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Un jeune officier pauvre/01

La bibliothèque libre.
Texte établi par Samuel Viaud, Éditions L’Illustration (p. 3-24).

Cabine de Pierre Loti sur la « Flore ».


Un jeune Officier pauvre

(FRAGMENTS DE JOURNAL INTIME)


Ceci n’est qu’un journal intime, nullement écrit pour être publié, dans lequel d’ailleurs manquent beaucoup de pages, détruites par mon père ou égarées depuis longtemps.

S. V.


À L’ÉCOLE NAVALE[1]

Dans le cloître flottant où nos jeunesses venaient d’être soudainement enfermées, la vie était rude et austère. Par plusieurs côtés, elle rappelait celle des matelots que l’on avait voulu copier là pour nous ; comme eux, nous vivions beaucoup dans le vent, dans les embruns, dans la mouillure qui laissait aux lèvres un goût de sel ; comme eux, nous montions sur les vergues pour serrer les voiles où nos mains se déchiraient ; nous manœuvrions les canons à la manière d’autrefois, avec les palans en cordes goudronnées de la vieille marine, et, par tous les temps, dans des canots, le plus souvent tourmentés par les rafales d’Ouest, nous circulions en zigzags sur la rade immense.

Aux heures d’étude, à l’intérieur du cloître, assis à nos bureaux dans les vastes batteries, nous nous absorbions longuement chaque jour dans les spéculations glacées des mathématiques, dans le développement des formules du dx ou de l’astronomie, et cela contribuait également à apporter dans nos existences une sorte d’apaisement ; pour nos imaginations, pour nos sens, c’était aussi calmant que la saine fatigue des muscles.

Autour de nous, sous le ciel nuageux, les brumes changeantes de Bretagne jouaient leurs continuelles fantasmagories, transfigurant sans cesse à nos yeux le profond décor, les granits des côtes et les lames de la mer au remuement éternel.

Nous avions de dix-sept à dix-huit ans, nous tous qui venions de commencer là, avec l’automne, une vie presque monacale. Très dissemblables de goûts, d’éducation et de rêves, nous nous étions, dès les premiers jours, très instinctivement triés par petits groupes, qui demeurèrent à peu près indissolubles jusqu’à la fin de nos deux années d’épreuve ; nous nous disions vous, même entre intimes, et des traditions de courtoisie nous régissaient à tel point que je n’ai souvenance d’aucune provocation, ni d’aucune querelle.

Deux ou trois fois par semaine, une canonnière nous déposait pour quelques heures sur la côte, tantôt dans cette grande ville de Brest qui, sous la pluie fine bretonne, retentissait d’un perpétuel piétinement de sabots, tantôt dans quelque village de pêcheurs d’où nous nous disséminions en pleine brousse, pour nous amuser comme de simples matelots, dont ce jour-là nous portions le costume.

Deux fois par semaine aussi, le matin, c’était l’exercice d’infanterie, qui avait lieu dans la grande cour triste des Pupilles de la Marine, et, pour nous y rendre, nous quittions notre vaisseau en tenue militaire, le fusil à l’épaule, le sabre-baïonnette au ceinturon. Dès que la canonnière nous avait déposés à l’entrée de cette profonde fissure de granit où s’entasse l’Arsenal de Brest, sur le quai, on nous alignait comme des soldats et nous partions au pas cadencé, précédés de clairons et de tambours. L’École des Pupilles était au bout de vieux quartiers désuets où l’herbe poussait entre les pavés gris. Notre musique, en passant à travers le silence de ces rues, faisait paraître aux fenêtres des femmes en coiffe blanche et, dans ces modestes intérieurs qui s’ouvraient, je me rappelle qu’on apercevait toujours des vases ou des magots de la Chine, donnant bien le sentiment que l’on était ici dans une ville très maritime et que les maîtres de ces logis, avant de venir se reposer sous le ciel de la Bretagne brumeuse, avaient jadis couru les mers lointaines.

Cette cour des Pupilles, immense et morose entre ses vieux murs, ne s’égayait qu’un moment, pendant la pause de nos exercices d’infanterie, car la porte alors s’ouvrait pour laisser entrer des groupes de dames brestoises, admises à venir voir ceux d’entre nous dont elles étaient parentes ou amies. Hélas ! Je ne connaissais personne, moi. Personne ne venait me voir, et c’est toujours solitairement que je faisais les cent pas.

Mais, parmi les visiteuses, une jeune fille attirait beaucoup mon attention et j’emportais ensuite, à bord du grand vaisseau austère, son image chaque fois plus vivante. C’était la professionnelle beauté de Brest, adorablement jolie, élégante, insolente ; toujours entourée d’une cour, elle arrivait là, comme une reine.

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À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART
Blidah (Algérie), janvier 1870.

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… Le jour baissait déjà quand nous quittâmes l’auberge de M. Paul, au fond des gorges de la Chiffa. L’échappée de ciel que nous apercevions au-dessus de nos têtes était rougie par le soleil couchant, et la vallée, encore humide de neige fondue, avait pris une magnifique teinte vert d’émeraude.

M. Paul nous conduisit jusqu’au tournant du chemin, puis il nous remit nos cravaches, nous souhaita bon voyage et nous recommanda de presser nos chevaux pour sortir des gorges avant la nuit.

Nous nous mîmes alors à galoper vertigineusement, côte à côte, sur le flanc à pic du précipice… Les larges feuilles des palmiers, les branches touffues des chênes verts, déjà confondues dans l’obscurité, passaient comme des ombres au-dessus de nos têtes. De temps en temps, dans les broussailles, se dressait le profil sinistre d’un berger arabe, drapé comme un fantôme dans son burnous blanc…

Et puis, tout à coup, les gorges s’élargirent et la plaine de la Medjerdah s’étendit devant nous dans toute son immensité… Nos chevaux, excités par l’espace, accélérèrent encore leur course et prirent ce galop effréné qui ne se pratique que dans les fantasias indigènes. La nuit était venue ; sur l’horizon encore rouge, où des nuages étaient amoncelés, se détachaient les silhouettes aiguës de quelques montagnes lointaines, et, au-dessous de nous, on distinguait vaguement la Chiffa qui serpentait entre les masses sombres des caroubiers.

Un parfum particulier à l’Algérie emplissait l’air. Égarés dans ce chemin à peine indiqué, enivrés de froid, de vent et de vitesse, nous nous laissions guider par nos chevaux…

Après un court arrêt dans une ferme, chez des colons, nous arrivons l’un après l’autre à Blidah.



À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART
Syracuse (Sicile), janvier 1870.

Terre classique, oliviers séculaires, et toujours l’Etna étincelant de neige au milieu des nuages… Cela fait penser aux vieux paysages de l’École italienne ; des ruines antiques dans des campagnes pastorales, des bergers et des chèvres… On sent tout le triste charme de l’hiver ; mais c’est un hiver si doux qu’on n’est pas étonné de voir autour de soi des palmiers, des fleurs et des cactus. Syracuse est lugubre et mystérieuse comme le moyen âge…

Ce soir, nous avons eu sur les eaux du golfe un « coucher de soleil d’Italie », et, là-haut, l’Etna était rouge comme un brasier. Des pifferari chantaient et jouaient de la harpe autour du bord, dans des balancelles couvertes de peintures de sainteté.

Je revenais de terre ; j’étais parti depuis le matin avec une chaloupe pour faire des provisions d’eau douce à l’aiguade du Temple de Jupiter. Je rapportais de larges anémones sauvages d’un violet pâle, cueillies au pied des colonnes du temple.



À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART
Smyrne, février 1870.

9 heures du soir. — Je suis descendu ce soir à Smyrne pour la première fois de ma vie. C’était pour une corvée militaire et je n’y suis resté qu’une demi-heure. La pluie tombait par torrents et la nuit était noire. Les chiens errants hurlaient dans ces dédales de rues étroites et sombres. Des gens, costumés comme des personnages de féerie, se croisaient avec des lanternes, des bâtons et des armes ; de longues files de bêtes colossales cheminaient dans l’ombre, en faisant tinter des milliers de clochettes… Je compris que c’étaient les chameaux des grandes caravanes d’Asie… Tout cela m’apparut comme dans un rêve…

4 heures du matin. — Encore effet de nuit noire. Petites rues dans le genre de celles que l’on voit dans les illustrations des Mille et une nuits. Défilé des aspirants du Jean-Bart, en claque et aiguillettes, avec chacun une lanterne à la main.

Le chœur des aspirants chante : Les filles honnêtes qui ont de l’instruction, etc. Les chiens hurlent d’une manière lamentable, et les Turcs, éveillés en sursaut, paraissent à leurs fenêtres, coiffés de leur bonnet de nuit.



À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART
En mer, 17 juin 1870.

À l’heure où le soleil se couchait par 85° de longitude Ouest et 2° de latitude Sud, j’étais assis en face de mon sabord, occupé à contempler les splendeurs étourdissantes de ce ciel équatorial. Ma tortue Suleïma se promenait devant moi en pleine lumière dorée et mon singe Zoïo, perché sur un ananas pendu au plafond, faisait des grimaces à un vieux ouistiti, lequel était monté sur une gargoulette.

Un de mes camarades fit cette remarque que cette pauvre Suleïma, si choyée autrefois, était oubliée, que son éducation même se négligeait beaucoup depuis l’intrusion de Zoïo, ce plus important personnage. « Cependant, ajouta-t-il d’un air prophétique, le tour de Suleïma reviendra, ce pauvre Zoïo s’en ira ad patres aux premiers froids, tandis que la tortue, acclimatée dans votre jardin de France, y sera encore dans cent ou cent vingt ans pleine de vie et de santé ! Alors vos petits-neveux raconteront à leurs enfants comme quoi un de leurs grands-oncles, qui était marin, rapporta cette bête d’Algérie… »

Ici, mon camarade fut interrompu par les cris de sa perruche qui venait de subir une agression violente de la part du vieux ouistiti descendu de sa gargoulette. Mais, moi, je repris le fil de mes idées et me mis à les continuer en moi-même.

Ces petits êtres inconnus, évoqués tout à l’heure, qui sont encore incréés et qui vivront dans je ne sais quel coin de France, se représenteront avec des teintes fantastiques ce marin, leur grand-oncle. Ils se le représenteront absolument comme, dans mon enfance, je me représentais l’oncle Pit ou l’oncle Bon… Ils me verront, vêtu ainsi qu’aux temps passés, attrapant Suleïma dans un pays étrange, éclairé par l’indécise lumière des rêves…

Ceci m’amena à penser tristement de l’avenir et me donna l’idée d’écrire, pour ces arrière-petits-neveux, l’histoire détaillée des circonstances qui entraînèrent la capture de la tortue[2].



À BORD DU VAISSEAU LE JEAN-BART
Danemark, septembre 1870.

8 heures du soir. — Au mouillage devant une île danoise dont je ne sais pas le nom. Le temps est calme. Des nuages d’un violet foncé voilent en partie un ciel jaune pâle.

L’île paraît entièrement couverte de hautes et épaisses forêts, semblables à celles de la Suède : des chênes du Nord, des sapins et des bouleaux séculaires. Les personnages de la vieille mythologie Scandinave se présentent vivement à mon esprit…

Nous étions hier soir à Copenhague, on y fêtait le succès de Bazaine à Toul. Les jardins de Tivoli, illuminés au milieu des fleurs, ressemblaient à nos Champs-Elysées, les nuits de fête…

Il y avait là concert au profit des blessés de l’armée française ; nous y étions, et nos uniformes attiraient tous les regards.

Nous avons demandé la Marseillaise ; alors nous est apparue, le drapeau français à la main, une femme vraiment belle et imposante, vêtue comme les « libertés » de 93 ; elle s’est tournée vers nous et a chanté cette Marseillaise en grande artiste. Nous l’avons écoutée debout, transportés…

Puis nous avons envoyé des fleurs à la belle cantatrice, et le public nous a applaudis ; on nous avait vus émus, on était satisfait… [3].



À BORD DU VAUDREUIL
En mer (embouchure de l’Amazone), août 1871.

Cette nuit, comme je commençais mon quart, un fragment d’air de musique m’est revenu à la mémoire et j’ai eu grand’peine à démêler dans quel coin du monde et à quelle époque de ma vie j’ai bien pu l’entendre. Il n’est pas un air qui n’éveille en nous des milliers de souvenirs. Celui-là me rappelait confusément des chœurs de voix humaines dans le lointain, quelque chose comme un cortège défilant avec des chants et de la musique. Et, jusqu’à trois heures du matin, je me suis creusé la tête sans résultat, j’ai fouillé dans mes souvenirs (ce qui, du reste, constitue une occupation très agréable pendant un quart de nuit), j’ai passé en revue toute espèce de personnages, de cérémonies dans toute espèce de villes répandues à la surface de la terre… Était-ce quelque chant religieux entendu le soir en passant près d’une mosquée ? — ou bien quelque bande de burnous blancs, défilant dans les rues tortueuses d’une ville arabe ? quelque chant triste de femmes nubiennes, sous le grand soleil de l’équateur ? — ou bien encore un hymne patriotique des peuplades du Nord, du Danemark ou du Canada ? C’était peut-être un air de fête peau-rouge, polynésien ou chinois ? Une sarabande nocturne et fantastique de nègres ?… À moins que ce ne fût simplement qu’un chœur d’opéra ?… Cependant il me revint comme un souvenir vague de guitares et de mandolines, avec un peu de vent tiède de l’Andalousie ou du Portugal…

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La Terre de Désolation (Détroit de Magellan).



À BORD DU VAUDREUIL
Magellan, septembre 1871.

Le détroit de Magellan est devenu une voie importante pour la navigation à vapeur ; mais les deux rives sombres de ce grand détroit ne portent nulle part encore les traces de la civilisation et les marins qui, en passant, mettent pied à terre n’ont aucun secours à attendre d’un pays aussi inhospitalier.

Quand, venant de l’Atlantique, on s’engage dans les canaux étroits qui séparent la Patagonie de la Terre-de-Feu, on est frappé d’abord de l’air désolé de toute cette nature. La première partie du trajet s’accomplit entre deux plaines immenses, absolument désertes et nues, surtout à cette époque de l’année, qui est l’hiver austral ; partout des marécages glacés, dont la monotonie n’est rompue çà et là que par de grandes plaques de neige. Ce sont de vastes territoires de chasse exploités de loin en loin par des bandes de Patagons nomades.

Peu à peu, cependant, à mesure que l’on avance vers le Sud, le pays change de physionomie et passe à un autre genre de tristesse. Les côtes s’élèvent et commencent à se couvrir d’une forte végétation aux nuances foncées et froides ; les bouquets d’arbres résineux, au noir feuillage persistant, se multiplient de plus en plus et finissent par former un même tout impénétrable. On est bientôt environné de forêts épaisses au-dessus desquelles des cimes couvertes de neige ou des arêtes de glaciers se détachent sur un ciel sombre.

L’horizon s’élargit et les sites prennent une saisissante grandeur ; le navire continue sa course tranquille au milieu d’un vrai dédale de montagnes, de baies profondes et d’îlots verts ; des nuages, plus obscurs que ceux de notre ciel de France, promènent leurs grandes ombres sur ces paysages, où les bancs de la brume font varier les aspects à l’infini.


Une ruine informe, seul vestige de construction humaine sur cette côte de la Patagonie, sert de point de reconnaissance aux navires qui passent ; c’est ce qui reste aujourd’hui de Port-Famine, un essai d’établissement européen depuis longtemps abandonné et dont le nom d’ailleurs n’était pas attrayant.

Un peu plus au Sud, on rencontre le cap Froward, l’extrémité du continent américain. C’est à l’abri de ce cap, dans la grande baie Saint-Nicolas, que nous sommes venus jeter l’ancre et que nous avons pu, pour la première fois, descendre à terre.

Le pays alentour était entièrement vierge, couvert partout d’un incroyable enchevêtrement de forêts, dont la belle verdure disparaissait à demi sous la neige.

Cependant, au milieu de toute cette solitude, une mince fumée trahissait la présence d’êtres humains, et nous nous sommes dirigés vers elle.

C’étaient de ces bizarres sauvages qui habitent les grandes îles du Sud et diffèrent d’une manière radicale des peuplades indiennes du continent. Ces Fuégiens ichtyophages occupent, à tous les points de vue, un des derniers degrés de l’échelle humaine, et les Patagons, quand ils les rencontrent, les traitent comme des animaux malfaisants.

Nous les trouvâmes assemblés autour de leurs huttes de branches, au bord d’une limpide rivière, dans un site délicieux ; des monceaux de coquilles et de débris de poissons attestaient que la société s’était trouvée bien là et y avait fait un long séjour.

Ces gens eurent une très grande peur de nous. Surpris au gîte, leur premier mouvement fut de chercher à fuir ; le second, de nous demander à manger ; une distribution de biscuits les mit dans une joie folle.

Petits, chétifs, transis de froid et laids tous au delà du possible, ils deviennent promptement familiers et même farceurs.

Notre confiance, cependant, était fort limitée et nous les quittâmes bientôt, emportant, en souvenir d’eux, des couteaux en os humains pour ouvrir les coquillages, seul produit de leur industrie.



À BORD DU VAUDREUIL
Terre-de-Feu, septembre 1871.

La grande île montagneuse de la Terre-de-Feu est, dans toute sa partie Ouest, couverte de forêts vierges, pour ainsi dire impénétrables. Son ciel est brumeux, son climat comparable à celui des régions les plus froides de l’Europe.

On circule à grand’peine, en s’accrochant aux branches, au milieu de ces forêts sans âge, encombrées d’arbres morts ; le sol y est chargé de débris de végétation entassés par la suite des siècles, où l’on enfonce jusqu’à disparaître. Les lichens ont acquis, à l’ombre perpétuelle des bois, un prodigieux développement, et tout est confondu sous d’épaisses couches de ces tristes mousses grises.

Cette nature que rien n’anime présente pendant les sombres journées d’hiver des aspects singulièrement sinistres. La solitude et le grand silence, qui règnent partout, serrent le cœur.


Après avoir fait dans ce pays de longues et pénibles chasses, nous rencontrâmes certain jour ce que nous ne cherchions pas, une bande d’indigènes dans un état de sauvagerie qui dépassait encore tout ce que nous avions vu jusqu’ici : un état de sauvagerie idéal. La scène avait lieu sous bois, un matin d’hiver, au fond d’une baie obscure, où sans doute avant nous aucun Européen n’avait pénétré. La présence de ces personnages nous fut révélée par un bruit de voix aux timbres inconnus ; en nous avançant doucement au milieu du branchage épais, nous fûmes bientôt près d’eux, en face d’un spectacle d’une hideuse nouveauté.

Ces sauvages, assis ou perchés, prenaient leur repas matinal avec une voracité de bêtes affamées ; d’affreux chiens, qui mangeaient avec eux, ne nous avaient pas signalés et nous pûmes un instant les examiner sans être aperçus.

La partie résistante de ce déjeuner était composée de moules et de divers coquillages pêchés dans la baie ; mais nous vîmes aussi déchiqueter deux pingouins que ces gens, pressés par la faim, n’avaient pas jugé nécessaire de faire cuire ; des jeunes femmes, au physique repoussant, mordaient à même dans leurs ailes non plumées.


Nous vîmes déchiqueter deux pingouins que ces gens n’avaient pas jugé nécessaire de faire cuire.
(Terre de Guillaume IV. Détroit de Magellan.)

Notre arrivée produisit sur cette famille un effet terrifiant, d’abord manifesté par de grands gestes et de grands cris ; puis tous, en un clin d’œil, avaient glissé et disparu dans les fourrés d’alentour, et l’on n’entendait plus qu’un bruit saccadé de leurs gosiers, assez pareil au bruit que font les singes en fureur.

Nous les apprivoisâmes cependant sans peine, comme nous avions fait de leurs semblables de la baie de Saint-Nicolas, en leur offrant des biscuits et du pain.

Nous fûmes promptement entourés, examinés et palpés avec beaucoup de curiosité ; ces gens nous trouvaient étonnants et ridicules d’être ainsi habillés ; ils se communiquaient leurs remarques avec une intraduisible expression de bouffonnerie. Leurs vilaines têtes carrées et maigres étaient taillées toutes sur le même modèle, comme cela a lieu chez les races inférieures qui ne sont pas mélangées ; leurs cheveux d’un brun rouge, nuance fréquente chez les peuplades indiennes, étaient longs sur le cou, courts et hérissés sur le front et le sommet du crâne. Des manteaux de peaux à longs poils, jetés sur leurs épaules, composaient tout leur costume ; ni le froid très vif, ni aucun sentiment de pudeur ne les poussaient jamais à couvrir leur vilain corps jaune enduit de graisse de poisson.

Les pirogues qui les avaient amenés étaient faites de plusieurs planches grossièrement taillées et ajustées ; nous trouvâmes dedans des filets en jonc tressé, des couteaux en os, modèle de l’âge de pierre, des flèches et des œufs de pingouins.

Un paquet de fourrures, que l’on avait caché, excita notre curiosité, mais, quand nous voulûmes y porter la main, des femmes se jetèrent sur nous avec des menaces et des cris. C’étaient deux tout petits enfants, endormis dans des peaux de renard. Nous vîmes que ces mères possédaient, au même degré que les animaux, l’amour de leurs petits, ce qui les releva beaucoup à nos yeux.


Les côtes Sud de la Terre-de-Feu, balayées par les rafales de neige et les vents terribles du large, sont, elles, partout dénudées ; et les îles les plus australes du groupe, celle entre autres qui renferme le cap Horn, n’offrent guère que des roches nues, abandonnées aux pingouins et aux phoques. Ce sont de dangereux parages, sans cesse battus par une mer énorme et très redoutés des marins.


Au milieu de ces tristes contrées, la Terre de Désolation présente des aspects plus particulièrement navrants et justifie en tous points le nom qu’elle a reçu. La végétation y est frêle et rare et on s’y promène dans de grandes solitudes mornes, couvertes de lichens ; de loin en loin, quelques forêts d’arbres caducs ou même d’arbres morts, dont les squelettes, blanchis et tordus par le vent, affectent des formes étranges ; toujours un froid sombre et humide. Rien de vivant d’ailleurs, et perpétuellement le même terrible silence.



À BORD DU VAUDREUIL
Cap Horn, octobre 1871.

Un jeune phoque s’ébattait joyeusement le long du bord et rien cependant ne semblait justifier une telle gaieté. Nous étions au mouillage entre de hautes falaises grises et nues ; le terrible vent du cap Horn sifflait sur nos têtes, chassant très vite, dans le ciel déjà sombre, de gros nuages noirs, et on entendait, derrière les tristes rochers qui nous abritaient du large, les vagues faire leur grand tapage de mauvais temps. La houle nous secouait jusqu’au fond de cette baie lugubre, où la mer, d’un vert foncé et froid, était zébrée de longues traînées d’écume blanchâtre.

Tout était sinistre et sentait l’exil autour de nous, même les familles de pingouins au ventre blanc qui s’alignaient sur chaque îlot.

Mais le jeune phoque faisait force gambades dans l’eau glacée, et sa gaieté était touchante, au milieu d’un tel paysage.

Il avait un joli corps brun, bien dodu et luisant comme une agate polie. Entre deux plongeons, on voyait émerger sa petite tête maligne, ornée de belles moustaches de gros chat ; il soufflait, alors, en s’ébrouant, comme font les enfants qui se baignent, pour débarrasser leur nez des gouttelettes d’eau.

Les matelots s’étaient mis à lui lancer des débris de poisson, qu’il attrapait au vol, avec une adresse de jeune clown. Ensuite, comme pour les remercier, il leur donnait la comédie, en se livrant sur les lames à une quantité de sauts et de gentilles farces : on aurait dit vraiment qu’il faisait cela pour la galerie, pour amuser ses bienfaiteurs.

Il n’avait sûrement jamais vu de navire, le pauvre petit ; il s’approchait de plus en plus, plein de confiance, et les hommes se proposaient déjà de l’apprivoiser, ce qui certes n’aurait pas été difficile. Mais on entendit un coup de fusil, le jeune phoque eut un regard étonné et fit sa dernière pirouette… Nous le vîmes, pendant quelques instants, battre de ses petites nageoires l’eau, que son sang rougissait, puis il ne fut plus qu’une pauvre chose molle, bercée par la houle…

Il y eut dans l’équipage un murmure de colère, vite étouffé, car l’heureux chasseur, qui venait d’abattre une si belle pièce, était un aspirant.

Moi, voulant éviter le scandale, j’attendis d’être seul avec mon camarade pour lui dire ce que je pensais de lui, et nous eûmes alors une explication qui fut bien près de se terminer par des coups de poing.



À BORD DU VAUDREUIL
Octobre 1871.

Des canaux importants, mais très peu connus, partent du détroit de Magellan et s’en vont au Nord, entre la côte occidentale de Patagonie et plusieurs îles encore vierges, déboucher dans le golfe de Perlas, à environ 6° en latitude au-dessous de leur point de départ. Dans ces parages, nous fûmes retenus un mois, avec mission de les explorer.

Sur une longueur de cent cinquante lieues, nous traversâmes d’immenses pays déserts ; une seule et même forêt s’étendait sur les deux rives, une forêt dans laquelle rien n’avait dû changer depuis les commencements du monde.

Les premiers canaux dans lesquels s’enfonça notre navire étaient étroits et difficiles ; c’étaient des passages sinueux, encaissés entre de sévères montagnes, si resserrés parfois que la mâture, frôlant les branches des vieux arbres, secouait en passant leur neige sur nos têtes.

Mais l’horizon s’élargit bientôt et nous vîmes défiler chaque jour, au milieu d’un silence de mort, une nouvelle suite de lacs et de montagnes, de glaciers et de hautes cascades, de cours d’eau solitaires et sans nom.

La nature perd son caractère d’âpre tristesse à mesure qu’on s’éloigne de Magellan pour se rapprocher des contrées tempérées du Nord ; la verdure a des teintes moins foncées et moins uniformes, et les bois se remplissent de hautes bruyères dorées. Dans les vallées profondes, sous des voûtes d’arbres antiques, tout ruisselants de pluie, l’ombre est si épaisse que c’est presque la nuit, et, là-dessous ; se déploie un grand luxe de mousses et de fougères inconnues d’une exquise délicatesse.

Quelques petits oiseaux transis commencent à chanter dans les branches et, sur les rivières, abonde un martin-pêcheur vert, huppé, d’une grande beauté.

Le gibier d’eau se montre aussi en quantité prodigieuse ; nous dérangeons en passant des peuplades de guèbres, de plongeons, de canards et d’oies sauvages au plumage très somptueux ; toutes, bêtes au goût détestable, que nous sommes pourtant heureux de rencontrer. Les moules gigantesques, dont se nourrissent les indigènes, nous rendent aussi de grands services ; leurs coquilles renferment toutes des perles, teintées de bleu ou de rose, que sans doute personne n’a songé à utiliser encore pour aucune parure.


Les débarquements et les excursions sont, là-bas, choses très difficiles ; on n’avance toujours, dans ce pays, qu’en se suspendant aux arbres, et on se fatigue vite de ces promenades sombres, de ce silence et de ce complet isolement.

Les matelots passent leurs journées dans les bois, à couper des arbres pour entretenir, à défaut de charbon, les feux de la machine. Ils rentrent le soir, à la tombée des nuits d’hiver, mouillés et gelés, très satisfaits cependant de rapporter pour leur dîner quelques pingouins ou des coquillages.


De loin en loin, nous trouvons les ichtyophages, mauvaise rencontre en général et de laquelle on ne peut tirer aucun parti. Les matelots ont de ces hommes une sorte de frayeur superstitieuse mêlée de dégoût et s’en amusent avec méfiance, comme de bêtes originales, mais nuisibles. Il serait déplaisant, en effet, de tomber sans armes entre leurs mains jaunes ; car, malgré que leurs mœurs ne soient pas encore bien connues, je crois qu’on serait promptement houspillé et mangé, avec grands cris et grand tapage. La fumée de leurs feux de branches les trahit heureusement de fort loin, et les surprises ne sont pas à redouter de leur part.


Les gens poussaient des hurlements sinistres, nous montrant de grandes bouches ouvertes.
(Île de la Reine-Adélaïde.)

Leurs campements, encombrés de monceaux de coquilles, d’os et de plusieurs choses malpropres, répandent une odeur fétide et tout ce qui les entoure est souillé et répugnant. On ne voit d’ailleurs chez eux aucune trace d’industrie, ni d’organisation quelconque ; ils vivent le plus souvent par familles comme les orangs-outangs, se nourrissent de chasse et de pêche, en passant sur l’eau la plus grande partie de leur existence.

Leurs pirogues contiennent en général quatre ou cinq individus, un nombre égal de chiens et un feu qui brûle imprudemment, avec un peu de cendre, sur le fond même de l’embarcation.

À la hauteur de l’île de la Reine-Adélaïde, nous fûmes mis en émoi, certain jour, par une pirogue ainsi montée, qui se dirigeait vers nous en faisant des signes de détresse. Les gens poussaient, ainsi que leurs chiens, des hurlements sinistres, nous montrant de grandes bouches ouvertes et des visages de l’autre monde ; avec une inconscience absolue du danger, ils se jetèrent sur notre navire au risque d’être mis en pièces.

Nous les avions crus fous ou possédés ; ils étaient affamés seulement, et leur pirogue fut en un instant comblée par les matelots de biscuits et de pain qu’ils dévorèrent.

Notre navire fut encore, à plusieurs reprises, une aubaine pour les Fuégiens, qui s’enhardissaient souvent jusqu’à venir à bord mendier des vivres. Il y eut même, une fois, grande panique parmi eux. Ce jour-là, ils étaient toute une bande sur le pont, mangeant avec voracité les restes de la soupe de l’équipage et se doutant fort peu que, pendant ce temps, le scaphandrier visitait la quille de la frégate. Mais, quand ils virent la grosse tête ronde de ce monstre inconnu émerger de l’eau, leur effroi fut indescriptible ; en un clin d’œil, ils se jetèrent tous par-dessus bord, abandonnant leurs pirogues et leurs chiens, et nous les vîmes regagner la rive à grandes brasses.

De tels personnages cadrent bien avec les sites étrangement sauvages qu’ils habitent et l’on peut, au milieu d’eux, se croire transporté à l’époque reculée de l’homme préhistorique. Sous leur ciel noir, dans leurs forêts primitives, d’autres hommes feraient moins bien et l’effet en serait moins saisissant.



À BORD DU VAUDREUIL
Octobre 1871.

Les premières belles journées d’octobre, l’avril du printemps austral, apportent maintenant à toute cette nature un charme moins sévère.

Des sites d’une rare splendeur se réfléchissent dans l’eau calme. Tous les oiseaux de mer du Sud, les grands albatros, les damiers et les pétrels gris suivent en masse le navire dans sa course tranquille et décrivent des courbes folles autour de lui.

Notre dernière relâche est au Havre-Eden, une baie ravissante qui précède le golfe de Penas, — et puis, notre mission terminée, nous reprenons en pleine mer le chemin du Pérou[4].



Rives de l’Île Moorea (Polynésie).



FRÉGATE LA FLORE
Valparaiso, 23 juillet 1872.

Nous sommes arrivés ce matin de notre cher Tahiti, après une traversée rapide, et j’ai été surpris de retrouver ici une foule d’impressions que j’y avais laissées sans m’en douter… Pourtant, c’est toujours un peu la même chose, on éprouve en tout lieu certaines impressions intraduisibles, elles dépendent beaucoup des circonstances et sont surtout particulières au climat, aux aspects du pays, au parfum de la campagne. En partant, on en emporte quelques-unes avec soi ; mais toujours on en laisse, qu’on ne retrouve que plus tard, quand on revient.


Arunoore-Moetia (Tahiti).

Cette grande baie, ces goélands, ces montagnes rouges, ces pics des Andes couverts de neige, invraisemblablement hauts, qui se détachaient, à l’aube, en rose groseille sur le ciel vert pâle, j’ai salué tout ce monde comme d’anciens amis. Cette vue a fait revivre en moi une quantité de vieux sentiments oubliés, très difficiles à définir, relatifs à notre arrivée dans les mers du Sud…

C’était ici, il y a quelques mois, que j’avais pu déménager du Vaudreuil où j’étais si mal, pour embarquer sur la bonne frégate la Flore et partir enfin pour Tahiti, ce qui réalisait le rêve de toute mon enfance.


La journée est radieuse, le ciel pur et sans nuage ; c’est une de ces claires journées d’hiver, déjà tièdes, qui font sentir le printemps par anticipation, et, après les vents froids et les coups de mer, il fait bon se chauffer au soleil.

Dans l’après-midi, trois lettres de France…



La case des parents de Rarahu (Tahiti).



LETTRE DE PIERRE LOTI À SON AMI JEAN B… OFFICIER DE MARINE
Rochefort, 26 mars 1873.
« Cher petit frère,

» Je ne sais ce que tu es devenu, depuis que nous nous sommes quittés, je ne sais où te prendre, ni où t’écrire.

» Après t’avoir dit adieu à la gare de Juan, la semaine dernière, j’ai repris tristement le chemin du golfe ; il y avait pluie et coups de vent, un temps affreux, une vraie désolation ; les arbres étaient brisés, les chemins jonchés des fleurs et des branches des orangers. Je voyais l’escadre sous les feux, prête à partir.

» J’ai rôdé tout le jour dans la campagne, ne sachant que devenir, trempé jusqu’à la peau. J’ai déjeuné avec des œufs et du pain noir, chez ce vieux pêcheur qui a l’étrange baraque que tu connais, sur la plage.

» À la tombée de la nuit, tous les bateliers du pays ayant refusé de mettre une barque à la mer pour me conduire à bord, je suis monté à Vallauris dîner dans une auberge, et puis j’ai été me coucher à Cannes, toujours avec de la pluie sur le dos, par torrents.

» J’ai su à l’hôtel que sœur Christine, craignant que je me fusse noyé, avait quitté la villa pour aller aux informations.

» Le lendemain seulement il m’a été possible de regagner le bord. Je suis arrivé juste à temps pour prendre le quart de midi à quatre heures et faire les manœuvres suivantes : larguer les voiles en bannières, croiser les perroquets, embarquer et débarquer la chaloupe, canot à vapeur, etc.

» Dès quatre heures, ma permission signée, je suis reparti, par un temps devenu tout à coup magnifique, quittant sans regret la frégate[5] !

» J’ai fait une dernière promenade à Vallauris pour retrouver l’endroit que nous appelions « le coin de l’Île de Pâques » et celui où nous chantions des airs tahitiens. C’était une soirée radieuse ; les orangers embaumaient, j’en ai cueilli d’énormes bouquets pour les distribuer à Paris.

» Et j’ai passé encore un moment tranquille et heureux à rêver de nos beaux projets, dans ces chemins de Vallauris que nous avions déjà si souvent parcourus ensemble. — Nos six mois de congé, cher petit frère ! Nous soupirions après depuis si longtemps ! Depuis que nous avons commencé à courir le monde, quel bonheur ce sera maintenant de te recevoir à Rochefort !

» Je me suis embarqué à la nuit pour Cannes et pour Toulon.

» Croirais-tu, petit frère, que j’ai quitté avec un vrai regret notre pauvre chambre de Toulon et que, avant de partir, j’ai pris un croquis du chat ?

» Cela se passait vendredi. Samedi soir j’arrivais à Paris et, depuis ce matin, je suis dans ma famille. »



DU MÊME AU MÊME
Rochefort, 25 avril 1873.
« Mon cher frère,

» Je m’occupe à arranger convenablement, dans notre petit musée, nos coraux et nos souvenirs de Tahiti, pour que tu trouves tout en bon ordre quand tu viendras ; mais si tu ne dois pas venir, je pense que je n’aurai jamais le courage de continuer et que je laisserai tout en l’air.

» Ma sœur est partie hier. Le semblant d’été que nous avions depuis quelques jours est parti lui aussi ; ce matin, nous sommes retombés en hiver, avec un temps gris et presque froid : tu sais que cela ne contribue pas à me rendre gai et à me faire envisager l’avenir sous des couleurs attrayantes.

» Et puis, surtout, une fois enseigne, je crains d’avoir dit adieu à Tahiti pour toujours. »



DU MÊME AU MÊME
Cherbourg, 27 juin 1873.
« Cher frère,

» Je t’écris de ta chambre de l’Hôtel du Nord que, dans une heure, je vais quitter avec peine, parce qu’elle est encore toute pleine de ton souvenir. Il n’y a pourtant plus ce désordre qui faisait sentir ta présence, mais j’ai toujours devant moi la rade, et, au premier plan, ton jardin, avec la nymphe au milieu ; je me suis attaché à tout cela à cause de toi. Depuis ton départ, j’ai été très occupé, ce qui a été un bonheur, car je n’ai guère eu le temps de réfléchir.


» À Paris, samedi dernier, j’ai eu des nouvelles de Tahiti par V…, le fils du missionnaire, que j’ai rencontré se promenant devant la « Maison Dorée ».

» Tous les Européens que nous avions connus là-bas sont partis.

» La petite Pomaré est morte et cela a été une grande consternation dans tout le pays ; les Tahitiens se sont coupé les cheveux en signe de deuil, les himénés et les cérémonies funèbres ont duré quatre jours, tous les Indiens des îles voisines sont venus y assister. La vieille reine Pomaré s’est fait bâtir une case près du tombeau de sa petite-fille et s’y tient constamment enfermée.


» Hier, j’ai été voir la pauvre Emma que j’ai trouvée seule. Elle m’a chanté la Valse des feuilles et ce morceau à demi-voix des Yeux noirs qu’elle disait n’avoir pas voulu chanter depuis ton départ de Cherbourg ; cela nous a vivement rappelé cette époque de notre vie et peu s’en est fallu qu’elle ne terminât son chant par des larmes… Je ne sais trop que penser d’elle, ni comment la juger, mais je crois que c’est mon devoir de conserver avec elle des relations d’amitié. »



DU MÊME AU MÊME
Rochefort, 5 juillet 1873.
« Frère chéri,

» Grâce à M. de Ségur, que j’aime déjà beaucoup, je vais te rejoindre bientôt au Sénégal. J’ai l’ordre officiel d’embarquer sur le Pétrel ; les moyens de transport seront fixés prochainement par une seconde dépêche ministérielle. »



LETTRE DE PIERRE LOTI À SA SŒUR MARIE
Dakar, dimanche 3 octobre 1873.
« Bonne petite sœur,

» Il est une heure de l’après-midi et la ville de Dakar est plongée tout entière dans les douceurs de la sieste.

» Je veille seul pour t’écrire, en prévision du paquebot qui peut, d’un moment à l’autre, nous arriver ; je suis d’ailleurs sur mon balcon, dans un siège confortable, et comme je n’ai pas de vis-à-vis qui me gêne, je domine toute cette rade unie comme un miroir.

» Représente-toi cette mise en scène qui m’est déjà familière : au premier plan, le Pétrel immobile, des requins s’ébattent autour, et, là-bas, de l’autre côté de la baie, jusqu’à perte de vue, de grandes plaines de sable désertes ; pas un souffle dans l’air où des vautours passent et repassent sans bruit, une terrible chaleur et un silence complet…

» Tout cela a du charme, mais tout cela est triste, et la perspective de passer deux années en présence de ces mêmes choses est par moments pénible…

» Il faisait beau en Saintonge quand tu m’écrivais ; peut-être avez-vous encore aujourd’hui un de ces doux dimanches d’octobre, au soleil un peu pâli, comme ceux qui me rappelaient toujours tant de chers souvenirs d’enfance.

» Ici, à Dakar, les feuilles jaunissent et commencent à tomber, mais l’hiver est la plus belle saison du Sénégal, et en novembre, quand les grandes chaleurs seront passées, nous irons faire notre tournée annuelle dans les rivières du Sud.

» Je traverse une époque de paresse et de nullité ; je n’ai rien dessiné encore, et pourtant les modèles ne manquent pas. Le Dakar des blancs est grand à peine comme le village de Fontbruant ; en dehors de cette zone, tout est étrange et on voudrait tout peindre ; dans la ville noire, on ne sait où courir. Je m’y mettrai à la belle saison, je suis obligé aussi d’attendre les couleurs que je vous ai demandées, car on ne trouve rien ici.


» L’Illustration m’est tombée sous les yeux ce matin et mon désappointement a été complet. Ils n’ont fait paraître qu’une partie tronquée de mon texte, accompagnée de deux de mes plus mauvais dessins, qui sont du reste on ne peut plus mal gravés ; c’est décourageant. »



À BORD DU PÉTREL
Dakar, octobre 1873.

Aujourd’hui 28 octobre, deux lieutenants d’infanterie de marine et moi avons dîné chez notre camarade commun, le sous-lieutenant aux tirailleurs.

Les négresses Célina et Suzanne servaient à table et dansaient dans les entr’actes.

C’était société choisie et l’on chercherait fort loin quatre personnages plus différents, se plaisant davantage. Jamais pourtant dîner ne fut plus triste, ni conversation plus lugubre.

Notre hôte, le sous-lieutenant aux tirailleurs, était un jeune prince, ruiné à vingt ans à la cour d’Autriche ; les deux lieutenants d’infanterie de marine étaient, l’un un garçon pauvre, ancien matelot, officier à trente-deux ans à force d’énergie, l’autre un gommeux parisien.

La maison de notre hôte était isolée dans le nord du quartier noir, près de la mosquée. Sa terrasse dominait la grande plaine, où se dansent les grandes bamboulas, et dominait aussi la mer.

Après le dîner, j’ai dessiné sur l’album du prince son singe, ses négresses, puis je l’ai dessiné lui-même.

Des distractions extravagantes terminèrent la soirée dans les rues. La plus réussie fut de provoquer un bruyant attroupement de chiens nocturnes à la porte du gouverneur.

À minuit, hélé le Pétrel sur le quai désert.



À BORD DU PÉTREL
Embouchure de la Mellacorée, Guinée, novembre 1873.

Par une belle soirée des tropiques, nous mettons le pied à terre à Benty et immédiatement on nous conduit chez miss Mary Parker.

Miss Mary, la reine du lieu, se trouve dans une case de chaume, où sont amoncelés les objets les plus divers, — sorte de capharnaüm où l’on vend de tout, — d’ailleurs l’unique magasin de la contrée.

Miss Mary, qui peut avoir vingt ans, est originaire de Sierra-Leone, spécimen très réussi, je l’avoue, de ces races nègres qui parodient là-bas les costumes et les allures britanniques. Miss Mary est noire et crépue ; c’est une sorte de compromis piquant entre la miss exotique et la guenon ; créature comique, mais qui a de l’esprit et même du charme.

Le poste de Benty, à l’entrée de la rivière Mellacorée, ne se compose que de quelques huttes d’indigènes et d’une seule maison, très blanche et entourée de beaucoup de fleurs ; le tout est enfoui dans des arbres des tropiques. Et, quand on sort des tristes sables de la Sénégambie, ce serait charmant si on s’y sentait vivre comme ailleurs ; mais, ici, de même qu’au Gabon, on est saisi dès l’abord par un malaise indéfinissable, la chaleur énerve et la fièvre est dans l’atmosphère.


Les journées se passent pour nous en promenades et en chasses pleines de fatigues et de péripéties, et, chaque soir, on forme club dans le capharnaüm de miss Mary. Il règne dans cet établissement une chaleur concentrée inimaginable et un parfum aromatique sui generis.

Miss Mary reçoit avec un cérémonial anglais qui, en tout autre lieu, serait assommant, mais qui amuse ici, dans cette case perdue de jeune négresse.

Elle profite du reste de ces soirées pour nous vendre une quantité de choses, en nous versant à flots de l’eau tiède et plusieurs décoctions de plantes amères.

On s’enfonce dans ces forêts de Guinée par des chemins à peine tracés, où les serpents abondent… Jamais de bien-être, jamais de fraîcheur dans ces sentiers ; qu’on y passe le soir, la nuit, à l’aube, c’est toujours la même atmosphère suffocante et humide ; on sent que tous les parfums de toutes ces plantes sont malsains et partout on respire la fièvre…

Des marais, encombrés de palétuviers et tout à fait inaccessibles, couvrent une bonne moitié du sol et entretiennent, autour de leurs eaux chaudes et dormantes, des miasmes mortels.


Dans les marais, aux environs du Cap Verd (Sénégal).

Ce pays restera sans doute indéfiniment un lieu d’exil fermé à toute civilisation, et les Européens n’y viendront jamais qu’en fugitifs chercher fortune au risque de leur santé et de leur vie…

Quand le moment vient pour nous de quitter la Mellacorée, miss Mary est dans une agitation extrême, elle ne peut suffire à emballer tout ce qu’elle nous a vendu et s’embrouille dans ses paquets. Nos achats consistent en nattes, en colliers de graines appelées soumaré, dont l’odeur âcre et pénétrante est un des parfums qui caractérisent la côte de la Guinée, et surtout en gourous, petit fruit au goût de glands de chêne, qui croît ici en abondance et dont les nègres sont très friands au Sénégal.

Dans sa précipitation, miss Mary perd sa résille, ses cheveux courts et crépus, divisés en tresses rigides, se dressent sur sa tête comme une infinité de petites antennes de l’effet le plus comique.


Dans les dunes du Cap Verd.

— Toi n’as pas miré mes cornes ?… dit-elle. (Tu n’as pas vu mes cornes ?) Il n’y a plus rien chez elle de la miss, la guenon a pris le dessus ; mais elle est si drôle et si bonne fille qu’on ne serait pas éloigné de la trouver encore charmante. Avant notre départ, elle nous demande de lui rapporter de Saint-Louis, à notre prochain voyage, un chapeau orné de fleurs roses pour le choix duquel elle s’en remet à notre bon goût.



À BORD DU PÉTREL
Embouchure de la Miñez (Guinée), novembre 1873.

Hafandi est un village de huttes rondes, coiffées de toits pointus et surmontées d’ornements bizarres qui servent de perchoirs ordinaires à d’énormes vautours. Quelques arbres immenses, sans feuilles, d’une structure anormale et hors de proportion avec tout ce qui les environne, dressent, au-dessus des cases, leur silhouette grise et dénudée.

Autour du village, c’est une plaine couverte de hautes herbes sèches, et puis, de tous côtés, à l’horizon, c’est la forêt équatoriale, intensivement verte, avec son enchevêtrement de palmes contournées comme d’immenses fougères, d’arbres touffus, de lianes et, çà et là, s’élançant hors de tout ce fouillis, de minces et hauts palmiers droits comme des colonnes.

Nous sommes venus là pour traiter d’affaires avec Babou Manguil, chef de l’endroit, et on nous conduit vers ses quartiers qui sont une sorte de fortin entouré d’un mur de torchis percé de meurtrières. Ce personnage a d’ailleurs été prévenu de notre arrivée et nous a préparé une réception quasi officielle.

Nous trouvons la foule noire déjà massée à sa porte et Babou Manguil lui-mème vient à notre rencontre.



La fête, qui a lieu en notre honneur, commence par des chœurs accompagnés du bruit du tam-tam et d’une sorte de claque-bois tirant sa sonorité de plusieurs calebasses fixées au-dessous de son clavier ; les touches de cet instrument rendent une note juste, suivant la gamme nègre, et dont le timbre résonne d’une manière agréable.

Puis, nous voyons arriver une troupe de petits bébés de trois ou quatre ans, tous d’un joli brun rouge, bien ronds et bien luisants ; ils exécutent, au son du tam-tam, une danse de caractère très compliquée, avec des attitudes étudiées et une gravité de grandes personnes.



La réception terminée, il faut nous entretenir avec Babou Manguil de nos achats, qui seront ici de fines nattes du pays et que nous devrons lui payer en bonne monnaie d’argent.

La discussion du marché est longue, mais se fait d’une manière courtoise ; les femmes y prennent part et le public est tout oreilles ; au bout d’une demi-heure, le prix est tombé de moitié et l’affaire est conclue.



À BORD DU PÉTREL
Dakar, décembre 1873.

Un matin, nous partîmes pour Dakar N’Bango, dans une barque montée par huit rameurs noirs. Une idée drôle, de faire des parties de campagne dans un tel pays ! Il y avait avec nous trois Françaises de Dakar.

À la hauteur de Pop-N’Kior, nous laissons le grand fleuve aux eaux jaunes pour nous enfoncer dans le dédale des marigots sénégalais.

Dakar N’Bango se trouve perdu au fond des marais insalubres ; il y a une case abandonnée dont on nous a confié la clef pour nous y établir aujourd’hui ; quelques lauriers-roses croissent à l’entour ; mais cette case est située au milieu d’un bois où, chose exceptionnelle pour le Sénégal, le sol est rocailleux.

Nous passons là tout le jour.



Le soir, nous parcourons le bois. Le ciel a des teintes d’automne, le soleil descend derrière de calmes nuages roses ; on dirait presque une belle et fraîche journée d’octobre de France.


À suivre.

  1. Écrit beaucoup plus tard, ce chapitre inachevé devait se placer en tête d’un volume qui aurait fait suite à Prime Jeunesse.
  2. Cette histoire, écrite par Pierre Loti longtemps plus tard, a été publiée dans Fleurs d’ennui.
  3. Toute la partie du Journal de Pierre Loti relative à sa campagne de guerre dans la mer du Nord, en 1870-1871, a été perdue.
  4. On trouve ici, dans le journal, le récit d’une escale à l’Île de Pâques, déjà publié dans Reflets sur la sombre route, et ensuite, tout le manuscrit du Mariage de Loti.
  5. La Flore.