Un mâle (Lemonnier)/26

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 197-202).
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XXVI



Le lendemain matin, P’tite, l’enfant aux Duc, vint à la ferme.

Cachaprès l’avait chargée d’une commission pour Germaine, avec mystère, et elle avait couru à travers ronces et souches pour arriver plus vite ; un peu de sueur perlait à sa nuque. Elle entra dans la cour, furtive, l’œil aux aguets, glissant sur le sol comme une rate. Un homme étant là à repasser une faulx, elle se cacha derrière un tas de fourrages, près de l’étable, et repliée sur elle-même, attendit qu’il fût parti. Elle vit passer une grosse fille rouge, balançant à ses bras des sceaux de lait, et cette blancheur écumante tiraillant ses yeux, elle la regarda osciller dans la pâleur de l’air, tant qu’elle put. Puis elle se reprit à scruter les fenêtres, le renfoncement des portes, les coins de la cour, n’osant pas avancer, à cause de la prudence que lui avait recommandée le braconnier.

Un désir furieux de voir cette Germaine tendait son cou sur ses épaules sèches ; mais aucune des figures qui traversaient la cour ne ressemblait au portrait qu’il lui avait fait d’elle ; et, sans bouger, aplatie contre le mur, comme une bête qui se tapit, elle guetta toute une heure. À la fin, une grande fille brune sortit de la maison ; sûrement, c’était elle ; l’enfant quitta sa cachette.

Germaine, entendant un claquement de pieds sur le pavé, se retourna et aperçut la maigre fillette qui la regardait de ses yeux immobiles, mordillant entre ses dents, sans rien dire, un bout de mouchoir noué autour de son cou.

L’enfant la dévisageait, colère, oubliant la commission qui l’amenait en sa présence.

Alors que les Duc n’avaient rien vu, ce petit cœur farouche avait deviné pourquoi leur fieu se faisait rare chez eux. Quelque chose l’avait avertie de la rivalité d’une amie plus puissante à le retenir qu’eux trois ensemble. Et, dès le premier moment, elle l’avait détestée.

Cette semence de haine avait grandi : c’était à présent une rancune irrémissible, traversée de rêves de vengeance sourde.

Plus d’une fois, elle avait suivi Cachaprès dans la forêt, sournoisement, s’attachant à ses pas, avec l’espoir tenace de voir surgir des taillis une face rieuse de femme. Oh ! elle eût donné le petit doigt de sa main pour la connaître ! Mais, rien : les taillis n’avaient pas livré leur secret ; elle avait dû rentrer ses rages. Et, enfin, l’occasion se présentait ; elle l’avait sous les yeux, cette créature qu’elle eût voulu dépecer avec ses dents. De dépit de lui trouver une peau lisse, dorée comme le soleil, son petit mufle se crispait. Pourquoi, comme la Duc, n’avait-elle pas la chair râpeuse et noire, le ventre plat, les yeux éraillés ? En outre, sa stature était haute et forte, et elle se rappelait une histoire qui lui était arrivée.

Un jour qu’elle était dans la forêt à ramasser des feuilles, une dame avait paru dans le chemin, habillée de velours, avec des découpures blanches qui mettaient sur sa robe des dessins de givre et qui étaient de la dentelle. On était aux derniers jours de l’automne : la dame marchait dans un rayon de soleil et toute sa personne reluisait comme la statue de la Vierge peinte en bleu et blanc, dans la chapelle de la Trinité, à une lieue des Duc.

P’tite était demeurée sur place, les mains en l’air, la regardant passer, très convaincue que c’était la sainte Vierge elle-même. Une voiture suivait, attelée de deux chevaux, avec deux grands domestiques qui avaient de l’or au chapeau, et doucement la dame et les chevaux s’étaient enfoncés dans la profondeur, du pas lent des visions.

Il lui sembla très nettement que Germaine avait quelque chose de la belle dame. Elle admirait, rageuse, avec une férocité dans les yeux.

Germaine s’impatienta.

— Ben, quoi ? Qui es-tu ?

La garçonne, sans cesser de mordiller son mouchoir, mâchonna quelques mots.

— Hein ? fit Germaine en baissant la tête.

Elle avait cru distinguer un nom.

L’autre parla clairement, cette fois. Elle lui dit qu’elle était envoyée par le braconnier ; il était dans le bois ; il voulait la voir immédiatement. Et tout en parlant, elle avait sous ses sourcils rebroussés des regards aigus comme des pointes de couteau.

Germaine haussa les épaules, avec dépit ; puis ayant réfléchi, répondit :

— Tu lui diras que j’peux pas. Non, j’peux pas, c’est bisquant. Ça sera pour une autre fois.

Elle portait ses regards autour d’elle, de crainte d’être surprise, et lui parlait bas, un peu penchée. Subitement elle vit ses méchants yeux noirs flamber comme des tisons, avec un mélange indéfinissable de plaisir et de colère. Et elle eut un haut-le-corps, devant cette chose peu naturelle qui trahissait une hostilité.

La petite demeurait plantée sur un pied, s’amusant à glisser l’autre pied le long de son tibia, d’un mouvement régulier, sans faire mine de partir. Germaine serra les dents, se sentant, elle aussi, de la colère contre cette méchante petite bête.

— Va-t’en. Quand j’te dis que j’peux pas, fit-elle.

L’enfant secoua la tête.

— Y m’a dit…

Et elle répéta ses paroles, à lui, avec l’obstination d’une consigne. Une joie la remuait au fond, c’était de voir que cette Germaine n’avait pas d’amour pour Cachaprès ; son instinct l’avertissait qu’on aime autrement.

Cette insistance finit par inquiéter la belle fille. Elle prit un parti.

— Eh bien, tu lui diras que ça sera pour dans trois heures, chez la Cougnole.

P’tite s’en alla sans prononcer une parole. Germaine regardait son buste mince et plat remuer tout d’une pièce, comme un mécanisme. Et subitement elle la vit se retourner et darder sur elle, une dernière fois, son œil noir irrité. Alors elle se rappela certaines paroles de Cachaprès concernant un sauvageon qu’il appelait la Gadelette. C’était cette gamine, bien sûr. Elle haussa les épaules, trouvant drôle qu’une fillette fût amoureuse de son homme, à elle.

La porte dépassée, l’enfant fit une grimace, montra le poing à la ferme et prit sa course à travers champs, riant à plein gosier et gaie d’une gaîté de pie dans les futaies.

Cachaprès l’attendait, dévoré d’impatience, des soupirs dans la gorge, et du plus loin qu’il la vit, courut à elle, criant :

— Ben, quoi ? Parle.

Elle hochait la tête, narquoise, prolongeant son silence avec une malice mauvaise. Alors il lui mit la main sur l’épaule, et plongeant ses yeux dans les siens :

— Dis ce qu’elle a dit. Ou j’te…

Elle éprouvait une joie cruelle à le faire languir et supportait ses regards hardiment, le dessous des yeux plissé par une joie sournoise.

Comme elle se taisait toujours, la main de l’homme devint pesante et ses doigts se mirent à lui broyer les épaules d’une pression qui augmentait à chaque instant, l’obligeant à ployer.

Elle eut un cri, dans sa rage et sa douleur.

— N’vient pas, glapit-elle.

Les mains lâchèrent prise, brusquement. Et le voyant assommé comme du poids d’un roc, impitoyablement, elle élargit sa blessure en racontant, avec des saccades de rire, qu’elle avait haussé les épaules, répété non plusieurs fois d’un air ennuyé ; puis, quand elle eut épuisé la souffrance en lui, elle eut l’air de se rappeler que Germaine serait dans trois heures chez la Cougnole.

Il faillit l’exterminer, mais la minute d’après, sa colère évaporée, il caressa ses cheveux, ses joues, son cou, et tout à coup la haussa jusqu’à sa bouche. L’enfant, d’un bond, se dégagea de ses bras, frissonnante, ayant à la peau comme une brûlure délicieuse, et se mit à courir, affolée, ainsi qu’une bête piquée par un taon. Jamais elle n’avait éprouvé pareille sensation, bien qu’il l’embrassât quelquefois ; et tandis qu’il l’appelait vainement par son nom, elle s’enfonça dans le bois pour y cacher sa peine et sa volupté.