Un mâle (Lemonnier)/19

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 135-140).
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XIX



Un soir, elle trouva les portes closes.

Ce fut un grand saisissement. Elle fit plusieurs fois le tour de la ferme, cherchant une issue. Rien. La cour avait deux portes charretières ; celle qui donnait sur le verger s’ouvrait en deux parties. Les battants du haut pouvaient n’être pas fermés au verrou.

Elle prit une gaule et en appliqua le bout contre les vantaux, délicatement. La porte ne céda pas. Elle poussa de l’épaule ensuite les autres portes, l’une après l’autre. Impossible de les faire bouger. Alors elle pensa à une échelle, pour passer par-dessus le mur. Mais cela ferait du bruit. Elle renonça à l’échelle, et tout à coup, se voyant bien dehors, c’est-à-dire découverte et vendue, elle s’abattit sur le sol, avec un désespoir sombre.

Peut-être savait-on ses sorties ; un de ses frères avait pu lui jouer ce tour de fermer les portes avant qu’elle fût rentrée. Tout le monde l’accablerait le lendemain matin, quand elle serait vue, et elle entendait la voix sévère de Hulotte tomber de haut sur elle, comme un maillet. Que pourrait-elle répondre ?

Un bruit sourd, continu, lui arrivait à travers l’épaisseur des murs : c’était le mâchonnement des vaches broyant leurs herbages. Cette placidité lui fit envie : elle aurait voulu être, comme les vaches, couchée dans la litière des étables ; les bêtes, ça ne pense pas. Brusquement, une toux qui partait de la chambre du fermier la fit se dresser en sursaut. S’il l’épiait ! Elle se ploya, s’enfonça dans l’ombre.

Une main toucha la sienne. Cachaprès était debout devant elle.

— Viens, dit-il.

Une large joie éclatait sur sa face.

Elle fit de la tête un signe négatif, et tout en disant non, elle se laissait entraîner. Il avait passé son bras autour de sa taille et la soulevait à demi. Ils traversèrent le verger.

Il l’emportait comme un trésor et comme une proie. Une torpeur l’avait prise, elle se laissait faire. Ce couple s’enfonça dans le bois.

Là elle se débattit.

— Lâche-moi, cria-t-elle.

Et comme il retirait son bras, elle se jeta à terre, avec une explosion de larmes. Elle frappait le sol à coups de tête, se lamentant, et ces mots revenaient constamment à travers son désespoir :

— J’suis perdue ! Qui me rendra l’honneur ?

Lui, haussait les épaules, peu sensible à cette chose. Les mains dans ses poches, il se dandinait sur ses jambes. Il aurait voulu la consoler, cherchait des phrases. À la fin, il se pencha et lui dit :

— Est-ce que j’suis pas là, après tout ?

Elle eut un fier dédain.

— Toi ?

Et son regard l’embrassa des pieds à la tête. Il reprit, avec un peu de colère :

— Oui, moi, j’vaux-t-y pas un autre ?

Elle éclata. C’était lui la faute qu’une pareille chose lui arrivait. Il n’avait qu’à ne pas la retenir. À présent, elle était moins que rien ; elle découchait, elle était obligée de passer la nuit dans le bois. Les garces au moins ont leurs lits. Et amenée par le mot à d’autres idées, elle lui reprocha de l’avoir traitée comme toutes les salopes auxquelles il était habitué. Il avait eu des fréquentations malpropres. Ça se voyait bien. Sans ça, il l’aurait respectée, etc.

Il répondit une parole courte, terrible :

— T’avais qu’à pas t’laisser faire !

Cette férocité froide l’abattit. Il l’insultait à présent, plus tard il la frapperait sans doute ? Elle eut des larmes.

Il céda à un bon mouvement alors et s’assit auprès d’elle.

— Voyons, Germaine, tu diras à t’papa,…

Elle l’interrompit net :

— On ne s’vena plus. C’est fini.

Hein ? Qu’est-ce qu’elle disait ? Il demeura un instant immobile. Cette parole résolue l’avait étourdi comme une tapée de crosse. Enfin, il se leva, marcha à elle.

— Que je n’te voie plus, Germaine ?

Il tendait le cou, les yeux convulsés, comprimant sa poitrine de ses deux mains crispées. Il continua :

— Que je n’te voie plus ! Et c’est toi, Germaine, qu’as dit ça ! Tiens ! si c’était vrai, ben là ! je t’prendrais par le cou, comme ça, et j’te…

Il n’acheva pas. Elle avait poussé un cri.

Alors il tomba sur elle, les bras ouverts, hoquetant, secoué d’une énorme défaillance.

— J’suis bête, pour sûr. J’ai mal compris. Tiens, Germaine, faut pas m’dire des choses que j’pourrais pas comprendre. J’ai pas fait mes écoles, moi. Les gens des bois, c’est comme les bêtes qu’y sont dedans. Dis, Germaine, est-ce pas que t’as pas dit ce que t’as dit !…

Il s’embrouillait dans son émotion, ne trouvait plus les mots ; sa voix s’étouffa dans une fureur de baisers, et Germaine eut, à le voir aplati et docile devant elle, une fierté de dompteur posant son pied sur un fauve.

Elle se laissa attirer par ses mains tremblantes jusque près de lui ; et souriant, la face noyée dans une mollesse, il lui dit :

— Tu peux m’battre maintenant. J’me revancherai pas. J’ai plus de force. J’suis comme l’petit qui vient de venir à s’mère.

Elle le scrutait, curieuse et ravie.

— Tu dis ça pour m’faire accroire ?

— Ben, non, vrai ! J’suis pas un artiss, moi, j’joue pas la comédie…

C’est égal. Elle lui gardait rancune pour son mot de tout à l’heure ; et comme il feignait de ne pas s’en souvenir, elle le lui répéta. Mais il l’enroula dans ses bras et l’embrassa follement, tournant la chose en plaisanterie. Et elle sentit son dépit s’en aller à travers l’étourdissement des baisers.

Puis d’autres idées l’occupèrent.

Elle jouissait d’être éveillée au milieu du lourd sommeil des campagnes. Le silence l’impressionnant, un peu de frayeur se mêlait à la douceur de ses pensées. Jamais elle ne s’était trouvée dans l’horreur adorable des minuits ; et tout un coin de son être s’éveillait à d’inexprimables sensations.

Le frisson qui remuait le taillis venait mourir sur sa peau, comme l’haleine d’une bouche froide. Elle écoutait traîner dans l’air le bruissement profond des bois, et petit à petit, un assoupissement la raidissait.

Elle s’était blottie contre lui, la tête dans ses épaules sous la chaude enveloppe de ses bras noués autour de sa taille, et ils demeurèrent ainsi longtemps, confondus dans une joie muette de s’appartenir.

À la fin, ses yeux se fermèrent, tournés vers ce brun visage d’homme mêlé au bleuissement de la nuit.

Elle dormit.

Les bras de son amant lui servirent de lit jusqu’à l’aube. Ils étaient élastiques et chauds, mieux que la laine et la plume, et il veillait sur elle, évitant de faire un mouvement. La forme de ce corps imprimé dans sa chair était une volupté continue, dont il ne voulait rien perdre ; et il regardait onduler les pâleurs de sa gorge, avec un plaisir muet, comme la palpitation de son propre amour.

Un peu avant le jour, elle s’étira, et lentement ses yeux s’ouvrirent. Elle le vit comme à travers un nuage, immobile, ses larges dents blanches étalées dans un sourire.

Elle fut un instant à se rappeler. L’aspect des feuillages encore demi-couverts de nuit laissait flotter une stupeur dans ses prunelles. Elle ne savait pas bien pourquoi elle s’éveillait sur les genoux d’un homme, dans un pareil lieu. Puis la mémoire lui revenant, elle cacha sa tête dans ses mains, reprise par la honte. Et lentement, le matin se leva, faisant chanter les oiseaux.

Ils se rapprochèrent de la ferme.

Germaine entendit grincer les gonds des portes. Dans le verdissement du petit jour, une silhouette humaine s’agitait du côté de l’étable. Elle reconnut la vachère. Alors ce furent des adieux pleins de caresses. Tandis qu’elle se glissait, à travers le verger, s’effaçant derrière les arbres, il la suivait des yeux, lui envoyant des baisers d’un mouvement de la bouche. Elle traversa la cour, soudain disparut dans la maison.

La chambre de Germaine étant distante des autres chambres à coucher, elle put l’atteindre sans être entendue. Elle se déshabilla et s’étendit dans la tiédeur des draps. Un étonnement lui restait de cette nuit passée dehors et aussi une impression vague d’écœurement : ce découcher la diminuait à ses propres yeux, comme une déshonnêteté plus grande que les autres. Et cette disposition d’esprit s’aggravait d’une inquiétude terrible, à savoir l’attitude que le fermier et ses frères allaient prendre devant elle.

Elle les entendit se lever l’un après l’autre. Il fallut bien aller les rejoindre dans la cuisine et leur préparer le café du matin. C’était elle que ce soin regardait. Elle arriva mal assurée, tremblante, osant à peine lever les yeux, et tout à coup ses craintes se changèrent en joie. Ils ne se doutaient de rien ; on l’avait cru couchée et l’on avait fermé les portes.


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