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Un mariage scandaleux/18

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 400-425).


XVIII


Le lendemain eut lieu la saisie-brandon. Ni secours, ni marque de sympathie ne vinrent de chez les Bourdon, ni de chez M. Grimaud. Ils affectèrent d’ignorer. Les paysans de Chavagny n’eurent pas autant de réserve. Le blâme et la pitié, presque toujours associés dans les jugements humains, furent déversés en abondance.

— Comme ils doivent être honteux ! disait Chérie Perronneau. Des gens si fiers, qu’ils s’imaginent être plus que les autres ! Je serais curieuse de voir quelle mine ils font à présent. Vaut pourtant mieux porter la coiffe que d’être dame comme ça.

— Ça me barbouille le cœur tout de même, s’écriait Mlle Boc ; on est trop bon ! Mais il faut avouer que si le bon Dieu les afflige, ils l’ont bien mérité.

— Hum, disait la Françoise à sa voisine en voyant passer l’huissier, v’là qu’est dur au moins pour des messieurs ! Y a des familles de paysans qui, à ce qu’ils croient, ne les valent point, et chez qui, tout de même, ça n’a jamais arrivé. Défunt mon père disait toujours : Mieux vaut suer sang et eau, et manger de la vache enragée que de rien prendre à crédit. Qui paie ses dettes s’enrichit ; qui n’en fait point n’est jamais trop pauvre. Et feu mon mari pensait tout de même ; aussi, jamais tire-paillasse (huissier) n’a mis le pied chez nous.

— Comme vous dites, répliqua la voisine, ils croient pourtant bien que vous ne les valez point ; et ça n’empêchera M. Bertin de dire pis que pendre de votre enfant, à cause qu’il est trop beau garçon, dà, et qu’il donne dans l’œil même aux demoiselles.

— Pour ça, reprit la Françoise, c’est des menteries. Michel n’est pas si sot que d’aller s’en prendre à une demoiselle, quand il ne manque point de jolies filles par chez nous. Il ne m’a pas parlé d’elle tant seulement une fois. Sait-on pas que le M. Bertin a la tête un petit fêlée ? Et il faut que ça soit pour qu’il ait tant clabaudé sur sa propre fille. Aussi, je m’embarrasse guère de ce qu’il dit. Mais ce que j’ai sus le cœur, c’est qu’il ait bouché le passage qui va de chez nous chez eux. Une chose qui ne s’était pas vue depuis plus de vingt ans !

— Dame ! c’est pour empêcher vot’enfant d’aller voir mam’zelle Lucie, comme si on ne savait pas qu’un jeune gars trouve toujours son chemin, quand même ça serait par-dessus les buissons.

— Quand je vous dis que c’est des menteries ! Michel a trop d’idée pour ça. Un paysan faire l’amour à une demoiselle ! Ça ne s’est jamais vu, et pour sûr, ça n’est pas dans not’famille que ça se verra.

La vente aux enchères, faite huit jours après, de la moisson de M. Bertin, produisit seulement 189 francs, et fut adjugée au même acquéreur qui en avait promis 220 avant la saisie.

Les frais s’élevant à la somme de 30 francs, c’était 225 francs que la famille Bertin devait encore à Mourillon. Comme il menaçait d’une saisie nouvelle sur le mobilier, on prit un parti héroïque ; ce fut de mettre en gage l’argenterie. Cela ne se fit pas sans combats, ni sans les adjurations les plus vives de Mme Bertin à la destinée ; mais enfin, au bout de huit jours, aucun événement providentiel n’étant survenu, Mme Bertin elle-même, chargée de son trésor, s’embarqua dans la carriole du messager, pour Poitiers, d’où elle devait rapporter, outre l’argent, les vêtements nécessaires pour compléter leur toilette du jour des noces. Il fallait aussi pour Clarisse, du sucre, quelques drogues et des sirops.

Mme Bertin revint deux jours après, fort essoufflée. Elle parla durant une heure, presque sans interruption, en essuyant une larme de temps en temps :

« Les choses n’étaient plus à Poitiers comme autrefois. C’étaient de vrais palais que les boutiques. Un luxe effrayant ! On voyait dans la rue des femmes qui avaient de grands falbalas à leurs robes, les filles de boutique étaient mises comme des princesses. On ne sait pas où le monde va ! Un orfèvre lui avait fait beaucoup de questions ; elle avait répandu très-fièrement et avait nommé sa famille. Les gens ne savent plus maintenant à qui ils parlent ! Une petite fille du chirurgien Vandelosse et de M. Bourdon, l’ancien constituant, une cousine des Talambin ! cela est vraiment étrange d’être traité comme tout le monde ! Gustave n’avait pas pu l’accompagner à cause de son bureau. Hélas ! il n’y était pas toujours, à son bureau ! La preuve en était trop claire. Bien loin de pouvoir venir en aide à ses parents, il avait paru consterné d’apprendre qu’ils ne pouvaient pas l’aider. Son tailleur lui donnait beaucoup d’inquiétude. Ne pouvoir se tirer d’affaire, un jeune homme seul, avec 1,500 fr. !!! S’il était sage et vertueux, il ferait des économies ; mais le monde perd les jeunes gens. C’est une horrible chose, en ce temps-ci, que le débordement des mœurs ! On aime mieux se livrer à la bonne chère avec ses amis, ou entretenir des courtisanes, que d’épargner pour sa famille ou pour soi-même.

— Allons ! allons ! dit M. Bertin, nous ne savons pas ce qu’il fait. Après tout, c’est de l’argent à lui. Voyons, ma femme, je voudrais pourtant savoir combien tu rapportes ?

— Voilà, dit-elle en remettant la bourse à son mari. Je n’ai fait que les emplettes indispensables.

— 235 francs ! Comme ça, quand nous aurons payé Mourillon, il ne nous restera que 10 francs. ! Du diable m’emporte si je sais avec quoi nous achèterons du blé cet hiver !… Combien t’aurait-on donné de plus, ma femme, si, au lieu d’engager les couverts, tu les avais vendus ?

— Cent francs, répondit-elle.

— Ma foi, tu aurais mieux fait…

— Les vendre ! les vendre ! s’écria Mme Bertin en pleurant. Des couverts d’argent, marqués au chiffre des Talambin et des Bourdon, un héritage de famille ! Tu es bien cruel, Fortuné. — Hélas ! quand mon grand-père et tes parents achetaient cette argenterie, ils ne se doutaient guère qu’un jour leurs enfants seraient réduits à la désastreuse extrémité de mettre en gage ces marques respectables d’une opulente fortune ! Les arrêts du destin…

— Il y en a de plus huppés que nous qui en voient de plus dures. Tiens, interrompit M. Bertin, avant-hier, on a tout saisi à Parmaillan, meubles et immeubles, et le vieux comte avec sa fille va être mis à la porte de chez lui.

— Est-il possible ! dit-elle en levant les mains au ciel.

— Ce sera un rude coup pour Émile, observa Clarisse qui essayait les gants et faisait jouer les rubans à la lumière.

— Pauvre garçon ! dit M. Bertin. Eh bien, je suis sûr que Bourdon consentirait pourtant au mariage. Il a toujours été entiché de noblesse.

Mlle de Parmaillan n’y consentirait pas, dit Lucie.

— Laisse-nous donc tranquilles avec ta demoiselle de Parmaillan, s’écria M. Bertin. Elle n’a pas le sens commun !

— C’est bien mon avis, répondit Lucie en regardant son père.

Il fit un bond sur sa chaise.

— Ah ! tu veux me prendre au piége ! s’écria-t-il. Je te vois venir avec tes raisons, misérable effrontée ! Le plus grand de nos malheurs, c’est d’avoir une fille qui nous déshonore ; puisqu’il te faut un homme, il fallait prendre Gorin.

— Mon père, dit-elle en se levant toute pâle, j’exige que vous me respectiez !

— Tu exiges ! tu exiges ! Elle est folle ! disait-il en s’efforçant de rire aux éclats.

— Oui, je l’exige, répéta-t-elle. Ne m’insultez plus ! Si vous ne me connaissez pas, vous n’êtes pas mon père, et je quitterai votre maison !

Ses yeux se voilèrent, ses lèvres blanchirent ; elle ne put se soutenir et glissa sur le plancher.

— Ma fille ! ma fille ! s’écria la mère éperdue en se jetant sur Lucie. Je ne souffrirai pas que tu me la tues, Fortuné !

Le père, tremblant, porta Lucie dans l’alcôve, sur un lit. Il balbutiait : c’est ma faute ! je suis un imbécile ! Et quand il vit que Lucie reprenait couleur, il s’enfuit.

En ouvrant les yeux, Lucie vit entre sa sœur et sa mère la figure d’Émile, son cousin.

— Émile, dit-elle, ah ! pauvre Émile ! tu souffres, toi aussi !

Ils s’embrassèrent en sanglotant.

Mme Bertin, je ne sais pourquoi, emmena Clarisse, les laissant ensemble.

— Ah ! ma pauvre cousine, oui, je suis bien malheureux ! J’ai appris leur malheur dès le lendemain, et je suis venu de suite, au galop d’un cheval. Si tu savais comme ma mère m’a reçu ! mais mon père est bon, il s’est laissé toucher, et sans me rien promettre, il a demandé que je fusse assuré de son consentement à elle. Alors je suis remonté à cheval, et un quart d’heure après j’étais à Parmaillan. Elle était seule ; j’ai eu bien de la peine à obtenir d’entrer. Enfin, je l’ai vue, pâle, majestueuse, un être au-dessus de ce monde, Lucie, plus grande encore après son malheur. Moi je tremblais, je ne sais trop ce que j’ai dit, et puis je me suis mis à genoux. Elle s’était levée : Il serait cruel, dans l’état où vous êtes, m’a-t-elle dit, de vous renvoyer à mon père et de vous leurrer d’une minute d’espoir. Sachez que notre union est impossible, monsieur Émile. Après le malheur qui nous a frappés, je suis la même qu’auparavant. Je vous estime et je vous plains ; mais malheureusement je ne vous aime pas, et quand je vous aimerais, ma réponse serait la même, nos destinées ne peuvent se confondre.

— Pauvre fille ! dit Lucie. Elle ne serait pas moins noble, Émile, si elle avait plus de cœur.

— Ah ! ne l’accuse pas ! Je suis désespéré, la vie n’a plus rien à m’offrir ; mais je ne l’accuse pas, Lucie. Elle a cet orgueil dans le sang ; elle se sacrifie ; elle souffre comme un martyr pour sa foi. Écoute : elle m’a laissé, je suis parti ; mais je ne pouvais pas m’éloigner ; chaque pas de mon cheval m’arrachait le cœur, et je longeais le parc, en retenant sans cesse Xanthe qui se cabrait. Comme il m’enlevait ainsi, j’ai aperçu Mlle de Parmaillan par-dessus le mur du parc ; elle marchait lentement sous les charmilles. Alors, j’ai sauté à terre sans réfléchir ; j’ai attaché Xanthe, j’ai franchi le mur, et me suis glissé derrière les massifs. Elle était sur un banc, le coude appuyé sur une branche, la tête penchée sur son bras, et de grosses larmes tombaient une à une sur sa robe de mousseline bleue. Cela m’a donné de l’audace et de l’espoir. Je me suis précipité à ses pieds. Elle s’est écriée : Votre conduite est déloyale, M. Bourdon. Retirez-vous, je ne veux plus vous entendre. — Non, lui ai-je dit, je suis fou de douleur ; je n’ai point voulu vous offenser ; mais vous pleurez, vous êtes malheureuse, écoutez-moi !…

— Je n’ai jamais menti, a-t-elle dit avec hauteur ; puisqu’il faut vous le répéter, je ne vous aime pas, et votre présomption a tort d’espérer avantage d’une faiblesse passagère. Ce que je déplore, ce n’est point de vous perdre, c’est d’être condamnée par le sort. — Alors je l’ai suppliée de prendre pitié d’elle-même, de ne pas renoncer à l’amour, à la vie ! Je lui ai promis le dévouement, le respect le plus absolus ; mon cœur parlait tout seul, et disait des choses qu’il ne m’avait pas encore dites à moi-même. Une fois, j’ai vu dans son regard un éclair, quelque chose… il m’a semblé qu’elle allait m’aimer… puis rien !… Elle s’est encore grandie d’une plus haute fierté. Maintenant, j’ai perdu tout espoir, Lucie, je suis malheureux à jamais.

— Non, cher Émile, tu te consoleras, puisqu’elle ne t’aime point. Ah ! savoir qu’un être aimant souffre à cause de nous d’une douleur éternelle, voilà le seul malheur complet !

— Mais qu’as-tu donc, toi-même, chère cousine ? On ne m’a pas répondu quand je l’ai demandé. Tu étais évanouie, tout le monde éperdu ; ton père se faisait des reproches… Confie-moi tes chagrins à ton tour.

Elle hésita d’abord, puis en rougissant :

— La même injustice nous accable. Tu aimes au-dessus de ton rang ; moi, j’aime au-dessous…

— Lucie, dit-il comme atterré, tu ne veux pas dire… non, c’est impossible ! je n’ai rien cru de tout cela…

— Tu me mépriserais donc aussi, toi ? demanda-t-elle d’un accent douloureux.

— Je ne te comprends pas, répondit-il sèchement.

— Le connais-tu, Émile ?

— Oui, tout autant que je puisse connaître un homme de cette classe-là, répliqua-t-il d’un ton glacé.

Il lit quelques pas dans l’alcôve, et revenant vers Lucie qui le suivait d’un air morne :

— Je t’en conjure ! ma chère cousine…

Mais il n’en dit pas davantage, car Mme Bertin rentrait à ce moment.

Feignant de se reposer, le visage caché sur l’oreiller, Lucie pleura longtemps. Ensuite elle se leva et sortit. On ne chercha point à la contrarier ; le silence de la pitié se faisait autour d’elle. Après avoir marché quelque temps dans la prairie, l’habitude ou l’instinct la conduisit au jardin, et elle s’assit dans le bosquet, sur le banc même où elle avait écrit l’aveu de son amour, et que distinguait à cette place une longue entaille. Elle souffrait extrêmement de se voir condamnée par tous, condamnée par son cousin lui-même, au moment où il souffrait le plus des arrêts de l’orgueil. Elle ne se repentait point ; mais en ce moment son courage était abattu. Il y avait plusieurs jours qu’elle n’avait vu Michel. Si la solitude absolue est écrasante, la solitude morale au milieu de pensées hostiles est encore plus lourde et plus cruelle. Entre les hommes, le silence même est un moyen de se faire souffrir, et que Dieu en soit loué ! car le mal contient le bien dans la fructification humaine, comme une enveloppe épineuse un fruit savoureux.

Elle pleurait abondamment, le visage dans ses mains, quand un bruit l’effraya. Elle leva la tête, et tressaillit de joie, car Michel était devant elle. Lucie le croyait absent comme à l’ordinaire, mais il s’était réservé cette journée-là pour travailler chez sa mère, et déjà vingt fois il était venu jeter les yeux par-dessus la haie. Qu’avez-vous ; chère Lucie ? demanda-t-il d’une voix émue, et son œil expressif, doux et ardent, répétait cette question avec mille inquiétudes et mille tendresses !

Elle hésitait à lui répondre. Maintenant d’ailleurs qu’il était là, le chagrin s’était enfui ; elle n’avait plus que du bonheur. Mais il exigea qu’elle rappelât sa peine pour la lui confier, ne souffrit aucune réticence, et lui arracha mot par mot le détail de ses tourments. Sérieux et attentif, il la regardait avec une tendre sévérité quand elle essayait de lui dérober quelque chose. Après cette confidence, il tomba dans une sorte de prostration douloureuse, silencieux, le front dans ses mains, poussant de longs soupirs.

— Parlez ! parlez-moi, lui dit-elle ; c’est maintenant que je souffre. Auparavant, ce n’était rien. Doutez-vous de notre bonheur ? doutez-vous de mon amour ?

— De ton amour, dit-il, oh non ! si je n’y croyais pas, tout serait fini, et j’irais me casser la tête contre la première grosse pierre que je trouverais, sur mon chemin. Je ne puis pas bien vous dire ce que j’ai, Lucie ; mais c’est tout uniquement de vous avoir vue pleurer. Si tout le monde venait m’appeler fou et me montrer au doigt parce que je vous aime, je leur hausserais les épaules et n’y penserais même plus un quart d’heure après. Je comprends pourtant bien votre peine, ma Lucie ; elle me fait saigner le cœur, et je souffre à la rage de ne pouvoir vous emporter loin de ces gens-là. Tenez, je vois à présent ce qui m’angoisse le plus, c’est que peut-être j’aurai beau vous aimer, vous chérir, vous servir de toute ma force et de toute mon âme, vous ne serez pas heureuse avec moi.

Elle eut beau chercher à le rassurer par des paroles tendres, il restait comme anéanti de tristesse. À la fin, il dit :

— Conseillez-moi, Lucie. Est-ce que ça serait impossible que je devienne dans dix ans un homme comme on vous en voudrait un pour mari ? Cherchons quel état je pourrais apprendre : Les routes ? comme M. Berthoud. Les chemins de fer ? Faut-il que j’essaie d’être notaire ? ou percepteur ?…

Elle secouait la tête doucement en le regardant d’un air attendri.

— Ah ! Lucie ! vous ne savez pas ce que je pourrais faire pour vous gagner, vous ! Dans un an seulement, je saurais bien des livres.

— Oui, j’en suis sûre, vous réussiriez, Michel ; mais vous souffririez beaucoup. Depuis vingt-deux ans que vous vivez en plein air, au milieu des champs, comment voudriez-vous rester immobile tout le jour dans une chambre étroite, courbé sur une table et n’exerçant plus que votre cerveau ? Ce serait cruel et dangereux pour vous. Et puis enfin, pourquoi tout cela, mon ami ? Ce serait uniquement pour l’opinion, car pour moi je trouve que vous avez le plus bel état du monde. Je ne sais rien de plus charmant que d’être ainsi en communication avec la nature. Vous souvenez-vous, quand nous semions des pommes de terre ensemble ce printemps ? Je me rappelle ces jours-là comme des jours de fête. Il faisait si beau ! On n’avait pas assez de ses yeux pour regarder le ciel et la terre ; on n’avait pas assez de sa poitrine pour respirer le bon air tiède et parfumé. La terre, encore pleine de l’humidité de l’hiver, fumait sous votre bêche ; nous marchions tout près l’un de l’autre, vous traçant le sillon, moi jetant la semence à mesure. Je ne savais pas alors que vous m’aimiez ; mais je voyais bien que vous me regardiez toujours.

— Eh oui, s’écria-t-il, c’est beau ! c’est charmant ! Je ne peux pas vous dire, Lucie, combien j’aime la terre. Ah ! chère petite femme, quand sèmerons-nous ensemble notre jardin ? Oui, les autres états doivent être bien tristes, quand, au lieu de travailler en plein air, dans le grand espace, il faut être enfermé dans une petite chambre, comme un prisonnier. Et c’est toujours la même chose qu’on fait, n’est-ce pas ? et d’avance on sait ce qu’on doit avoir ; c’est bête ! Au lieu que nous avons, nous autres, toujours affaire avec du nouveau ; nous voyons tout croître et tout vivre sous nos mains, et quand on a semé avec grand espoir, quand on voit déjà les blés verts et les cerisiers blancs, on s’inquiète du temps, on craint la gelée, on demande la pluie ou le soleil. A-t-il paru des hirondelles ? ou quelque procession de fourmis par le chemin ? le coucou chante-t-il ? la lune est-elle brillante ? voit-on l’araignée danser au bout de son fil ? les grues ont-elles passé ? de quelle couleur ce soir étaient les nuages ? Pourtant, on n’y perd jamais grandement ; car si le blé est rare, il se vend cher ; s’il est bon marché, c’est qu’il y en a beaucoup ; donc, on ne manque point. Et du reste ainsi. Oui, ma Lucie ; mais le premier bonheur c’est de vous avoir, vous ! Ainsi donc, pensez tout de même à ce que j’ai dit.

— Je pense que nous n’en devons plus parler, répondit-elle. Considérez, Michel, que n’étant pas de famille bourgeoise, et n’ayant pas de protections, tout ce que vous pourriez obtenir, après bien des peines, ce serait une place de quinze cents à deux mille francs. Eh bien, il faut songer… Quand nous serons mariés…

Elle hésitait et la rougeur s’étendait sur son visage ; il la regardait anxieux. Elle murmura : Nous ne serions pas toujours seuls. Il tressaillit, et, la saisissant dans ses bras, il la baisa longuement au cou, tandis qu’elle détournait la tête.

— Eh bien alors, reprit-elle, nous serions des bourgeois pauvres et malheureux comme mon père et ma mère, au lieu d’être ici des agriculteurs aisés, vivant chez eux de leur travail, et que personne n’obligera de porter du drap noir et de la soie, ni d’employer à l’achat d’une toilette, pour quelque noce brillante, l’argent dont ils auraient besoin pour acheter du pain.

— Ah ! que vous avez raison, ma Lucie ! Oui, vivre ici de notre travail, ensemble, c’est le bonheur tout entier. Mais vous aurez toujours ce regret que le monde n’approuve pas notre mariage.

— Quand je suis avec vous, Michel, je ne pense qu’à vous, et l’opinion des autres ne m’est rien. Quand nous serons mariés, je n’aurai donc plus de peine, puisque nous serons toujours ensemble.

Elle sortit consolée de cette entrevue. Mais elle avait été si rudement frappée que la fièvre la prit le lendemain. Elle fut obligée de mettre un châle et de s’asseoir dans un fauteuil, livide et grelottante, vis-à-vis de Clarisse. En voyant ses deux filles dans cet état, côte à côte, Mme Bertin ne put retenir ses larmes et sortit du salon. Son mari la rencontra dans le corridor.

— Que diable as-tu ? s’écria-t-il.

Mme Bertin lui prit la main, et l’entraînant dans la cuisine, dont elle ferma la porte sur eux :

— Fortuné, dit-elle, Fortuné, s’il nous faut perdre une de nos filles, au moins je veux que l’autre nous reste. Cette malheureuse passion la dévore, eh bien ! j’aime mieux mourir de honte que de la voir mourir de chagrin. Hélas ! que n’habitons-nous un désert ! Avec quelle joie je rendrais hommage à la vertu de ce jeune homme et à ses nobles sentiments, en mettant sa main dans celle de ma fille !

— Ta ta ta ta ! ma femme, ton cerveau fait trop de chemin ! Notre Lucie n’est pas mourante ; elle est un peu folle, voilà tout, et nous tâcherons de la guérir par un autre remède. Je viens justement de rencontrer Bourdon, et il m’a beaucoup parlé de Lucie. Vois-tu, ils l’auraient bien laissée se morfondre jusqu’à cinquante ans sans mari, si elle avait cette humeur-là ; mais, ma foi, la peur d’avoir un paysan pour cousin leur met la puce à l’oreille, et il m’a renouvelé la promesse d’envoyer Lucie au bal à Poitiers l’hiver prochain, en m’assurant qu’il ferait tout son possible pour lui trouver un parti convenable. D’abord, elle peut faire une conquête ; puis il y a toujours dans le monde quelque vieux garçon voulant faire une fin, et qui ne regarde pas à la fortune. Tiens, je voudrais être déjà en décembre.

— Et si elle refusait ? Elle a trop de cœur pour n’être pas constante, et…

— Bah ! laisse-moi donc ! Ce n’est pas possible. Si elle s’est avisé d’aimer ce godelureau, c’est qu’elle n’a jamais vu personne de convenable. Une fois qu’elle aura connu le monde, tu verras comme elle changera. Je la vois d’ici revenir toute penaude de sa sottise.

— Tu pourrais avoir raison, dit Mme Bertin. Le cœur humain est si fragile !

La santé revint à Lucie ; mais sa gaieté paraissait envolée pour jamais. La gaieté, c’est le parfum de notre santé morale, et le cœur de la jeune fille était fiévreusement troublé par le combat de ses affections. Autour d’elle, cependant, on se livrait à l’espérance. Clarisse, vivant dans l’attente du grand jour, s’entretenait constamment avec sa mère des toilettes, du banquet, du cérémonial de la fête et des invités, ou bien, silencieuses, elles s’enfonçaient l’une et l’autre dans leurs rêves. M. Bertin faisait, comme à l’ordinaire, des plaisanteries à propos de tout, en regardant travailler ses filles. Il s’était bien assez inquiété les premiers jours. Qu’y pouvait-il faire ? D’ailleurs, il y avait encore au grenier du blé pour deux mois. Ce qui l’ennuyait seulement, c’était de voir Lucie toujours sérieuse, soit qu’elle essayât les belles robes de soie, dont le chatoiement faisait frémir Clarisse, soit qu’elle piquât de ses petits doigts légers le pantalon de son père, qui allait aussi bien, ma foi, disait le destinataire émerveillé, que s’il eût été bâti par un des premiers tailleurs de Paris.

Mais les repas étaient presque toujours mornes et silencieux, à moins que Mme Bertin ne vînt à soupirer quelque douloureuse maxime sur les changements de la fortune. C’est qu’on mangeait désormais dans des couverts d’étain. Une fois il arriva que la maîtresse Perronneau vint pendant qu’on était à table. Dès qu’on l’eut aperçue à l’entrée de la cour, Clarisse et Mme Bertin, se levant en grande hâte, emportèrent la table toute chargée dans la pièce voisine, en disant à Lucie de ranger les chaises.

— Est-ce que je vous dérange point ? dit la Perronneau, qui avait entendu ce remue-ménage.

— Pas du tout, s’empressa de répliquer, la bouche pleine, Mme Bertin, il y a un quart d’heure que nous avons fini.

Après le départ de la mairesse, il fallut réchauffer la soupe et les haricots.

Malgré la diligence de Lucie, on avait tant d’ouvrage qu’on dut se dépêcher la veille pour finir. Clarisse allait, venait, souriait et ne se sentait plus malade. Mme Bertin exprimait une centième fois son regret de ce que ses filles ne gardassent pas leurs robes de soie pour le lendemain des noces, afin de mettre le jour leurs robes de percale blanche avec des fleurs dans leurs cheveux. Gustave, qui venait d’arriver, époussetait son habit et se faisait faire un faux col par Lucie. Au milieu de cet émoi, une visite de Gène fut assez mal reçue, parce qu’on craignit qu’elle ne retardât le travail. Le petite paysanne s’en aperçut et ne resta guère ; mais avant de partir, elle dit à Lucie, tout bas :

— Les Bourdon ont bien mal fait de choisir ce mois de septembre pour leurs noces, allez, mam’zelle Lucie. Lisa vient d’accoucher d’un garçon, beau comme le jour ! Si vous saviez comme les langues s’en donnent ! On prétend qu’il ressemble à son père, et les voisines disent qu’elles veulent le porter baptiser demain pendant le mariage.

— Pauvre enfant ! murmura Lucie tout émue, qu’en fera-t-on ?

— Bien sûr, mam’zelle, ils ne le garderont point. Le Jean doit épouser la mère, à ce qu’on dit, et il ne prendra pas la charge de cet enfant, qui d’ailleurs lui ferait peine à voir.

Cela rendit Lucie encore plus triste. Elle eût voulu ne pas aller à cette fête, qui lui semblait maudite. Mais le moyen ! Elle avait trop à obtenir pour oser tout demander.

Cependant, elle ne put s’empêcher d’être satisfaite en se trouvant fort jolie dans sa belle toilette, le lendemain. Pourvu que Michel me voie ! se dit-elle. Mais elle le chercha en vain dans les rangs de la foule qui accourait les yeux béants, la figure épanouie, sur le passage du cortége. On avait beaucoup crié autrefois contre M. Gavel, à cause de Lisa, mais ce jour-là, devant les belles voitures, conduites par des cochers en gants blancs, devant la toilette idéale de la mariée, le sourire triomphant de l’époux et ses largesses, devant l’éclat des parures et le grand air de tout cela, on n’entendit s’élever de toutes parts que des expressions admiratives et respectueuses.

Clarisse avait eu tort de mettre des rubans. Tandis qu’ils accompagnaient à merveille le doux visage de sa jeune sœur, leur contraste avec les joues vermillonnées et jaunies de la malade ne servait qu’à faire ressortir leur propre éclat. La pauvre Clarisse, au milieu de cette fête, semblait un symbole de deuil et d’instabilité.

Pourtant, elle était gaie. Elle promenait son jaune sourire sur tout ce qui rayonnait autour d’elle, soie, dentelle, argent, vermeil, cristaux et fleurs. Elle se sentait bien. Elle n’eût rien désiré que d’éterniser cette journée, et quelquefois, en regardant les pendules, son cœur se serrait.

Elle avait eu dès l’abord une déception très-vive. Celui qui fut désigné pour l’accompagner n’était qu’un vieux garçon de cinquante ans. Mais comme il eut pour elle beaucoup d’attentions, elle ne tarda pas à le trouver aimable et à tenir pour acquis tout l’esprit qu’il cherchait. Elle prit même à cœur de le charmer, et se flatta d’y réussir.

Ce fut un jeune sous-lieutenant de la dernière promotion de Saint-Cyr qui donna le bras à Lucie. Au premier abord, tant elle était distinguée d’air et d’attitude, il la prit pour une héritière de haute volée, et s’intimida ; mais quand il vit à table ses petites mains rouges et qu’elle eut laissé échapper une locution poitevine, qu’il ne connaissait pas, car il était natif de Bretagne, il prit des airs de supériorité, dit quelques mots de duels qu’il avait eus, indiqua finement qu’il avait des maîtresses, et voulut bien apprendre à la jeune fille, d’un air de Méphistophélès, que la société n’était qu’un assemblage de dupes et d’heureux coquins. Lucie passa naïvement de l’étonnement à l’indignation ; mais bientôt, se ravisant, elle déconcerta ce triste fanfaron par un sourire. Pauvre garçon ! se dit-elle. Et dans toute la ferveur de son âme, elle ajouta : Oh ! mon cher Michel !

Elle était là comme une étrangère ; mais sa froide réserve lui fut un charme aux yeux de ceux qui l’entouraient ; car rien n’attire l’estime des hommes, jouets éternels des passions grandes ou petites, comme d’être calme ou indifférent. On proclama que Lucie était très-distinguée, et Mme Bourdon eut à subir les éloges qu’on lui fit de sa nièce, éloges qu’elle recevait en disant :

— Oui, c’est une charmante personne, très-originale dans ses goûts et dans ses idées.

— Vraiment ! répondait-on alors, en regardant Lucie d’un air désappointé.

Mme Delbès, la sœur de M. Gavel, était une jeune personne de vingt-trois ans, femme du procureur du roi de Poitiers. Elle avait de doux yeux, la démarche ondoyante et l’air languissant. Elle s’éprit de Lucie, qui, touchée de sa grâce, l’accueillit volontiers. Dans leurs conversations, souvent interrompues, elles s’interrogèrent mutuellement, se racontant l’une à l’autre la ville et la campagne, le monde et la nature. Mme Delbès avait une sensibilité langoureuse, pleine d’aspirations ; elle se plaignait du manque de sincérité dans les relations sociales, et de la fatigue de n’être point à soi.

On dansa le soir jusqu’à minuit. Lucie ne cessait de regarder si elle apercevait derrière les vitres, parmi le rempart de têtes ébaubies et blafardes qui s’y collaient, la figure de Michel. Mais elle ne le vit point. Elle se disait avec satisfaction : Au milieu du monde, je suis toujours à lui.

Depuis longtemps Clarisse n’avait été si vive et si forte, mais de retour chez elle, à peine couchée, une fièvre ardente la saisit. Cependant, malgré les prières de sa mère, le lendemain elle s’habilla de bonne heure pour assister au déjeuner.

Cette seconde journée fut très-monotone. Depuis longtemps l’étiquette a chassé la gaieté de toute assemblée quelque peu nombreuse. Il suffit d’avoir entendu les souvenirs de nos grand’mères pour convenir qu’en cela aujourd’hui ne ressemble pas à autrefois.

Dès trois heures de l’après-midi, ce fut une suite de départs, une désorganisation continuelle. Les femmes s’assirent en rond sur les pelouses du jardin ; la plupart des hommes se groupèrent au billard. On s’ennuya.

Le soir on dansa quelques quadrilles ; mais il restait si peu de monde que M. Bourdon fut obligé d’y figurer. On se retira de bonne heure. Pendant tout le trajet du logis à la maison des Bertin, Clarisse fut silencieuse et morne. C’était fini !… plus de fête ! elle retournait dans son tombeau !

Aurélie partait le jour suivant, en compagnie de sa belle-sœur et de sa belle-mère, dans la calèche de Mme Delbès. M. Gavel père et M. Delbès étaient partis la veille. On avait invité la famille Bertin à déjeuner pour les adieux.

Mais Clarisse fut si mal qu’elle ne put se lever. Engagée vis-à-vis de Mme Delbès, Lucie se rendit chez les Bourdon avec son père et Gustave.

Le déjeuner fut triste, le moment était venu de s’affliger. Mme Bourdon avait peine à retenir ses larmes et Aurélie poussait de temps à autre de longs soupirs. Quant à M. Bourdon, il affectait de la philosophie ; tout était dans l’ordre et les rôles bien tenus ; car de son côté M. Gavel avait d’enthousiasme tout ce qu’il était dans les convenances d’en montrer.

Quand il fallut monter en voiture, Aurélie demanda qu’on allât à pied jusqu’à la ferme des Èves. Je serai une demi-heure de plus avec ma mère chérie, dit-elle, et je ferai mes adieux aux lieux qui me sont le plus familiers.

Peut-être cette fantaisie plut-elle médiocrement à M. Gavel, car il fit d’un air aimable quelques efforts pour s’y opposer. Mais le moyen de refuser une demande si touchante et si simple.

C’était un jour d’automne tiède et brillant. Une végétation luxuriante couvrait la terre de larges ombres, piquetées de lumière. Le gazon reverdi se jonchait déjà de feuilles tombées, d’un jaune d’or ou d’un rouge éclatant. Les branches des pommiers se courbaient sous le poids des fruits mûrs, et sur les marges des chemins s’étalaient des touffes de bruyères fleuries.

La société s’était divisée par groupes : M. Bourdon, ses fils, Gustave et M. Bertin avaient pris les devants. Mme Delbès donnait le bras à Lucie. Derrière, venait assez lentement Aurélie, attachée au bras de Mme Bourdon, et accompagnée de sa belle-mère et de son mari.

— Quand viendrez-vous nous voir, mademoiselle Lucie ? disait Mme Delbès.

— Je ne sais, madame ; j’aimerais mieux vous revoir ici.

— Ah ! votre solitude est enchanteresse ; mais je tiens à vous faire connaître le monde.

— À quoi bon ? j’imagine le deviner un peu. D’ailleurs, vous ne m’en avez pas dit de bien.

— Soit ; mais si vous ne tenez pas à le connaître, il faut du moins vous faire connaître à lui.

— Est-ce bien conséquent ? dit en souriant la jeune fille.

— Eh ! mais, comment passerons-nous ? s’écrie tout à coup Mme Delbès.

Elles arrivaient en ce moment dans un chemin étroit et encaissé, bordé de haies d’aubépine et de grands ormeaux, et rempli dans sa largeur par une grosse carriole arrêtée. Un homme en bonnet de coton, entouré du fouet en sautoir, semblait occupé à raccommoder le harnais du cheval, et sur une pierre du chemin était assise une femme enveloppée d’une cape noire, qui dandinait ses genoux en berceuse ; on entendait sortir de dessous la cape les cris d’un petit enfant.

— C’est la carriole du messager qui se rend à Poitiers, dit Lucie.

— Fort bien ; mais comment passerons-nous ? répéta Mme Delbès.

— Comme ces messieurs, dit Lucie en montrant MM. Bourdon et Bertin qui s’appuyaient aux roues et détournaient sans façon la tête débonnaire du coursier, tandis qu’Émile et Gustave grimpaient sur les talus, et que Jules, afin d’enchérir sur cet exemple, se suspendait aux branches des ormeaux.

— Merci ! mais je ne suis pas un sylphe, ni un garçon, moi, s’écria piteusement la jeune femme, quand elle entendit M. Bourdon qui disait : Avez-vous bientôt fini, Bourguignon. Voyez, il faut que ces dames puissent passer.

— Tout comptant ! monsieur, tout comptant ! C’est ma sous-ventrière qu’a cassé, et que ma ficelle est pas-t-assez longue.

— C’est la sous-ventrière du père Bourguignon qu’a cassé ! répéta Jules d’une voix éclatante. Un peu de patience, mesdames, s’il vous plaît.

— Attendons, dit avec résignation Mme Delbès.

— Bonjour, l’Olivette !

Mlle Bertin saluait de ce nom la femme assise dans le chemin.

— Bonjour, mesdames.

— Est-ce un enfant malade que vous avez là, Olivette ?

— Non, mam’zelle Lucie. Mais qu’il n’en vaut guère mieux, l’innocent ; car voyez-vous, c’est un rude voyage à faire en charrette pour une créature de quatre jours.

— Quoi ! s’écria Mme Delbès, un enfant naissant ! mais c’est une barbarie ! Quelle raison vous oblige, ma bonne femme, à mener cet enfant si loin ?

— Que voulez-vous, madame, c’en est un qui porte la peine du mal qu’il n’a pas fait.

— Un enfant naturel ! dit Lucie en frémissant.

— Ah ! fit Mme Delbès, avec ce geste par lequel les femmes comme il faut savent exprimer l’horreur en même temps que la pitié.

Les cris de l’enfant devinrent si âpres que la sage-femme ouvrit sa cape et l’éleva sur ses bras afin de l’apaiser.

— Un bel enfant ! dit-elle d’un air étrange, et qui ferait honneur à tout le monde !

— Il a peut-être besoin de nourriture, observa Mme Delbès.

— Oh ! j’en ai bien là ! mais il n’en veut point. Sa mère lui a donné le sein pendant trois jours et ça l’a gâté. Voyez, dit-elle en présentant le biberon aux lèvres de l’enfant, qui détourna la tête en criant plus fort.

— Pauvre créature, s’écria Mme Delbès, c’est déchirant !

Lucie ne disait plus rien ; elle cherchait à retenir des larmes qui brillaient entre ses paupières.

— Ça sait déjà ce qu’il lui faut ! reprit là sage-femme, et ça ne comprend guère pourquoi ça ne l’a pas.

— Vous le conduisez donc aux Enfants-Trouvés ? reprit Mme Delbès. Et quand arriverez-vous ? quand pourra-t-il avoir une nourrice ?

— Eh ! madame, c’est la raison pourquoi il s’en sauve si peu de ces enfants-là. Dans cette carriole, au pas du cheval, nous n’arriverons pas avant dix heures du soir. Donc, pas moyen de le porter à l’hôpital qu’au matin. Après ça, il faudra qu’ils l’envoient à la campagne, peut-être aussi loin ! Comment voulez-vous qu’un enfant si jeune puisse tenir à ça ?

— Oh ! c’est affreux ! c’est affreux ! s’écria Mme Delbès. Mais, j’y pense, ma bonne femme, montez sur le siége avec mon cocher. Nous serons à Poitiers dans trois heures. Eh bien, c’est fort simple ! Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

L’Olivette, en effet, semblait confuse et troublée.

— Ça ne se peut pas ! ça ne se peut pas, répondit-elle,

— Pourquoi donc ? Mademoiselle Lucie, comme vous êtes pâle ! Tout ceci vous émeut bien fortement ? Vous êtes bonne ! ajouta Mme Delbès en pressant la main de la jeune fille.

L’âge de l’enfant, ses traits, l’émotion de la sage-femme, tout agitait Lucie d’un horrible soupçon. En même temps, le cri que l’humanité souffrante et abandonnée jetait par la bouche de ce petit enfant lui déchirait les entrailles. Elle ne savait que répondre à Mme Delbès ; elle trouvait la sage-femme prudente, mais bien cruelle, de sacrifier aux convenances la vie de ce pauvre enfant. Pendant ce temps arrivaient le jeune couple et les deux mères. Un observateur de sang-froid eût admiré la figure du vieux Bourguignon, épanouie sous son bonnet de coton d’une curiosité maligne, tandis qu’il se penchait pour mieux voir, tout en feignant de raccommoder encore son harnais, déjà rajusté.

— Maman, dit la jeune femme en allant au-devant de Mme Gavel, et vous, ma chère Aurélie, voyez ce pauvre bel enfant qu’on porte à l’hospice dans cette carriole. Un si long voyage peut le tuer. Il crie, il souffre déjà. N’est-ce pas que j’ai raison de vouloir l’emmener avec nous ?

— Mais, répondit l’épouse du sous-préfet, je ne sais, ma chère fille, si cela plairait bien à ton mari. C’est une chose défendue par la loi que d’exposer les enfants.

— Quoi ! Fenella, s’écria gaiement M. Gavel, tu veux nous faire faire notre entrée à Poitiers accompagnés d’une sage-femme et d’un nouveau-né ?

— On les ferait descendre avant d’entrer en ville, répondit Mme Delbès un peu déconcertée. Ce serait une bonne action.

Mais l’Olivette, pâle et toute tremblante, s’était levée en disant :

— N’avez-vous pas fini, Bourguignon ?

— Oui, répondit-il ; et il s’avança lentement en soulevant son bonnet de coton, et en disant d’un air plus sournois que benêt :

— Comme ça donc, vous allez par la calèche ? C’est ben charitable à madame et à monsieur, fit-il en attachant sur Gavel ses petits yeux gris et malins, tandis qu’un rictus mal contenu tordait sa grande bouche. Oui, le petit crie trop dans la carriole, à cause des cahots. Ça s’entend déjà à la ben-aise comme un gros monsieur.

Il y eut un silence d’embarras. Aurélie, noyée dans sa morgue et dans sa mélancolie, restait étrangère à cette scène ; mais les deux autres dames paraissaient contrariées, Fernand avait l’air moqueur et Mme Delbès hésitait. Quant à Lucie, le cœur oppressé, elle attendait anxieusement. Ce fut la sage-femme qui prit un parti.

— Non, dit-elle, ça ne se peut pas. Grand merci à madame, et partons.

— Hé ! comme vous voudrez ! répondit le messager ; mais, à cause du petiot, c’est dommage ! Il aura du mal là dedans. Moi, j’aurais de bon cœur perdu le prix du passage pour qu’il ne lui arrive pas malheur. Un beau petit gars ! et qui ne demanderait qu’à vivre. Trouvez-pas, mam’zelle Lucie, que c’est tout le portrait de sa mère, la petite Lisa Mourillon ?

Ce nom fut un coup de foudre. Mme Bourdon pâlit. Aurélie, qui ne savait pas tout, fronça légèrement les sourcils. Quant à Gavel, il recula comme un homme qui voit un précipice ouvert sous ses pas, et une lueur étrange éclaira son visage pâlissant. Qu’éprouvait-il ? Peut-être ne le savait-il pas lui-même, plus occupé de se remettre que de s’interroger.

Mme Bourdon eut bientôt retrouvé son charmant sourire.

— Cette femme a eu raison, dit-elle. Avec un enfant dans ses bras elle eût été exposée sur le siége du cocher.

— Et puis, ce n’eût vraiment pas été convenable, observa Mme Gavel.

— C’eût été humain ! répliqua Mme Delbès.

— Eh sans doute ! dit Gavel d’une voix stridente. Mais tu sais, ma chère Fenella, que les convenances doivent passer avant tout.

— Pourtant il souffre, se dit Lucie.

La carriole s’était remise en marche ; on entendit encore entre deux cahots un vagissement plaintif.

Il n’est rien d’aussi éloquent dans la parole humaine que le cri du petit enfant. Ce cri résume toutes les impressions de l’être inhabile à s’exprimer autrement, et ces impressions, pour être simples et rudimentaires, n’en contiennent pas moins toutes celles qu’il essaiera plus tard en vain de rendre complètement dans un autre langage. Désir, colère, apaisement, joie, regrets, plaisir, tristesse ou malaise, tout se trouve dans ces cris, si bien compris des mères et si irrésistiblement obéis, car c’est la langue primitive et universelle, dont le mensonge, la recherche, ni le sophisme n’ont point affaibli l’accent.

— Vous restez en arrière, Mlle Lucie ? dit Mme Delbès en s’arrêtant pour attendre la jeune fille.

— Oui, madame, et vous seriez bien bonne de rester avec moi.

— Vous souffrez ?

— Beaucoup.

— Moi aussi, je vous assure. Je voudrais n’avoir pas rencontré cet enfant, puisque je n’ai pu lui être utile. Son cri me poursuivra. Que de choses douloureuses en ce monde ! Les hommes se jouent de cela ! Mais vraiment, vous êtes émue à ce point, mademoiselle Lucie ?

La jeune fille versait des larmes abondantes qui la soulagèrent. Un peu étonnée d’une si vive sensibilité, Mme Delbès lui présenta un flacon et s’efforça de la calmer. Les autres promeneurs avaient disparu au détour du chemin, et Mme Delbès s’inquiétait de les rejoindre, quand un bruit de roues annonça l’arrivée de la calèche, sur laquelle on avait pris les devants. Elles montèrent. Lucie faisait de violents efforts pour composer son visage et ne parlait pas. Mais tout à coup, en apercevant à peu de distance la société qu’elles allaient rejoindre, elle se pencha vivement à l’oreille de sa compagne :

— Cet enfant est le fils de votre frère, madame, empêchez qu’il ne meure à l’hôpital.

Mme Delbès fit un soubresaut :

— Que me dites-vous, mademoiselle ?

— C’est vrai ! reprit Lucie à demi-voix, croyez que c’est vrai, puisque j’ose vous le dire. N’avez-vous pas vu son trouble ?

— Je ne puis admettre… dit la jeune femme, et cependant, mademoiselle, quoi qu’il en soit… s’il y a lieu… je m’efforcerai…

Elle se tut ; on entourait la calèche.

— Partez-vous avec nous, ma cousine ? demandait Fernand.

Lucie fut obligée d’accepter sa main pour descendre.

Tout le monde était réuni. — Voici le moment de se quitter, dit Mme Gavel en s’adressant à Mme Bourdon. Allons, madame, c’est une courte séparation. Vous avez promis d’aller bientôt visiter votre fille.

— La visiter ! Oui ! dit Mme Bourdon en fondant en larmes, tandis que sa fille l’embrassait étroitement.

— Madame, dit Gavel, je sens combien je suis coupable de vous enlever votre trésor ; mais veuillez me pardonner en considérant combien mon cœur est pénétré de son nouveau bonheur et de ses nouveaux devoirs.

— Oui, oui, vous pouvez vous fier à lui, répondit Mme Gavel, Fernand a toujours été bon fils, il sera bon mari et bon père.

Aurélie enfin, baissant son voile, se jeta dans la voiture. Lucie put échapper dans la foule aux adieux de M. Gavel ; ceux de Mme Delbès la blessèrent par leur froideur. La droite et sincère fille ignorait que l’amour-propre est de moitié dans tous nos sentiments. Elle revint chez elle, douloureusement poursuivie par le souvenir du petit enfant ; car elle est déjà mère dans son âme, la jeune fille qui veut être femme pour vivre et pour aimer.