Aller au contenu

Un mariage à Strasbourg en 1770/VI

La bibliothèque libre.
Un mariage à Strasbourg en 1770 (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 129-132).

VI

L’ENTREVUE


En entrant dans le salon de l’intendante, Sabine, tout en faisant les trois révérences d’usage, jeta un rapide coup d’œil sur la compagnie. Le gros intendant, les massifs Gottlieb, le petit secrétaire, le chevalier gringalet et l’élégant marquis étaient groupés autour de l’intendante. Aucun d’eux ne ressemblait à l’idéal que Sabine s’était fait. Elle se dit : Il va venir. Mais il ne vint pas. On servit le souper, et Sabine, placée près du marquis, put jouir bien à l’aise de son caquet de courtisan. Malignac, croyant bien faire, voulut éblouir les naïfs provinciaux qui l’écoutaient, et se mit à raconter mille histoires sur Versailles, se vantant d’être au mieux avec les princes, les ministres, le roi lui-même, et d’avoir eu l’honneur plusieurs fois de souper avec Mme la comtesse du Barry. L’intendant avait beau lui faire signe qu’il s’enferrait, l’admiration du petit chevalier, l’ébahissement des Gottlieb et de Mme de Haütern, et surtout un certain vin blanc dont il ne s’était pas méfié, activaient la faconde du marquis. Sabine l’écoutait en silence, admirant quelle avalanche de niaiseries peut sortir en un quart d’heure d’une bouche humaine. Les demoiselles de Haütern étaient complètement stupéfiées. L’intendante riait et s’amusait surtout du bel appétit des Gottlieb, que le petit secrétaire agaçait en vain.

Le souper fini, chaque cavalier offrit la main à une dame ; on passa dans le salon, et l’intendante, distribuant à chacun son rôle, mit son mari, la baronne, le secrétaire et le chevalier à une table de jeu, les Gottlieb et les demoiselles de Haütern à une autre, le marquis et Sabine devant un échiquier.

« Pour moi, dit-elle, je ferai galerie et je papillonnerai de l’un à l’autre. »

Les parties commencèrent ; mais, dès les premiers coups, Sabine s’aperçut que son adversaire connaissait à peine la marche des pièces. Elle lui fit voir qu’il avait mal placé sa reine.

« Pardon ! dit-il. Je suis troublé. Ah ! divine Sabine, on le serait à moins. Si vous saviez quelle partie je joue !

– C’est une partie d’échecs, je pense, dit Sabine froidement. C’est à vous de jouer, monsieur le marquis. »

Il prit une tour et lui fit faire le saut du cavalier. Sabine, n’osant rien dire, et pensant qu’il se remettrait, avança un pion.

« Mademoiselle, dit le marquis, dont la tête tournait un peu, vous rappelez-vous ce cher comte Braünn ?

– Certainement, Monsieur, il n’y a guère plus d’un an que j’ai perdu cet excellent ami. Je l’aimais comme un père. Vous l’avez connu, Monsieur ?

Et Sabine, attentive, regarda en face le marquis.

« Si je l’ai connu ? dit le marquis en balbutiant, Oui, certainement je l’ai beaucoup connu... de réputation. Je l’ai même vu quelquefois. C’était un bien galant homme. Il m’aimait fort, je crois.

– Serait-ce lui ? se demanda Sabine. Oh ! non. »

L’intendante s’approcha d’eux.

« Quoi ! dit-elle, votre partie en est encore là ! Ah çà ! mais vous êtes donc des joueurs bien réfléchis ? Ah ! c’est un beau jeu que le jeu d’échecs. C’est dommage qu’il soit si ennuyeux ! Mais, vrai, croyez-vous gagner, mon cousin ?

– Je l’espère, dit le marquis, mais j’ai un peu mal à la tête.

– Allez boire un verre d’eau et prendre un peu l’air, mon cher marquis, dit l’intendante. Je tiendrai compagnie à Sabine. »

Le marquis salua et sortit du salon sans marcher tout à fait droit. Sabine le suivit des yeux d’un air étonné.

« Comment trouvez-vous mon cousin, Mademoiselle ? dit l’intendante.

– Grand causeur et bon convive, Madame. »

L’intendante se mordit les lèvres.

Le marquis a passé sa vie à la cour, Mademoiselle, et ses manières peuvent vous étonner, quoiqu’elles soient celles de la meilleure compagnie ; mais elles n’ôtent rien à ses bonnes qualités. C’est un charmant garçon, et qui désire passionnément obtenir l’honneur de vos bonnes grâces.

– Hélas ! Madame, dit Sabine, à quoi lui serviraient-elles ?

– Quelle Agnès ! s’écria l’intendante à demi-voix ; mais ne voyez-vous pas qu’il veut vous épouser ? Heureuse fille, vous n’avez qu’un mot à dire, et vous devenez marquise de Malignac ; vous aurez château, forêts, prés et ferme dans le plus joli pays du monde, près de Gaillac. Vous irez à la cour, vous roulerez carrosse : qu’en dites-vous ? Mais voici le marquis ; je le laisse continuer sa partie. »

Elle se leva et alla tracasser les Gottlieb, tandis que le marquis, reprenant sa place, essaya de renouer la conversation.

Sabine, très émue, réfléchissait à ce qu’elle devait faire, tandis que le marquis, jouant à tort et à travers, lui débitait mille compliments. Tout à coup, prenant une résolution soudaine, elle lui dit :

« Monsieur, avez-vous la bague ?

– Ah ! Mademoiselle, s’écria le marquis en prenant une pose tragique, je l’ai perdue ! Elle m’a été volée avec l’écrin qui contenait les diamants de ma mère. Mais la police est à la recherche du voleur ; la bague se retrouvera.

– C’est possible, dit Sabine ; mais en attendant, Monsieur, ne pourriez-vous me la décrire ? Vous devez savoir que je possède la pareille.

– Ah ! Mademoiselle, pardon ; j’ai peu de mémoire. C’était une bague très belle, une bague... en or.

– Fort bien. Mais après ? Décrivez-moi le chaton.

– Le chaton ? Il était orné d’un diamant, non, d’un rubis. Ma foi, je ne m’en souviens plus ; mais, si j’entrevoyais votre bague, Mademoiselle, je verrais bien si la mienne lui ressemblait.

– Je n’en doute pas, Monsieur », dit Sabine en souriant.

Et, ôtant son gant, elle montra au marquis un petit jonc orné d’une émeraude qui lui venait de sa mère.

« C’est cela même, s’écria le marquis. Ah ! Mademoiselle, permettez-moi de vous offrir bientôt une bague de fiançailles, et je serai le plus heureux des hommes.

– Pour le moment je crois que vous êtes mat, monsieur le marquis, » dit Sabine en avançant sa reine.

Elle se leva et alla s’asseoir près de sa tante. Minuit sonnait. La compagnie se sépara, et les frères Gottlieb reconduisirent chez elles Mmes de Haütern au clair de lune, suivant les chaises d’un pas égal à celui des porteurs, et s’empressant pour offrir la main à leurs futures épouses.