Un mari qui lance sa femme
UN MARI
QUI LANCE SA FEMME
COMÉDIE
EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase, le 23 avril 1864.
COLLABORATEUR : M. RAIMOND DESLANDES
Acteurs qui ont créé les rôles
De Jonsac : MM. Nertann
De Grandgicourt : Lesueur
Lépinois : Kime
Olivier de Millancey : Dieudonné
Robert Taupier, peintre : P. Berton
Monsieur Jules : Victorin
Joseph, domestique : Lefort
Lavalard : Blondel
Madame Rosine Lépinois : Mmes Mélanie
Madame de Tremble : Montaland
Thérèse de Millancey : Blanche Pierson
Laure Lépinois : Céline Chaumont
La princesse Douchinka : Sarah Bernhardt
Eglé, baronne de Grandgicourt
Madame Lavalard : Madame Dieudonné
Mademoiselle Lavalard : Madame Desjardins
Domestiques, invités
ACTE premier
Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.
Scène première
Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s’essuient les yeux. Madame Lépinois est assise sur le canapé
Voyons maman… ma soeur… ne pleurez pas !… je sens que ça va me gagner… et j’aurai les yeux rouges pour la cérémonie.
La cérémonie !… On va me prendre ma fille.
Ah ! je n’aurais jamais cru que ce jour viendrait si vite… Quand je pense que c’est aujourd’hui à midi… une pareille séparation !
Je viendrai vous voir tous les jours.
On dit cela.
M. Olivier de Millancey, mon prétendu, est un excellent jeune homme… qui sera heureux de vivre en famille… au milieu de vous.
Ton M. Olivier… c’est un gandin !… pas autre chose
Laure !
Tu es injuste… tu lui en veux !
Pourquoi vient-il m’enlever ma sœur ?… Nous étions si heureuses… nous ne nous quittions pas… Mais depuis que ce monsieur est entré dans la maison, vous chuchotez ensemble toute la journée… et on ne fait plus attention à moi !
Madame Lépinois se lève
Jalouse !
Mais lui va devenir son mari !… dans deux heures..J’ai à peine le temps de te donner quelques conseils.
À moi, maman ?
Ah ! ma fille, tu ne sais pas ce que c’est un mari !… Il y en a qui sont grognons, tatillons, désagréables comme ton… (Se reprenant)comme certaine personne que je ne dois pas nommer !
Elle veut parler de papa !
Heureusement, Olivier n’a pas ce caractère… il parait doux, aimable, facile… aime le donc, puisqu’il le faut…
Mais pas plus que nous !
Tâche de conserver son affection par tes soins, tes prévenances, tes câlineries mêmes !
Ah !
Oui, maman.
Pauvre enfant ! comme la maison va nous sembler vide sans toi (S’attendrissant.) Ah ! j’oubliais… si ton mari est mécontent de son tailleur… fais-lui prendre celui de ton père… (Pleurant) On lui fournit l’étoffe, et il est très raisonnable… (Sanglotant.) Je te recommande aussi son bottier… c’est un Suisse… qui a de la famille… (À part) Mon Dieu, que je souffre !
Madame !
Quoi ?
On apporte ceci pour mademoiselle Thérèse,… de la part de madame Trochu.
Ma tante Trochu !
Son cadeau de noce, sans doute !
Voyons ! Voyons !
Qu’est-ce que ça peut être ?… une cafetière en argent !
Une cafetière !
Elle contient au moins dix-huit tasses… voilà ce que j’appelle un présent utile !… Joseph !
Madame !
Places-la sur une des deux consoles, en évidence. ( Bas, à Thérèse) C’est le nouveau domestique que j’ai arrêté pour toi… il frotte et met le vin en bouteille. (À Joseph) Le coiffeur et la couturière sont-ils arrivés ?
Pas encore, madame.
Où est monsieur ?
Dans sa chambre… il s’habille…
Madame Lépinois, à part. : Pour le sacrifice ! (Haut) Je vais m’habiller aussi !… je veux être prête la première, pour présider à vos toilettes. (À Thérèse.) À bientôt, chère petite… Embrasse-moi encore… encore !…
Scène II
Toi ?
Oui, j’ai beaucoup réfléchi sur le mariage… c’est événement qui peut m’arriver d’un moment à l’autre.
Dans quelques années…
J’ai dix-sept ans et demi… ( Mystérieusement) et je crois qu’un de ces jours notre cousin Robert demandera ma main.
Robert ! qui peut te faire penser ?
Oh ! mille petits signes particuliers… à moi connus.
Mais espères-tu que mon père voudra l’accorder à un peintre… à un artiste ?
Pourquoi pas ? Robert est un excellent garçon… très rangé… et qui a du talent… Il a gagné vingt mille deux cent sept francs l’année dernière… c’est gentil, de trouver cela sur sa palette !… Enfin, si nous nous arrangeons… si je l’épouse, j’ai mon programme tout prêt… et je vais te le donner.
Voyons ton programme…
C’est surtout dans les commencements qu’il faut mettre son mari au pas et lui faire prendre de bonnes habi tudes… aussi, dès demain matin, je te conseille de mettre ton chapeau et de sortir…
Pourquoi faire ?
Pour établir ton droit… Si ton mari te demande où tu vas, tu lui répondras fièrement : "Je vais voir ma bonne petite sœur… nous avons à causer !… De son côté, quand il sortira… il devra te rendre compte de ce qu’il aura fait, des personnes qu’il aura vues…
Ça, c’est juste !…
Oh ! j’ai étudié la question, va !… Ah ! une recommandation capitale !… N’abonne jamais ton mari à un journal du soir !
Où est le danger ?
Vois papa… son journal arrive à sept heures… il le lit après diner… le sang lui monte à la tête… il s’endort… et la soirée est perdue !
Oh ! mais tu es très forte !
Autre détail très important !… donne l’ordre à ta cuisinière de lui servir, pendant quelques jours, son potage froid et sa salade dans des assiettes chaudes…
Thérèse : Ah ! par exemple !… et pourquoi ?Tiens ! pour essayer son caractère ! Tu verras tout de suite s’il est aimable ou grognon… et alors, si toutes ces épreuves-là réussissent, s’il est bien gentil, bien sage, s’il te laisse venir voir souvent ta bonne petite sœur… tu auras bien soin de lui, tu lui feras faire des petits plats sucrés, et tu le mettras dans du coton. Voilà comment je compte me gouverner avec mon cousin Robert… s’il demande ma main.
Mademoiselle… c’est encore un cadeau qu’on apporte de la part de M. et madame Langlumé.
Nos cousins !… Oh ! qu’ils sont bons !…veuillez faire mes remerciements.
C’est amusant de recevoir des cadeaux toute la journée. (À Thérèse, qui est en train de developper le paquet.) Dépêche-toi donc !
Ah !… une cafetière !
Encore !…
Ça m’en fera deux.
Sans compter le courant… la journée n’est pas finie.
Je vais la mettre sur l’autre console.
Ça fera pendant.
Scène III
Les Mêmes, Lépinois
Me voilà prêt !
Oh ! papa, que tu es beau !… gilet blancs, cravate blanche…
Et des gants blancs !… tu les as mis trop tôt, ils ne seront plus frais pour la messe.
C’est pour les faire… mais je vais les ôter. ( Il les ôte.) Thérèse !…
Papa ?
Ne t’éloigne pas… nous avons à causer… Comme père, j’ai le devoir de t’adresser quelques conseils à propos de la nouvelle carrière que tu vas embrasser.
Lui aussi ! je n’en manquerai pas.
Alors je vous laisse…
Non, reste… et écoute… cela pourra te servir… plus tard… (À Thérèse.) Ma fille… ce jour est un grand jour… parce que… un mari…vois-tu… un mari… attends ! j’ai jeté quelques notes !
Il tire de sa poche un papier assez volumineux.
Oh ! mais c’est un manuscrit !
"Ma fille, ce jour est un grand jour… tu vas associer ta destinée à celle d’un être supérieur… un mari est tout à la fois : un ami, un frère, un père… presque un être divin."
Oh ! ça…
Laure, taisez-vous ! (Lisant : ) "La femme toujours gracieuse et souriante doit… doit…"(Parlé) Qu’est-ce que j’ai mis là ? Ah ! (Lisant : ) " Doit s’appliquer à chasser du bout de son aile, les nuages qui de temps en temps viennent obscurcir le front de l’époux…"
Mais papa…
Laure, taisez-vous ! (Lisant : )"Le front de l’époux…" (Parlé) Qu’est-ce que j’ai mis là ?… Ah ! va te promener ! j’ai écrit ça très vite… (Serrant son papier) Je te le recopierai.
En double, papa ?
Je terminais en te disant que tu faisais un mariage inespéré… Tu épouses M. Olivier de Millancey, un auditeur au conseil d’État… possesseur d’une fortune très satisfaisante… N’oublions jamais que c’est à mon notaire que nous devons cette alliance, à laquelle je n’aurais jamais osé prétendre… moi, un ancien fabricant de chocolat…
Mais il me semble que nous le valons bien.
Laure, taisez-vous ! Une ère nouvelle s’ouvre pour toi, Thérèse… Tu vas te trouver lancée dans un monde étincelant… tu vas nouer des relations considérables… Au sein des grandeurs, n’oublie jamais ton père… ni ta mère… ni ta soeur.
À la bonne heure !
Et tâche de nous faire inviter dans les brillantes réunions auxquelles tu seras conviée.
Comment ?
Car, je ne te le cache pas… j’ai de l’ambition !… celle de sortir de ma médiocrité bourgeoise… Ainsi, mon enfant, je me résume… sois toujours d’humeur égale avec ton mari, qu’un sourire perpétuel fleurisse sur tes lèvres… Garde-toi d’être acariâtre, jalouse, quinteuse comme ta… (Se reprenant) comme certaine personne que je ne dois point nommer.
Il veut parler de maman…
Mademoiselle… c’est encore un cadeau !
Troisième cafetière !
De quelle part !
De la part de M. Barbara.
Mon parrain ! le marchand de porcelaine… Voyons !
Tiens ! il y a sur la caisse : "Fragile".
Joseph avec un marteau enlève le couvercle de la caisse.
Une assiette !… deux assiettes !
Un plat…
Une soupière…
Un saladier… Ah ça ! c’est son fond de magasin qu’il t’envoie là.
J’ai entendu dire qu’il allait liquider.
Bah ! tout cela est utile es ménage.
On place les porcelaines sur les consoles.
Scène IV
Peut-on tenter ?
Le cousin Robert ! Oui, oui, entrez !
Et prends garde de mettre les pieds dans les plats… Tu vois, nous rangeons les cadeaux de noce.
Bonjour, mon oncle… ( Aux jeunes filles.) Cousines…
Bonjour, Robert.
Comment ! vous n’êtes pas encore habillées ?
Oh ! nous avons le temps !… la cérémonie n’est que pour midi.
C’est juste… c’est moi qui suis en avance…
Franchement, je comptais sur vos jolies petites mains.
Trop de familiarité ! trop de familiarité !
Là !… à la bonne heure ! vous avez l’air de quelqu’un.
Merci, cousine. (Tirant de sa poche un petite paquet.) Maintenant, ma chère Thérèse, en ma qualité de parent et de garçon d’honneur, permettez-moi de vous offrir…
Comment ! vous aussi, Robert ?
Si c’est une cafetière, remportez-la.
Oh ! le joli coffret ! c’est d’un travail exquis.
Voyons. Il est signé Froment-Meurice.
C’est gentil ! c’est gentil.
Ça remue… il y a une petite bête dedans !
Encore une folie.
Ça ne mord pas ?
Non !