Un mâle (fragments)

La bibliothèque libre.


Messageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine. Vol. 31) (p. 1-8).




CAMILLE LEMONNIER
—————
UN MÂLE
(FRAGMENTS)
———



Le jour de la kermesse arriva.

Dès le matin, une fermentation remplit le village. Les cabaretiers s’étaient approvisionnés de bières. Des pains d’épice avaient été étalés par tas à la fenêtre des épiciers. Et toute l’après-midi de la veille, les fours avaient brûlé pour la cuisson des tartes. Devant les portes, le pavé balayé reluisait de propreté. Des rideaux frais, relevés par un nœud de couleur, mettaient leur blancheur sur le noir des vitres. Un tapage de ménagères lavant à grands coups de balais les chambres des maisons traînait dans l’air. Dix heures firent sonner les cloches de la grand’-messe. Alors, les brosses et les seaux furent remisés, les bras rouges enfilèrent les manches des robes, et la gaieté commença.

Des hommes montraient sur le seuil des cabarets leurs faces détendues par une demi-ivresse. Ceux-là étaient en train depuis la sortie de la messe de huit heures. Une odeur de lampées montait de leurs blouses. Quand des groupes passaient sur le chemin, ils cognaient au carreau et les appelaient pour trinquer avec eux. Cela faisait petit à petit des rassemblements.

La chaleur étant très grande, on se mettait à la porte debout devant les tables. On se parlait nez à nez, l’un en face de l’autre, avec des gestes amples. Des affaires se traitaient. La finesse, aiguisée par le genièvre, mettait aux prises les marchands de grains et les marchands de bestiaux, arrivés du matin. On se secouait les mains ; des démonstrations d’amitié rendaient les yeux tendres ; et la tendresse augmentant, on se régalait de tournées réciproques.

Des verres vides encombraient par files inégales les tables poissées d’écume de bière. Quelquefois un mouvement brusque d’un buveur faisait bouger les verres, qui s’entrechoquaient avec des cliquetis. Ce bruit des verres se mêlait à la rumeur des conversations, celles-ci formant un bourdonnement sourd qui avait l’air de rouler sous les tables et par moments était dominé par des éclats de voix plus hauts.

Dans l’intérieur des cabarets, une fumée bleue battait les plafonds et de là retombait en nuage sur les gens assis. Des dos s’arrondissaient dans des sarraux indigo, lustrés par les filées de jour qui passaient sous les stores demi-clos. Des coudes nageaient dans de la bière ; sur les faces plus rouges grandissait l’ivresse.

Tout le monde fumait. Des étincelles braséaient au creux des pipes. Çà et là, une allumette éclatait, lueur phosphorescente dans l’obscurité brune. Les bouches rejetaient les bouffées de tabac, bruyamment ; des salives claquaient à terre ; parfois, un hoquet mettait comme une coupetée brusque sur le ronflement de toutes les voix parlant ensemble.

On entendait tinter les verres sur les plateaux portés par les servantes. Celles-ci, la robe troussée, circulaient difficilement, bousculées par l’animation générale. Un juron leur sortait des lèvres alors, tandis que les plateaux chaviraient à moitié dans un large épanchement de liquide. Puis des poussées les prenaient en flanc. Des mains talaient leurs gorges, par dessus les plateaux, et elles avaient à se défendre contre des libertés de gestes. L’échauffement des esprits se mêlait d’un peu de lubricité à la vue de cette chair mafflue qui frôlait les tables ; et à chaque verre, l’effervescence s’accroissait. Les torses se tassaient sur les chaises. Il y avait des écrasements d’épaules le long des murs. Des gens avaient l’air de s’être effondrés sous une tapée de coups de poing. Les mains faisaient dans le vide des mouvements vagues. Lentement, la bière assommait cette cohue. Et une odeur de brassin montant des caves où fermentaient les futailles, achevait de griser les cerveaux.

Dans les cours, le brouhaha n’était pas moindre. On criait, on cognait les tables, des rires battaient les feuillages et le bruit s’augmentait autour des jeux de quille, et du roulement des boules et des chamaillis de contestations. À tout instant, la boule partait, frappait la planche d’un coup sec, puis ronflait à ras du sol jusqu’à l’instant où les quilles cognées s’abattaient. Toutes les voix éclataient alors, criant le nombre des quilles abattues. Les joueurs avaient des trognes rouges sur lesquelles les charmilles mettaient un reflet vert clair.

Midi tomba sur la soûlerie.

Des grillements de beurre à la poêle sifflèrent dans les maisons. On entendit remuer les vaisselles dans les bahuts, et dans le relent des fumiers chauffés par le soleil, passa une odeur grasse de soupe au lard. Le besoin de manger crispant les estomacs, les cabarets se vidèrent. Les hommes allèrent nourrir leur ivresse d’une tranche de bœuf ; quelques-uns, après avoir mangé, se jetèrent pendant une heure sur des bottes de paille, au fond des hangars. Le soleil cuisait, du reste, allumant une réverbération aveuglante, à ras du pavé. Les toits de chaume, tapés à cru de ce jaune d’or de la lumière de midi, avaient des tons de poisson rissolant à la poêle. Des bouffées de chaudière sortaient des maçonneries surchauffées. Et, tout à coup, la gaîté un instant assoupie se réveilla. Cette fois, elle allait durer jusqu’à la nuit. Les cabarets se remplirent de tablées plus compactes alors. Un moutonnement de foule ondula aux abords des endroits où l’on buvait. Les pompes à bière gloussèrent sans discontinuer. Et le houblon fut absorbé par baquets.

Le seuil des portes était occupé par les vieilles femmes, en cornettes propres. Elles étaient assises, leurs mains repliées sur les genoux, et regardaient passer la joie dans le chemin. Le plaisir d’être encore de ce monde, après tant de kermesses dont elles avaient eu leur part, mettait une détente sur leurs faces boucanées, éraflées d’une infinité de raies. Leurs rides souriaient. Et elles demeuraient là, réjouies, remplies du temps passé.

Le village, à présent, débordait dans la rue. Des bandes de filles, au nombre de six et de dix, passaient bras dessus bras dessous, occupant la largeur du pavé. Leurs robes bleues, vertes, blanches, à pois rouges et jonquille, faisaient dans la lumière comme des trous de couleur. Et elles s’avançaient, marchant lentement et se balançant sur leurs hanches. La pommade donnait à leurs chevelures des brillants de plaques de métal. Des collerettes montaient en tuyaux dans leurs cous bruns. Les niaises baissaient les yeux, étourdies de leur luxe de toilette, et les autres hardiment jetaient de leurs lèvres rouges des volées de sourires aux garçons qui se poussaient du coude sur leur passage.

Une grosse concupiscence s’allumait dans la foule. Celle-ci s’écoulait le long des maisons, d’un mouvement continu qui traînait sur le pavé, avec un frottement monotone, et un peu plus loin gagnait la campagne, enfilait les sentiers, se débandait derrière les haies. Des marchandes avaient installé des tables contres le mur de l’église. C’était une invitation qui arrêtait les hommes, les filles et les enfants, les retenait devant les étalages avec des regards de convoitise. Il y avait là, sur des nappes à carreaux rouges et blancs, des bocaux de pains aux amandes, de boules en sucre, de gimblettes et de macarons. Des paquets de saucissons pendaient, plaqués de rondelles graisse. Des pains d’épices s’amoncelaient, avec leurs croûtes luisantes. Et sur les assiettes séchaient des tartes à la confiture de pruneaux, saupoudrées de sucre et de poussière. On voyait, en outre, des cigares, des pipes, des poupées à tête de cire, des mirlitons, des trompettes en bois, et, dans un carton spécial, des boucles d’oreille, des broches, des anneaux, toute une joaillerie de pacotille, émaillée de pierres rouges, jaunes et vertes, auxquelles le soleil arrachait des flambées. En face des marchandes, de l’autre côté de la place, des êtres noirs, patibulaires, avaient installé des tirs. Une chandelle étant la cible, il fallait la souffler avec la chasse de vent que faisait le coup en partant.

Il y avait en cet endroit une oscillation de monde planté sur les deux jambes, bouche béante. Des hommes à la file attendaient le moment de tirer. L’amorce posée, on prenait les fusils, on épaulait, les pieds distants, les coudes relevés, puis la capsule éclatait. Ce pétardement sec, qui ne finissait pas, s’ajoutait aux appels rauques des marchandes. Et tout à coup un orgue de barbarie fit son apparition au milieu des groupes.

Le musicien tournait la manivelle, les yeux perdus devant lui, hébété par la route qu’il avait faite, et de temps en temps d’une secousse des épaules remontait la bricole qui lui labourait la nuque. L’orgue, étant sonore, s’entendait de loin. Des ribambelles arrivaient en courant pour être plus près de la musique, et celle-ci grinçait avec des fioritures de flûtes piaulant sur une basse de tambourin roulant constamment.

La gaîté à présent s’augmentait de tout ce qui était bruit, lumière, spectacle, prétexte à crier et à rire. Des rondes s’épanchaient sur la place, déhanchées, les bras dessinant des oves au-dessus de la tête des danseuses. Cela cessait, recommençait ailleurs, avec des entraînements irrésistibles, en attendant que le bal ouvrît ses portes à l’estaminet du Soleil. Et une sueur montait de cette vaste flânerie sous un soleil brûlant. Les dos bouillaient ; les chemises collaient à la peau ; l’eau, par filets, ruisselait le long des tempes. On voyait les femmes cambrer leurs reins pour décoller de la chair leurs robes mouillées.

À trois heures, une poussée se produisit du côté du Soleil. On montait deux marches. Elles étaient assaillies d’un flot qui se tassait, se poussait, au milieu des indignations des filles froissées et des éclats de rire des garçons bourrant à coups de poing les rangs devant eux. Le flot se brisait dans la salle, allait s’abattre sur les bancs qui garnissaient les quatre murs, ou bien incontinent se mettait à tournoyer avec un élan effréné.

Deux clarinettes, un fifre et un tambour étaient installés dans la cage des musiciens, en surplomb sur la salle, et le fifre, d’un mouvement continu de la tête, battait la mesure, dirigeait son orchestre. La gaîté éparse à travers le village sembla alors se concentrer dans cette large salle du Soleil, qui tremblait, secouée par l’immense trépignement de tous les couples lancés à travers une danse endiablée.


~~~~~~~~~



Des cabarets s’échappait à présent un large courant d’ivresse. On entendait des bruits de querelles, avec des coups de poing sur les tables, et les chamailleries se mêlaient à des chansons psalmodiées par des langues épaisses. Dans les jardins, les boules frappaient les quilles avec fureur. Il y avait des paris désordonnés. Des paysans qui n’avaient qu’un toit de chaume et crevaient de misère, pariaient cinq cents francs sur les jeux.

Une mangeaille immodérée accompagnait la soif de boire qui tenait les estomacs. Des femmes plongeaient leur visage dans de vastes quartiers de tartes au riz. Des enfants barbouillés de prunes, aiguisaient leurs dents sur de la pâtisserie sèche. Et les hommes, tenant à deux mains des saucisses de viande de cheval, en tiraillaient à la force des mâchoires la chair filamenteuse. Ailleurs, on se bourrait d’œufs durs, et les pains d’épices achevaient de prédisposer les gosiers à de buveries incessantes.

La bande arriva au Soleil.

Il fallut bousculer en entrant une file de monde qui sortait. Les garçons se mirent en avant, ouvrant un passage avec les coudes, et les filles, pressées l’une contre l’autre, poussèrent de tout leur corps.

Un large rayon de soleil filtrant obliquement par les fenêtres ouvertes, mettait sur la salle un poudroiement vermeil dans lequel tourbillonnait une nuée lourde. Cette clarté les aveuglant, ils ne virent rien d’abord, et ils demeuraient sur place, la main sur les yeux, cherchant à se reconnaître. Puis les yeux s’habituèrent. Ils nommèrent par leur nom les danseurs et les danseuses.

Les musiciens s’étaient mis en bras de chemise. Une des clarinettes, assommé par la chaleur, gonflait les joues sur son instrument en fermant les yeux et ballant à demi la tête. Le fifre continuait à marquer la mesure avec de petits hochements écourtés. Le tambour, qui était le plus vigoureux, roulait imperturbablement ses baguettes, les sourcils froncés. Et de la cage où tous les quatre se tenaient, partait une musique aigre et glapissante, à laquelle les roulements cuivrés du tambour ajoutaient un peu de gravité.

Les couples tournoyaient. Chaque fois qu’ils passaient dans le rayon de soleil, une lueur rose illuminait les visages, enveloppait les vestes et les robes dans une échappée brusque. Des sourires immobiles crevaient la face béate des filles. Les garçons, sérieux, les yeux baissés, semblaient se livrer à un devoir de profession. Quelques-uns demi-gris, cramponnés à leurs danseuses et les entourant de toute la largeur de leurs bras, mettaient leur gloire à sauter très haut en frappant fortement leurs pieds à terre.

Ceux-là bousculaient tout sur leur passage. Un cigare planté dans le coin de la bouche, ils traversaient le bal avec des ruades de poulain lâché, sans tenir compte de la mesure. Par moments, un danseur, furieux, les rembarrait d’un coup d’épaule. Une vapeur montait des habits et formait au-dessus du bal une buée, grossie des fumées de tabac. Des filets de sueur sillonnaient les visages.

Germaine sentit une main se couler sous son aisselle. Elle se retourna vivement et vit le commis qui lui souriait. Alors, sans se l’être demandé, ils se balancèrent, et, au bout d’un instant, se trouvèrent emportés dans la danse.

Ce fut comme une contagion. Zoé fut empoignée à bras-le-corps par un des meuniers, Célina par l’autre, puis des cavaliers se présentèrent aux demoiselles Izard, et toute la bande se mit à danser.

Le commis était un grand garçon maigre, desséché par la noce. Tandis que les deux frères traversaient la bousculade des danseurs, s’aidant de leurs coudes et de leurs larges dos, lui se laissait entraîner, ne savait pas résister à la poussée des couples ; et tous deux alors étaient obligés de piétiner sur place, l’un en face de l’autre.

Cela finit par une déroute. Le commis, qui soufflait, à court d’haleine, avoua qu’il lui était impossible de continuer, et il reconduisit Germaine à sa place. Elle eut un haussement d’épaules, dédaignant d’instinct les êtres faibles.

En ce moment, du renfort envahit la salle. La Société des fanfares de l’endroit, son chef en tête, venait d’entrer. L’orchestre entama un air de valse. Il y eut un reflux général, comme d’un trop plein qui déborde, et Germaine se vit séparée du commis. Des visages rouges l’entouraient, crispés de larges rires. Et tout d’un coup, elle haussa les sourcils, prise d’un saisissement. Cachaprès était à deux pas d’elle.

D’un coup-d’œil, elle le vit tout entier, dominant cette cohue de toute sa taille, et une comparaison se fit dans son esprit immédiatement. Il était bien plus fort qu’eux tous : cela était visible. Et plus grand. Et mieux bâti. Il n’avait qu’à remuer les coudes pour les écarter. Et il arriva à elle, le sourcil irrité. Il lui prit le bras.

— Germaine !

Elle le regarda.

Il frappa son cœur d’un coup de poing et une moiteur perla dans ses yeux.

— J’vivais plus, depuis ce matin, fit-il. À présent, j’vis, puisque t’es là.

Elle fut touchée du cri.

Il avait mis sa fameuse veste, celle dont il lui avait parlé ; elle était de velours brun, à côtes. Le gilet et le pantalon étaient d’étoffe pareille. Et un col de chemise très blanc retombait sur un nœud de cravate vert, éclatant. Son torse carré se dessinait sous l’étoffe avec puissance, faisant tomber les pectoraux. Et comme les gens habitués aux besognes corporelles, il portait son costume avec une aisance incomparable.

Germaine fut reprise de la pensée que les autres hommes étaient bien étriqués comparés à lui, et machinalement elle regarda devant elle les dos bombés, les ventres débridés, le flottement des habits sur les épaules en biseau. Un chapeau de feutre mou, posé en travers sur ses cheveux noirs, lui donnait une crânerie martiale.

La cohue, tassée, incapable d’avancer, sautait sur place. Des têtes vacillaient, on ne voyait que des bouts d’épaules remuant, et un énorme battement de pieds faisait trembler le plancher.

— À nous deux ! dit-il.

D’un geste rapide, il lui prit la main, mit la sienne sur sa taille, et l’entraîna. Elle n’eut pas même l’idée de résister. Le large courant de sa force l’emportait, et subitement un vide se fit autour d’eux, Cachaprès tournait, cambré sur ses reins, comme pour une rixe. Ses pieds s’attachaient au sol de toute la fermeté de ses inébranlables jarrets. Il élargissait les coudes et carrait ses épaules. Ce fut une trouée.

La foule, repliée, oscillait, faisait des efforts pour s’écarter. Des cris partaient. Hé ! Attention, Hubert ! Hé ! Cachaprès, pas de bêtises ! Il n’écoutait rien, avançait droit devant lui, la couvrant de son corps, luttant de ses reins, de ses épaules, de son dos. Des protestations s’élevèrent. Un homme lâcha un mot vif. Cachaprès lui lança un regard froid et lui répondit :

— Toi, j’te repincerai t’à l’heure.

Le passage ouvert, d’autres couples se mirent en branle derrière eux. La circulation se refaisait. Il y eut une détente dans cette immobilité de toute une foule, et Germaine, balancée contre la poitrine de son danseur, avait un vertige doux. Un moment il cessa de tourner, et ils demeurèrent isolés au milieu de la foule. Elle sentait ses genoux contre les siens ; sa main froissait son dos. Et il la regardait avec un large sourire heureux, en lui chuchotant des mots caressants :

— Germaine, disait-il, t’faut-y que j’les ramasse par dix, vingt, cinquante ? Veux-tu que j’me batte contre eux tous ? Dis, que t’faut-y ?

Elle pensait alors à son premier danseur, le neveu de Izard, et elle admirait la force tranquille du braconnier. Ils repartirent.

La musique aigre la berçait entre ses bras, voluptueusement, et le brouhaha, les fumées, l’odeur humaine répandue dans l’air la grisant petit à petit, elle se sentait par moments défaillir. Une ébriété sale fermentait, du reste, dans cette salle où les chairs poissées se tassaient. Des rires récompensaient la hardiesse des hommes dépoitraillant les femmes. La pudeur de Germaine se défaisait au milieu de cette paillardise générale.

Quand la danse fut finie, il voulut l’entraîner.

— Nous boirons un coup.

Mais elle était avec des amies. Elle n’osait pas. Et puis, qu’est-ce qu’on dirait ? Et il répondait :

— Des idées ! Viens !

Elle céda. Une polka venait de commencer. Célina, Zoé et les filles du meunier dansaient. Personne n’était plus là pour la surveiller.

Il fit déboucher une bouteille de champagne. Comme elle le regardait étonnée, il frappa sur la poche de son gilet :

— Pas peur !

Et il commanda trois bouteilles d’un coup pour les camarades. Cela fit sensation. Des mains se tendaient vers les coupes, et des cris, des bravos se croisèrent.

— Vive Hubert ! À toi, Hubert ! T’as donc vendu le bon Dieu et ses créatures ? Vivat !

Ils étaient debout l’un contre l’autre, près de la porte, celle-ci les masquant à moitié. Elle agitait son verre, et de temps en temps y mettait les lèvres, à petites fois. Lui tenait la bouteille posée sur sa cuisse.

— Moi, j’boirais comme ça pendant six heures. Y en a pas qui boivent comme moi.

En désignant d’un mouvement de tête les autres buveurs, il ajouta, en haussant les épaules avec mépris :

— C’est pas des hommes !

Il se versa une rasade et continua :

— J’tai vue t’à l’heure. Tu dansais avec le neveu à Izard. Une fois, ça n’est rien, que je m’suis dit. Mais si elle danse deux fois, j’lui donne un mauvais coup, au neveu à Izard. Germaine, j’suis jaloux.

Elle se mit à rire.

— De quoi ?

— Tu l’sais ben, de quoi. De toi d’abord.

Elle remuait les épaules, secouait de petites tapes de son mouchoir sa robe grise de poussière, et répondait, un peu ironique :

— Eh bien, moi, non. J’suis pas jalouse.

Il se balança alors devant elle, souriant et lui disant :

— Si tu voulais, nous serions une bonne paire d’amis, tout de même.

Elle l’écoutait sans rien dire, les sourcils écarqués, gagnée par des songeries mauvaises. Et il répéta sa phrase, d’une voix sourde, très caressante :

— Nous serions une bonne paire d’amis, si tu voulais.

Elle fit un effort.

— Rentrons, dit-elle.

Le champagne qu’elle avait bu dissolvait ses idées. Elle voulut trouver un appui auprès de ses amies, mais elle les vit de loin, mêlées à un quadrille. Alors, comme elle faisait un mouvement d’impatience, il eut un mot brutal, terrible :

— C’est pas la peine. Faudra ben une fois que tu y passes.

Camille Lemonnier.