Un mariage scandaleux/9

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Librairie de Achille Faure (p. 193-207).


IX


La ferme semblait abandonnée ; on ne voyait personne aller et venir dans la cour ; les instruments de travail étaient rangés à leur place comme le dimanche, et depuis longtemps, pressés à la porte de leur étable, les moutons bêlaient pour aller aux champs.

Au milieu de la cour, la chienne Tant-Belle, accroupie, regardait tristement du côté du chemin, comme si elle eût espéré que Lisa allait venir. Ses deux petits, Montagnard et Grisou, qui jouaient entre ses pattes, aboyaient parfois à ses oreilles pour l’exciter à jouer aussi ; mais elle leur imposait silence en grondant sourdement, et de temps à autre elle jetait dans l’air un aboiement plaintif, long et sinistre.

Qui que ce fût qui eût pénétré dans la maison eût reconnu les signes d’une désolation profonde : les chambres étaient en désordre, les enfants négligés criaient vainement ; la Mourillon, hâve et défaite, l’œil plus noir et plus caverneux, allait et venait, de temps en temps essuyant une larme chaude, et remuant vingt objets sans savoir ce qu’elle faisait. Penché sur la table, la tête dans ses mains, le père était immobile. Marie, pâle et les yeux rougis, était la seule qui s’employât utilement, car la servante Madelon ne faisait que tourner autour de tout le monde, écoutant de toutes ses oreilles et observant de tous ses yeux, ce que faisaient également les petites Suzon et Madeluche, qui, surprises de tant de nouveauté, ne pouvaient s’empêcher de rire en se regardant.

— Où sont Cadet et Jean ? demanda Michel à Marie.

— Dans la grange, répondit-elle, où ils ne font rien que de causer ensemble depuis ce matin, tandis que les bœufs attendent la pâture. Ah ! mon pauvre Michel, nous sommes tous fous depuis hier ; aucun n’a dormi. Quand tu as été partie avec… la malheureuse, je suis retournée vers le père, et j’y ai trouvé Jean, qui, réveillé par ses bramées, était venu se plaindre et crier avec lui. Héla ! s’ils font contre le Gavel ce qu’ils ont dit, ce sera la fin des fins, quoi ! Cadet étant revenu à la maison, la mère s’est éveillée et lui a demandé après nous, et alors, ne nous trouvant pas, ils ont pris peur et se sont mis à nous chercher dehors, tant il y a qu’en apprenant notre malheur, et quand même pourtant elle se doutait déjà de quelque chose, la mère en est tombée au coup. Nous l’avons portée sur son lit, et nous avons tous passé la nuit autour d’elle. Ah ! mon pauvre Michel, nous sommes une famille perdue ! Cadet et Jean manigancent quelque chose, pour sûr. La mère ne vit plus dans son corps ; elle est dans le tourment comme une âme du purgatoire. Pour quant au père, il n’a pas bougé, depuis l’éclaircie, de là, comme tu le vois. Tout le monde au village va savoir notre honte, et les langues vont s’en donner sur nous par tout le pays.

— Ce qui est fait est fait, dit Michel, il ne s’agit à présent de rien autre chose que de savoir en supporter la peine. Sers la soupe, Marie, et mettons-nous tous à l’ouvrage ; le travail est un bon remède au chagrin. Pour Cadet et Jean, je te promets de les prêcher de mon mieux ; compte que d’ici à ce soir leur sang se tiédira. Aie courage, ma pauvre fille ! Pour quant à Louis Vigeaud, il sait ben qu’il ne trouverait pas dans tout Chavagny une fille plus honnête et plus sage que toi.

Il alla dans la grange chercher Jean et Cadet, et bientôt la famille fut réunie autour de la table. Mourillon gardait toujours la même attitude.

— Bourgeois, dit Michel, est-ce que nous allons faire les pommes de terre ?

Mourillon d’abord ne répondit pas ; mais au bout d’un instant, découvrant sa figure livide et prenant machinalement sa cuiller :

— Non ! les enfants, dit-il ; faut aller au bois des Berjottes éclaircir la futaie. Vous abattrez les arbres marqués d’une entaille, vous savez ? et prenez garde à pas vous tromper.

— Venez-vous point avec nous, bourgeois ?

— Non, répondit-il sourdement.

— Est-ce que nous avons pas quelque chose à faire ensemble, père ? demanda Cadet.

— Non, répondit Mourillon.

— Comme ça, il y a donc rien de plus que les autres jours, qu’on se met ainsi doucement à l’ouvrage ? Y a-t-il donc plus à c’te heure ni bon Dieu ni justice ?

— Non ! répondit encore Mourillon de la même voix sourde.

— Ah ! Seigneur ! s’écria sa femme, disons pas de mal, mon homme, parce que la peine est chez nous. Vous savez ben tous qu’il y a-t-un bon Dieu, mais pas sur la terre.

— Personne ici, dit Michel, n’a plus de peine que Mourillon ; et à cause de ça et à cause qu’il est un homme d’âge, nous devons faire à son idée. Prenons nos cognées, Cadet et Jean, et nous en allons tout de suite au bois des Berjottes. Quand même il se passerait douze heures sur vot’ colère, elle n’en serait que plus avisée après.

— Michel a ben parlé ! dit la Mourillon. Va Cadet. Ce soir, quand le père aura songé assez, vous causerez ensemble.

Ils partirent, emportant la collation, car ils devaient passer au bois toute la journée. C’était à une lieue de là, dans la brande, tout proche de la métairie du père Voison.

— Décidément, vos migraines sont sérieuses, mon cher Gavel, disait au déjeuner M. Bourdon. Vous êtes tout défait ce matin !

— Et vous ne mangez pas, ajouta Aurélie.

Mme Bourdon ne dit rien, elle observait du coin de l’œil son futur gendre, et soupçonnait autre chose que les ravages d’une migraine dans l’abattement de son visage et dans l’inquiétude de son regard.

Cet abattement, néanmoins, n’empêchait pas le beau Fernand d’échanger à demi-voix avec Aurélie de tendres propos sur les ennuis de la séparation, car il retournait à Poitiers ce jour même. M. Bourdon s’absentait aussi ; il allait à Ruffec pour une affaire, accompagné d’Émile et de Gustave, qui devaient assister, chez un de leurs parents des environs de cette ville, à une grande partie de chasse dans la forêt.

Donc, à midi, M. Gavel, après avoir tendrement imploré, et cérémonieusement obtenu la permission d’embrasser Aurélie, monta dans sa voiture, et prit la route de Poitiers. En approchant de la ferme des Èves, il fit prendre le galop à Gemma et descendit ainsi, en dépit de cahots et de soubresauts gigantesques, jusqu’au bas du mamelon.

À l’entrée de la lande, il mit son cheval au pas ; il sentait un besoin extrême de repos et de solitude ; son front brûlait ; les efforts qu’il avait faits pour paraître calme, durant cette longue matinée, avaient irrité ses nerfs jusqu’à la douleur. Maintenant, enfin ! il pouvait laisser éclater sur son visage toute sa colère et tout son dépit ! Me laisser prendre ainsi au piége le plus grossier ! s’écriait-il en lui-même. Être couvert de ridicule par une aventure si vulgaire ! me faire chasser comme un écolier polisson ! car M. Bourdon ne pardonnera pas cet outrage à sa fille. Il sait où il doit prendre ses maîtresses, lui ! et jamais elles ne passeront le seuil de sa maison. Certes, il a raison ; il sait se conduire : garder les convenances est le premier devoir d’un homme d’esprit ; au diable cette folie qui m’emporte toujours malgré moi ! Et quelle fatalité que cette perle de beauté paysanne se soit trouvée là, au seuil de mon mariage, pour m’en défendre l’entrée !

Après tout, pensa-t-il, ce n’est pas le paradis terrestre, et il y a d’autres héritières dans le département.

Il lui vint à l’idée qu’il ferait mieux peut-être de rompre le premier, sans attendre un congé humiliant.

Pourtant, s’ils étaient raisonnables, M. et Mme Bourdon renverraient simplement leurs métayers, et tout serait dit.

Ces gens oseraient-ils l’attaquer en justice ? Il avait laissé une bourse pleine aux mains de Lisa ; mais cette bourse ne portait aucun chiffre. Sur quelle base d’ailleurs élever un pareil procès ? Lisa était fort mineure ; mais la loi ne punit que l’enlèvement, non la séduction.

Oui, tout le mal de la situation est dans son ridicule ; certaines gens même y trouveraient de l’odieux vis-à-vis de la famille Bourdon. Mais, dans ce dernier rendez-vous, Gavel n’a péché que par générosité, pour venir de ses conseils et de sa bourse au secours de Lisa, selon la promesse qu’il avait faite dans la prairie des bords du Clain. On est toujours victime de ses bons mouvements. Se plaçant mentalement en face de Mme Bourdon, Gavel construisit en sa faveur un plaidoyer capable d’émouvoir un vieux barreau, et qui l’attendrit lui-même.

Le jour était radieux, le soleil ardent ; le chant d’une bergère s’élevait du milieu de la lande, et là-bas, à la lisière du bois des Berjolles, que longe le chemin, on apercevait trois paysans assis prenant leur repas.

C’étaient Jean, Michel et Cadet ; ils venaient d’interrompre leur travail pour la collation. Jean, sombre, ne disait rien ; Michel et Cadet causaient gravement.

— Vois-tu, Michel, disait celui-ci, je crois, comme tu dis, qu’une mauvaise action n’est jamais bonne, et déjà ne sens plus si grand transport comme cette nuit, quand le malheur m’a tombé sus la tête comme une pierre… ; car j’avais connaissance de rien, moi. Non… jamais j’aurais cru que la Lisa… Enfin !… V’là que ça me prend encore à la gorge. Voyons, pourtant, et raisonnons tous deux tranquillement la chose ; crois-tu qu’après avoir mis une jeunesse à mal, jeté dans le monde un enfant sans père et désespéré toute une famille de brave gens, crois-tu, dis-moi, qu’un chenapan comme ce Gavel doive être laissé tranquille, et qu’il ait droit de se croiser les bras après ça, et de faire le beau et le brave comme auparavant ? Ça ne serait-il pas, ça, pour l’exemple, un mal plus grand que de tuer un coquin ?

— De vrai, répondit Michel, de plus habiles que nous seraient empêchés de choisir, mon pauvre Cadet. Grand mal d’un côté, grand mal de l’autre ! Mais, c’est pas possible, vois-tu, qu’il n’y ait pas une justice pour ça.

— Non, Michel, non, y en a pas ! Mon père en sait plus long que nous là-dessus, et, après qu’il y a eu repensé toute la matinée, quand je lui disais : Y a donc ni bon Dieu ni justice ? et qu’il m’a répondu comme ça, d’une voix creuse comme un puits : Non ! c’est que pour ça, vois-tu, n’y a rien à faire avec le juge.

— Pardieu, si ! il y aura quelque chose à faire ! s’écria Michel, dont la figure s’enflamma. Écoute, Cadet, et toi aussi, Jean : mettons-nous tous les trois, mes gars, et partout où le Gavel aille, allons-y aussi pour crier à tout le monde : Celui-là, c’est un débaucheur de filles et un abandonneur d’enfants ! Et pas plus tard que dimanche, au sortir de l’église, sur la place de Chavagny ; et encore à Poitiers, puis plus loin, partout où il ira. Vois-tu pas que le monde le prendront en horreur, et qu’il sera forcé de se cacher sous terre ? Comme ça, on se passera des juges, et il sera puni rien qu’avec son indignité.

— C’est dit ! s’écria Cadet, transporté, en secouant vigoureusement la main de Michel. Oui ! oui ! nous ferons ça, et nous commencerons dès dimanche, quand les messieurs Bourdon sortiront de l’église. On verra après si le brigand trouve une femme qui veuille de lui !

— Alors, c’est nous qui irons devant le juge, dit Jean d’une voix brève.

— Bah ! pourquoi donc ?

— Parce que ça n’est pas permis de dire la vérité. Le tuilier de la Grand’-Chaume a-t-il pas été condamné en justice, le mois passé, pour avoir appelé voleuse la Cornulière ? Tout le monde pourtant savent qu’il a dit vrai.

— Qu’on nous actionne ! répondit Michel, ça n’en sera pas moins dit ; nous aviserons à nous y bien prendre et à faire grande besogne en peu de temps.

Mais comme il achève ces mots, Jean, poussant un cri sourd, se lève le bras étendu vers un objet qu’il montre à ses compagnons. Cadet voit aussi et devient tout pâle.

— Ah ! s’écrie-t-il, c’est le diable qui nous envoie ce damné-là pour nous pousser à mal.

À trois cents pas environ, dans la direction de Chavagny, la voiture de M. Gavel glissait lentement au-dessus de la lande, comme une apparition fantastique. Le cheval, qui marchait au pas, tête baissée, disparaissait dans l’épaisseur des brandes, et sur la voilure découverte se détachait dans une attitude pensive le buste de l’ingénieur.

Michel se tourna vers Cadet, lui prit le bras, et le serrant fortement :

— Si tu portes la main sur cet homme-là, lui dit-il, jamais tu n’épouseras Gène, et ton père et ta mère pleureront un enfant de plus.

— À l’ouvrage ! s’écria Cadet qui saisit sa cognée et s’enfonça dans le bois du côté opposé au chemin.

Ce n’est pas un grand bois que le bois des Berjottes ; il s’étend en carré sur une superficie d’à peine trois hectares, et l’ancien chemin de Chavagny à Gonesse le longe de deux côtés, faisant un coude, à cause des champs du père Voison.

Quant à son nom des Berjottes, c’est le nom que portent les bruyères à Chavagny ; et sûrement, c’est à l’abondance de cette jolie plante que le bois doit son nom ; car, en automne, impossible d’y poser le pied ailleurs que sur un lapis rose, au parfum sauvage, plein des bourdonnements d’abeilles qui font leurs ruches au creux des chênes.

— Viens, Jean ! dit Michel.

Mais Jean restait immobile, sombre, les yeux fixés à terre, sur sa cognée luisante.

On commençait à entendre le roulement de la voiture qui s’approchait du bois.

— Jean ! viens avec nous ; viens ! je t’en prie. Cadet t’a donné le bon exemple, viens à l’ouvrage avec nous !

— Va, si tu veux, répondit Jean ; moi, j’attendrai un peu ; je suis las.

— Donc, en attendant, prête-moi ta cognée, dit Michel, qui déjà s’en était saisi ; la mienne est ébréchée, tant que souvent il me faut donner deux coups au lieu d’un.

— Rends-moi ma cognée ! s’écria Jean qui courut après lui.

— Puisque tu veux te reposer…

— Rends-moi ma cognée ! répéta le gars rouge de colère, en saisissant le bras de Michel.

— Pourquoi me parles-tu comme ça ? répondit celui-ci d’une voix amicale ; me semblait, Jean, que nous étions amis.

— Oui, nous sommes amis ; rends-moi ma cognée !

— Puisque nous sommes amis, ne te la rendrai point, Jean ; non ! quand même tu voudrais me battre, parce que moi ne t’enverrais point aux galères, tandis qu’avec le Gavel, tu irais tout droit.

Cadet, ne se voyant pas suivi, était revenu sur ses pas ; il se joignit à Michel pour calmer et persuader Jean. Le bruit de la voiture devenait plus distinct ; Jean, tout à coup, mit ses doigts dans ses oreilles et s’enfuit. Les autres le suivirent jusqu’à l’endroit où ils travaillaient, et là ils ne le trouvèrent pas ; mais tranquilles cependant, parce qu’ils avaient sa cognée, ils se remirent à l’ouvrage. Quelques instants après, Jean revint auprès d’eux, prit son outil et se mit à travailler aussi ; Michel observait ses mouvements avec inquiétude, mais il se rassura en voyant que Jean avait pleuré. On n’entendait plus autour d’eux que le bruit retentissant du fer entamant le bois, et Cadet même y allait d’une telle force que le chêne qu’il frappait craqua tout à coup, et, traversant l’air avec un grand sifflement, vint s’abattre tout près de Jean et de Michel, qui se reculèrent en hâte. Ils contemplaient tous trois le jeune arbre tombé, dont les ramuscules brisés jonchaient le sol, quand non loin d’eux, en haut du bois, retentit dans le silence le hennissement sonore du beau cheval Gemma.

Jean y répondit par un rugissement terrible, et, s’élançant la cognée à la main, il disparut derrière les arbres.

D’un même mouvement, Michel et Cadet s’élancèrent après lui.

— Reste ! cria Michel à son compagnon.

— Tiens ! répondit Cadet en jetant sa cognée ; Michel en fit autant, et ils se reprirent à courir.

Ils n’étaient pas hors du bois qu’un hennissement horrible, éclatant, où la souffrance mêlait quelque chose d’humain, frappa leurs oreilles, suivi presque aussitôt d’une parole éperdue et colère à la fois. Michel, tout à coup, se sentit des muscles de tigre ; il bondit et arriva.

Le cheval, sanglant, se débattait au milieu des harnais brisés ; la voiture versait à ce moment même ; Gavel, étourdi du choc, embarrassé dans les rênes et dans les coussins, faisait pour se dégager des efforts suprêmes, et Jean, la hache levée, — accourait sur lui. Assassin !… grâce !… cria le séducteur de Lisa. Le visage de ce beau Fernand fut horrible à voir… La hache est détournée, et Michel roule à terre, aux prises avec Jean furieux.

Blessé légèrement à l’épaule, M. Gavel appelait au secours. Jean, aveuglé de fureur, tenait toujours son arme, et Michel avait peine à éviter ses coups, lorsque le jeune Mourillon s’empara de la cognée, qu’il lança de toute sa force dans le tronc d’un chêne, où elle pénétra profondément. Alors Michel dit : Sauve-toi, Jean ! sauve-toi ! que personne te puisse voir ici ! Mais ils furent encore obligés de lui tenir les bras pour l’empêcher de frapper. Enfin, il regarda tout autour de lui, se prit à trembler de tous ses membres, voulut s’enfuir, et tomba, presque évanoui, sur la lisière du bois.

— Monsieur ! s’écria l’ingénieur en s’adressant à Michel, vous m’avez sauvé la vie !

— Ça n’est pas pour vous que je l’ai fait, répliqua Michel avec mépris.

Mais à peine M. Gavel entendit-il cette réponse, car aussitôt le visage et la voix de Cadet Mourillon l’avertirent qu’il était en face d’un nouvel ennemi.

— Moi aussi je suis venu à vot’ secours, m’sieur Gavel. disait Cadet ; ç’a été pour vous remercier de vos amitiés envers ma sœur. Sommes-nous pas beaux-frères, dites ?

Serrant les poings, il allait se jeter sur l’ingénieur, quand Michel lui prit le bras :

— Ne le touche pas ! tu l’étranglerais malgré toi. Viens, Cadet, partons !

— Non ! tiens, je ne le toucherai pas, dit Cadet en sautant sur le fouet tombé à terre, dont il cingla le visage de Gavel en criant : — Chien ! je le traite comme un chien !

— Infâme ! assassin ! misérable ! hurla Gavel, qui saisit une grosse pierre, et la lança contre Cadet.

— Eh ben ! eh ben ! qu’est-ce que c’est que ça ? dit une voix au son de laquelle ils tressaillirent tous.

En face du bois, au-dessus d’une haie, s’allongeaient trois têtes curieuses : celles du père Voison et de deux petits bergers.

On n’eût pu dire qui de la honte ou de la joie se peignit le mieux sur le visage de Gavel.

— Je vous prends à témoin, s’écria-t-il, que je viens d’échapper à une tentative, d’assassinat !

— Seigneur ! mon Dieu ! s’écria le père Voison en levant les mains au ciel, c’est-il possible ?

Le premier mouvement de Cadet, à l’aspect de Voison, avait été de s’enfuir ; Michel le retint.

— Puisque cette canaille nous accuse, faut dire à Voison ce qui en est et pourquoi…

— Non, Michel ! non, je ne saurais ; faudrait parler de Lisa… La parole m’en resterait à la gorge, vois-tu, et je ne veux pas non plus en entendre parler. C’est une bêtise, je le sais ; tout le monde déjà s’en gausse… mais ! c’est plus fort que moi. Viens, Michel, viens ! il en sera ce qu’il pourra.

Ils entraînèrent Jean et s’enfoncèrent dans le bois.

Voison alors descendit dans le chemin pour aider l’ingénieur à relever son cheval et sa voiture. Le sang coulait à flots de la blessure de Gemma, et l’œil voilé du noble animal annonçait une souffrance cruelle ; peut-être était-il mortellement frappé ; en tout cas, il ne pouvait continuer sa route, et il fut convenu que Voison l’emmènerait chez lui, où M. Gavel le ferait soigner, tandis qu’un des chevaux de la ferme traînerait la voiture jusqu’à Gonesse. Tout en s’occupant du cheval, Voison se répandait en doléances qu’il aiguisait en questions.

— Seigneur Dieu ! comment ça se peut-il faire ? Un gars comme Cadet Mourillon, qui n’est point affronteur ! et Michel adonc, un peu vif, mais bon diable ! Est-ce qu’ils avaient aussi battu Jean, qu’il semblait malade ? Bon Dieu ! jour de Dieu ! jamais pareille chose ne s’est vue ! Est-ce qu’il vous a donné beaucoup de coups de fouet ? Allons ! allons ! vous pouvez dire qu’on vous a rudement traité pour un monsieur ! et m’est avis que vous devez être en belle colère ? Faut croire tout de même que vous leur aviez fait quelque chose, est-ce pas ? Moi, j’ai pas vu le commencement ; les drôles sont venus me quérir, disant qu’on se tuait par là, et d’arrivée j’ai vu Cadet qui vous sanglait le museau, après ça que vous lui avez f… une pierre, une belle pierre, ma foi, que si elle l’avait joint, il ne s’en relevait pas ! oui, c’est tout ce que j’ai vu. Mais pour quant au cheval, il en a reçu-z-une de rude, allez ! allez ! C’est tout de même point un assassinat, puisque c’te pauvre bête est pas un chrétien. Enfin, j’aurais pas cru voir pareille chose de mes jours ! non ! non…

— Le châtiment sera digne de l’offense ! articula Gavel que la colère étouffait.

— La, la ! comme vous tremblez ! Faut pas vous rendre malade, au moins ! Un coup de fouet, c’est pas un coup d’épée ! Eh ! grand diable ! vous saignez à l’épaule. Qu’est-ce que c’est donc ?

— Quand je vous dis qu’on a voulu m’assassiner !

— Ça se peut-il ? Allons ! allons ! ça serait par chez nous une vilaine affaire. Est-ce que vous penseriez m’appeler comme témoin ? J’ai rien vu, moi, d’abord ! Allons, monsieur, venez à la maison, on vous pansera.

Mais Gavel ne ressentait autre chose qu’une colère effrénée. Après avoir conduit son cheval chez Voison, et après qu’on eut attelé à son élégante voilure une lourde jument de charrette, il monta, prit les rênes, fouetta vigoureusement et partit.

Qu’allait-il faire maintenant ? Si je porte plainte au juge de paix, se disait-il, j’entame un procès scandaleux, et mon mariage est rompu. En outre, mon crédit baisse, et je ne puis prétendre après cela qu’à des partis de second ordre. — Mais, dans son cœur, il n’y avait qu’un désir : vengeance ! dans sa tête, qu’une volonté : vengeance ! et dans ses oreilles, ce mot de vengeance bourdonnait en battements sourds. Pour se venger pleinement, il eût donné tous les mariages de la terre et bien autre chose. Cet homme-là n’avait d’autre joie morale que l’orgueil ; on lui avait pris son unique bien ; pouvait-il ne pas être irrité au delà de toute mesure ?

Tantôt stimulant le trot nonchalant de son nouveau coursier, tantôt s’absorbant dans une rêverie profonde, il roulait dans sa tête les projets les plus implacables ; il fallait que Jean et le jeune Mourillon fussent condamnés aux travaux forcés ; que cette famille fût écrasée, réduite à la dernière misère. Il les verrait à genoux l’implorer en vain, et les repousserait du pied en souriant. Lisa ! maintenant, il la haïssait ; il haïssait encore Michel, son sauveur ; Voison, témoin de l’offense. Oh ! comment triompher d’eux tous à la fois d’une manière éclatante et superbe ? Son esprit sonda mille détours et s’égara dans mille rêves ; mais la loi quelquefois est gênante et dure ; et comme cette bâtarde combinaison du pouvoir et de l’égalité est illogique et mauvaise ! Sous la féodalité de l’intelligence et de la richesse, le bâillon et le knout devraient servir de soutien aux légitimes suprématies.

Le sang rougissait la manche de son habit, mais son visage brûlait d’une douleur plus cruelle. Il releva la capote de sa voiture pour entrer à Gonesse. À voir dans les rues des visages souriants, il crut qu’on le raillait. À l’auberge, il dit que son cheval, s’étant emporté, l’avait jeté sur un chemin pierreux ; il fit panser la blessure qu’il avait à l’épaule, se lava le visage et changea de vêtements. Pendant tout ce temps, il hésitait.

— Monsieur a sans doute tombé dans les épines, dit la servante de l’auberge en lui apportant un verre de sirop ; monsieur a la figure tout abîmée ?

Gavel saisit ses gants et son chapeau, et se rendit chez le juge de paix, où il déposa sa plainte.

La voiture qui fait le service de Gonesse à Poitiers était partie. On trouva des difficultés à lui procurer un cheval. Il se résolut à attendre jusqu’au lendemain, et envoya par exprès cette lettre à monsieur Bourdon :


« Monsieur,

« Des circonstances imprévues, de la nature la plus grave et la plus pénible, m’obligent à vous demander un entretien particulier, que vous voudrez bien, j’espère, m’accorder ici, à l’auberge du Chasseur, où je vous attendrai demain toute la journée. Mon espoir de m’allier à vous, qui se trouvait si près d’être réalisé, me porte invinciblement à vous consulter comme un père, et à vous remettre mon sort comme à un juge. Veuillez garder le secret de cette démarche vis-à-vis de MMmes Bourdon. »