Un mâle (Lemonnier)/31

La bibliothèque libre.
Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 239-256).
◄  XXX
XXXII  ►


XXXI



Rudes journées pour Cachaprès que celles de cette dernière quinzaine ! Des colères de toute sorte l’avaient rendu farouche, avec des révoltes contre les hommes et Dieu. Ç’avait été d’abord de ne plus voir Germaine. Des jours et des nuits avaient passé sur cette après-midi où ils s’étaient donné de si furieux coups de bec dans la maison de la Cougnole. Pourquoi n’était-elle plus venue ? C’est donc qu’elle l’avait oublié, encore une fois ! Et le doute, qui si souvent déjà l’avait mordu, se représentait à lui, implacable et ne laissant plus de place à l’espérance. Fille damnée ! Il l’aurait voulu voir traînée en enfer par des démons, rôtissant dans les flammes, et lui-même emporté avec elle, narguant ses tortures. Ses instincts de carnage réveillés lui faisaient rêver des atrocités, des mortifications terribles, une Germaine saignante et suppliée. Elle s’était jouée de lui ; sûr comme il y a un soleil là-haut, il avait été la victime d’une farce sinistre ; ce Hayot et elle s’était moquée de lui ; on lui avait fait accroire ce qu’on avait voulu. Et il se rappelait sa froideur, ses paroles énigmatiques, cette attitude de personne contrainte qu’elle avait fait paraître si souvent.

Eh bien ! soit ! Tout serait dit. Lui, Cachaprès ferait une croix sur le passé, mais une croix à sa façon qui pourrait bien être du même coup celle qu’on mettrait au cimetière sur cette Germaine détestée. Aussi bien, il était las de colporter partout avec lui cette blessure profonde. Une bête blessée, ça se refait dans le bois ; mais sa plaie à lui n’était pas de celles qui guérissent. Il en avait assez de l’attendre éternellement, souhaitant sa chair, et d’être déçu. Ce n’était plus vivre, cela. Et le reste de la création n’était pas assez désirable pour qu’il pût se rattraper ailleurs de ce bonheur qui le fuyait, comme une proie insaisissable. Elle lui avait fait prendre en dégoût ses plus chères jouissances ; le métier d’homme libre qu’il pratiquait à la face du jour lui semblait abominablement ennuyeux à présent ; le bois et ses silences lui pesaient ; il était sans convoitises pour le gibier ; l’ancien ravageur, amolli par les songeries, laissait passer avec indifférence sous les feuillages les hardes agiles qu’il pourchassait autrefois.

Il avait en outre des tristesses nouvelles, inconnues ; il pensait à son enfance vagabonde et solitaire, aux siens qui comme lui avaient vécu dans les bois, un peu mieux que les sangliers et les loups, mais tristes, rudes, défiants, dans des huttes semblables à des tannières, ne connaissant ni le bien-être ni la douceur, sans désir, fermés à tout, insensibles à l’amour des jolies filles, à l’abondance du cellier, à la belle nourriture, vivant ensemble sans savoir pourquoi, mettant bas leurs enfants comme des petits, sauvages, sournois, sombres, finalement conduits à la fosse sans cortége, seuls au dernier comme au premier jour. Tandis que d’autres, les Hayot, par exemple, les Hulotte aussi, naissaient dans de bonnes et grasses fermes, étaient choyés dès leur bas âge, grandissaient au milieu de la bonne entente et de la joie, faisaient plus tard les messieurs, se mariaient avec de belles femmes et à leur tour avaient des enfants qui croissaient comme eux.

Il y avait donc sur la terre des gens qui ont tout et d’autres qui n’ont rien, des va-nu-pieds qui crèvent la faim et claquent des dents sur les routes et des richards cousus d’or qui s’entonnent à bâfrer au coin de leur feu ! Ce n’était pas d’hier que cette inégalité existait ; il le savait bien, mais elle avait glissé sur sa cervelle sans y laisser d’empreinte, tandis que maintenant elle sonnait en lui la révolte. Il était de ceux qui, dès le ventre de la mère, sont dépossédés de tout. Iniquité ! Iniquité ! N’était-il pas une créature humaine, pourtant ? Est-ce que parmi les animaux des bois les uns ont plus et les autres moins ? Est-ce que dans la société comme au fond des forêts, il ne faudrait pas la portion égale qui assure à chacun le dormir et le manger ? Tout au moins la richesse et la gaîté devraient appartenir aux hommes forts, aux êtres vigoureux, à ceux qui ont bec et ongles. Il se souvint d’un village où, un homme l’ayant appelé voleur et brigand, il avait pris cet homme à la gorge, en plein cabaret, un dimanche après vêpres, l’avait terrassé, et lui avait laissé sur le front, entre les yeux, la marque des clous de fer de ses souliers. Ah ! on appelait voleur et brigand l’homme qui chasse la bête au bois, comme si le bois et la bête étaient à Jean plutôt qu’à Pierre ? Est-ce que le bon Dieu a mis un commandement là-dessus ? Aveugles et stupides sont les rustres des champs ! Ils n’auraient qu’à s’armer de leurs fourches et de leurs faux pour être maîtres à leur tour, avoir des biens, vivre grassement, dominer les superbes et faire leurs enfants dans l’abondance de toutes choses. Brigand ! on était bien bête de ne pas l’être jusqu’au bout, de ne pas se mettre en rébellion contre l’injustice, de ne pas troquer sa vie de misère contre une vie indépendante et large.

Pendant deux nuits, il rôda autour de la ferme des Hulotte, tourmenté par le besoin de la vengeance. Des pailles étaient amoncelées dans les hangars : il n’aurait eu qu’à laisser tomber le feu d’une allumette ; toute la ferme aurait flambé ; à la faveur de l’incendie, il se serait coulé jusqu’à elle, et face à face, au milieu des flammes, il lui aurait crié :

— Ta maison, ton père, tes frères, tes domestiques, les bêtes de tes étables et de tes écuries brûlent à cause de toi. Hurle, démène-toi, appelle à l’aide ; je te tiens ; je veux voir ce que tes os feront de poussière.

Une répulsion native pour les œuvres lâches lui fit abandonner ce projet. Qu’est-ce que ces gens lui avaient fait ? Rien de mal. Il n’en voulait qu’à Germaine.

Elle lui avait montré un jour une des fenêtres de la maison, du côté du verger, en lui disant que c’était la fenêtre de sa chambre.

Un rayon de lune bleuissait les vitres, tandis qu’il les regardait, caché derrière la haie et ruminant des idées scélérates. C’était là qu’elle dormait, là qu’elle reposait demi-nue ; et il se figurait son corps superbe couché dans la tiédeur des draps, ses seins dressés. Une soif de voluptés féroce faisait bouillir son sang ; le cœur lui montait à la gorge, dans des spasmes ; il rêvait de monter jusqu’à elle, de lui coller sa bouche aux dents, et l’instant d’après, de lui plonger un couteau dans le cœur !

Le pré blanchit autour de lui, sans qu’il s’aperçût de l’approche du jour, et il demeurait couché à terre, contre la haie, hébété, regardant maintenant pointer dans les vitres, à la place de la lune blonde, l’aube rose qui montait.

Le bruit de la porte charretière s’ouvrant le tira de sa torpeur. Il prit la fuite et tout le jour courailla par la forêt, poursuivi par des idées rouges. La nuit tombée, il revint prendre son poste de la veille, guettant la fenêtre de sa grande prunelle sombre.

Par instants, il quittait la haie, se rapprochait de la maison, étudiait la hauteur des fenêtres. Une force le poussait ; il se sentait attiré vers cette chair dormante, de l’autre côté du mur.

Un tas de perches avait été remisé près de la barrière du verger, quelques-unes de belle grosseur. Il prit la plus résistante et la posa contre le mur. Ses mains tremblaient.

Le bout de la perche atteignait au toit. Il l’enserra de ses bras et se mit à grimper, mais le baliveau ayant craqué, il retomba sur le sol. Une épouvante s’empara de lui, alors ; il courut du côté du bois, se croyant poursuivi.

Le ciel était noir ; d’épaisses ténèbres couvraient la terre et un vent de tempête battait les arbres, ronflant au loin avec un bruit de grandes eaux. Les basses branches, ployant jusqu’à ras du sol, le fouettaient au visage. Il voyait osciller devant lui la masse confuse des taillis. Le bois, furieux, se cabrait sous les rafales, échevelant ses feuillages comme des crinières. Et constamment, le grondement profond du vent roulait, faisant aux grincements des cimes une basse qui, par moments, s’assoupissait, et tout à coup reprenait, finissait par engloutir les autres bruits dans sa rumeur continue.

Il rôda dans cette horreur jusqu’au matin. Autant que lui, la nature était bouleversée, et il se trouvait bien de la tourmente comme d’une sympathie avec sa peine. Puis la tempête cessa, petit à petit noyée dans des averses ; et les pluies durèrent deux jours.

Cachaprès quitta le bois et se rabattit sur le village. Il lui restait un peu d’argent. Cela paya le genièvre pendant une après-midi et lui donna l’oubli à bon marché. Bah ! pour une Germaine perdue, combien d’autres retrouvées ! Le péquet au poivre brûlait ses veines ; il avait un désir immodéré de ripailles. Mais l’argent ! L’argent !

Il eut recours à sa grande ressource : le bois. Il fit huit lieues de marche à travers ronces et genêts, pénétra dans les chasses gardées, et là recommença ce rude métier de la mort pour lequel la nature semblait l’avoir taillé. Il prit deux chevreuils au lacet, en tua un d’un coup de feu, fit une razzia de lièvres, braconnant et massacrant avec sérénité. Il avait eu soin d’aviser ses marchands, en sorte que le gibier tué prit la route de la ville, à la barbe des gardes. Le soir, il s’attardait dans les cabarets, payant bouteille, large, magnifique, aimant à imposer au paysan par de grandes allures.

La bière, le genièvre, le vin le mettaient dans une surexcitation permanente ; à boire et à trinquer, il oubliait sa peine, et quelquefois il mêlait à la soûlerie des casses qu’il payait avec une générosité superbe. Sa grosse vanité de gueux s’en donnait à cœur joie dans ces rigolades. Il faisait sonner haut ses dédains pour la canaille des champs ; il défiait les gardes ; il contait des aventures. Toute prudence était abandonnée au profit du plaisir qu’il avait à se magnifier, et il prenait des poses au bord des tables, debout, la tête en arrière, faisant des gestes immenses pour stupéfier son auditoire. Il fumait des cigares, jetait de l’argent aux filles, s’amusant à les dépoitrailler, puis les plantant là, ironique, désespéré à l’égard de l’amour.

La noce l’étourdit sans le griser. Il arrivait même que la bière, au lieu de l’égayer, l’abêtissait d’un noir chagrin. Il se mettait à l’écart, dans ces moments, ruminant des souvenirs, la tête dans les poings. Il était pris du dégoût de la vie ; il eût voulu être une charogne séchant au soleil, au milieu d’une clairière ; il frappait le vide de ses poings. On regardait saigner le colosse, curieusement. Quelqu’un s’avisa de le plaisanter un soir. Il se fâcha. Il y eut une dispute qui aurait tourné à la rixe, sans les paysans qui arrachèrent le plaisant aux mains de Cachaprès. Il haussa les épaules, disant que s’il voulait, il casserait les côtes à toute la bande. On le laissa dire.

Il jouait, aimant les surprises du gain et de la perte. Tout ce qui était apaisement à la blessure intérieure le trouvait prêt. Il faisait des paris. Une fois, il paria de prendre sous chaque bras un sac de pommes de terre, et, ainsi chargé, d’aller danser sur la place. Il gagna son pari. Une autre fois, il paria de boire dix pintes de bière en dix minutes, et il gagna encore.

Un jour, il fit porter un défi à un tonnelier du village qui passait pour n’avoir pas rencontré son égal en force. Le tonnelier, homme paisible, refusa d’abord, puis, poussé à bout par ses amis, accepta. On choisit un enclos pour se battre.

Le tonnelier ôta sa veste et la mit sur la haie, après l’avoir soigneusement pliée. Il était bâti en hercule ; ses épaules étaient massives et rondes, formant du côté des omoplates deux boules immenses ; ses muscles ressemblaient à des nœuds, bourrelant la peau inégalement.

Le rude homme se mit en garde. Cachaprès se lança. Une première feinte lui réussit. Il porta vivement les mains en avant, comme pour frapper à la tête. Le tonnelier para, découvrant le bas de son corps. Agile comme l’écureuil, l’autre alors empoigna sa jambe gauche, et lui passant son jarret derrière la droite, le culbuta. Ce fut un choc terrible : un bœuf s’abattant n’eût pas frappé le sol plus lourdement.

Le tonnelier se releva. Cachaprès, campé, l’attendait. Tous deux s’élancèrent. Il y eut un moment d’indécision. L’hercule souleva de terre le braconnier et le tint un instant suspendu. Il était le plus vigoureux incontestablement : mais Cachaprès était plus rusé et plus alerte. D’un coup de reins formidable, il se débarrassa, et, sans perdre une seconde, aussi prompt que la pensée, tandis que le tonnelier se détendait, il bondit, le prit en travers du corps et le coucha sous son bras.

Le tonnelier était bon enfant ; il fit la moue d’un homme qui s’avoue vaincu ; il soufflait ; ses pectoraux jouaient comme un soufflet de forge. Cachaprès, lui, tranquille, le souffle égal, sans trace d’animation, lampait un verre, dédaigneusement. Mais le colosse se rattrapa aux poids ; il paria de lever à bras tendu une souche d’arbre qui gisait dans l’enclos. Il empoigna, en effet, la souche, la remuant un instant, cherchant le point d’attaque, et lentement la leva ; ses biceps roulaient dans ses bras comme la boule sur la planche d’un jeu de quilles. Cachaprès essaya à son tour ; il ne put que hausser la souche et la laissa retomber.

— J’y suis ! fit-il.

Et il paya l’enjeu du pari, doublement.

Le tonnelier offrit alors de soulever une vache sur son dos. Personne ne voulant prêter la vache, il proposa de lever un cheval ; mais il y eut une prudence semblable à l’égard du cheval, et finalement, riant de son gros rire, il alla à une charrette chargée de pailles et gagea de la lever.

— Ça va ! fit-on.

On attela le tonnelier. Un collier de cheval fut passé autour de son cou robuste, et il se mit à piétiner, s’efforçant d’ébranler la charrette. Les roues bougèrent d’abord à peine, puis décrivirent un cercle, et la charrette se mit en mouvement. Les veines saillaient comme des cordes au front de l’homme qui, suant, rouge, enflé, s’inclinait verticalement, tirant de toute sa force. Des mains claquèrent, on cria bravo. Malheureusement, au bout de l’enclos, le terrain déclivait en pente légère. Le roulement de la charrette s’accélérant subitement, obligea le tonnelier à changer d’attitude, et, retenant cette fois sa charge au lieu de l’attirer, il s’arcbouta, ses talons enfoncés dans le sol. Mais la charrette continuant à glisser, les reins du tonnelier plièrent.

— À moi ! cria-t-il,

Cachaprès bondit, se pendit aux roues. L’énorme masse s’immobilisa. Il était temps. Une courbature avait pris le tonnelier en travers du dos et il allait lâcher prise. À deux alors, ils firent remonter la charrette jusqu’à la remise d’où le parieur l’avait tirée.

Cette vie de dépenses et de parades s’alimentait du gibier tué chaque matin. Il appelait le bois « son capital » ; c’était de là que lui venaient ses rentes, et il narguait les braconniers, ses confrères, qui, moins hardis, étaient talonnés constamment par la peur des gardes. Jamais il n’avait été plus audacieux. Il quittait la compagnie en disant qu’il allait poser ses collets et gagnait le bois ostensiblement. Une fois là, il se dérobait. Impossible aux gardes de le suivre.

Le garde-forestier de la localité était un homme déjà vieux et rongé de rhumatismes. Tout seul d’abord, il s’était mis à la poursuite du gaillard ; mais autant valait faire courir la tortue après l’écureuil. Il fit avertir l’administration que Cachaprès ravageait le bois. Deux gardes lui furent dépêchés. À trois alors, ils se postèrent, firent le guet, s’assurèrent des intelligences dans les cabarets où il pérorait. Des gens entraient la mine sournoise, s’asseyaient à la table voisine de la sienne, l’écoutaient dire sans en avoir l’air, puis s’en allaient rapporter aux gardes ses forfanteries. Il ne tardait pas à sortir. Ils le regardaient passer, sifflant, ses mains dans les poches, et calme, se glisser dans le bois du pas de flânerie. Les gardes le suivaient, épiant ses actions derrière les taillis.

Un soir, ils le virent se baisser, avec le geste évident d’un homme qui attache un collet. Tapis tous trois dans les buissons, ils attendirent qu’il eût fini. Il se releva, poursuivit sa route dans le bois, et, au bout d’un temps, de nouveau se baissa, avec le même geste. Il les promena ainsi pendant deux heures, posant ses collets de l’air indifférent de quelqu’un qui se sent protégé par l’épaisseur des feuillages.

La nuit tomba. Il se perdit dans le noir.

Cette fois, les gardes le tenaient. Chacun d’eux se posta à portée d’un des collets, jugeant que l’homme viendrait les relever au petit jour. Le matin se leva sur le bois ; Cachaprès ne paraissait pas. Ils demeurèrent jusqu’à midi. Personne. Alors ils se replièrent l’un vers l’autre, se sentant joués. Et, en effet, le coquin avait posé ses lacets dans la conviction qu’ils y viendraient. Tandis qu’ils se glaçaient à l’attendre dans l’humidité froide de la nuit, il levait tranquillement les lacets qu’il avait été poser à une demi-lieue de là, après s’être dérobé à leur poursuite.

Une rage s’empara des gardes. Ils embrigadèrent des aides, et tous ensemble, les jours et les nuits, battirent les taillis.

Cachaprès demeurait insaisissable. Quelquefois, il était aperçu distinctement à travers les arbres, et la minute après il disparaissait, devenait une ombre qui se confondait aux ombres de la vesprée. Une complicité s’établissait entre la forêt et lui. Il grimpait aux branches, se cachait dans leur rondeur touffue ou bien s’aplatissait derrière un buisson, sous les feuilles, tenant à l’aise dans le moindre repli de terrain, brun comme la terre, noir comme la nuit, immobile, invisible, abrité par le mystère profond des frondaisons. Les gardes passaient auprès de lui sans le reconnaître. Une nuit, blotti dans un chêne, il les vit s’allonger dans le chemin ; ils parlaient bas, étouffaient le bruit de leurs souliers, et la lune allumait d’une paillette le canon de leurs fusils, derrière eux. Il les laissa passer et, tout à coup, du haut de son perchoir, eut un rire saccadé qui retentit à travers les bruissements du bois. Cela les cloua sur place, comme pétrifiés.

D’autres fois, alors qu’ils se morfondaient à le guetter, trempés jusqu’aux os, dans la boue et l’ondée, Cachaprès, largement carré dans une chaise de cabaret, se livrait à des lampées ou abattait les cartes, narguant les pauvres diables qui l’attendaient sous l’orme.

Cependant le gibier diminuait. Les chevreuils, nombreux à l’origine, filaient maintenant par bandes clairsemées. Des biches rôdaient, inquiètes, cherchant leurs faons. Les mâles clamaient après leurs femelles. Cachaprès eut un excès d’audace. Revenant du bois une nuit, tout le village dormant, il déposa à la porte du garde principal six paires de soles, les unes à peines naissantes, les autres à larges pinces, et tout près, du bout de son doigt, il mit une vaste croix, ne sachant pas signer son nom. Le garde à son reveil vit cette ironie. Il y eut un redoublement de surveillance.

Peine perdue.

Cachaprès était un joûteur terrible ; il déroutait toutes les ruses et dépistait toutes les poursuites. Tandis qu’on le cherchait à droite, il opérait à gauche. Il devinait les allées et venues des gardes dans les bois et s’arrangeait de manière à les diriger sur un point pour être plus à l’aise sur un autre. Sauf les paysans à la solde des gardes, les autres étaient pour lui, l’aidaient de leurs renseignements par moments. Il savait par eux les remises des bêtes, leurs passages, la tactique des gardes, et en retour, prodigue à leur endroit de bière et d’argent, il leur apportait en outre du gibier qu’il mangeait avec eux, en secret, toutes portes closes.

Ses hâbleries contre les braconniers le perdirent. Ceux-ci s’exaspérèrent de l’entendre déblatérer dans les cabarets, et une jalousie s’ajoutant à leurs rancunes, ils conçurent le projet de le vendre. Cachaprès, pratiquant seul, pour son propre compte, était détesté de la plupart de ces hommes travaillant en commun, au profit de la masse. Ce solitaire était une gêne pour eux ; non-seulement il s’obstinait à ne point partager le bénéfice de ses rapines, vivant d’une vie large, mais il avait un instinct du bois qui lui faisait faire des rafles merveilleuses.

Un d’entre eux fut chargé de l’acculer dans un guet-apens. Il lia connaissance avec Cachaprès, trinqua, le laissa gagner aux cartes, finalement lui renseigna mystérieusement un endroit giboyeux, lui offrant de faire part à deux. Le gars, malgré sa ruse, accepta sans défiance.

On alla poser de compagnie les collets. Il faisait une belle nuit claire. La lune tissait entre les arbres une lumière bleue, pâle comme un brouillard. Les mousses, emperlées de rosées, luisaient. Et un peu de la chaleur du jour traînait encore dans les taillis, mêlé aux fraîcheurs profondes du bois. Les deux hommes se mirent à rôder dans les sentiers ; ils avaient quitté le cabaret sur le tard. Point n’était la peine de rentrer, et tout en devisant et lampant une bouteille de genièvre que Cachaprès avait apportée avec lui, ils attendirent les clartés de l’aube. Le ciel se lama d’argent, les bois frissonnèrent, le vent chamailla dans les taillis, ils entendirent l’éveil des nids, et, à pas lents, ils prirent le chemin qui menait aux collets. Une tache rousse s’élargissait sur l’herbe.

— Une hase ! cria Cachaprès.

Il fit une enjambée, se baissa vers la bête, et subitement fit un haut-le-corps. On avait touché au collet ; il ne reconnaissait pas son nœud.

Il eut un cri :

— J’suis vendu !

Au même moment, un froissement s’entendit dans les branches, et trois hommes se précipitèrent, l’enlacèrent de leurs bras. C’étaient les trois gardes. Le traître avait disparu.

D’un mouvement d’épaules, Cachaprès envoya bouler Bastogne, le plus âgé des forestiers, et prenant Bayonnet, le plus jeune, il lui cogna la tête de toutes ses forces contre un arbre. Un flot de sang jaillit du nez du garde, tachant les mains de Cachaprès. L’action avait été rapide comme l’éclair. Le braconnier fit un bond de côté, prêt à gagner le bois. Deux mains se posèrent sur son cou, solides comme des étaux. C’était Malplaquet, le troisième forestier, qui se pendait à lui.

Le forestier était vigoureux et subtil, ayant été braconnier en son jeune temps. De ce métier, il avait conservé l’adresse, les ruses de la bataille, les coups bien portés. Cachaprès bleuissait sous la pression, de minute en minute, plus forte de ses doigts de fer. Il ruait, se tordait, battait des reins. Malplaquet tenait bon.

Bayonnet et Bastogne arrivèrent à la rescousse, et tous trois ensemble alors tentèrent de le maintenir. Bayonnet lui passa une corde autour des jambes. Il rompit la corde, lança un coup de pied terrible dans le ventre du pauvre diable qui, hoquetant, alla rouler à terre et presque au même instant, fracassa le visage de Bastogne, de son poing largement abattu.

Malplaquet commençait à faiblir.

— Hardi ! hardi ! criait-il aux forestiers, sentant la crampe mordre ses doigts.

Bayonnet, à demi-détraqué, fit un effort, se traîna jusqu’à Cachaprès, lui jeta son poing en travers des yeux. Un étourdissement paralysa le rude gars, pendant un moment. Et Malplaquet, à bout de forces, hurla à l’aide, du côté de Bastogne, qui arrivait à son tour. Ses mains se détendaient comme un ressort usé ; il sentait, à d’irrésistibles mouvements du corps qu’il avait dompté jusqu’alors, son redressement prochain, et brusquement, Cachaprès s’affala sur le sol, de tout son poids, entraînant Malplaquet avec lui. Le forestier lâcha prise.

Il y eut un pêle-mêle. Cachaprès se roulait sur le sol, avec des soubresauts terribles, frappant de la tête comme un bélier et ruant comme un onagre, culbutant les gardes l’un après l’autre, par moments étouffé sous eux, la face contre terre, et mordu par leurs dents, étranglé par leurs doigts, couturé, échardé, saignant. Des cris haletants sortaient des poitrines, mêlés au choc continu des corps bondissant sur la terre élastique.

Cette bête à trois dos se convulsionnait, par saccades, avec des enlacements de jambes et de bras, où les corps se brouillaient, s’emmanchaient, avaient l’air d’une bouillie de chairs pantelantes.

Cachaprès se démenait dans le tas, employant toutes les ruses, pareil au sanglier harcelé par les meutes. Bastogne reçut un coup de tête qui le mit hors de lutte. Bayonnet fut aveuglé d’un coup de fourchette traîtreusement porté, et de nouveau le braconnier se trouva seul en présence de Malplaquet.

Une férocité s’empara de lui : une roue de feu tournait dans ses moelles ; il glissa la main à sa poche, en tira son couteau qu’il ouvrit au large, et plongea la lame dans les côtes du forestier. Puis se mettant debout, déchiré, en lambeaux, la face boueuse de sang, brandissant son couteau au-dessus de lui, il sauta par-dessus Bayonnet et Bastogne, bondit dans le bois.

Trois coups de feu retentirent : les gardes tiraient après lui. Malplaquet, soulevé sur ses genoux, épaula son fusil par un dernier effort. Le plomb siffla aux oreilles du fuyard, persilla le feuillage devant lui, et subitement il disparut dans la mer profonde des verdures, sauvé.

Sauvé, mais désormais en révolte contre la loi, c’est-à-dire traqué, obligé de détaler au moindre bruit, pourchassé de tannière en tannière. Une complication surgit : Malplaquet traîna deux jours et mourut. Il l’apprit d’un paysan qui, la nuit, lui apportait du pain dans le bois.

Tout fertile en ruses qu’il était, Cachaprès comprit que la position n’était plus tenable ; il aurait beau biaiser, se terrer, grimper à la cime des arbres, il finirait par être pris.

Le paysan l’avait averti qu’une escouade de forestiers battait les taillis dans leurs moindres recoins ; les gendarmes avaient été réquisitionnés également, et toute cette bande enveloppait les futaies d’un vaste filet. Une chance lui restait : gagner de nuit, par étapes ou d’une fois, la partie de la forêt qui avoisinait la hutte des Duc. C’était sa forêt, celle-là ; il en connaissait les moindres replis ; elle avait été mêlée à tous les instants de sa vie. Bien fin qui le pincerait là !

Dix lieues de marche étaient pour lui l’affaire d’une nuit, à la condition de n’être pas inquiété. Il s’approvisionna de poudre et de plomb, passa son fusil en bandoulière et se mit en route. Il marchait à grandes enjambées, évitant les découverts, s’abritant derrière les arbres, rampant au long des taillis, quelquefois s’arrêtant quand une rumeur lui paraissait douteuse, puis repartait du trot, alerte et souple du chevreuil, les reins ployés.

Il y eut un moment critique. Des voix lui arrivaient de loin, apportées par le vent. Il s’arrêta, écouta. Les voix, autant qu’il pouvait en juger, étaient celles de huit à dix hommes, marchant à sa droite. Par échappées, le bruit de cette marche s’entendait distinctement. Il se lança, prit un temps de course, ensuite écouta de nouveau. Aucun bruit, hormis le bruissement des feuillages.

Le petit jour blanchissait les hauteurs du ciel quand il passa devant la maison de la Cougnole. Il avait faim et soif ; un besoin de sommeil l’étourdissait. Il cogna à la fenêtre, du côté de la cour. La vieille avait le dormir rude ; elle ne s’éveilla qu’au carillon de ses vitres, tintant sous une grêle de coups.

— Fieu de Dieu ! dit-elle, passez votre chemin ; n’y a ici qu’une pauv’ bribeuse qui n’a plus que l’saint bon Dieu pour lui venir en aide.

Il glissa son nom à travers le trou de la serrure.

Aussitôt des pieds nus claquèrent sur le carreau et elle ouvrit.

— C’est toi, m’fi ?

— À boire !

Il ferma la porte derrière lui, s’allongea sur le lit de la vieille. Ouf ! il était rompu. Il demanda des nouvelles de Germaine. Elle haussa les épaules, n’ayant rien à dire. Et lui qui venait pour dormir, il fut pris de souvenirs aigus à la vue de cette chambre où ils avaient passé de si bons instants. La revoir ! Une envie furieuse de palper une dernière fois sa peau chaude et grasse lui faisait oublier le sommeil. Il mit de l’argent dans la main de Cougnole.

— J’suis pris si tu dis un mot ; les gardes sont après moi. Et tout d’même m’faut revoir Germaine ! m’faut, entends-tu ! Vas la voir. Et que j’crève après, j’men fous, sûr comme y a un Dieu, s’y en a un !

Il but, mangea, et ayant donné rendez-vous à la vieille dans un fourré, il détala.


Séparateur