Un homme d’État russe contemporain/02

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Un homme d’État russe contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 827-858).
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UN
HOMME D'ETAT RUSSE
D'APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE

II.[1]
N. MILUTINE ET LA RUSSIE DE L’ÉMANCIPATION DES SERFS A L’INSURRECTION POLONAISE.

La plus grande réforme du règne d’Alexandre II ne devait pas être profitable aux hommes qui en avaient inspiré les principes et rédigé les statuts. L’œuvre tant contestée une fois promulguée, les plus ardens promoteurs de la charte d’affranchissement allaient, avec. Nicolas Milutine, être mis de côté pour n’être rappelés aux affaires qu’à une heure de péril national, lors de l’insurrection de la Pologne, qui leur réservait une tâche autrement ardue et autrement ingrate que l’émancipation des serfs.


I

L’acte d’émancipation est officiellement daté du 19 février 1861 ; quelques semaines plus tard, au milieu d’avril, le ministre de l’intérieur et son adjoint, Lanskoï et N. Milutine, quittaient le ministère. C’était à d’autres mains qu’était confiée l’application des statuts si péniblement élaborés par Nicolas Alexèiévitch et ses amis.

Le code d’affranchissement à peine enregistré, l’assemblée qui l’avait préparé, la commission de rédaction, était dissoute sans qu’elle pût suivre son œuvre dans la mise en pratique. Des deux classes d’hommes dont se composait le célèbre comité, les uns, les tchinovniks, revenaient à leurs fonctions habituelles dans les divers ministères ; les autres, les propriétaires experts, tels que le prince Tcherkasski et G. Samarine, allaient rentrer dans leurs provinces pour y participer sur les lieux à l’application des règlemens discutés à Pétersbourg.

En congédiant ces volontaires de l’émancipation, dont le nom reste à jamais inscrit dans les annales russes, le gouvernement qui se privait de leurs services crut devoir leur donner pour récompense une distinction officielle. Il s’agissait naturellement d’une de ces nombreuses croix ou décorations dont la Russie est si riche qu’elle semble avoir voulu coter et primer tous les genres de mérite. Cette résolution donna lieu à un curieux incident qui fit beaucoup de bruit en son temps. Chose nouvelle, qui indiquait quelle révolution morale s’opérait en ce pays où tout le monde est d’ordinaire si friand de pareilles distinctions, les Samarine, les Tcherkasski et leurs amis se révoltent contre toute décoration : la grande-duchesse Hélène et le ministre Lanskoï s’emploient à leur épargner cette mortifiante récompense. Dès le 16 février 1861, trois jours avant la promulgation du manifeste impérial, la grande-duchesse Hélène écrivait à N. Milutine :


« 16 février 1861.

« J’apprends à l’instant que le comte Panine insiste pour donner des décorations aux membres de la commission et qu’il destine entre autres le petit Stanislas à Tcherkasski. Informez-en Lanskoï, afin qu’on pare ce coup. Il faudrait que le grand-duc Constantin en fût prévenu à temps[2]… »

Nicolas Milutine partageait les sentimens de ses amis et de la grande-duchesse. Dans une note rédigée par lui pour son ministre Lanskoï et adressée officiellement au comte Panine, il donne les motifs de la répugnance de ses collaborateurs pour toute distinction de ce genre[3]. A leurs yeux, « la participation à une aussi grande œuvre était en soi-même un honneur pour toute la vie[4]. » Ni croix ni ruban ne pouvait rehausser une telle gloire. En fait de récompense officielle, tout ce qu’ils admettaient, c’était une simple médaille commémorative[5]. Cette noble fierté n’était peut-être pas l’unique motif des répugnances de ces généreux esprits. Les propriétaires qui avaient siégé dans le comité de rédaction étaient regardés par beaucoup de nobles de province comme des traîtres, des transfuges, des spoliateurs de la noblesse. Ils étaient naturellement accusés d’être vendus à ses ennemis. Pour ne donner aucune prise aux ineptes calomnies de ce genre, Tcherkasski, Samarine et les autres prétendaient repousser toute récompense ou gratification officielle, de quelque nature qu’elle fût[6].

Les efforts de la grande-duchesse et du ministère de l’intérieur ne purent détourner de leurs lèvres ce calice bureaucratique. On tint d’autant plus à leur conférer des ordres qu’ils protestaient plus vivement contre une telle faveur. Selon l’énergique expression de Milutine[7], « les vindicatives intentions de leur ancien président, le comte Panine, l’emportèrent. » Ils furent décorés malgré eux. Le prince Tcherkasski donna cours à son humeur dans sa correspondance[8] ; quant à Samarine, qui détestait tout ce qui était officiel, il renvoya au comte Panine la croix qui lui était décernée au nom de l’empereur. C’était là un acte d’irrévérente audace sans précédent, croyons-nous, en Russie.

Ce petit incident, insignifiant en lui-même, était une défaite pour le ministère de l’intérieur ; il coïncida avec la chute de Lanskoï et de Milutine. La situation équivoque faite à ce dernier pendant deux ans ne pouvait durer. La loi d’émancipation une fois promulguée, Nicolas Alexèiévitch ne pouvait longtemps demeurer au ministère avec le titre d’adjoint provisoire, auquel il ne s’était résigné jusque-là que pour participer à la grande réforme. Par malheur, les préventions qui en 1859 avaient empêché sa nomination définitive s’étaient plutôt fortifiées qu’amoindries pendant les deux ans de luttes du comité de rédaction. Les adversaires du nouveau statut, toujours puissans à la cour ; avaient fait de Milutine leur bouc émissaire. Ses plus hauts protecteurs, le grand-duc Constantin comme la grande-duchesse Hélène, ne réussirent point à le faire confirmer dans ce poste secondaire d’adjoint du ministre, manifestement inférieur à son influence réelle comme à son mérite.

Milutine lui-même était peu disposé à accepter une confirmation aussi tardive. Les veilles et les tracas que, durant les deux dernières années, lui avait coûté l’émancipation avaient singulièrement altéré sa santé ; il sentait impérieusement le besoin de repos et désirait un congé illimité. Ce dessein contrariait singulièrement ceux qui, avec le grand-duc Constantin, considéraient l’émancipation comme l’inauguration d’un nouveau régime et désiraient ouvrir sans retard la série des réformes indispensables. Le fait est que, la charte du 19 février ayant modifié radicalement l’administration des campagnes, il semblait urgent de remanier en même temps toute l’administration locale. Aussi, dès le 21 février 1861, le surlendemain du jour où avait été proclamée la charte d’affranchissement, le grand-duc Constantin faisait demander l’avis de N. Milutine sur plusieurs points de l’administration provinciale et l’engageait à ne pas quitter le ministère, tout en lui reprochant de fournir par la liberté de son langage des armes à ses adversaires.


Lettre de M, G… à N. Milutine,


« 21 février 1861.

« Très honoré Nicolas Alexéiévitch, j’ai eu un long entretien avec le grand-duc et il m’a chargé 1°……… 2°………… 3° de vous informer qu’il a beaucoup pensé à votre situation personnelle et qu’il est arrivé à la conviction que des changemens de personnes au ministère de l’intérieur seraient en ce moment hors de saison, que dans votre propre intérêt vous devez rester dans vos fonctions actuelles, d’adjoint du ministre………… et 4° de vous dire en toute sincérité que la connaissance personnelle de Son Altesse avec vous lui a laissé l’impression que, par rapport aux personnes, vous agissiez souvent sous l’influence de préventions, supposant en elles plus de mal qu’il n’y en a réellement ; que vous vous exprimiez avec trop peu de bienveillance (selon ce qu’on rapporte naturellement) et que vous excitiez par là contre vous-même une malveillance qui vous fait du tort et qui sans cela n’existerait pas du tout. Comme exemple il a cité Panine et Boutkof. Il me reste à ajouter que tout cela a été dit avec un sentiment de franche sympathie et d’estime pour vous. »

On voit par ces dernières lignes quels reprochés ses adversaires faisaient à Milutine et ce qu’il était parfois obligé d’entendre de la bouche même de ses protecteurs ou de ses amis officiels. À ce billet Milutine répondit le lendemain par une longue missive, sorte de mémoire où il exposait ses plans pour une refonte de l’administration et la création d’états provinciaux qui, sous le nom de zemstvos, devaient en effet être institués trois ans plus tard en grande partie d’après ses vues et les projets laissés par lui[9]. Cette lettre montre qu’au sommet où commençait la vaste liquidation du servage, le ministère de l’intérieur avait déjà préparé tout un ensemble de réformes administratives ; que Milutine et Lanskoï comptaient introduire le self-gouvernment local dans les provinces comme par la charte d’émancipation ils l’avaient établi dans les communes de paysans. À leurs yeux, les deux réformes étaient connexes, et en fait n’étaient-ce point les deux moitiés d’une même œuvre ? Quant aux reproches qui, au nom du grand-duc, lui étaient transmis par un tiers, Nicolas Alexèiévitch, avec une fierté qu’on comprendra, n’y faisait ni réponse ni allusion. Il terminait ainsi non peut-être sans une secrète ironie sa lettre au confident du frère de l’empereur :


N. Milutine à M. G….


22 février 1861.

« En achevant cette lettre ; je passé vite sur ce qui me concerne personnellement. Avant tout, je ne puis pas ne point exprimer à Son Altesse ma profonde reconnaissance de sa gracieuse sollicitude. Les paroles que vous me transmettez resteront toujours pour moi l’un de mes meilleurs souvenirs ; j’emploierai toutes mes forces pour ne jamais obscurcir la bonne opinion qu’a de moi le grand-duc, opinion qui me sera toujours chère et sacrée (sviato). Avec tout cela, il m’en coûte extrêmement de dire que je ne puis être d’accord avec le désir de Son Altesse, et qu’à l’heure présente je ne me sens pas capable de travailler comme il le faudrait. Depuis quinze ans, je n’ai presque pas quitté Pétersbourg, et les deux dernières années surtout m’ont fatigué et physiquement et moralement. La tension du travail, des anxiétés incessantes, ont tué en moi toute espèce d’ambition : le repos est devenu mon premier besoin. Serait-il convenable de travailler dans de pareilles conditions à un moment aussi important ? D’un autre côté (et tel est aussi, si je ne me trompe, l’avis de Serge Stepanovitch[10]), j’ai tout lieu de croire que les raisons qui durant deux ans m’ont fait maintenir dans l’étrange situation d’adjoint à titre temporaire sont encore dans toute leur force. En de telles circonstances, ma confirmation dans mes fonctions aurait l’air d’une concession extorquée (vynougdennago) dont il me serait pénible de profiter. »

Les appréciations de Milutine étaient fondées. On sent en le lisant que sa santé n’était ni l’unique ni le premier motif de son désir de retraite. Il était justement dégoûté d’une situation équivoque qui avait duré trop longtemps, et il savait les préventions de la cour trop puissantes pour lui laisser le champ libre. Malgré leur franchise, ces explications ne suffisaient pas à convaincre le grand-duc Constantin, qui se faisait difficilement à l’idée de lui voir abandonner le ministère en un pareil moment. Le prince persistait à vouloir le faire confirmer dans ses fonctions d’adjoint et à ne lui laisser accorder qu’un congé de quelques semaines[11].

Quelques jours plus tard, le confident du grand-duc, qui allait bientôt lui-même devenir ministre, informait Nicolas Alexèiévitch que son altesse trouvait nécessaire de lui confier le ministère de l’intérieur dont en fait il avait depuis plusieurs années la direction[12].

Ce désir était fort naturel de la part d’un prince qui souhaitait donner à toute la politique intérieure une impulsion énergique. La grande-duchesse Hélène nourrissait les mêmes idées. Par malheur, la fatigue de Milutine et ses scrupules à prendre la place de son vieux chef n’étaient pas les seuls obstacles à une telle combinaison ; l’empereur lui restait opposé. Il consentait au congé de Milutine, mais loin d’être disposé à le faire ministre, il ne pouvait se décider à le confirmer dans ses fonctions d’adjoint[13].

Cette répugnance du souverain s’expliquait aisément. Entouré d’une cour généralement hostile à Milutine, il entendait répéter que c’en était fait de la noblesse si l’on confiait à un pareil homme l’exécution des lois agraires sanctionnées par la charte d’émancipation. Milutine était plus que jamais représenté comme l’adversaire systématique des propriétaires, n’ayant d’autre dessein que de les ruiner au profit des paysans. Un prince droit et scrupuleux, ayant l’ambition de faire le bonheur de tous et justement désireux de ne pas imposer de trop lourds sacrifices à sa fidèle noblesse, ne pouvait fermer l’oreille à toutes les plaintes de ce genre. Il avait résisté tant qu’il avait cru l’adjoint de Lanskoï indispensable à l’achèvement de l’œuvre. Un billet de la grande-duchesse Hélène montre à quel point les influences hostiles à Milutine avaient circonvenu le souverain.


La Grande-Duchesse Hélène à N. Milutine,


« 29 avril 1863.

«… Si vous voyez l’empereur seul et qu’il vous parle encore de la noblesse, vous devriez bien lui dire que vous n’êtes pas contre elle, mais que vous êtes peiné et honteux que votre caste réponde si peu à ce qu’elle devrait être. »

Au moment où la grande-duchesse lui donnait ce tardif conseil, les adversaires de Nicolas Alexèiévitch avaient déjà obtenu son éloignement. Lanskoï, et Milutine avaient quitté le ministère, tous deux ayant été congédiés simultanément au milieu d’avril. Afin de mettre un terme aux clameurs des propriétaires affolés par le fantôme d’une ruine prochaine, Alexandre II, en butte à d’incessantes obsessions, s’était enfin décidé à retirer l’exécution de ses oukases aux hommes qui les avaient préparés, pour la transmettre à des mains qui ne pussent être suspectes de partialité contre la noblesse.

II

La disgrâce des principaux promoteurs de l’émancipation, au moment même où l’on s’apprêtait à appliquer leur œuvre, est une de ces contradictions incompréhensibles de loin qui, nous venons de le voir, s’expliquent sans peine par le milieu et le système de gouvernement, par les intérêts et les passions en jeu. Je ne veux pas rechercher ici les conséquences de cette révocation qui eut pour premier effet de retarder la grande réforme administrative préparée par Milutine ; j’aime mieux montrer comment cette révolution ministérielle était à l’heure même appréciée par Milutine et ses amis.

Un tel dénoûment ne pouvait beaucoup surprendre Nicolas Alexèiévitch ; ce coup le frappait moins dans sa carrière et ses intérêts personnels que dans son œuvre encore toute nouvelle et inexécutée. Malgré ses appréhensions, il était loin d’être découragé. Cette œuvre même pour laquelle tremblaient tant de ses amis, il avait la confiance qu’elle était assez solide, assez conforme aux mœurs et aux intérêts du pays pour résister à tous les assauts. Dès le 19 avril, encore sous le coup de sa récente disgrâce, il exprimait cette noble confiance à un inconnu qui, de même que plus d’un patriote, avait voulu l’assurer en cette triste occurrence de sa sympathique admiration.


Lettre de N. Milutine à un Inconnu.


« 19 avril 1861[14].

« J’ai hâte de vous exprimer ma gratitude pour vos bonnes lignes ; je devine le sentiment qui les a dictées, et ma reconnaissance n’en est que plus sincère. L’approbation des gens dévoués à la cause de l’abolition du servage sera toujours un de mes plus chers et plus purs souvenirs. Après trois ans d’une activité anxieuse, harassé moralement et physiquement, je suis contraint de voyager à l’étranger, de quitter pour quelque temps le milieu natal auquel j’appartiens par tous mes sentimens et toutes mes pensées ; mais j’emporte avec moi mon ancienne confiance dans l’indestructibilité et la vitalité de la grande œuvre d’émancipation. En dépit de cette force d’inertie qui, malheureusement, distingue notre société, le nouvel ordre de choses rural se consolidera, j’en suis convaincu, à l’aide des hommes honnêtes et droits, qui, par leurs pensées et leurs paroles, doivent de toutes leurs forces éclairer la conscience et relever la moralité publiques. Selon ma profonde conviction, la littérature pourrait aujourd’hui y contribuer plus, que jamais. Elle seule peut dissiper des préjugés, séculaires, expliquer la loi nouvelle et rappeler sans cesse le but élevé, si facilement perdu de vue au milieu des petitesses de la vie quotidienne. Encore une fois, laissez-moi vous remercier de vos bonnes paroles. »

Quelques jours plus tard, dans une lettre remise par une main sûre, il s’exprimait plus librement avec son ami et collaborateur, le prince Tcherkasski. Ici on est certain d’avoir toute sa pensée ; on sent à la fois la blessure de son amour-propre et sa confiance dans l’avenir.


N. Miutine au prince V.. Tcherkasski.


« St-Pétersbourg, 4/16 mai 1861.

« Je profite, mon cher prince, d’une occasion sûre pour causer avec vous sans humiliantes précautions ni hypocrites réticences[15]. Malheureusement j’ai toujours peu de loisir. Du matin au soir j’emballe, j’arrange mes papiers, je fais des visites, en un mot, je me prépare à un voyage à l’étranger que je désirais depuis longtemps. On m’a donné congé pour une année entière, ou, pour mieux dire, on m’a mis de côté (vyprovodili) en me faisant sénateur et en me conservant mon traitement[16]. Ma femme a été si souffrante dans ces derniers temps, que, pour moi personnellement, je considère ce départ comme une bénédiction du ciel. Afin de ne pas donner prise à l’accusation, d’indifférence pour les affaires publiques, je n’avais demandé d’abord qu’un congé de quatre mois, mais la réaction est venue à mon secours. Lanskoï et moi nous avons été éloignés du ministère (sans aucune demande de notre part) pour complaire à la noblesse. Puissent de si modestes victimes lui donner satisfaction ! Que sortira-t-il de tout ceci ? Il est difficile de le prévoir. L’empereur désire sincèrement l’introduction consciencieuse de la réforme. Les autres, quoique habitués à mettre les questions de personnes au-dessus de tout le reste, paraissent cette fois conserver au fond une sourde espérance de tout refaire à leur guise. La première attaque a été dirigée contre le ministère de l’instruction publique. Une commission spéciale est chargée de réviser et de restreindre les statuts des universités. En un mot, on est en train de calfeutrer (konopalit) toutes les fentes par où l’air pur pourrait pénétrer au Palais-d’Hiver. Tout cela était inévitable, mais ne saurait guère durer longtemps. La pression extérieure est trop persistante pour que les obstacles imaginés par la camarilla résistent au choc de l’air libre. En outre, les penchans humanitaires du souverain le préserveront d’une réaction à courte vue et sans idée. J’en suis fermement convaincu : le temps, la réflexion et aussi les essais même de réaction viendront à notre secours. La vraie lutte et le vrai travail ne sont plus maintenant ici (à Pétersbourg), mais dans les localités (en province). Je souhaite de toute mon âme que la portion libérale de la noblesse et les gens dévoués à notre cause ne s’en écartent point ; en ce cas, toutes les chicanes des gens de cour et des bureaux ministériels seront impuissantes comme a été impuissante jusqu’à présent l’opposition des propriétaires-fonctionnaires (des tchinovniks-pomechtchiks).

« En partant d’ici le cœur joyeux pour moi et pour les miens, je voudrais regarder d’un cœur aussi tranquille notre situation générale. Je cherche involontairement un appui pour mes espérances et mes désirs, et cet appui il est difficile de le trouver ici, où l’intrigue est en pleine fermentation. Les événemens de Riazan et de Penza ont beaucoup aidé à la réaction[17]. V. a débuté dans son ministère avec douceur et souplesse (miagko i ouklonichivo). Il m’a promis de soutenir Solovief[18], mais il faut s’attendre à de vives attaques. Je rends mon appartement, car je voudrais pour toute une année bannir jusqu’au souvenir de Pétersbourg. — Au nom des plus purs intérêts et de tous les souvenirs de notre œuvre commune, je vous conjure de vous abstenir et de faire abstenir nos amis de toute manifestation. »

Une des choses, comme on le voit, que redoutaient le plus Milutine et les avocats du peuple, c’étaient des manifestations ou des désordres qui, en effrayant ou irritant le souverain, eussent donné à leurs adversaires le prétexte de revenir sur tout ce qui avait été fait. Nicolas Alexèîévitch répète les mêmes conseils dans une lettre adressée presque en même temps à son autre ami et coopérateur, l’éloquent Samarine. Cette lettre se distingue de la précédente par un ton plus calme, plus contenu, plus résigné, soit que Milutine se fût calmé lui-même, soit plutôt qu’en parlant à Samarine, qu’il savait enclin à la tristesse et au pessimisme, il eût voulu encourager ou rassurer son illustre ami.


Nicolas Milutine à G. Samarine.


7/19 mai 1861.

« Malgré l’heure avancée, très cher et très honoré George Fédorovitch, je ne veux pas laisser échapper une occasion favorable sans vous écrire quelques lignes[19]. Dans une semaine, je serai à l’étranger pour toute une année. Vous n’ignorez pas notre éloignement du ministère, à Lanskoï et à moi. Cela s’est passé sans les incidens particuliers qu’inventent aujourd’hui le désœuvrement et la rumeur publique. Pour trancher le mot, la réaction a pris le dessus. En sacrifiant quelques personnes, on croit plaire à la noblesse et faciliter l’exécution de la réforme. V. exprime ainsi son programme[20] : une stricte et littérale application du code d’émancipation, mais cela dans un esprit de conciliation. J’ignore s’il est sincère, mais tel est le sincère désir du souverain. En cédant à la réaction, il espère la vaincre. Le vent qui souille en ce moment n’est pas favorable aux personnalités tranchées. On choisit au contraire les plus incolores à la façon du prince ***, de ***, et du reste. En attendant, la gent réactionnaire s’agite ; on parle déjà d’une révision de l’acte d’émancipation, et pour cela on cherche à reculer les chartes réglementaires (oustavniia grammoty) et la nomination d’arbitres libéraux[21]. Vous voyez qu’une large carrière est ouverte aux intrigues. Quant à moi, je ne les crains pas pour la réussite de la réforme, si les paysans se rendent compte de leurs droits et de leurs intérêts, et si la noblesse comprend que pour elle le meilleur rempart dans l’avenir est le code actuel et non une série de nouvelles commissions de rédaction. Désormais la vraie force est dans l’activité locale, et tout notre espoir est en Dieu, qui nous a appelés dans la terre promise et qui certainement nous aidera à nous y fixer[22]. Cette espérance me donne le droit de m’abandonner à la joie, le droit de reprendre haleine » de me rafraîchir dans le repos, L’ostracisme qui me frappe me sauve dans ce que j’ai de plus cher (sic)… Vous savez qu’un voyager à l’étranger est depuis longtemps l’objet de mes désirs. Il est pénible naturellement de quitter sa patrie dans un moment aussi difficile, mais des événemens indépendans de ma volonté ont tout arrangé ainsi.

« Malgré tous nos efforts, il n’y a pas eu possibilité d’écarter les récompenses pour les membres des commissions de rédaction… Pour l’amour de Dieu, n’ajoutez, pas au triomphe du parti réactionnaire, qui profiterait de toute démonstration de votre part[23] pour nuire à notre œuvre. La grande-duchesse Hélène est triste et souffrante. Elle ne partira point pour les eaux avant juin. S., S. Lanskoï va aussi à l’étranger pour six mois. Je vous serre la main avec force ; soyez bien portant et heureux. Tout à vous. »

« NICOLAS MILUTINE. »


Et dans un post-scriptum il mentionnait avec une sincère reconnaissance le bienveillant accueil du souverain en le congédiant.

« L’empereur m’a fait ses adieux de la façon la plu » aimable. Il m’a remercié et embrassé à plusieurs reprises. Je vous envoie le premier fascicule de notre recueil ; le numéro II est sous presse, V. m’a promis de continuer cette publication[24] : il est avec moi dans les termes les plus amicaux… »

Les deux amis de Milutine n’étaient pas plus que lui hommes à se laisser abattre par un tel coup. Comme Nicolas Alexèiévitch, quoique avec diverses nuances de caractère, c’étaient des esprits bien trempés, convaincus et pleins de foi dans leur œuvre. Moins d’un mois après la chute de Milutine et avant même d’avoir reçu la lettre de Nicolas Alexèiévitch, le prince Tcherkasski lui exprimait en ces termes son opinion sur le changement de ministre.

Le prince V. Tcherkasski à N. Milutine.


« Toula, 7 mai 1861.

«… Je m’attendais à une réaction ; elle était inévitable, et je suis heureux de ce qu’elle n’ait éclaté qu’après la nomination des nouvelles commissions provinciales (Goutbernskiie prisoutsviia). Je ne crois pas qu’un système de rigueur soutenue concorde avec le caractère de l’époque actuelle et des principaux personnages en scène. Après un dégel printanier, nous allons revenir, non pas à un hiver rigoureux, mais tout simplement à une ennuyeuse et sale boue de neige fondue (sliakoti). Je ne souhaiterais à aucun de ceux que j’aime de diriger en ce moment le ministère de l’intérieur ; beaucoup de soucis, une responsabilité effrayante, des chances de se casser le cou sans aucune de se faire un nom. Ceux qui recueilleront l’héritage du nouveau ministre dans trois ou quatre ans auront une position infiniment meilleure sous tous les rapports ; l’avenir leur appartiendra. Vous voyez par ces mots, très cher Nicolas Alexèiévitch, que je partage votre fermeté d’âme sur votre propre compte, chose du reste infiniment plus facile que de s’exercer soi-même au stoïcisme comme vous le faites en ce moment. Non-seulement je ne suis pas affligé pour vous, mais je vous dirai que je me réjouis presque dans votre intérêt propre, quoique pour la chose publique je regrette et les causes et les suites probablement inévitables de votre éloignement.

Voyagez à l’étranger, reposez-vous, vous en avez besoin ; jouissez de l’air pur, soignez Maria Aggèievna et les enfans, et lorsque de nouveau vous vous sentirez fort et bien portant, vous nous reviendrez tout prêt pour une nouvelle et immanquable période d’activité. »

…………………………..

Peut-être le ton assuré et enjoué du prince Tcherkasski cachait-il un effort pour guérir la plaie faite à son ami et le consoler dans la mauvaise fortune. On sent, à lire ces lettres, que ces vaillans esprits, liés par leur dévoûment à la même cause, travaillent à se soutenir et à s’encourager réciproquement, à l’heure de la disgrâce comme à l’heure de la lutte.

Grâce à ses deux anciens collègues, Milutine, expulsé du ministère, allait, de Saint-Pétersbourg et même du fond de l’Occident, suivre la marche de l’émancipation avec plus d’exactitude et de renseignemens peut-être que s’il avait continué à recevoir les rapports des gouverneurs de province. Les lettres de Tcherkasski et de Samarine à Milutine offrent un pittoresque et vivant tableau de l’affranchissement, tableau peint sur place et à l’heure même, sans retouche et sans pose, par deux des plus brillans esprits de la Russie contemporaine, et cela non pour le public, mais pour un ami auquel ils n’avaient rien à cacher, ni surprise, ni regret, ni désenchantement.

Au sortir du comité de rédaction, où ils avaient élaboré toute la nouvelle législation des paysans, Samarine et Tcherkasski avaient tous deux donné à la fraction libérale de la noblesse un exemple suivi par l’élite de leurs compatriotes. Ils avaient l’un et l’autre, chacun dans sa province, accepté les fastidieuses et absorbantes fonctions d’arbitres de paix, sorte de juges spéciaux, élus par la noblesse, pour procéder à la délicate liquidation du servage et trancher, d’après les nouveaux statuts, les différends des anciens serfs et des anciens seigneurs. Pour l’histoire comme pour Milutine, personne dans toute la Russie n’eût pu mieux décrire la soudaine révolution en train de s’accomplir pacifiquement d’un bout à l’autre de l’empire, que ces deux hommes qui, l’un aux bords du Volga, l’autre aux sources du Don, présidaient à l’exécution des lois qu’à Saint-Pétersbourg ils avaient eux-mêmes discutées et rédigées. Il y a dans toutes ces lettres un accent de sincérité, un abandon et une spontanéité qui ne sauraient se rencontrer à un pareil degré dans des écrits adressés au public. Aussi regrettons-nous que l’espace et la discrétion nous obligent à ne citer que quelques extraits des admirables lettres des deux amis.


Le prince Tcherkasski à Milutine,


« 7 mai 1861.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Dans les premiers temps, après la publication du manifeste, la société, la littérature et l’administration étaient tout entières à l’idylle. Je ne saurais vous dire combien me répugnait une disposition qui répondait si peu à la réalité ; cette circonstance a été en fait la raison pour laquelle je ne voulais pas prendre la plume. Maintenant commence à se manifester peu à peu, et malheureusement même assez vite, un penchant tout opposé, comme si, dans notre…[25] Russie, nous étions toujours condamnés à nous précipiter d’une extrémité à l’autre, sans jamais faire connaissance avec le juste milieu[26]. Aujourd’hui, semble-t-il, le mot d’ordre général est la peur, un abattement enfantin, des terreurs exagérées, en un mot la disposition d’esprit la plus lugubre, ce qui, autant que j’en puis juger par mon expérience personnelle, n’est pas moins faux et erroné que l’excès inverse et est au moins aussi dangereux. De péril réel, dans l’état actuel de la question des paysans, il n’y en a absolument pas ; il y a et il y aura encore beaucoup de troubles et de désordres partiels, surtout de refus de travail ; d’un autre côté, des paysans à la redevance (obrok) essaieront de retourner à la corvée qui, loin de déplaire, aujourd’hui que toute autorité personnelle du seigneur est abolie, attire plutôt le paysan par l’espoir assez fondé de fainéantiser impunément avec la corvée. C’est là le côté faible du règlement (pologénié) tel qu’il est sorti des amendemens du haut comité (glavni komitet) ou du conseil de l’empire, et le paysan l’a bien vite compris avec son instinct pratique habituel. Cela rend extrêmement difficile et désagréable la situation de notre ami, le modeste arbitre de paix. Je vous avoue que je ne songe pas sans effroi aux nombreuses épreuves qui m’attendent à ce titre, et qu’en dépit de votre demi-disgrâce, je vous envie beaucoup. On voudrait faire respirer au paysan un air nouveau, une vie nouvelle et cela au milieu de l’universelle agitation des propriétaires et de l’administration, au milieu de l’ignorance des classes inférieures et de toutes nos pernicieuses traditions : vous voyez qu’on n’y arrivera pas vite. Dans bien des cas, hélas ! l’obstacle viendra du peu de conscience des paysans eux-mêmes, devenus friands de bien-être matériel et malheureusement trop souvent dépourvus de frein moral et trop ignorans pour savoir modérer leurs convoitises à l’égard du bien d’autrui. Tout cela sans doute n’est que le mauvais côté de toute grande transformation sociale, si légitime, si bienfaisante. et indispensable qu’elle soit. Tout cela avec le temps ne tardera pas à disparaître graduellement, mais il nous faut du temps, beaucoup de patience, et un tact politique qui nous fait souvent défaut.

………………………………

« Il est impossible de ne pas reconnaître que la position des propriétaires, dans ces premiers temps surtout, n’a certainement rien d’enviable. Chez beaucoup de paysans fermente confusément l’idée qu’ils doivent être affranchis de toute redevance, en sorte que fréquemment les propriétaires s’attachent à notre code (pologénié) comme à une ancre de salut.

« Il n’y a aucune possibilité, à l’heure actuelle, d’arriver à des accords à l’amiable, quels que soient les sacrifices consentis par le seigneur, si excessives sont les espérances des paysans. Je voudrais que les défenseurs du système des accords à l’amiable, à l’exclusion de tout autre, vissent de près la situation des choses dans l’intérieur de la Russie ; ils auraient une brillante occasion de se convaincre de la vanité de leurs théories et du caractère enfantin de leurs rêveries des deux dernières années.

……………………………..

« Voilà, très affectionné Nicolas Alexèiévitch, quelques-unes de mes impressions générales ; mais je serais loin de vous avoir tout dit même en traits généraux, si je n’ajoutais que tout ce que je viens de vous dire en toute sincérité, comme tout ce que j’ai vu, entendu et observé, loin d’ébranler une minute ma conviction que pour l’essentiel nous avons suivi le vrai chemin et donné à l’affaire une bonne. direction, m’affermit au contraire davantage dans la pensée qu’en dehors de notre système, il n’y avait pas et il n’y a pas d’issue possible. Dans mes loisirs des derniers mois, j’ai souvent et sévèrement interrogé et ma conscience et la sèche réalité telle qu’elle se présente au village sans ornemens ni flatteries, et dans cette enquête j’ai puisé la ferme conviction que notre conscience est pure et que nous n’avons pas fait d’erreurs essentielles.

« Si on me donnait maintenant à réviser notre statut (pologénié) à tête reposée et sans égards pour les exigences d’autrui, je supprimerais le rachat de l’ousadba[27] (ainsi que nous l’aurions tous fait auparavant si nous en avions eu le pouvoir), j’abandonnerais quelques parties de la réglementation, je remanierais[28] la rédaction de beaucoup d’articles en vue du manque de conscience des paysans, chose que nous avons beaucoup trop oubliée : je réduirais tout le statut à cent ou cent cinquante articles en trois classes et, cela fait, je ne changerais rien d’essentiel. Du reste je puis chaque jour me convaincre que, parmi les propriétaires cultivés, les préventions contre notre œuvre commencent à se dissiper. Le temps montrera jusqu’à quel point est fondée cette illusion… »

Les impressions de Samarine venaient confirmer celles du prince Tcherkasski.


G. Samarine à Milutine.


« Samara, 19 mai 1861.

« R. m’a apporté votre lettre avant-hier, très affectionné Nicolas Alexèiévitch, et son frère, qui part pour l’étranger aujourd’hui, se charge de jeter la mienne à la poste dans la première ville allemande[29]. Au premier instant, lorsque j’ai appris le renvoi de Serge Stépanovitch Lanskoï et votre nomination au sénat, j’ai éprouvé le sentiment naturel qu’il est inutile de nommer. Le sans-façon de ce procédé est frappant. Ensuite j’en suis venu à la conviction que cela est positivement pour le mieux et, à l’heure qu’il est, je m’en réjouis sincèrement pour vous.

…………………………

« Je suis convaincu que pour les affaires mêmes et pour votre avenir un éloignement temporaire du service est une excellente chose. Qu’on reste en dette vis-à-vis de vous et qu’on reconnaisse qu’on est en dette. La réaction est naturelle. Je n’y vois pas tant un signe de doute dans la justice de notre œuvre que le désir de respirer après une tension d’esprit et de volonté inaccoutumée en certain milieu. Il me semble que de là nous reviennent ces paroles : « Allons ! que Dieu soit avec vous ! faites ce que vous voudrez, seulement laissez-moi en repos. Maintenant vous êtes satisfaits ; ayez soin de ne plus toujours critiquer (pristavat), et que tout soit calme et tranquille ! » — Mais précisément le repos et la tranquillité, c’est ce qu’on ne doit pas attendre. Il est difficile de jouir du far niente lorsque chaque jour arrivent des nouvelles telles que les massacres de Spaski et de Bezdno[30], et si je ne me trompe, il s’en prépare de semblables aux fonderies de Perm.

« Je suis persuadé que, dans le cours de l’année, nous verrons encore non un seul, mais peut-être deux ou trois changemens. Dans les circonstances actuelles, avec la disposition présente des esprits, les hommes s’useront bien vite, — comme des gants de bal, — et bienheureux ceux qui durant ce temps seront de côté ! Avant qu’on imprime aux affaires une direction définie, et avant qu’une politique suivie et conséquente devienne possible, il se passera bien du temps, durant lequel nous avancerons tout de même, mais en zigzags. Quant à la possibilité d’une réaction suivie, je me refuse absolument à y croire et je ne la crains pas. Pour se convaincre qu’elle est impossible, il suffit de jeter un coup d’œil sur le peuple. Sans aucune exagération, il est transfiguré de la tête aux pieds. Le nouveau statut (pologénié) lui a délié la langue, il a brisé l’étroit cercle d’idées où, comme enfermé par un sortilège, le peuple tournait en vain, faute d’issue à sa situation. Son langage, ses manières, sa démarche, tout a changé. Aujourd’hui déjà, le serf émancipé d’hier se trouve au-dessus du paysan de la couronne, non pas naturellement sous le rapport économique, mais comme citoyen, sachant qu’il a des droits qu’il doit et qu’il peut défendre lui-même. En quoi précisément consistent ces droits, il ne s’en rend pas encore, on le comprend, un compte exact, mais il sait qu’ils existent et que c’est à lui de les maintenir. Or c’est là le point capital. Si la législation des paysans de la couronne, élaborée sans contredit sur des principes larges et libéraux, a fait si peu pour le relèvement de l’esprit populaire, c’est que pour ces paysans, l’état (kazna) était le propriétaire (c’est-à-dire le représentant d’un intérêt économique et d’un droit foncier en opposition avec l’intérêt et le droit du paysan) et que l’état propriétaire se confondait avec le gouvernement. De quelque côté qu’il se retourne, le paysan des domaines rencontre partout devant lui l’autorité à laquelle il faut se soumettre, et avec laquelle il ne peut y avoir ni procès ni contestation[31].

« Notre ci-devant serf au contraire voit devant lui un poméchtchik (propriétaire) et se dit en lui-même : « Nous connaissons cela[32] ; nous allons voir encore qui de nous deux l’emportera et de quel côté sera le gouvernement. Dans cette lutte pour le droit (qui peut bien ne pas sortir des formes légales, et qui avec l’aide de Dieu s’y maintiendra), dans ce procès litigieux, le paysan apparaît pour la première fois comme personne juridique, indépendante et hors de tutelle. C’est par cette voie que doit se faire son éducation de citoyen : elle a déjà commencé et elle avance rapidement.

« A cet égard, la période des rapports temporairement obligés[33], malgré toute la difficulté et les incertitudes de pareils rapports a un grand avantage. Il en aurait été tout autrement si l’affaire avait été tranchée d’emblée et tout d’un coup, si d’un trait de plume on avait converti subitement les paysans en débiteurs de l’état.

« Chez nous tout est tranquille et paisible. Les travaux des champs se font mieux qu’au commencement du printemps. L’institution immédiate des administrations communales et cantonales (de volost) a rendu un immense service. Maintenant je suis presque sûr que nous avons devant nous deux ans pendant lesquels la tranquillité générale, dans les provinces, ne sera pas troublée. Le peuple consent à tout, dans l’idée que durant deux ans il faut se résigner. Il a reculé ses espérances, mais il n’a pas perdu foi dans la possibilité de leur réalisation. « Voici la question capitale du moment : dans le cours de ces deux ans, au fur et à mesure de l’introduction des chartes réglementaires[34], le bien-être matériel des paysans se sera-t-il assez amélioré, le passage des redevances (obrok) au rachat de la terre sera-t-il assez avancé pour que le peuple, instruit par la lente route de l’expérience, se soit réconcilié à l’idée d’un progrès graduel et régulier dans les, limites du « statut, » pour qu’il ait renoncé au vague espoir de voir son eldorado réalisé par je ne sais quel coup d’état ? That is the question. »

…………………………….

Pendant que ses amis travaillaient dans le silence et l’obscurité de la province à la mise à exécution de la grande réforme, Milutine était parti pour l’étranger où, sous un ciel plus clément, il espérait refaire sa santé ébranlée et celle de sa femme. L’amertume de la disgrâce n’était pas pour lui sans compensation. La mauvaise fortune lui permettait de compter combien il avait d’amis et d’admirateurs. De tous côtés, comme nous l’avons dit, il recevait des marques d’estime et des encouragemens. Entre tous ces témoignages de sympathie, l’un de ceux qui le touchèrent le plus, fut une lettre du sage Nicolas Tourguénef, qui, dans l’exil et longtemps avant le règne réparateur d’Alexandre II, n’avait cessé de faire des > vœux et des projets pour l’affranchissement des serfs[35]. L’ancien fonctionnaire d’Alexandre Ier se réjouissait noblement de voir exécuter par d’autres mains l’œuvre qui avait été le rêve de toute sa vie, et comme Milutine, il voyait dans l’émancipation la preuve qu’en fait de réforme tout était possible.


Nicolas Tourguénef à N. Milutine.

« Vert-Bois, près Bougival, 8 Juin 1861.


« Monsieur,

« J’ai reçu par M. Grote l’exemplaire des Matériaux des commissions de rédaction que vous avez bien voulu m’adresser. Je vous en envoie mes remercîmens les mieux sentis. Plus je me suis enfoncé dans les détails et plus je me suis pénétré de l’immensité de ce travail et de l’admirable activité de ceux qui ont accompli la grande œuvre. Ce qui en garantit l’efficacité, les résultats et, en un mot, tous les fruits, c’est l’élévation, c’est la sainteté de l’idée qui en a inspiré les ouvriers.

« Tout leur vaste travail, tant par ses principes essentiels que par les plus minimes détails, témoigne que les membres de ces commissions ont été conduits par le pur amour du vrai et du bien, par l’amour du pauvre peuple russe. Quel que soit le développement de la nouvelle législation, le principal, le décisif est fait ; les paysans sont affranchis du servage ! Je l’ai désiré si fortement et si longtemps que ma joie a été inexprimable.

« … En dehors de l’énormité du travail dont témoignent ces Matériaux, les gens impartiaux doivent aujourd’hui se rappeler et apprécier la lutte morale que ces dévoués et loyaux ouvriers ont dû soutenir contre tant d’élémens hostiles. Par là leur service envers la Russie et envers l’humanité prend un caractère nouveau plus remarquable et plus brillant encore. Je trouve en outre dans les Travaux des commission de rédaction, indépendamment même de leur objet, la preuve incontestable qu’en Russie, on peut concevoir et exécuter les plus grandes réformes législatives. Pour ma part, je n’en avais jamais douté, mais la preuve est si évidente qu’elle doit convaincre tous et chacun.

«… Là où l’on a pu créer le nouveau code (pologénié) des paysans, on peut naturellement publier de nouveaux statuts dans les diverses branches de l’administration publique et le faire en aussi peu de temps, c’est-à-dire en deux ou trois ans. Il faudrait seulement avoir recours aux mêmes moyens et aux mêmes hommes que pour la libération des paysans… »

Le vœu de Nicolas Tourguénef ne devait pas être réalisé. La grande consolation de Milutine dans un congé qui n’était pas sans ressemblance avec un exil, c’est, comme il nous l’a dit lui-même, qu’il emportait la conviction que son œuvre ne succomberait pas avec lui. A cet égard, ses pressentimens ou mieux ses prévisions ne devaient pas être démenties. La confiance qu’il avait mise dans la sincérité et dans la fermeté du souverain ne fut pas trompée. En consentant par désir d’apaisement à un changement de personnes, Alexandre II ne permit aucune mutilation à la charte du 19 février. Le successeur de Lanskoï au ministère de l’intérieur, M. Valouief, tint la parole donnée par lui à Milutine ; il fit appliquer en toute conscience le statut des paysans, devenu loi fondamentale de l’état. Grâce à la douceur du peuple plus encore peut-être qu’aux précautions du pouvoir, grâce au zèle et au dévoûment de la portion la plus éclairée de la noblesse qui, à l’exemple des Samarine et des Tcherkasski, se dévouait avec une admirable abnégation aux ingrates fonctions d’arbitres de paix, cette brusque altération de tous les rapports sociaux s’opéra paisiblement, presque sans trouble, presque sans effusion de sang. En quelques provinces de l’est seulement, il y eut de petites émeutes soulevées par l’inévitable déception et l’incurable défiance des paysans, qui, dans leurs rêves de serfs, attendaient de la liberté un chimérique paradis et s’étonnaient d’être obligés de racheter des terres qu’ils considéraient comme leurs. Ces désordres que, dans leur prévoyance, Milutine et ses amis redoutaient comme le pire danger pour leur cause, furent aisément apaisés ou réprimés. En affranchissant ses vingt millions de serfs, la Russie échappa à une jacquerie ; en dépit des sinistres prophéties colportées à la cour, on ne revit point les jours de Pougatchef. Aux yeux de la plupart des patriotes, les émeutes avortées des paysans prouvèrent seulement combien il eût été périlleux pour l’ordre public de tenter une émancipation sans terres comme le rêvaient la plupart des adversaires de Milutine.

Chez les propriétaires comme chez les paysans, les esprits, un instant violemment surexcités, retombaient bientôt dans leur calme, ou mieux dans leur apathie ordinaire[36]. Selon l’expression de Tcherkasski, la réforme prenait facilement racine dans la conscience du peuple comme dans celle de la noblesse. « On commence à comprendre, écrivait le prince, que le nouveau statut, tout insuffisant qu’il parût d’abord en face des exigences outrées des deux partis, est et sera le seul possible[37]. » La noblesse de province, éclairée par les faits, revenait peu à peu de ses appréhensions et de son antipathie pour les instigateurs de la réforme. Les propriétaires s’apercevaient, en la voyant mettre en pratique, qu’après tout cette charte du 19 février qui les expropriait partiellement, était moins révolutionnaire et moins ruineuse pour la noblesse qu’ils ne l’avaient craint d’abord. « Il me semble, écrivait le prince Tcherkasski à Milutine, dès le 7 mai 1861, que déjà les préventions contre nous commencent à tomber une à une ; les propriétaires les plus civilisés et les plus cultivés se rallient du moins à notre œuvre et acceptent franchement notre travail. » Une chose contribuait surtout à refroidir les colères des pomechtchiks et en retournait un grand nombre en les contraignant « à se raccrocher » à des règlemens tant honnis par eux : c’étaient les prétentions démesurées des anciens serfs « et la méfiance absolue de toute la population orthodoxe barbue à l’égard de ses maîtres de la veille »[38]. « La noblesse dut bon gré mal gré dire adieu à toutes ses illusions sur l’attachement de ses anciens serfs. » Sous ce rapport, les propriétaires qui se croyaient le plus sûrs de l’affection de leurs paysans éprouvèrent la plus grande déception. Les meilleurs ne rencontraient que suspicion et ingratitude[39]. En mainte région, les affranchis n’attendaient pas les délais légaux pour se regarder comme libérés de toute obligation envers le seigneur ; ils refusaient de travailler pour lui sans tenir compte de la période transitoire de deux années sagement imaginée par le législateur, afin de faciliter le passage d’un régime à l’autre[40]. Les nombreux propriétaires qui avaient espéré s’arranger sans peine à l’amiable avec leurs anciens serfs, ceux qui avaient reproché à Milutine et à la commission de rédaction d’avoir voulu tout réglementer législativement, éprouvaient une cruelle désillusion. « A l’heure qu’il est, mandait Tcherkasski à Milutine, tout le monde a pu se convaincre de l’injustice de nos adversaires dans leurs diatribes forcenées durant deux ans contre notre manie de tout réglementer. Les détails de la mise à exécution nous ont bien vengés ; figurez-vous qu’aujourd’hui on nous demande pourquoi tel ou tel cas n’a pas été prévu et décidé d’avance[41]. » Dans leur désarroi, maints propriétaires accusaient de négligence impardonnable ceux dont la veille encore on dénonçait comme ridicule la minutieuse prévoyance.

Malgré les doléances et les illusions souvent simultanées des deux parties, cette colossale opération, sans, égale dans l’histoire, s’accomplissait avec un ordre et une tranquillité qui déroutaient tous les prophètes de malheur. M. Guizot en exprimait son admiration à Milutine, alors de passage à Paris. Au lieu de s’écrouler avec fracas sous la loi qui en sapait la base, l’ancien régime avait tout à coup fondu, comme une maison de glace au soleil du printemps, selon la pittoresque expression empruntée par Samarine aux dégels du Nord[42].

Aussi, l’automne suivant, malgré le dur labeur auquel il s’était obscurément condamné dans la province comme arbitre de paix, G. Samarine entonnait-il une sorte de cantique de triomphe, de pieux Nunc dimittis.


« Samara, 11 novembre 1861[43].

« … Les lignes qui suivent s’adressent à Nicolas Alexèiévitch. Nous pouvons faire le signe de la croix et dire comme le bienheureux Siméon : Maintenant, Seigneur, tu laisseras ton serviteur partir en paix, etc. Nous n’avons point bâti sur le sable, mais nous avons creusé jusqu’au roc. Le statut (pologéniè) a fait son œuvre. Le peuple s’est redressé et s’est transformé. Aspect, démarche, parole, tout a changé chez lui[44]. Cela est acquis (dobyto), cela est impossible à supprimer et c’est là le principal. Dans leur lutte avec l’autre classe, les paysans font maintenant leur éducation civile. Nous autres, propriétaires, nous sommes la meule contre laquelle s’aiguise et se polit le peuple. Je ne dissimule pas que pour nous ce rôle est parfois pénible. — Entre les propriétaires et les arbitres de paix s’établissent aussi des rapports absolument nouveaux, sans aucun précédent dans toute notre administration. Cette semence a également germé à souhait.

« Pour avoir renvoyé la croix de Vladimir j’ai reçu, de la main même du comte Panine, une lettre de quatre pages qui a considérablement enrichi ma collection de curiosités. Je regrette que les dimensions vraiment paninéennes de cette épître ne me permettent pas de la joindre ici en appendice[45]. ............….

En dépit de l’ignorance, de la mauvaise foi et de l’ingratitude obstinée du moujik, ses généreux amis se félicitaient ainsi d’avoir eu gain de cause sur les deux points les plus contestés dans cette longue lutte, sur la libre administration des communes de paysans comme sur les bis agraires qui aux anciens serfs de la glèbe avaient assuré la propriété d’une partie du sol.

Le temps, qui seul éprouve la valeur des institutions humaines, montrera jusqu’à quel point l’histoire doit ratifier la légitime satisfaction de ces nobles esprits. Toute œuvre humaine est imparfaite, comme le disait l’empereur Alexandre II aux membres de la commission de rédaction, en les remerciant de la tâche colossale qu’ils venaient d’accomplir[46]. Dans le cas présent, il était impossible de ne pas commettre d’erreurs, plus impossible encore de ne pas faire de victimes. Si l’émancipation n’a pas été exempte de toute faute, il serait injuste d’en rejeter l’entière responsabilité sur des hommes qui furent parfois contraints par leurs adversaires d’altérer leur œuvre contrairement à leurs vues[47], sur des hommes qui après avoir laborieusement rédigé et codifié des lois compliquées en durent abandonner l’application à d’autres mains. Une chose mise hors de doute par les faits, c’est qu’à l’heure où elle parut, cette charte d’émancipation tant critiquée des uns, tant admirée des autres, s’adaptait parfaitement aux mœurs et aux nécessités du pays, à ses habitudes, à ses préjugés si l’on veut. Autrement comment une telle transformation eût-elle pu s’accomplir d’une manière aussi aisée, aussi rapide, aussi pacifique, comment eût-elle pu durer et prendre racine en dépit de la disgrâce de ceux qui en avaient été les promoteurs ?

Les inquiétudes qui, à la veille de l’émancipation, obscurcissaient l’horizon russe devaient être dissipées en quelques mois comme des nuages légers. Ce n’était pas du côté du peuple, du côté de cette masse ignorante d’affranchis, dont on craignait tout d’avance, c’était du pôle opposé de la société, des classes civilisées, des villes, de la jeunesse, des assemblées de la noblesse qu’allaient surgir des difficultés et de pénibles complications en partie suscitées par les hésitations et l’incohérence du pouvoir, par les atermoiemens apportés aux plus urgentes réformes depuis la retraite de Milutine.


III

Las de corps et d’esprit, à la recherche du calme et du repos, Milutine avait quitté Pétersbourg et la Russie au printemps de 1861. Durant les deux années que devait durer sa retraite, il parcourut successivement l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, la France (d’où il fit une excursion en Angleterre), séjournant dans les villes les plus célèbres ou les sites les plus rians, s’intéressant partout aux choses et aux hommes, visitant et interrogeant, étudiant le présent sans négliger le passé, qui seul l’explique. Pour un bureaucrate dont l’existence s’était écoulée dans les chancelleries pétersbourgeoises, ce séjour à l’étranger, coupé de voyages variés, était à la fois une récréation et une incessante révélation ; pour l’homme d’état, c’était un complément d’instruction que rien n’eût pu remplacer.

Docile à l’avis des médecins, qui lui conseillaient de passer la mauvaise saison sous le ciel du midi, Milutine, accompagné de sa famille, séjourna une partie de l’hiver de 1861-1862 en Italie, à Rome surtout. On était au lendemain de la grande révolution nationale qui venait de renouveler la face de la péninsule, au moment où la mort de Cavour mettait à une première épreuve l’unité italienne à peine cimentée. L’esprit élevé de Nicolas Alexèiévitch ne se laissa pas absorber par la politique ; à l’inverse de tant de vulgaires touristes, rebutés par les sordides dehors ou la fastueuse pauvreté de la Rome moderne, Milutine subît le charme pénétrant des ruines et des grands horizons déserts et de cette calme atmosphère romaine qui enveloppe l’âme de paix. Il fut séduit par Rome, alors si peu animée et si peu vivante pour tout autre que pour un catholique ; il semble en avoir préféré le silence et l’apparente somnolence au bruit, à l’éclat, au tumulte de Paris, si goûté de ses compatriotes. Ce Scythe slave, qui avait grandi à Moscou et passé tout le reste de sa vie sous les brouillards de Pétersbourg, cet esprit si essentiellement russe et moderne, en apparence tout positif, réaliste même, ressentit profondément l’impression de la vieille culture classique et de l’antiquité. Aujourd’hui qu’en Russie et ailleurs on discute avec tant de passion sur les systèmes d’enseignement et sur le classicisme, il est, dans les lettres de ce patriote vraiment national qu’on ne saurait accuser de vain idéalisme ou de stérile enfournent pour l’Occident, il est tel passage que je n’ai pu lire sans curiosité, et j’ose le dire, sans admiration.

Fragment d’une lettre de N. Milutine.


« Rome, 4 décembre 1861.

« … Nous sommes enchantés de la vie de Rome ; nulle part on ne saurait flâner avec autant de charme ; mais dans cette flânerie, la pensée est toujours en travail, l’attention toujours en éveil, et cela sans fatigue et sans les remords qui accompagnent le désœuvrement vulgaire et stérile. Je me suis avidement replongé dans les classiques, je relis Tacite, Tite Live, et, faut-il l’avouer ? je me suis convaincu que notre indifférence russe pour les anciens est une véritable barbarie, une immense lacune dans notre développement intellectuel. Je suis convaincu qu’en vous débarrassant du banal souci de la vie quotidienne, vous auriez tous éprouvé la même chose et fini par vous ranger de mon côté. On relit ses auteurs avec admiration et on s’étonne de son indifférence d’autrefois pour ce qui est véritablement sublime. La science de la vie et l’expérience nous rendent plus sages. Du reste, les charmes du monde ancien n’occupent pas exclusivement mes loisirs ; je n’ai pas abandonné mon projet de commencer ici l’histoire de l’émancipation, et avant de partir j’espère avoir fait quelque chose de ce travail[48]. »

L’observation de Milutine à propos des études classiques est de celles que l’étranger a souvent l’occasion de faire en Russie, et l’on est surpris de lui voir signaler une lacune qui naturellement échappe d’ordinaire aux yeux de ses compatriotes. Chez lui, du reste, ce goût pour l’antiquité n’était pas un dilettantisme tout personnel et stérile. En véritable homme d’action, toujours occupé de la pratique, il ne négligeait pas les moyens de faire connaître II son pays cette antiquité dont il était épris. La fortune à cet égard le favorisa ; durant son séjour à Rome, il eut la joie de contribuer à l’acquisition du musée Campana, dont la Russie, on le sait, a ravi à la France les pièces les plus belles ou les plus rares. Milutine portait un intérêt particulier à ces collections, aujourd’hui l’un des ornemens de l’Ermitage, et lors de son retour à Saint-Pétersbourg, une de ses premières visites était pour ce nouveau musée[49]. En janvier 1862, Nicolas Alexèiévitch était appelé de Rome à Paris par l’état de santé de son oncle, le comte Kissélef, alors ambassadeur du tsar près la cour des Tuileries. Le comte Kissélef, ancien ministre des domaines sous l’empereur Nicolas, était l’un des premiers hauts fonctionnaires qui se fussent préoccupés d’améliorer le sort des paysans, A cet égard, l’oncle pourrait être regardé comme l’un des précurseurs du neveu. Au commencement de 1862, la Russie et la France inclinaient ostensiblement à un rapprochement qui, sans la fatale insurrection de Pologne l’année suivante, eût pu aboutir à une alliance. Le comte Kissélef avait un grand crédit personnel à Paris et à la cour. Avec un tel garant, Nicolas Alexèiévitch était sûr de voir toutes les portes s’ouvrir devant lui. Selon son expression, « ce n’étaient tous les jours que dîners, bals et réceptions[50], » et il se plaignait à sa femme, qu’il avait laissée à Rome, de cette vie dépensée dans un tourbillon mondain, « qui ne laisse qu’un sentiment de vide et de mécontentement de soi[51]. » Reçu partout avec intérêt et curiosité, dans les cercles officiels comme dans les salons de l’opposition, dans le monde savant comme dans le monde politique, il était accueilli avec une sympathie que les événemens de Pologne devaient peu à peu changer en froideur. On savait et l’on se répétait la part qu’il avait prise à l’émancipation, on l’interrogeait, on le félicitait à ce propos. « Partout, disait-il, les Français, avec la galanterie qui leur est propre, m’abreuvent de complimens pour l’affranchissement des serfs[52]. Nul n’est prophète dans son pays, » ajoutait-il par un retour mélancolique sur la haute société pétersbourgeoise. On peu plus tard, à son second séjour à Paris en 1863, si je ne me trompe, il assistait au dîner mensuel de la Société d’économie politique, et il y décrivait aux Français le mécanisme de l’émancipation dans un discours qui fut remarqué[53].

« Le spectacle que vous allez avoir sous les yeux, lui écrivait de Pétersbourg la grande-duchesse Hélène, est curieux et fait pour intéresser un homme d’état, quelles que puissent être ses convictions. J’espère que vous le compléterez par la connaissance du sphinx lui-même ; il faut absolument que vous le voyiez et que vous me rendiez compte l’été prochain de vos impressions[54]. »

Nous ignorons malheureusement quelle impression Nicolas Alexèiévitch rapporta à son auguste correspondante, et si même il vit aux Tuileries le « sphinx » indécis dont l’Europe attendait encore avec inquiétude les obscures énigmes. Dans la famille impériale, Milutine fréquentait surtout le salon, plus littéraire que politique, de la princesse Mathilde. Jusqu’aux derniers jours, au milieu même de l’insurrection de Pologne, en 1863, quand la plupart des salons de Paris se fermaient devant les Russes, la cousine de l’empereur Napoléon III ne cessa pas d’accueillir avec faveur ce compatriote de son mari. Milutine, en échange, s’occupait d’assurer en Russie les intérêts privés de la princesse française, « qui, disait-il, paraissait tenir plus à sa part dans les mines de l’Oural (comme femme de M. Démidof) qu’à sa dotation sur la liste civile impériale de France, trouvant à la première beaucoup plus de chances de sécurité[55]. » Le second empire français était au zénith de sa puissance. Milutine semble n’avoir été ébloui ni par l’éclat politique ni par le faste de la cour impériale. « La société napoléonienne, remarquait-il dans une lettre intime, me paraît dénuée de véritable élégance et de bon ton[56]. » Ce qu’il notait, ce qu’il admirait chez nous, ce n’était point l’habileté, alors tant vantée, du gouvernement ou le talent des hommes au pouvoir, c’était l’élévation générale du milieu social. Lui qui, en Russie, était souvent attristé du manque d’hommes, de la pénurie d’instrumens intelligens pour II pouvoir, il était toujours frappé de la supériorité à cet égard des vieux pays de l’Occident.


« Paris, 10 février 1862.

« Mes impressions se croisent et se heurtent encore trop pour en tirer quelques conclusions générales sur les hommes et sur les choses de ce pays. La seule observation que je pourrais peut-être faire dès aujourd’hui, c’est que l’habileté, si admirée chez nous, du gouvernement français, repose moins, me semble-t-il, sur la supériorité des individus que sur l’élévation du niveau général des intelligences. C’est un milieu où les idées surgissent et se développent d’elles-mêmes, où une fois passées dans le domaine des faits, elles trouvent à tous les degrés de l’exécution des interprètes intelligens. En de telles conditions, la tâche d’un gouvernement devient singulièrement plus facile et plus digne d’envie… »

Paris et Rome avec toutes leurs distractions et leurs séductions n’absorbaient point l’attention de Milutine. De l’étranger ses yeux se tournaient sans cesse vers la patrie où des événemens confus et inquiétans par leur vague indécision même, sollicitaient toujours ses regards. A Paris, en 1862, il apprenait, « avec une vive affliction[57], » la mort de son ancien ministre et ami le comte Lanskoï, dont la disgrâce avait, dit-on, hâté la fin. Cette perte d’un vrai patriote et d’un loyal serviteur du tsar n’était pas seule à l’attrister. La situation, en Russie comme en Pologne, semblait, en 1862, devenir chaque jour plus sombre et plus menaçante, l’avenir apparaissait gros d’imprévu. En face des événemens qu’il eût pu aspirer à conduire et qu’il devait considérer de loin en spectateur oisif ou en critique importun, la situation de Milutine était singulièrement complexe. Beaucoup de ses amis eussent voulu le voir revenir en Russie et reprendre un rôle actif ; mais lui se refusait à toutes les sollicitations de ce genre. Les nouvelles qu’il recevait du pays, plus encore que l’état de sa santé imparfaitement remise, lui faisaient souhaiter de prolonger avec son congé son séjour à l’étranger. La situation de l’empire expliquait à la fois les impatiences de ses amis et ses propres répugnances.


IV

La Russie, nous l’avons dit, traversait alors une période d’agitation fébrile qui n’était pas sans analogie avec la crise plus récente qui a suivi la guerre de Bulgarie[58]. Si grands qu’en fussent les résultats, l’affranchissement des paysans ne semblait que le prélude de nombreux et profonds changemens dans l’administration, dans la justice, dans la finance, dans l’armée, dans l’enseignement, dans toutes les branches de la vie publique. La réalisation de la plus compliquée et de la plus ardue de toutes les réformes faisait plus vivement désirer les autres ; les retards et les hésitations du gouvernement impatientaient des esprits inquiets, depuis longtemps prêts à de grands changemens et rendus plus exigeans et plus excitables par la grandeur même de la pacifique révolution accomplie à leurs yeux. L’agitation était partout, dans la noblesse, désireuse d’obtenir des libertés politiques en indemnité de la suppression du servage, dans les écoles et les universités, chez une jeunesse ardente à espérer, prompte à tout rêver et à tout croire facile. L’agitation était dans les provinces polonaises, qui elles aussi attendaient du nouveau règne une ère de réparation et de liberté, et où trop d’esprits aventureux et dédaigneux du possible se nourrissaient de patriotiques illusions qu’ils devaient bientôt durement, expier.

Il n’y avait pas de complots et encore moins d’assassinats politiques, mais l’effervescence des esprits se traduisait déjà souvent au dehors. A l’inverse de ce qui s’est vu depuis, les aspirations libérales se faisaient hautement jour dans les corps constitués, dans les assemblées de la noblesse spécialement, tandis que les étudians de Pétersbourg, imitant leurs confrères du quartier latin, s’adonnaient à de fréquentes et irritantes manifestations. Le gouvernement était loin de rester inactif ; cette période troublée est celle de sa plus grande fécondité législative. Mais les lois préparées et rédigées par des commissions diverses qu’animait souvent un esprit différent, manquaient d’unité et d’harmonie. Dans toute l’administration et la machine politique on sentait le défaut de direction, le manque d’une volonté capable de tout conduire et de tout coordonner. En dépit des meilleures intentions, cette sorte d’incohérence gouvernementale, trop manifeste pour ne pas frapper les yeux, effrayait les timides, encourageait les audacieux ou les brouillons, et, dans ce pays plus que tout autre habitué à sentir la main du maître, détruisait la confiance qu’eût pu donner la grande œuvre récemment achevée.

Les lettres qu’à Rome ou à Paris il recevait de ses amis étaient faites pour consoler Milutine de n’avoir plus de place dans le gouvernement. Une chose cependant lui rendait personnellement plus pénible le désordre et le malaise que lui signalaient ses correspondans. Au moment même où, malgré quelques petites émeutes locales, l’émancipation s’accomplissait dans les campagnes avec une facilité qu’on eût à peine osé espérer d’avance, les adversaires de Milutine et de ses amis les accusaient d’avoir fomenté l’esprit de révolte et d’insubordination en sacrifiant la noblesse à leurs velléités démocratiques. Les faits pourtant semblaient démentir assez haut de tels griefs. Alors comme aujourd’hui, et plus encore peut-être, les masses populaires des campagnes et des villes étaient, au contraire, toutes dévouées au tsar libérateur. Leur zèle plus ardent qu’éclairé était prêt à se tourner au besoin contre les perturbateurs de l’ordre.

« A Moscou, écrivait-on à Milutine[59], les rassemblemens d’étudians dans les rues ont été dissous par le peuple, qui disait, à ce que l’on assure, « que ces petits polissons de nobles s’émeutent contre le gouvernement. » — L’un des étudians a été battu si fort dans la foule qu’il en est mort. Je ne puis garantir le fait ; mais, s’il est vrai, il est significatif et donne beaucoup, à penser[60]. »

Le correspondant de Milutine avait raison. Le fait était caractéristique, et ce qui ne l’est pas moins, c’est que pareille aventure se soit reproduite à Moscou même en semblable occurrence, dix-huit ans plus tard, en 1878 ou 1879, lorsque des étudians moscovites tentèrent une manifestation en faveur de leurs camarades de Kief déportés par la police.

Dans une telle situation, entre la turbulence stérile ou les prétentions irréalisables des classes civilisées et l’ignorante brutalité du peuple, le pessimisme d’un penseur solitaire pouvait se donner pleine carrière. Aussi voit-on sans trop d’étonnement un des plus grands esprits de la Russie contemporaine, l’éloquent G. Samarine, qui dans ses lettres s’avouait lui-même peu enclin à l’optimisme[61], donner libre cours à sa bile ou à son humeur noire et peindre à son ami l’état de leur commune patrie avec des couleurs qui, pour être trop sombres, ne sont pas encore aujourd’hui dénuées de toute vérité.


« Juillet 1862[62].

« Votre décision de passer encore un an à l’étranger est des plus sages. Croyez-moi, Nicolas Alexèiévitch est trop grand, il dépasse la mesure voulue. Cela n’est ni un compliment, ni une phrase, mais une triste et profonde vérité vaguement ressentie de tout le monde.

« L’ancienne confiance en soi qui, avec toute sa stupidité, suppléait à l’énergie a disparu sans retour. Les vieux procédés de gouvernement ont été rejetés, mais la vie n’a rien créé pour mettre à la place. Au sommet, une démangeaison de légiférer doublée d’un défaut de talens inouï et sans pareil ; du côté de la société, une mollesse, une paresse chronique, une absence de toute initiative avec une envie de jour en jour plus marquée de taquiner impunément le pouvoir. Aujourd’hui comme il y a deux cents ans, il n’y a sur toute la terre russe que deux forces vivantes : l’autocratie au sommet (lilchnaia vlast), et la commune rurale à l’extrémité opposée ; mais ces deux forces au lieu d’être réunies sont, au contraire, séparées par toutes les couches intermédiaires. Cet inepte milieu (srèda), dépourvu de toute racine, dans le peuple et, durant des siècles cramponné à la cime, commence à faire, le brave et se met à se cabrer insolemment sous la main de son propre, de son unique soutien (témoin les assemblées de la noblesse, les universités, la presse, etc.) Ses accens criards effraient en vain le pouvoir et irritent les masses. Le pouvoir recule, fait concession sur concession, sans aucun profit pour la société, qui le taquine pour le plaisir de taquiner. Mais cela ne saurait durer longtemps, autrement on ne pourrait éviter le rapprochement des deux extrémités, — de l’autorité suprême et du bas peuple, — rapprochement dans lequel tout ce qui est entre serait aplati et broyé, et ce qui est entre comprend toute la Russie lettrée, toute notre culture. Un bel avenir en vérité ! Ajoutez à tout cela la stagnation. générale, le dépérissement, et cela à la lettre, de tout notre midi qui, faute de voies de communication, faute de capitaux et d’esprit d’entreprise, grâce en particulier à l’insoutenable concurrence de la Hongrie et des Principautés Danubiennes, s’appauvrit et s’étiole de jour en jour. Ajoutez la propagande polonaise, qui a pénétré partout et qui, dans les cinq dernières années, a fait d’immenses progrès, surtout en Podolie. Ajoutez enfin la propagande d’incrédulité et de matérialisme qui s’est emparée de tous nos établissemens d’instruction, supérieure, moyenne et en partie même inférieure, et le tableau sera complet… »

Le tableau, on le voit, n’était pas consolant, et ce qu’il y avait de plus triste, c’est que les ombres opaques et la manière noire, parfois affectionnée de Samarine, pouvaient alors sembler en harmonie avec le sujet. Les événemens et l’agitation des esprits encourageaient les plus sinistres prophéties. A Saint-Pétersbourg, se succédaient de turbulentes manifestations d’étudians que le pouvoir redoutait et poursuivait comme des émeutes. A Vilna, à Varsovie, on entendait les premiers grondemens de la funeste insurrection qui allait éclater en 1863. Incertain et vacillant dans les affaires polonaises comme dans les affaires russes, procédant d’ordinaire par bonds et par saccades, le gouvernement de Saint-Pétersbourg penchait un jour pour les concessions, un jour pour la rigueur, sans savoir, faute d’esprit de suite, s’assurer les bénéfices d’aucun des deux systèmes.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Je rappellerai au lecteur que tous les billots de la grande-duchesse Hélène sont écrits en français.
  3. Brouillon d’une lettre de Lanskoï au comte Panine, fin de mars 1861.
  4. Lettre de Milutine à la grande-duchesse Hélène, du 16 février 1861.
  5. C’est ce que constatent plusieurs lettres de la grande-duchesse Hélène, du prince Tcherkasski et de Samarine.
  6. Je crois avoir trouvé la trace de cette préoccupation dans certaines lettres de Tcherkasski et de Samarine à Milutine.
  7. Lettre de Milutine à la grande-duchesse Hélène, 16 février 1861.
  8. Le prince écrivait à Milutine : « …. Quant à la croix, vous connaissez ma profession de foi, elle n’a pas changé et ainsi je n’ai pas besoin de la répéter. L’effort que cela me contraint à faire sur moi-même me coûte beaucoup, et quand je vous l’écris vous croyez à ma sincérité. J’entends et je connais les commentaires que cela va susciter, etc. » (Lettre du 7 mai 1861.)
  9. Lettre à M. G…, 22 février 1861… Nous avons pour cela en vue deux institutions provinciales » 1° l’administration de gouvernement (goubernskoé pravlénié), sous la présidence des gouverneurs, pour la police et les affaires courantes (rasporiaditelnikh) ; 2° la commission territoriale (zemskoé prisoustvié) ou chambre territoriale (zemskaïa palata), sous la présidence des maréchaux de la noblesse ou d’une autre personne élue pour la gestion des affaires économiques, des affaires d’intérêt général, de bienfaisance, etc. Nous nous proposons de donner à la chambre territoriale (zemskaia palata) toute l’indépendance possible, sous le contrôle d’élus des diverses classes et dans quelques cas sous la surveillance du gouverneur et du ministère. Le plan de cette réforme est en train d’être terminé dans un comité spécial du ministère, et je serais heureux de pouvoir le présenter au grand-duc d’une manière privée avant que l’affaire suive la marche officielle. »
  10. Lanskoï, le ministre de l’intérieur.
  11. « J’ai vu le grand-duc dans la matinée, mais j’ai échoué dans mes efforts pour faire partager votre point de vue à Son Altesse. Le grand duc persiste dans l’opinion que vous devez être confirmé dans vos fonctions d’adjoint, etc. » (Lettre de M. G… à Milutine, 1er mars 1861.)
  12. « Le grand-duc a longtemps causé avec moi ; il trouve que pour la grande œuvre, vous êtes plus indispensable que n’importe qui et que vous devez remplacer Lanskoï. Il veut vous parler lui-même demain.. » (Lettre de M. G… à N. Milutine, 3 mars 1861.)
  13. «… Lanskoï m’a chargé hier soir de dire au grand-duc que vous aviez réellement besoin d’aller à l’étranger, et que l’empereur avait déjà consenti préalablement à votre congé. Il ajoute qu’il ne comprend pas pourquoi l’empereur ne veut point vous confirmer dans vos fonctions, d’autant plus qu’en refusant cette confirmation Sa Majesté a un air confus. » (Lettre de M. G… à Milutine, 4 mars 1861.)
  14. Lettre imprimée dans la Rousskaïa Starina, février 1880.
  15. Milutine, par crainte des indiscrétions de la poste et de la IIIe section, correspondait autant que passible avec ses amis, alors même qu’il était aux affaires, par voie privée.
  16. Le sénat russe, dont les attributions réellement importantes sont toutes judiciaires, n’est souvent qu’une chambre de retraite pour les fonctionnaires en disponibilité ou en disgrâce. On voit par cette phrase l’erreur de l’auteur anonyme des tableaux Aus der Fetersburger Gesellschaft (tome Ier), qui représente la démission de Milutine comme volontaire. Il y aurait chez cet écrivain allemand, qui signe un Russe, plus d’une autre inexactitude à signaler.
  17. Il s’agissait d’émeutes de paysans pressés d’entrer en liberté ou réclamant des terres gratuites.
  18. Fonctionnaire distingué, directeur du Zemskii otdél, Solovief, ami et ancien collègue de Milutine aux Commissions de rédaction, ne devait se maintenir au ministère de l’intérieur que jusqu’en 1863, et après avoir été congédié, il devait redevenir l’un des principaux collaborateurs de Milutine et de Tcherkasski en Pologne.
  19. Il s’agit toujours d’occasion pour le transport des lettres en dehors de la poste.
  20. Milutine parle ici du successeur de Lanskoï au ministère de l’intérieur.
  21. Les chartes réglementaires étaient des contrats entre les propriétaires et leurs anciens serfs, et les arbitres de paix des magistrats spécialement préposés au jugement des différends soulevés par l’émancipation.
  22. Ce dernier passage a été imprimé avec quelques variantes ou quelques altérations dans le Rouskaiia Starina (février 1880.)
  23. N. Milutine semble songer ici aux décorations auxquelles il fait allusion dans la phrase précédente et que Samarine devait en effet renvoyer.
  24. Il s’agit d’un recueil concernant les travaux des commissions de rédaction.
  25. Ici un mot illisible.
  26. S zolotoiou sredinoï, mot à mot le milieu doré, allusion sans doute à l’aurea mediocritas d’Horace.
  27. L’ousadba est le petit enclos ou jardin attenant d’ordinaire à l’izba du moujik en dehors des terres de la commune.
  28. Le mot malheureusement est effacé ou illisible, mais le sens me parait clairement indiqué par le contexte.
  29. Précaution habituelle contre la poste russe.
  30. Allusion à des émeutes de paysans où les troupes avaient dû recourir à la force et où il y avait eu plusieurs victimes.
  31. Dans ce curieux passage, Samarine, grand admirateur, comme on le sait, des communautés de villages, semble peu favorable à la propriété du sol par l’état, alors même que, grâce aux partages entre les paysans, les terres domaniales sont soumises au mode de tenure en usage dans le mir russe. En tout cas, il montré très bien ici, dans la dépendance des paysans vis-à-vis des fonctionnaires, l’un des grands inconvéniens de l’appropriation du sol par l’état. On voit par la suite que, s’il est partisan de la propriété collective, c’est à la condition qu’elle ne détruise pas la personnalité, l’individualité.
  32. C’est une affaire connue : Eto délo znakomoé.
  33. On appelait ainsi une période transitoire de deux ans durant laquelle les paysans devaient rester soumis à la corvée et aux redevances comme par le passé.
  34. Oustavnyia grammoty, contrats qui, d’après le statut d’émancipation, devaient régler la situation réciproque des paysans et des propriétaires.
  35. Voyez : N. Tourguénef, la Russie et les Russes.
  36. A en croire Samarine (lettre à Milutine, du 17 août 1862) un grand nombre de propriétaires n’avaient même pas pris la peine de lire le nouveau statut d’où dépendait tout leur avenir avec celui des paysans. « Le croiriez-vous ? La majorité des propriétaires n’a pas seulement eu la curiosité de lire le pologénié et n’en connaît le contenu que par les récits de ses intendans ou de ses commis. »
  37. Lettre de Tcherkasski à Milutine, 23 juillet 1861.
  38. Lettre de Tcherkasski à Milutine, 23 juillet 1861. Samarine, dans une lettre du 25 septembre, parle aussi de la méfiance des paysans pour toute chose et pour tout le monde ; il voit même dans cette méfiance qui leur faisait mettre en doute l’authenticité du manifeste impérial la principale raison des désordres survenus en certains districts.
  39. Tcherkasski, même lettre, 23 juillet.
  40. G. Samarine à Milutine, 25 septembre 1861.
  41. Lettre de Tcherkasski, du 23 juillet 1861. Le prince ajoutait : « Tout le monde est d’accord sur un point, c’est qu’il eût été impossible de se borner aux accords à l’amiable, sans règlemens administratifs. » Et plus loin, à propos des difficultés de sa mission d’arbitre de paix : « Où en serions-nous sans lois précises et définies ? Et que nous étions naïfs lorsque nous évitions de donner une trop grande extension aux accords à l’amiable, craignant que par là les intérêts du paysan ne fussent pas suffisamment garantis et qu’il se laissât duper ? La pratique prouverait plutôt le contraire. »
  42. « Enfin l’ancien régime a fondu sans laisser après lui d’irritation ni de traces malfaisantes. Nous le devons à cette insouciance, à cette bonhomie naturelle et aussi à cette paresse, à cette absence de ténacité qui caractérisent notre société. » (G. Samarine à Milutine, 9 août 1862.)
  43. Lettre adressée à Mme Milutine.
  44. Samarine répète ici, presque mot pour mot, ce qu’il écrivait à Milutine dans la lettre du 19 mai, citée plus haut. On sent que chez lui la principale préoccupation était de relever le moral du peuple, de lui rendre la dignité et la personnalité avec la conscience de son droit, et cela quelques désagrémens qu’il en pût résulter pour les hautes classes.
  45. Dans une autre lettre à N. Milutine (17 août 1862), Samarine répétait un peu plus tard : « Je ne suis pas optimiste, on m’accuse même souvent du contraire ; néanmoins je puis dire hardiment que nous avons cause gagnée et que le nouveau statut est sorti triomphant du choc avec la réalité. »
  46. Discours de l’empereur du 1er novembre 1860.
  47. Bien qu’il ne s’agit que de points secondaires, ces détails avaient parfois leur importance. J’ai entendu le prince Tcherkasski se plaindre de vive voix de ces altérations, et dans ses lettres comme dans celles de son ami Samarine se rencontre parfois un écho de ces regrets. Samarine, par exemple (lettre à N. Milutine du 25 septembre 1861), se plaint vivement de ce que le comte Panine eût réussi à faire réduire la moyenne des lots de cinq desiatines et demie à cinq, ce qui, selon Samarine, produisait. un fort mauvais effet sur les paysans. parce que cela réduisait d’ordinaire les terres dont ils jouissaient avant l’émancipation.
  48. Milutine ne put réaliser ce projet.
  49. « J’ai été voir le musée Campana, il renferme des choses pleines d’intérêt et superbes, c’est une des plus belles collection ? de l’Europe, mais l’admission n’y est ni facile ni accessible à tous. (Lettre à sa femme du 20 mai, 1er juin 1862.) Et avec son habituelle sollicitude pour le peuple et les petites gens, Milutine s’employait à en faciliter l’accès, réservé jusque-là aux privilégiés.
  50. Lettre à Mme Milutine (30 janvier 1862).
  51. Même lettre.
  52. Lettre à Mme Milutine du 10 février 1862.
  53. Voyez le Journal des Économistes, juin 1863.
  54. Lettre de la grande-duchesse Hélène, 14/26 janvier 1862.
  55. Lettre de N. Milutine du 23 avril 1863.
  56. Lettre du 6 janvier 1862.
  57. Lettre du 7 février 1862.
  58. Sur cette période, voyez les études de M. Ch. de Mazade, dans la Revue de 1863-1864.
  59. Lettre du 2 octobre 1861.
  60. Un autre ami de Milutine, le professeur K., alors de passage à Carlsruhe, lui envoyait quelques mois plus tard des renseignemens analogues sur Saint-Pétersbourg. « La haine du peuple pour les étudians croit de jour en jour, lui écrivait-il. La société de secours aux gens de lettres a été obligée de commander deux cents habits civils pour les étudians pauvres afin qu’ils ne fassent pas reconnus à leur uniforme et battus dans les rues. » (Lettre de Carlsruhe du 13/25 juillet 1862.)
  61. Lettre du 17 août 1862, passage cité plus haut en note.
  62. Lettre de G. Samarine, sans date précise, adressée à Mme Milutine.