Un mariage à Strasbourg en 1770/II

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Un mariage à Strasbourg en 1770 (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 110-113).

II

LA VEILLÉE DE CENDRILLON


Les dames de Haütern étaient parties : les chambrières, tasses d’avoir travaillé, tout le jour aux parures de bal, se jetèrent sur leur lit pour reposer quelques heures. Les autres domestiques se couchèrent, après avoir remis du bois dans les poêles, et Sabine Lichtlin se retira dans sa petite chambre. Elle devait veiller, et bien loin de regretter le bal, toute jeune et belle qu’elle était, elle se dit : Enfin je vais avoir une soirée à moi, et jouir du silence et des souvenirs’ du temps passé !

Elle ajusta son feu, sa lampe, et, posant sur sa petite table un léger coffret de bois de rose, dont la clef ne quittait jamais sa ceinture, elle l’ouvrit et prit quelques lettres, quelques fleurs et une bague ancienne en or guilloché de noir, et dont le chaton était formé par une table de saphir. Elle relut ces lettres : Plusieurs d’entre elles, d’une écriture baroque et tremblée, et dont le cachet portait des armoiries, ne contenaient que quelques mots, presque toujours les mêmes.

« Chère petite amie, je vous attends demain pour étudier avec vous notre duo. »

L’une d’elles, plus mal écrite que les autres, disait : « Je souffre trop pour faire de la musique. Si je vais mieux demain, je vous enverrai le carrosse. Priez pour moi. »

Une enfin de ces lettres contenait ces mots :


« Adieu, Sabine, je ne vous verrai plus. Gardez cette bague de saphir en mémoire de moi et de celui qui vous aime et sera votre mari, s’il plaît à Dieu. Attendez-le jusqu’à ce que vous ayez vingt et un ans. Alors il viendra, et j’espère que vous l’accepterez. Adieu. Merci des heures heureuses que je vous ai dues. Gardez un secret inviolable sur tout ceci. N’en parlez qu’à celui qui vous remettra une bague semblable à la vôtre.

« Votre vieil ami,

« Comte Braünn. »



En relisant cette lettre Sabine se rappelait son défunt ami, le vieux comte Braünn, mort depuis un an seulement. C’était un musicien passionné. Malheureusement il n’était pas habile, et c’était un supplice que de faire de la musique avec lui.

Il habitait un vieux château voisin de la maison de campagne de Mme de Haütern, et, en souvenir de son mari, autrefois compagnon de chasse du comte Braünn, elle faisait quelques visites à ce gentilhomme, devenu infirme et n’ayant plus d’autre plaisir que de jouer du violoncelle.

Aux vacances, Sabine venait chez sa tante, et le comte ne tarda pas à savoir qu’elle jouait admirablement du clavecin. Il voulut l’entendre, étudia un duo pour le jouer avec elle, et insista tellement pour que la jeune fille vînt souvent chez lui, que Mme de Haütern consentit à la lui envoyer. Elle n’était pas fâchée de se débarrasser de Sabine, dont la beauté naissante éclipsait celle de ses filles, et la jeune musicienne prit l’habitude d’aller chaque jour, escortée d’une vieille gouvernante, tenir compagnie au comte Braünn.

Ses cousines la plaignaient fort de répéter vingt fois les mêmes morceaux de musique avec celui qu’elles appelaient le vieux podagre ; mais Sabine aimait encore mieux les fausses notes du comte et les récits de ses campagnes que les caquets frivoles des voisines de campagne de Mme de Haütern. Elle se sentait dans le monde pauvre et isolée, et d’ailleurs elle jouissait auprès du vieux mélomane d’un plaisir toujours cher et nouveau pour un noble cœur, celui de rendre heureux quelqu’un.

Quand il était las de musique, le comte, se faisant rouler dans un fauteuil, promenait Sabine par tout son château et son parc, et ne la laissait jamais repartir sans un présent de fruits, de fleurs ou de gibier.

Aux dernières vacances de Sabine ; il mourut, et elle le pleura comme un père. On ne connaissait pas d’héritiers au comte. Un écrit de sa main, trouvé après sa mort, déclarait qu’il avait fait un testament, mais que ce testament ne serait ouvert que le 1er mai 1770. Jusque-là, ses biens devaient être administrés par son intendant, autrefois son sergent au régiment de Royal-Alsace, homme d’une probité rare.

On était en 1769. Ces dispositions singulières firent jaser, puis on n’y songea plus. Le comte n’était pas très riche, et l’on disait ses biens fort grevés et ses affaires en désordre.

Une seule personne continua de songer à lui avec reconnaissance et attendit impatiemment le 1er mai 1770. C’était Sabine. Elle avait bien remarqué que le 1er mai était le jour où elle aurait vingt et un ans. Mais quel était ce personnage mystérieux qui l’aimait et deviendrait son mari ?

Elle avait beau rassembler ses souvenirs, elle ne se rappelait de rien qui pût la mettre sur la voie. Mais enfin elle ne pouvait douter de la parole de son vieil ami, et cette voix d’outre-tombe, qui lui disait qu’elle était aimée, consolait l’orpheline des dédains et de la froideur dont l’accablaient Mme de Haütern et ses filles.

Pour la millième fois elle relut cette lettre, regarda sa bague, et, comptant les jours, vit que trois semaines à peine s’écouleraient jusqu’au 1er mai.

Elle regarda aussi les fleurs, les images et les petites lettres d’amies, vestiges de son long séjour à la Visitation, se rappela vaguement le moment où, toute petite et orpheline de père et de mère, on l’avait apportée à Mme de Haütern, qui avait dit :

« Je la prendrai, puisqu’il le faut, mais ce soir même elle couchera au couvent. »

Ces mots étaient restés gravés dans sa mémoire d’enfant, et rien, hélas ! n’avait effacé leur amertume, Mme de Haütern faisait pour sa nièce le strict nécessaire ; mais il semblait que le peu d’affection dont son cœur fût capable s’était complètement épuisé en faveur de ses filles.

L’heure s’avançait. Sabine, craignant d’être surprise, referma le coffret, le cacha bien, prit son ouvrage, et, tout en brodant, rêva silencieusement à la mystérieuse bague.