerlandais, — forment le royaume des Pays-Bas, dont la couronne est et demeure attribuée à la maison d’Orange-Nassau d’après la loi de l’hérédité masculine. Le roi jouit d’une liste civile réglée chaque fois qu’un nouveau règne commence. En prévision des cas de minorité ou d’incapacité constatée de la personne royale, les états-généraux nomment le régent. Le roi est inviolable, les ministres sont responsables, et une loi spéciale règle cette responsabilité. Le couronne possède le pouvoir exécutif, la direction suprême des affaires étrangères et coloniales, le droit de déclarer la guerre, sous réserve d’en donner connaissance immédiate aux états-généraux, celui de sanctionner les traités, de commander en chef les forces de terre et de mer, celui d’en nommer les officiers, de les congédier ou de les pensionner conformément à une loi spéciale. La loi règle aussi les comptes financiers des colonies. Le roi est investi du droit de grâce, mais après avoir pris l’avis du juge qui a rendu l’arrêt, s’il s’agit de peines minimes, et celui de la cour suprême dans les cas plus graves. Le roi propose aux états-généraux les lois qu’il juge nécessaires, et peut approuver ou désapprouver les propositions qui lui sont faites de leur part. Il exerce sur les deux chambres le droit de dissolution, avec la clause que de nouvelles élections doivent avoir lieu dans les quarante jours et que les nouvelles chambres se réuniront dans les deux mois. Un conseil d’état, dont la loi règle la composition et la capacité, et où le prince d’Orange a droit de séance avec voix consultative à partir de sa dix-huitième année, donne son avis sur tous les projets présentés aux états-généraux ou émanant de leur initiative. — C’est le roi qui institue les départemens ministériels, en nomme ou congédie les titulaires. Toute décision royale est contre-signée par un ministre. — Les états-généraux représentent la totalité du peuple néerlandais. Ils se composent d’une première et d’une seconde chambre. Le première compte 39 membres, choisis par les états provinciaux parmi les citoyens les plus imposés de chaque province sur une liste d’éligibles dressée de telle sorte qu’il y ait un éligible par 3,000 âmes de population. Les membres de la seconde chambre représentent la population dans la proportion d’un député par 45,000 âmes, et le droit de vote est reconnu à tout Néerlandais majeur, sauf certains cas d’incapacité, et payant un cens qui peut varier selon les localités de 160 à 20 florins. Les députés sont élus pour quatre ans : tous les deux ans, la moitié doit sortir de charge ; les membres sortans sont immédiatement rééligibles. Le roi désigne le président sur la présentation de trois noms faite par la chambre même. Une loi règle les indemnités qui leur sont dues pour frais de voyage, et de plus il leur est alloué une somme fixe de 2,000 florins par an. Les membres de la première chambre sont élus pour neuf ans par les états provinciaux, un tiers sort tous les trois ans, immédiatement rééligible. Ils sont aussi indemnisés de leur frais de déplacement, mais n’ont pas de traitement. Le roi nomme directement leur président. Les ministres ont droit de séance dans les chambres avec voix consultative ; ils ne votent que s’ils sont membres de l’assemblée. La seconde chambre possède le droit d’enquête et celui de proposer à la couronne les lois émanées de l’initiative des états-généraux, mais ses propositions doivent obtenir l’assentiment de la première chambre. — Les états provinciaux sont nommés par les électeurs de chaque province pour six ans, la moitié de leurs membres sort de charge tous les trois ans. C’est à eux que revient, dans les limites d’une loi réglant leurs attributions, l’exécution des lois et décrets concernant leurs provinces respectives. Ils gèrent les intérêts provinciaux, en particulier les voies de communication par eau et par terre, les desséchemens et les endiguemens, et ils nomment dans leur sein une délégation permanente (états députés) qui veille à l’exécution des décisions prises. Leur budget et leurs ordonnances doivent être revêtus de l’approbation royale. Les commissaires du roi dans les provinces, analogues à nos préfets, ont droit de séance et de vote, soit aux états provinciaux, soit aux états députés. — Les conseils municipaux, nommés par des électeurs payant un cens moindre de moitié que celui qui est exigé pour les élections politiques, sont présidés par des bourgmestres nommés par le roi et que le roi peut révoquer ; rien de semblable à nos sous-préfets. Leur budget, leurs ordonnances, doivent être approuvés par les états provinciaux, leur système local d’impôts doit l’être par le roi.

Ce sont là les grandes lignes de l’organisme constitutionnel de 1848. Les chapitres qui concernent la justice, les finances et l’armée n’ont rien de spécial, et se rapprochent beaucoup de notre organisation française. Notons toutefois que la constitution hollandaise ne connaît pas le jury, que les juges sont nommés par le roi, mais sur une liste de présentation dressée par les corps politiques ou judiciaires, enfin que les soldats, recrutés par la voie du tirage au sort, ne peuvent être envoyés dans les colonies que s’ils y consentent. Quant à l’instruction publique, l’état se déclare tenu de la donner partout dans une mesure suffisante et en respectant les croyances religieuses de tous. Du reste l’enseignement est libre, mais tous les maîtres doivent présenter les mêmes garanties de savoir et de moralité. Chacun professe en toute liberté ses opinions religieuses, la société se réservant seulement le droit de se protéger, elle et ses membres, contre les entreprises prévues par le code pénal. Toutes les églises sont également protégées. Les cérémonies des divers cultes ne sont licites qu’à l’intérieur des édifices consacrés, sauf dans quelques endroits où des règlemens antérieurs en avaient autorisé la célébration en plein air[4]. L’état assure aux diverses confessions le maintien des traitemens dont jouissent actuellement leurs ministres, il peut même créer des places nouvelles ; mais, tout en veillant à ce que chaque église reste dans les limites tracées par les lois, il s’abstient de toute intervention dans leur régime intérieur. En fait, l’église et l’état sont séparés ; le lien des subsides, qui les unit encore, n’est plus qu’un détail budgétaire ressortissant au ministère des finances. Enfin la presse est libre, soumise au droit commun, et les habitans du royaume jouissent pleinement du droit de se réunir et de s’assembler, sauf la soumission aux règlemens d’ordre public édictés par une loi spéciale.

Telle est en résumé cette constitution, qui a enfin donné à la Néerlande des institutions en harmonie avec le libéralisme de ses mœurs. C’est Thorbecke, cette fois encore, qui fut le promoteur le plus actif de la réforme constitutionnelle. Il dut affronter de vifs débats. La première chambre surtout, qui se sentait condamnée, se montra pleine de terreurs. La liberté d’enseignement, la séparation de l’église et de l’état, la limitation systématique du pouvoir personnel de la couronne, les élections directes, le droit pour ainsi dire absolu de réunion, faisaient bondir les vieux conservateurs autour de leur table verte. Thorbecke l’emporta de haute lutte, mais non sans de pénibles sacrifices. Depuis 1839, ses idées en matière d’élection s’étaient modifiées : non seulement il était devenu partisan des élections directes, ce système lui paraissant indispensable à l’autorité comme à la vigueur des corps élus, mais de plus il demandait que la capacité intellectuelle fût admise à côté du cens comme base du droit électoral, Il est fâcheux que, sur ce point, il n’ait pu triompher des inconcevables préjugés qui presque partout empêchèrent les censitaires d’élever cette digue inoffensive et salutaire contre les débordemens du suffrage universel. Aujourd’hui les Néerlandais voudraient élargir le droit électoral sans en venir à cette redoutable extrémité ; mais tout ce qu’ils pourront faire sans sortir de la constitution sera d’abaisser le cens dans quelques localités. Thorbecke aurait même voulu que la première chambre disparût de la constitution ; il craignait, et la suite prouva qu’il ne se trompait pas, qu’elle ne jouât toujours un rôle très effacé à côté de la seconde. Cependant nous serions de ceux qui pensent que, telle qu’elle est, les services qu’elle rend sont réels. Il se prononça de plus contre l’obligation dont l’état se chargeait en garantissant aux ministres des divers cultes le maintien de leurs traitemens : sans vouloir changer brusquement une situation à laquelle se rattachaient des intérêts respectables, il eût désiré que l’état ne se liât pas les mains. En somme, ses vues essentielles triomphèrent, et l’on peut bien dire que la nouvelle constitution fut son œuvre.

L’année 1849 le vit ministre de l’intérieur et appelé en cette qualité à élaborer les nombreuses lois d’organisation nécessitées par le nouveau régime. On se fait difficilement une idée de sa prodigieuse activité. Étudiant tout, voulant tout connaître à fond, faisant travailler rude ses employés comme il travaillait lui-même, toujours sur la brèche devant les chambres, stimulant ses collègues, respectueusement tenace avec la couronne, imprimant une vigoureuse impulsion à toutes les branches d’une administration devenue un peu somnolente sous ses prédécesseurs, Thorbecke fut pour ses compatriotes pendant plus de vingt ans l’homme d’état par excellence, et il le fut dans l’un des pays où il est le plus difficile de s’imposer comme chef de parti ou d’école. Il parvint à dominer ses adversaires et, ce qui peut-être lui coûta le plus de peine, ses propres amis. Parmi les lois importantes qui lui sont dues, nous citerons la loi électorale, la loi provinciale, la loi organique des communes, celles sur la chasse, la pêche, l’expropriation pour cause d’utilité publique, l’instruction secondaire. Cette dernière loi a couvert le pays d’écoles civiques supérieures, aujourd’hui en pleine prospérité. C’est à lui en grande partie que sont dus les gigantesques travaux qui ouvriront bientôt de nouvelles voies maritimes aux grandes villes de commerce, l’organisation de l’exploitation des chemins de fer de l’état, la loi sur l’exercice de la médecine. De concert avec son ami Betz, grande capacité financière trop tôt enlevée à son pays, il dota la Néerlande de la belle réforme qui consiste dans l’abolition des octrois communaux ; même quand il n’était pas au pouvoir, son influence directe ou indirecte fut toujours très grande. Par exemple, les lois concernant le conseil d’état, la milice, l’instruction primaire, — cette dernière proposée par un ministre conservateur, votée par une majorité considérable, et aujourd’hui tant attaquée pas les réactionnaires de tous les cultes, parce qu’elle a constitué l’école populaire tout à fait en dehors des églises, — ces lois portent les traces évidentes de la part toujours très active qu’il prenait aux discussions politiques. Il avait renoncé à sa chaire de professeur pour se vouer entièrement aux affaires publiques, il y portait cette passion froide qui avait déjà fait la puissance de ses écrits et qui lui valut son autorité comme orateur et législateur. Il avait son genre à lui d’éloquence parlementaire. Il ne brillait ni par les grands mouvemens oratoires ni par les appels aux passions ; c’est tout au plus si, dans la série de ses innombrables discours, on peut relever deux ou trois expressions suggérées par un moment d’indignation ou de colère. Toujours maître de lui-même, sobre de forme, très clair et très précis, il démolissait tranquillement les objections de ses adversaires, et les pulvérisait sous les coups méthodiquement assénés de son érudition administrative. Le statement of facts, comme disent les Anglais, était la partie forte de ses raisonnemens. C’est qu’il ne s’aventurait sur aucun terrain sans l’avoir soigneusement étudié d’avance ; alors, armé de chiffres et de données positives, ramenant les discussions dans le règne du réel et de la pratique, il brisait comme verre les argumens que ses antagonistes cherchaient trop souvent dans le domaine des généralités déclamatoires ou inapplicables. Il faut connaître ce qu’il y a de frondeur, souvent même d’ergoteur, dans le caractère hollandais, pour bien comprendre la force que le genre oratoire de l’ex-professeur de droit lui prêtait dans les débats parlementaires. Il y joignait le talent spécial de se défendre en faisant ressortir, avec une pointe d’ironie, sans qu’on eût le droit de se sentir offensé, l’inconvenance ou l’absurdité des objections qui lui étaient faites. Cela cinglait sans faire saigner et clouait sans qu’on osât crier. On retrouvait bien un peu du professeur morigénant, sans nommer personne, un auditoire d’étudians indisciplinés. Nous citerons un spécimen de cette éloquence sans grand éclat, mais incisive et portant coup ; nous le choisissons au milieu des très vifs débats que souleva dans la première chambre la présentation de la loi électorale. Cette loi, qui pêche bien plutôt par excès de prudence que par trop de concessions au principe démocratique, avait été attaquée de la manière la plus violente. On l’accusait d’ouvrir la porte au suffrage universel, au socialisme, au communisme ; la probité politique du ministère avait même été mise en doute, et l’on avait crié à la violation de la constitution. Après deux jours de discussions passionnées, Thorbeke prit la parole pour défendre le projet.


« Je crois, monsieur le président, que ceux qui ont assisté sans parti-pris aux délibérations d’hier et d’aujourd’hui auront eu l’occasion de faire deux remarques. La première, c’est que, si nous avons encore à envier plus d’une chose aux assemblées représentatives de l’étranger, ce n’est pas précisément le ton des discussions[5] J’ai toujours pensé que, dans une assemblée comme la vôtre, ce ton ne doit jamais s’écarter de la politesse qui caractérise une compagnie d’hommes comme il faut, discutant ensemble une question sérieuse en se portant un respect réciproque. Si, dans une telle compagnie, quelqu’un s’oublie au point de perdre de vue ce qu’il doit à la gravité du sujet discuté et à ceux qui l’écoutent, on ne tient pas compte de ce qu’il a dit. Voilà ce qui convient selon moi dans une assemblée telle que la vôtre, ce qui convient surtout au gouvernement. Une parole acerbe est plus facile à trouver qu’une bonne raison, mais il n’y que les bonnes raisons qui restent.

« Ma seconde remarque est celle-ci, Quand on découvre, comme on a pu le découvrir hier et aujourd’hui, que sur un même point des hommes également raisonnables et modérés diffèrent largement de manière de voir, il convient d’être modeste. Et j’applique sur-le-champ cette observation à ce qu’on a dit sur l’interprétation de la constitution. Plus que beaucoup d’autres peut-être, j’ai été dans le cas d’entendre parler de la constitution en rapport avec le projet de loi qui vous est soumis ; mais, lorsque j’entends, comme aujourd’hui, celui-ci déclarer que la constitution est violée par des règlemens qui font à l’autre l’effet d’en être la stricte application, alors je conclus qu’on a toute sorte de motifs de se défier de sa propre opinion, et qu’on doit s’interdire de l’imposer d’autorité aux autres. »


Cette leçon donnée à des adversaires qui avaient dépassé les formes de la discussion honnête, l’orateur reprend l’un après l’autre les articles de la loi proposée. Il arrive à la fixation de cens électoral.


« Le cens, a-t-on dit, est trop bas ; mais a-t-on fait, messieurs, ce que j’avais instamment demandé ? On ne m’a pas cité une seule localité, pas un seul district, où le cens serait trop bas. Et moi, pendant la présentation de notre projet, j’ai constaté le contraire. Depuis qu’il est connu du public, j’ai beaucoup entendu et beaucoup lu sur cette question du cens, et je déclare que pas un district, pas une localité n’a déclaré qu’il était trop bas ; au contraire, on m’a reproché en beaucoup d’endroits qu’il était trop haut. Des magistrats municipaux de la Nord-Hollande, où le cens est fixé de 40 à 50 florins, m’ont écrit que, s’il était abaissé à 20 florins, cela ne ferait pas inscrire un seul électeur incapable. Un des premiers propriétaires fonciers de la Guèldre, qui connaît cette province mieux que personne, m’a affirmé que les paysans gueldrois payant 10 florins de contribution directe, seraient encore des électeurs très acceptables. Quand je pèse tout cela, quand j’observe surtout que pas une plainte ne nous est parvenue d’aucun district, d’aucune localité déterminée, alors je crois pouvoir maintenir que le principe adopté est bon. La seule chose dont on ait argué dans toute cette discussion pour prouver le contraire serait que, si l’on adopte le cens proposé, il y aura 100,000 électeurs dans le royaume, et que ce nombre est trop grand. Messieurs, s’il se trouve 100,000 électeurs capables dans notre pays, c’est à mon avis une raison de nous réjouir et non pas de nous plaindre. »


Cela continue sur ce ton ; des faits, des calculs positifs, la froide réalité présentée de manière à montrer l’inanité des craintes ou des objections émises, telle est la méthode constante. Ajoutons que la loi fut votée à une majorité de plus des deux tiers.


III.

[modifier]

Notre intention n’est pas de suivre Thorbecke tout le long de sa carrière parlementaire ; le détail, pour d’autres que des Hollandais, offrirait peu d’intérêt. Il suffira de rappeler les principaux événemens qui signalèrent la période de 1849 à 1872.

Thorbecke n’était ministre que depuis quelques mois quand le roi Guillaume II fut frappé d’une apoplexie suivie d’une prompte mort. On ne sait trop ce que fussent devenues ses relations avec lui, si elles avaient dû se prolonger. Son fils Guillaume III, le roi actuel des Pays-Bas, fut couronné le 12 mai 1849 à Amsterdam, et prêta serment à la nouvelle constitution. Ce n’est pas manquer au respect dû à une tête couronnée que de constater l’honnêteté scrupuleuse avec laquelle le roi Guillaume II a tenu le serment prêté par lui à une loi fondamentale que, selon toute apparence, il n’aimait pas. Il est impossible de se montrer plus correct dans sa conduite comme roi constitutionnel, et cela fait d’autant plus l’éloge de ce prince qu’avec moins de loyauté, spéculant sur l’espèce de dévotion religieuse qu’inspire la maison d’Orange au peuple néerlandais, il aurait pu essayer de briser violemment des entraves antipathiques à son caractère essentiellement militaire et même, paraît-il, facilement emporté. Il n’est donc pas étonnant que, dans les premières années de son règne surtout, il ait subi son ministre Thorbecke plus qu’il ne l’a aimé. Les échos de la résidence retentirent plus d’une fois du bruit des scènes qui se passaient entre le jeune et bouillant souverain et son flegmatique conseiller. Celui-ci ne se laissait pas aisément désarçonner, mais il dut souvent faire appel à toute sa ténacité pour ne pas fléchir sous le poids des irritations royales. Ses adversaires politiques tâchaient de tirer profit de cet antagonisme personnel en le dépeignant à la population comme un tyran du roi et même comme un républicain latent, ennemi secret de la maison d’Orange. C’était le calomnier. Thorbecke voyait dans le maintien de cette famille sur le trône des Pays-Bas la pierre angulaire de la constitution, et il jugeait avec grand sens que, si la république est le seul gouvernement stable là où il n’y a pas de famille royale incontestée, universellement désirée, la monarchie constitutionnelle en revanche est de toute nécessité, si l’on veut vivre libre dans un pays où l’assentiment unanime décerne la primauté permanente du rang et du pouvoir à une famille historique. En pareil cas en effet, la république ne peut avoir qu’une existence précaire, et, pour se maintenir, elle doit recourir aux mêmes procédés arbitraires et oppressifs auxquels sont fatalement condamnées les dynasties forcées de lutter pour leur existence[6]. Au reste, avec les années, les angles s’adoucirent entre le roi et son principal ministre, et même on peut dire que, dans les derniers temps, leurs relations étaient devenues très faciles, presque cordiales ; mais évidemment cette position de persona ingrata ne facilitait pas la tâche du ministre. Soutenu par une majorité décidée, il se maintenait toutefois avec succès au pouvoir, lorsqu’en 1853 un incident imprévu vint le forcer brusquement à se retirer, et c’est de Rome que le coup partit. Ceci demande explication.

Parmi les divers élémens qui composent la population néerlandaise, il en était un qui avait singulièrement profité des changemens survenus depuis la révolution, et surtout depuis l’avénement d’un régime foncièrement libéral : c’était l’élément catholique. Tenus à l’écart sous l’ancienne république, suspects de nourrir des sentimens peu patriotiques et ne comptant qu’un petit nombre de familles aisées ou d’hommes instruits, las catholiques avaient vu naturellement avec joie tomber les barrières élevées contre eux et leur église par les anciennes constitutions. L’adjonction sur le pied de la plus parfaite égalité du Brabant et du Limbourg aux anciennes Provinces-Unies avait beaucoup accru leur importance numérique dans le nouveau régime, dont ils formaient les deux cinquièmes. Ils s’étaient constamment unis aux protestans libéraux dans les batailles politiques livrées par ceux-ci aux conservateurs et aux réactionnaires, et plus d’une fois Thorbecke avait dû recourir à leur appoint pour former ou conserver sa majorité. En un sens, il était pleinement dans son droit, et les catholiques, en revendiquant égalité complète, entière liberté, étaient pleinement dans le leur ; seulement on doit se demander jusqu’à quel point il n’y avait pas malentendu des deux parts. Les catholiques comprenaient-ils bien que les institutions et les lois libérales, une fois leur émancipation accomplie, seraient plus dangereuses pour leur croyances que les vieilles lois d’exemption dont ils avaient longtemps souffert ? Il est permis d’en douter quand on les voit aujourd’hui se retourner en masse compacte contre les principes et les hommes du libéralisme. De son côté, Thorbecke avait-il une notion claire de la différence qu’on est bien forcé de faire en politique entre l’église catholique et les autres églises chrétiennes ? Rien dans ses écrits ni dans sa manière d’agir ne prouve que son intelligence, si pénétrante et si lucide partout ailleurs, eût serré de près cette question, aujourd’hui si impérieuse. Ce qui, selon les circonstances, fait la faiblesse ou la force de l’église catholique, c’est qu’elle est internationale, et même par sa hiérarchie, comme dans l’esprit de ses membres fervens, supra-nationale. C’est une fort belle théorie que celle de la séparation de l’église et de l’état, et rien de plus facile que de l’appliquer à des populations protestantes, juives ou même grecques ; mais toutes les théories du monde ne pourront empêcher que là où la croyance de la masse est restée profondément catholique, où par conséquent le clergé tient la clé des consciences et se croit lui-même tenu d’obéir sans réserve à la hiérarchie dont le chef est à Rome, là aussi c’est l’épiscopat qui règne et gouverne au nom du pape, dont il est le délégué. Cela sera surtout vrai, si le catholicisme est professé sous cette forme ultramontaine qui est aujourd’hui sa forme officielle et qui était déjà celle du catholicisme néerlandais depuis le dernier siècle[7]. C’est pour cela que notre ancienne monarchie française, pourtant si catholique, était en même temps très gallicane. En général, les libéraux hollandais de la génération qui nous précède considéraient le catholicisme comme une puissance du passé dont il était inutile de se préoccuper beaucoup. La saine politique, la justice, la tolérance, ordonnaient d’assurer à ceux qui le professaient encore la même protection, les mêmes droits, qu’aux adhérens des autres confessions ; il n’y avait plus rien de sérieux à craindre, pensaient-ils, d’une croyances battue en brèche par tous les vents et tous les courans de la pensée moderne. Thorbecke et ses amis ne devaient pas tarder à voir qu’ils avaient compté sans leur hôte.

Le pape Pie IX avait résolu de rétablir l’épiscopat néerlandais. En elle-même et à son point de vue, cette décision n’avait rien que de légitime. L’église catholique est épiscopale, et il est tout naturel qu’elle veuille établir des évêques dans les régions où il n’y en a pas. À ce même point de vue, le pape ne devait pas s’arrêter devant les réclamations du vieil épiscopat national d’Utrecht, condamné par ses prédécesseurs, et dont la légitimité, si facile à démontrer d’après les principes gallicans, ne pouvait un seul instant se soutenir dans la théorie ultramontaine. Puisque la nouvelle constitution néerlandaise tendait à se séparer de plus en plus de l’église de l’état, il eût été facile, en s’y prenant avec quelques ménagemens, d’habituer les esprits en Hollande à l’idée d’une reconstitution épiscopale ; mais il ne fallait rien brusquer. Si quelque chose était de nature à réveiller contre les catholiques les anciens soupçons, c’était tout ce qui eût ressemblé à un acte de pouvoir direct posé par la cour romaine en pleine terre hollandaise. Le gouvernement, averti par des rumeurs plutôt que par des communications officielles, avait pris les devans, et il croyait avoir obtenu de la cour papale la promesse que rien ne se ferait sans son aveu. Qu’arriva-t-il ? Pie IX, cédant à cet esprit d’absolutisme qui l’a si souvent poussé à procéder par de grands éclats, lança un beau matin le décret de constitution épiscopale, découpa le royaume en diocèses, nomma des titulaires, et dans l’allocution publique par lui prononcée à cette occasion, la nation néerlandaise comme telle, son histoire, son indépendance, ses plus glorieuses traditions, furent traînées dans la boue.

Ce qu’il était facile de prévoir ne manqua pas d’arriver. Les griefs que les adversaires du nouveau régime avaient tirés contre Thorbecke de sa condescendance pour les catholiques et de son indépendance vis-à-vis de la couronne devinrent tout à coup une arme formidable. La majorité protestante se sentit blessée, humiliée, et n’entendit pas que les choses se passassent ainsi sans qu’elle eût son mot à dire. Des adresses revêtues de milliers de signatures furent envoyées au roi pour lui demander de maintenir l’honneur et les libertés du pays contre le vieil ennemi qui prétendait de nouveau lui faire la loi. Le roi, lors d’une visite qu’il fit à Amsterdam, s’exprima de manière à montrer qu’il épousait les griefs de la nation, et Thorbecke se vit forcé de donner sa démission. Sa position en effet n’était plus tenable. Beaucoup de ceux qui l’avaient suivi jusqu’alors hésitaient ou reculaient. Se mettre à la tête du mouvement anticatholique, il n’y pouvait songer. Il se retira donc, la seconde chambre fut dissoute, et les élections qui suivirent envoyèrent à La Haye une chambre, non pas réactionnaire, mais conservatrice et, si l’on peut ainsi dire, marquant le pas.

À moins de se lancer dans une voie d’oppression antipathique à l’esprit national, il n’y avait guère autre chose à faire, une fois la protestation enregistrée, qu’à s’accommoder à la situation nouvelle. Une loi assez anodine, qui déniait toute valeur officielle aux titres épiscopaux et assujettissait toutefois les titulaires à certaines conditions de résidence, fut tout ce qui résulta de l’agitation soulevée par le décret pontifical. Thorbecke rentra comme député à la chambre, et ce qui est caractéristique, c’est que, précisément pendant cet interrègne conservateur, un ministère composé de ses adversaires politiques présenta et fit passer cette loi sur l’instruction primaire qui compte parmi les plus libérales qu’il y ait en Europe, et que frappent aujourd’hui les anathèmes de tous les partis rétrogrades. Beaucoup de députés catholiques aidèrent à la faire accepter, sans prévoir, il est permis de le penser, l’opposition furieuse que peu d’années après leur clergé devait lui déclarer.

À son tour, le parti conservateur était trop peu uni, l’appui que lui prêtait l’orthodoxie protestante trop coûteux et trop dangereux, pour qu’il pût jouir d’une longue possession du pouvoir. Il en était un peu de lui comme du parti Tory en Angleterre, qui, lorsqu’il est rappelé au gouvernement, ne peut revenir sur les progrès accomplis, et se voit obligé d’appliquer des principes qui ne sont pas les siens, si même il n’est pas forcé de devancer les Whigs dans l’introduction des réformes populaires. Peu à peu le corps électoral et la chambre virent se reformer une majorité libérale décidée, et en 1862 Thorbecke, qui du reste n’avait pas cessé, comme chef de l’opposition gouvernementale, d’exercer sur la chambre une influence que ses adversaires eux-mêmes devaient subir, redevint le chef du cabinet. Il resta quatre ans à la tête des affaires. Ce qui le força à une nouvelle retraite, ce furent les dissensions du parti libéral. Sa majorité lui échappait trop souvent dans les occasions importantes. Il aurait pu mainte fois dire à plus d’un député libéral qui avait voté contre lui ce que Casimir Perier, ministre de Louis-Philippe, disait à un membre de la majorité qui s’abritait derrière sa conscience contre le reproche de défection : « Vous dîtes que vous avez voté contre moi dans cette affaire, parce que vous pensiez que j’avais tort ; mais croyez-vous donc que nos adversaires votent pour moi quand ils trouvent que j’ai raison ? » C’est peut-être la plus grande difficulté du régime parlementaire que de concilier l’indépendance personnelle du député sur les questions spéciales avec le devoir de soutenir le gouvernement que l’on croit le meilleur dans l’intérêt général, permanent, du pays.

On devrait probablement signaler à ce propos une autre lacune dans le génie politique de Thorbecke. La question coloniale est de première importance en Hollande. De sa splendeur passée, ce pays n’a guère conservé qu’un diamant, mais un diamant de première grandeur et de la plus belle eau : c’est son empire colonial, et surtout Java, la reine de l’Océan indien. Les Néerlandais ont eu l’art de tenir sous leur sujétion au sud de l’Asie un territoire vingt ou trente fois plus grand que le leur, habité par 20 millions d’hommes, produisant et rapportant beaucoup. Leur régime colonial, quoi qu’on en ait dit, a été en somme un bienfait pour les populations indigènes ; ce n’était pourtant qu’un bienfait relatif. Basé sur le travail forcé, il devait engendrer fatalement des abus et des iniquités dont notre conscience moderne ne supporte pas la prolongation. De là de vifs débats entre les libéraux, qui voudraient, au nom de la justice, abolir ce régime quasi-féodal, et les conservateurs, qui craignent que cette abolition ne prive la mère-patrie des avantages qu’elle a jusqu’à présent retirés de sa belle colonie, et qui prétendent que le système en vigueur est au fond le plus approprié aux idées et aux mœurs des indigènes. Depuis plusieurs années, c’est dans le sens d’une série de réformes partielles que s’est prononcée la politique néerlandaise ; mais on ne peut pas dire que Thorbecke ait hâté ce mouvement d’émancipation. Il semble qu’il se défiait un peu de lui-même dans une question où il serait aussi imprudent de vouloir tout décider d’après nos maximes européennes qu’injuste d’abuser de l’état de minorité de toute une race pour faire peser sur elle un joug inique. C’est à propos de la question coloniale qu’il vit sa majorité se dissoudre en 1866. Le ministère qui lui succéda sous la conduite de M. Fransen van de Putte, que sa spécialité coloniale, son libéralisme avancé et ses talens personnels désignent comme le futur réformateur des colonies néerlandaises, ce ministère ne put longtemps se maintenir, la majorité lui fit aussi défaut. Suivit un nouvel interrègne conservateur, qui donna une preuve nouvelle de l’impossibilité d’une réaction sérieuse ; puis la formation d’un ministère libéral sans Thorbecke, enfin le retour du vieux ministre à la tête d’un cabinet composé par ses soins. C’était en 1870. En 1872, l’échec du projet d’impôt sur le revenu amena une nouvelle dislocation ; Thorbecke ne devait pas y survivre. Ses forces trahissaient son ardeur au travail. Une toux opiniâtre lui enlevait le repos des nuits, et enfin le 4 juin dernier, il rendit le dernier soupir. Quatre jours après, ses funérailles furent célébrées à La Haye de la manière la plus simple, conformément à ses volontés ; mais l’affluence d’hommes appartenant à l’élite du pays et venus de toutes les parties du royaume montra combien sa perte était vivement sentie. Des comités se sont formés depuis lors dans la plupart des centres politiques et recueillent en ce moment des souscriptions destinées à lui ériger une statue monumentale. Les chambres viennent de voter une pension viagère à ses deux filles.


Cette étude ne serait pas complète, si nous n’ajoutions quelques traits de l’homme privé à l’exposé de sa carrière publique.

Thorbecke était grand, maigre, laid, mais d’une laideur plus que rachetée par une physionomie de grand caractère. Le sourire légèrement sardonique qui errait ordinairement sur sa lèvre inférieure, un peu avancée, le feu concentré de son regard, son grand front mince et bombé, vrai symbole de pensée pénétrante et de travail opiniâtre, avaient rendu depuis longtemps ses traits populaires, si l’on entend par là reconnaissables entre tous. Quant à la popularité de sa personne, elle n’alla jamais loin. Il était, excepté dans le cercle de ses amis intimes, plus craint et respecté qu’aimé. Quelque chose de sec et d’âpre repoussait aisément ceux qui ne pouvaient le connaître de près. Il aimait le pouvoir, et nous sommes loin de lui en faire un reproche ; où en serions-nous, si dans chaque pays il n’y avait pas des hommes supérieurs, assez ambitieux pour endurer toutes les fatigues, tous les ennuis des hautes positions, et persister malgré tout à diriger la politique nationale ! Mais il lui arriva quelquefois de donner prise à l’accusation d’autocratie. Son désintéressement allait jusqu’à l’austérité. Arrivé pauvre au premier rang, il est mort pauvre, ne laissant à ses enfans qu’un nom honoré de tous. Grand travailleur lui-même, il exigeait beaucoup des autres, et, comme les hommes très occupés qui savent le prix du temps, il avait le commandement bref et les procédés parfois rudes. On a pu regretter, dans l’intérêt de son parti et de sa personne, qu’il ne sût pas mettre plus d’huile dans les roues. Les étudians de Leyde, qu’il avait forcés de travailler et de penser comme personne avant lui, le désignaient par abréviation sous le nom de Thor. Lorsqu’il fut appelé à déployer ses talens sur une plus vaste scène, il fit toujours un peu l’effet du dieu germanique aplatissant son monde à coup de marteau.

C’était pourtant un homme plein d’abandon et de cordialité dans la vie privée. Il avait épousé une Allemande digne de lui par la distinction de son intelligence, et à laquelle il dut, pendant de longues années, le bonheur domestique le plus complet. Plusieurs enfans, dont il ne reste que deux filles et un fils, jeune avocat d’avenir, furent le fruit de cette union cimentée des deux côtés par une pureté de mœurs qui défia toujours la médisance. Les personnes admises dans l’intimité de ce simple intérieur disent qu’autour de la table à thé ou du bocal de maiwyn[8], thé et vin qu’il préparait lui-même avec le plus grand soin, on ne reconnaissait plus le Thorbecke austère et toujours sérieux de la scène publique. Il aimait la conversation enjouée, la provoquait lui-même, et s’amusait comme un enfant des historiettes, des bons mots, des petites nouvelles qu’on avait à lui narrer. À certains égards, il avait gardé une simplicité toute juvénile. Il ne comprenait rien aux entraînemens ni aux raffinemens du vice au sein de notre civilisation déjà vieille ; parfois même il se trompa gravement sur le compte de quelques personnes en qui sa confiance était grande, et dont la conduite privée était telle que tout le monde, excepté lui, s’en défiait.

Il était sincèrement religieux, bien qu’étranger aux pratiques ecclésiastiques et même aux plus récentes évolutions de la pensée religieuse. La philosophie de sa préférence était celle de Krause, théisme spiritualiste très élevé et très opposé au déisme dualiste fondé sur le principe d’une séparation objective de Dieu et du monde. Cela suffisait pour que les ennemis de Thorbecke l’accusassent de panthéisme, ce qui était fort injuste. Une de ses idées favorites était qu’il y avait un christianisme transcendant, supérieur aux diverses églises, dont aucune législation moderne ne pouvait se défaire, auquel personne de nos jours ne pouvait au fond se soustraire, et l’on peut voir, à l’occasion de plusieurs pertes douloureuses qu’il eut à subir, que ce christianisme philosophique était pour lui plus qu’une théorie. La veille de sa mort, il voulut voir près de son lit sa vieille domestique, restée à son service depuis les jours de Leyde. Ses dernières paroles furent pour son pays, ses enfans et ses bons amis. Il envisagea le redoutable passage avec une fermeté stoïque. « La mort est pour moi, dit-il à son fils, le commencement d’une vie nouvelle. »

Outre ses écrits déterminés par les circonstances politiques, il avait publié des esquisses historiques sur plusieurs personnages éminens de l’histoire néerlandaise, Jean de Witt, Schimmelpenninck, Falck, l’amiral Ver Huell, etc. Ses jugemens dénotent une très grande largeur de vues, et en particulier, quand il apprécie le rôle de la France en Hollande au temps de la révolution et de l’empire, il est d’une impartialité qui touche à la sévérité pour ses compatriotes. Il est souvent d’avis que, si la France républicaine et impériale eut des torts graves envers un peuple qui l’avait accueillie en alliée et non en conquérante, les Hollandais doivent s’accuser tous les premiers de les avoir en quelque sorte provoqués par leurs propres fautes. C’est un genre de vérités qui n’a bonne grâce que dans la bouche d’un Hollandais de naissance. Il s’occupa aussi de quelques hommes d’état étrangers, entre autres de M. Guizot, dont il admirait beaucoup le talent, mais dont il censura en termes très vifs le système politique. On n’a rien trouvé dans ses papiers qui puisse fournir la matière d’un livre posthume, si ce n’est pourtant un cahier sur lequel, à différentes époques, il avait consigné des pensées détachées sous forme de maximes. Une obligeante communication de son fils nous permet de reproduire quelques spécimens de ces pensées inédites, dont il faut espérer que la publication complète ne se fera pas trop attendre.


« Le mal, comme la maladie, est possible, et même à prévoir dans un monde où, en vertu de la loi divine, chaque être et chaque organe doit se développer de lui-même avec une puissance qui ne croit qu’avec lenteur. En un sens, on peut dire que la création recommence avec chaque être en particulier, mais avec un pouvoir limité. En vertu de la même loi divine, à mesure que le développement de l’ensemble et de ses parties se rapproche de l’harmonie parfaite, le mal est vaincu. »

« Le monde et l’humanité, — une création continue, recommençant avec chaque individu, mais en rapport nécessaire avec la société contemporaine aussi bien qu’avec les générations qui précèdent et celles qui suivent. »

« Qu’on se représente un instrument de musique, une piano par exemple, animé d’une vie intérieure, et dont chaque ton devrait se former graduellement lui-même et en même temps chercher à réaliser les intervalles, l’accord, la mélodie et l’harmonie avec chacun des autres et avec leur totalité, — on aura une faible idée de ce qui se passe dans le monde. »

« La tolérance, vertu non seulement individuelle, mais aussi politique, se fonde sur la loi générale d’après laquelle chacun de nous a son chemin à lui qui le conduit à la vérité et doit pouvoir le suivre sans obstacle, en toute indépendance. Lors donc que nous sommes intolérans, nous pêchons contre l’ordre éternel du monde, et nous diminuons d’autant la force de la société où nous vivons. »

« Esprit d’exclusion dans l’église, dans l’état, dans la science, dans la politique, dans l’industrie (monopoles). — L’industrie, quand elle est encore à son plus bas degré, ne croit pas pouvoir se passer de monopoles et de prohibitions. La même chose a lieu pour la connaissance de la vérité. »


Si je ne me trompe, ces membra disjecta d’une pensée, remarquable surtout par l’unité qui présidait à ses rayonnemens divers, démontrent que le ministre d’état n’avait pas cessé d’adhérer à ce principe à la fois historique et philosophique dont ses premiers écrits étaient tout pénétrés. L’organisme dans lequel chaque partie concourt à la formation du tout, mais où le tout en revanche est nécessaire à la vie de chaque partie, telle est la forme fondamentale de cette pensée. En politique, ce principe se traduira par la recherche d’une pondération aussi juste que possible entre les droits de l’individu et ceux de la société. Dans l’administration, le même principe inspirera des organisations complètes, bien proportionnées dans les rouages qui les composent, mais n’étouffant pas les aptitudes individuelles, ou plutôt les provoquant pour les utiliser. Si l’on examine toute la carrière politique de Thorbecke, on voit qu’au fond c’est le jeune philosophe qui a engendré et qui n’a cessé de diriger l’homme d’état.

Peut-être Thorbecke est-il mort à temps pour son bonheur. Les dernières années de sa vie avaient été assombries. La perte qu’il fit de sa femme, qui le précéda de près de deux ans dans la tombe, lui avait été cruelle. Le jeu des partis politiques en Hollande lui inspirait des inquiétudes. Il voyait les catholiques en masse s’allier contre le libéralisme à leur vieux ennemis, contre lesquels il avait dû si longtemps lutter pour la revendication de leurs droits. D’un autre côté, le parti libéral se scindait. Les jeunes libéraux n’appréciaient pas toujours à leur valeur les services qu’il avait rendus au principe, et s’impatientaient des ajournemens ou des hésitations que le vieux ministre opposait à leurs vœux en faveur de réformes plus radicales que celles dont l’introduction lui avait coûté tant de peine. Enfin les événemens qui se déroulaient à l’extérieur lui paraissaient gros de résultats fort inquiétans pour l’avenir de sa patrie. S’il avait désapprouvé fortement la guerre déclarée par l’empire français à l’Allemagne, il ne fut pas plus édifié par le genre de paix que l’Allemagne victorieuse imposait à la France. La Hollande n’avait pas autre chose à faire qu’à observer la plus stricte neutralité, et elle s’acquitta de ce devoir avec une loyauté qui fut reconnue des deux côtés ; pourtant, sans avoir lieu d’accuser les intentions des maîtres actuels de l’Allemagne, Thorbecke était trop expert en histoire politique pour ne pas songer au lendemain. Ce qui le confondait surtout, c’était la passivité de l’Angleterre, assistant presque sans rien dire, et en tout cas sans rien faire, à l’égorgement de son alliée de la veille. Cette abdication de la puissance européenne la plus intéressée au maintien de l’équilibre général et la plus opposée d’intérêt et d’idée à toute conquête oppressive lui paraissait incompréhensible.

Quant à lui, son œuvre était faite. Il était enfin parvenu à doter son pays d’institutions vraiment libérales et en harmonie intime avec l’esprit national. La force de résistance de la Hollande est double ; d’un côté, elle est matérielle et repose sur la configuration et la nature de son sol, si facile à défendre dès que la population y est bien décidée ; de l’autre, elle est morale et tient à cet esprit d’indépendance carrée, qui a toujours été dans les mœurs, mais qui pendant longtemps fut en quelque sorte banni de la constitution. Mettre d’accord le génie national et les institutions fondamentales d’un pays, ce sera toujours augmenter sa puissance défensive en rendant son assimilation plus difficile. Nous ne savons ce que l’avenir réserve à la Hollande, il serait même téméraire de vouloir prédire à cette heure les évolutions que vont accomplir dans les prochaines années les partis politiques entre lesquels sa population se partage ; mais on peut affirmer sans imprudence que, si l’œuvre de Thorbecke doit être continuée et prolongée, on ne reviendra pas en arrière. Le sillon qu’il a tracé est de ceux qui ne se referment plus, et lorsqu’il se vit condamné à une mort prochaine dans un moment où il aurait encore voulu consacrer ses dernières forces à la solution de plusieurs questions importantes, il aurait pu s’approprier dans toute sa valeur le mot bien connu d’un ancien : exegi monumentum.


ALBERT RÉVILLE
  1. Over de verandering van het algemeen staten-stelsel van Europa, sedert de Fransche omwenteling ; Leyde 1831.
  2. Aanteekening op de Grondwet, 1839.
  3. Le florin de Hollande vaut au cours moyen 2 fr. 12 cent.
  4. Ceci vise les communes rurales catholiques de quelques provinces, du Brabant surtout, où il n’y avait pas de motifs d’ordre public pour interdire des processions auxquelles la population tenait beaucoup.
  5. Ces paroles font allusion aux débats tumultueux, dont les chambres en France et en Allemagne étaient alors le théâtre.
  6. N’est-ce pas faute d’avoir fait cette importante distinction que tant de bons esprits en France se sont complu récemment dans le rêve d’une restauration monarchique ? Ils eussent probablement adopté une autre solution, si, au lieu de se demander : la monarchie constitutionnelle n’est-elle pas le meilleur régime qu’on puisse souhaiter à la France ? ils eussent envisagé d’abord cette question préalable : les conditions indispensables d’une monarchie constitutionnelle existent-elles en France ?
  7. Dans le Revue du 15 mai dernier, nous avons raconté comment l’ancien épiscopat national de la Hollande fut supprimé par un motu proprio du pape.
  8. Boisson bien connue en pays germanique pendant les longs soirs de printemps, composée de vin blanc, de sucre et d’herbes aromatiques infusées.