Un mâle (Lemonnier)/29

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 221-226).
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XXIX



Des jours tristes commencèrent pour elle.

On la laissait aller et venir sans avoir l’air de la savoir là. Elle avait repris ses besognes accoutumées. Tantôt à la cuisine, tantôt à l’étable, elle était redevenue la fermière d’autrefois, et un besoin de s’étourdir dans le travail lui donnait une activité extraordinaire. Elle ne sentait un peu d’apaisement que dans la fréquentation des bêtes ; les bœufs aux champs avaient une paix qui se communiquait à elle. Mais, rentrée à la maison, le sentiment de sa déchéance la reprenait.

Un accord semblait s’être fait entre le fermier et ses fils pour la laisser à elle-même. On l’évitait. La bonne entente du passé s’était changée en une réserve froide qui l’isolait au milieu du train de la ferme. Quelquefois des mots étaient échangés, mais dits d’une fois, rapidement. Les après-midi s’achevaient ainsi, silencieuses et lourdes, ajoutant à sa peine l’accablement des soleils de juin. Le soir lui semblait une délivrance.

C’était le milieu du jour surtout qui pesait sur elle. Des ondées de chaleur brûlante ruisselaient alors sur les cours ; les toits d’ardoises rôtissaient, envoyant par les escaliers des bouffées énervantes ; les fumiers bouillaient, et une lassitude s’emparait de son corps, s’étendait jusqu’à son esprit. À quoi était-elle bonne désormais ? Il ne fallait plus penser au mariage ; les galants connaissant son histoire, chercheraient ailleurs des filles constantes et sûres. On la laisserait vieillir dans son coin, isolée un peu plus à chaque retour de saison ; et devant elle défilaient, solitaires, mornes, à perte de vue, les interminables jours de l’âge mûr. Est-ce qu’elle allait se soumettre à cette dure loi ? Est-ce qu’elle l’attendrait venir, ce déclin de sa chaude jeunesse ? Elle songeait dans ces moments aux filles qui s’en vont à la ville, les unes pour y vivre honnêtement de leur travail, les autres pour y faire la noce. Elle avait des parents à Bruxelles ; un cousin de son père, le garde, était concierge à Paris, et elle se souvenait, au sujet de ce dernier, de vieilles histoires contées par sa mère, où il était question d’une existence extraordinaire, faite de rigolades qui ne cessaient pas. Eh bien, elle partirait, elle irait trouver ce cousin. Peut-être avait-il des garçons ; sa vie, brisée ici, pourrait se reconstituer là-bas. Et cela se terminait en songeries qui l’amollissaient, la rendaient tout à coup paresseuse, au milieu de la besogne commencée.

Autour d’elle, la nature semblait lasse comme elle-même. Il y avait des moments où le paysage s’immobilisait dans une torpeur énorme. Les arbres mettaient sur le ciel irradié des silhouettes inertes. Le soleil pesait alors sur la terre de tout son poids, comme le mâle couvrant la femelle aux jours de l’engendrement. C’était, dans la création, comme une plénitude sous laquelle les hommes et les bêtes sommeillaient, énervés. Seuls, les fumiers bruissaient dans la cour, pleins de fermentation, et ce bruissement montait, se perdait dans le silence du jour.

Une floraison universelle constellait l’étendue. Les pâquerettes étoilaient les pentes, par jonchées, et les champs étaient pareils à des bouquets prodigieux étalés dans la clarté. Des taches roses signalaient au loin les luzernes. Les colzas flambaient des scintillations pâles qui s’étendaient de proche en proche, finissaient par se noyer dans l’horizon. Et la houle glauque des blés ondulait, par larges masses dormantes. Des myriades de points lumineux épinglaient la rondeur ventrue des buissons ; une phosphorescence allumait, le long des eaux, les berges gazonnées ; des coins d’herbage braséiaient, ensanglantés de coquelicots ; et le bleu, le jonquille, le rouge criblaient de paillettes ce tapis des verts sombres ou clairs.

Des courants d’odeurs musquées s’élargissaient au-dessus des végétations ; une ascension de parfums se faisait dans l’ascension des clartés ; à chaque frisson de vent, des bouffées s’épandaient, formaient une vaste nappe d’effluves qui, par moments, s’abattait. De grands papillons ocellés tremblotaient à ras des cultures ; des vols d’abeilles cognaient les fleurs ; les ruches et les nids étaient également en fête. Un chamaillis d’ailes remplissait l’épaisseur des arbres, devenus semblables à des lyres ; chaque branche avait ses oiseaux, chaque feuille avait ses insectes ; et des pieds à la tête, le tronc et ses feuillages bruissaient, ronflaient, chantaient.

À mesure que se pressaient les jours, cette gaîté de la terre s’accroissait, prenait des allures de ribote et de folie. Une pléthore gonflait les choses ; la sève, surnourrie, exaspérait les arbres qui, rendus turbulents, poussaient en haut leurs bras, palpaient l’air, agitaient des chevelures de feuilles. Des gommes s’accumulaient le long des écorces, trop plein de la circulation intérieure ; par les fentes coulaient les résines ; aux branches s’ouvraient des plaies par où s’échappait la vie, et très haut montait la clameur de la création fouaillée par l’enfantement.

Tout dégénérait en excès ; parfum, lumière, couleur, allongement des tiges, largeur des branchées, densité des fourrés, épanouissement de la fleur dans l’herbe, rondeur des bois à l’horizon. Les bêtes, gorgées de pâture fraîche, crevaient de bien-être sous de belles peaux lustrées Des poursuites incessamment bousculaient les halliers, les prairies et les haies. Moineaux, poules, palombes, roussins, ouailles s’accouplaient, effarés, vagissants, furieux. Des cris rauques de désir emplissaient le vent. Une férocité entrechoquait entre eux les sexes, sous le soleil plombant son vif-argent dans les moelles. Et l’ombre et la clarté aimaient, se caressaient, se pourchassaient, demeuraient pantelants à travers une tendresse inassouvie. Les sources avaient l’air d’être de la vie qui coulait, dans l’immense bruit de la vie en travail, et elles s’épanchaient murmurantes, douces, ayant quelquefois comme des gloussements d’amour, des pleurs mystérieux, ineffablement voluptueux.

Toutes sortes de choses anciennes rajeunissaient, s’éjoyaient, reverdissaient, les saules vermoulus, les pommiers rongés de chancres, les ormes laissés pour morts avec leurs ganglions et leurs goîtres. De vieux murs prenaient une somptuosité de manteau sous l’échevèlement doré des ravenelles. L’ornière s’enfleurait ; le grès s’égrettait d’un panache : la fissure des toits caducs laissait s’épandre une touffe éclatante ; les fumiers eux-mêmes se duvetaient d’une fleur rosée, germaient, entraient dans la noce universelle. Et sur tout cela, dardait le midi, ondulait le vent, coulaient les odeurs, bruissaient les feuillages, tantôt balancés comme des éventails, tantôt brusquement heurtés, quand l’ouragan s’amoncelle au ciel en larges nuages déchiquetés.

Germaine était prise de souvenirs aigus au milieu de ces effervescences de la terre.

Que faisait-il, lui ? Sans doute, il traînait sa rancœur sous les hêtres de la forêt. Ne pouvant soupçonner la cause de cette longue absence, l’espoir de la voir arriver alternait en lui avec la crainte de l’avoir perdue. Elle, se figurait sa peine, sa colère, sa solitude. Ah ! il l’aimait, ce va-nu-pieds, et d’un incomparable amour. Elle, au contraire, s’était refroidie ; une lassitude avait soufflé sur son feu, comme le vent sur une chandelle, tandis que le pauvre diable séchait sur pied, flambait comme une épine au feu ! Cela la remua. Elle se sentit revenir à lui par une reconnaissance. Personne ne l’aimerait jamais comme il l’aimait. Et elle s’en voulait de ses lâchetés à son égard.

Bah ! il en valait mieux ainsi. Petit à petit, sa passion à lui s’userait devant cette séparation qui se perpétuait. Et par une pente insensible allant de l’attendrissement à l’indifférence, elle se réjouissait presque d’être claustrée.

Puis, les jours se suivant, elle eut d’autres idées : le sachant violent, elle redouta un coup de tête. Un bruit de pas résonnant dans la cour la faisait se lever en sursaut, courir à la fenêtre toute pâle. Qu’est-ce qu’elle lui dirait s’il arrivait ? Il était capable de tout. Alors, s’affolant, elle allait à l’extrême, entrevoyait des catastrophes. Il lui avait dit un jour qu’il ne serait pas gêné de lui loger une balle dans la tête si elle le quittait. Un autre souvenir, celui du couteau qui avait chatouillé sa peau et auquel elle n’avait échappé qu’à l’aide de ses ruses, s’ajoutait au souvenir de ce propos.

Mais il n’avait pas reparu ; et elle s’en étonnait, regardait le verger, les pommiers, le bois, au loin, avec inquiétude.

Cachaprès faisant le mort lui semblait d’autant plus à craindre.


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