Un mariage sous l’empire/12

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Calmann Lévy, éditeur (p. 56-62).


XII


Le dédain des Parisiens pour les gens et les plaisirs de province a quelque chose en lui-même de si provincial qu’on est étonné de le voir partagé par des personnes d’esprit. On ne saurait ouvrir un livre, une page de notre histoire sans se convaincre que la plupart de nos grands hommes sont nés en province. On sait tous ceux qu’ont fournis la Guienne, la Normandie, la Bourgogne, etc. On voit tous les jours surgir les plus beaux talents en éloquence, en poésie, sur les bords de la Saône, ou d’un vieux château de la Bretagne, et cependant le Parisien, fier de quelques grands génies, et surtout empressé d’adopter ceux que la province lui envoie, s’obstine à regarder sa bonne ville comme la seule patrie de tout ce qui honore la France. Cet orgueil, assez noble, peut, à la rigueur, s’excuser ; mais comment défendre cette vanité badaude qui ne veut pas convenir qu’il y ait de bons dîners, de bonnes conversations et de jolies femmes ailleurs qu’à Paris ? Certes le voyageur qui parcourt la France, en voyant des banquiers le matin et de mauvais spectacles le soir, est en droit de faire des comparaisons en faveur de Paris ; mais s’il se donne la peine de chercher en province des gens de mérite, il en trouvera ; et si lui-même possède quelque talent, un nom connu dans les arts, il sera surpris de l’accueil distingué qu’il en recevra.

L’étonnement de M. de Maizières fut extrême en entrant à la grande Redoute, où cinq cents femmes parées, assises sur des gradins, et éclairées par des lustres, des guirlandes de feu suspendues à la voûte, frappèrent ses yeux d’un éclat éblouissant. Ces femmes, guidées par l’élégance de celles que les eaux attirent chaque année à Aix-la-Chapelle, étaient pour la plupart, habillées avec goût, et plusieurs d’entre elles se faisaient remarquer par leur taille élancée et leurs jolis visages. Dans les provinces du Nord, où presque toutes les chevelures sont blondes, les jeunes filles y paraissent toutes agréables : un beau teint et des cheveux charmants suffisent à seize ans pour empêcher d’être laide.

Un orchestre allemand, c’est-à-dire des meilleurs, jouait des valses de Mozart et de Beethoven, dont la savante harmonie n’était pas encore venue jusqu’aux oreilles des dilettanti de Paris. C’était un ensemble admirable, auquel les valseurs répondaient par un ensemble non moins parfait. Le haut de la salle avait été réservé pour la princesse Pauline et sa cour. Le buste de l’empereur, sous un dôme de drapeaux aux couleurs des vaincus, était le principal ornement de cette partie de la Redoute, et des arbustes en fleurs, servant de voiles à des faisceaux de lumière, donnaient un aspect magique à cette fête.

Après s’être récrié sur la beauté de la princesse Pauline, qui était ce jour-là plus éclatante encore, M. de Maizières se mit à passer en revue les femmes les plus remarquables de cette assemblée, et s’adressa à l’aide de camp du général qui avait le commandement d’Aix-la-Chapelle pour obtenir quelques renseignements sur les plus jolies. Plusieurs d’elles étaient les femmes de riches négociants du pays qui, tout en déplorant le système continental, faisaient d’immenses affaires avec les puissances de l’Europe ; d’autres appartenaient aux différents administrateurs nommés par l’empereur. M. de Maizières s’était fort bien adressé pour apprendre l’histoire scandaleuse de toute la ville. Mais au moment où M. Gr… lui racontait le roman de l’une des plus élégantes danseuses du bal, il fut interrompu par une rumeur subite. Tout le monde se précipitait du côté de la porte, ou vers la princesse, qui écoutait avec la plus vive attention un jeune officier expédié par l’empereur pour venir donner à sa sœur de ses nouvelles et de celles de l’armée. Cet officier avait été témoin de l’espèce de fédération anniversaire qui venait d’avoir lieu le 14 juillet sur le champ de bataille de Wagram. Là même il avait vu Macdonald fait maréchal de France par l’empereur, et avait entendu Napoléon lui dire : « Entre nous, c’est à la vie et à la mort ! » paroles d’autant plus remarquables qu’elles s’adressaient à l’ami du général Moreau, du vainqueur d’Hohenlinden, de celui qui était déjà le premier des ennemis de l’empereur avant de commander ceux de la France.

L’officier d’ordonnance raconta aussi comment l’empereur avait failli être assassiné par un jeune illuminé nommé Stap, et comment le général Rapp, éclairé par miracle sur le projet de ce nouveau Ravaillac, l’avait fait arrêter avant qu’il pût l’exécuter. Questionné par la princesse sur les motifs qui avaient porté ce jeune Allemand à un tel crime, l’officier répondit : « Un désir fanatique de délivrer sa patrie. »

L’effet de cette réponse, écoutée par une assemblée d’Allemands dont nos victoires avaient fait des Français, offrit un spectacle digne d’observation.

— Votre camarade, dit M. de Maizières à M. Gr…, aurait mieux fait de garder ce dernier récit pour nos soirées intimes : les belles actions, comme les mauvaises, sont toujours d’un exemple dangereux.

— Cela n’est pas à craindre ici, répondit M. Gr… ; jamais les habitants n’ont été plus heureux ; ils nous détestent par pur procédé pour leur gloire ; car, dans le fond notre gouvernement leur plaît, et s’il fallait changer notre conscription contre leur landwher, vous verriez comme ils nous regretteraient !

— Il est de fait que vous leur avez appris à s’amuser, dit M. de Maizières, et c’est bien quelque chose.

En ce moment, les valses interrompues par le message impérial recommencèrent aux cris de vive l’empereur. Le peuple réuni sur la place pour regarder les illuminations mêla ses cris de joie à la musique guerrière, et l’on entendit retentir de toutes parts le bel air de Méhul : La victoire est à nous, etc.

Après avoir rempli sa mission auprès de la princesse, l’officier demanda aux dames de sa maison si la femme du colonel Lorency était au bal.

— La voici, répondit madame de B… en montrant Ermance, qui se trouvait à quelques pas d’elle.

— J’aurais dû la reconnaître au portrait que notre cher Adrien nous en a fait ; elle est vraiment aussi belle qu’il le dit : c’est la première fois de sa vie qu’il n’a point exagéré. Voulez-vous être assez bonne, madame, pour la prévenir que je suis chargé de lui remettre quelque chose de la part de M. de Lorency ?

— Des lettres, sans doute ?

— Non, madame, je ne l’ai vu qu’au moment où je partais de Schœnbrunn. « L’empereur vous envoie à Aix-la-Chapelle, m’a-t-il dit ; par grâce, chargez vous de remettre ce châle à madame de Lorency ; vous la verrez chez la princesse. » En même temps, il lança dans ma voiture un paquet roulé dans un mouchoir, et je partis sans avoir eu le temps de lui demander un mot de recommandation pour sa femme.

— Vraiment ! reprit madame de B…, il ne pouvait vous en donner une meilleure. Un châle !… Est-il beau ?

— Vous devinez donc que j’ai eu la curiosité de le regarder ? Eh bien, j’en conviens ; et autant que je puis m’y connaître, il m’a paru admirable. Le colonel en aura fait l’emplette à Vienne : c’est là qu’on trouve les plus beaux. Les Viennoises sont si élégantes !

— Et si avenantes, n’est-ce pas ? reprit en souriant madame de B…

Puis, se retournant du côté de madame de Lorency :

— Mais vous n’entendez donc pas ce que dit monsieur ? ajouta-t-elle. Il vous apporte un châle ravissant, de la part de votre mari. Voilà une attention conjugale à laquelle vous serez sensible, je n’en doute pas !

Ermance avait parfaitement entendu ce que disait le jeune officier à madame de B… ; mais trop émue pour se mêler à la conversation, elle espérait avoir le temps de se remettre avant qu’il se fit présenter à elle, ne pouvant plus se dispenser de lui parler.

— Vous avez vu M. de Lorency ? dit-elle d’une voix mal assurée.

— Oui, madame, répondit M. H… ; je l’ai vu avec ses nouvelles épaulettes, et j’ai eu le plaisir d’entendre dire aux premiers grognards de la garde que celles-là étaient bien gagnées. Sorte d’applaudissements très-flatteurs, je vous assure, et dont ces messieurs ne sont pas prodigues.

— Il n’a pas été blessé ? demanda Ermance.

— Non, madame, mais ce n’est pas sa faute, car son chapeau a été percé d’une balle ; on n’a jamais vu se battre de meilleur cœur. Je ne savais pas encore tout le mérite qu’il a à risquer ainsi sa vie, ajouta M. H… d’un ton galant. Si madame voulait me faire l’honneur de m’accorder une contre-danse, je serais bien fier de pouvoir m’en vanter à lui, car je repars cette nuit même, et j’espère le retrouver encore au quartier-général.

— Vous ne pouvez refuser, dit madame de B… ; mais avant, il faut qu’il envoie chercher ce beau châle. La princesse veut le voir, et puis vous serez fort aise de vous en servir pour sortir du bal.

M. H… s’empressa d’obéir, et il revint bientôt chargé de l’élégant souvenir d’Adhémar.

— Au milieu des dangers, des plaisirs de la victoire, pensa Ermance, il s’est occupé de moi ! Ah ! pourquoi s’est-il lassé de m’oublier, de me trahir ! mais sans doute cette attention en cache d’autres pour la femme qu’il aime ! puis-je m’en plaindre !…

Et passant ainsi de l’accusation au remords, Ermance souffrait de mille tourments impossibles à décrire.

Cependant il fallut tenir sa parole, et danser ; espèce de supplice seul connu des femmes du grand monde, que les plus profonds chagrins ne dispensent point des devoirs que le plaisir impose. À force de prendre pour ainsi dire la physionomie de ce qu’on fait, on en prend la conversation, et malgré sa tristesse, madame de Lorency se surprit répondant avec toute la légèreté convenable aux questions frivoles de son jeune danseur. Poussée par une curiosité qu’elle n’osait s’avouer, elle le questionna à son tour sur la quantité de souvenirs dont il devait être porteur, et finit par lui faire jurer qu’excepté ceux de l’empereur pour la princesse et celui de M. de Lorency pour elle, il n’avait été chargé d’aucun autre.

— Pas même pour la duchesse d’Ur…

— La duchesse d’Alvano ? interrompit M. H… ; est-ce qu’elle est ici ?

— La voici qui vient vers nous, répondit Ermance sans oser dire qu’elle voulait parler de la duchesse d’Urbino.

— Ah ! je suis bien curieux de la voir, reprit M. H… ; on dit qu’elle fait des passions, et s’amuse par-dessus tout à troubler les ménages. Adrien de Kerville, que vous connaissez peut-être, madame, car il a passé quelques semaines aux eaux, Adrien nous a raconté d’elle des traits de présence d’esprit inconcevables ; il prétend qu’elle a entrepris l’éducation d’une jeune femme ravissante à qui elle fait accroire tout ce qu’elle veut, et cela dans le but honorable de garder pour amant le mari de cette charmante élève.

— Quelle horreur ! s’écria madame de Lorancy se soutenant à peine.

— Tout cela est peut-être un conte d’Adrien ; cependant il avait l’air pénétré d’indignation en nous racontant avec quelle adresse cette madame d’Alvano s’était ménagé l’affection de la jeune femme, sans rien perdre de l’amour du mari.

— Mais êtes vous sûr, monsieur, dit Ermance en venant se rasseoir à sa place, que vous ne vous trompez pas de nom ? c’est peut-être la duchesse d’Urbino qu’on vous a citée.

— Oh ! non madame, je ne saurais m’y méprendre ; la duchesse d’Urbino est ma cousine, je la connais depuis mon enfance, et je puis vous affirmer qu’elle est incapable d’un semblable trait.

Comme M. H… finissait de parler, la duchesse d’Alvano s’approcha d’Ermance.

— Ah ! mon Dieu ! que vous êtes pâle ! dit-elle ; vous aurez trop dansé, je parie.

— Madame de Lorency n’ayant pas le courage de répondre, madame de B… dit que le plaisir d’avoir reçu un si joli présent de la part de son mari la rendait muette.

Et, prenant le châle d’Ermance, elle mit un malin plaisir à le faire admirer à la duchesse d’Alvano.

— On a des nouvelles d’Adhémar ? demanda cette dernière avec une émotion visible.

Et elle pria madame de B… de lui raconter ce qui s’était passé au bal avant son arrivée ; puis, certaine que M. H… devait avoir été au moins chargé d’un mot de M. de Lorency pour elle, elle s’empara de son bras pour faire le tour de la salle.

Ermance profita de ce moment pour demander à madame Donavel la permission de se retirer du bal avant elle ; mais celle-ci, effrayée de l’altération qui se peignait sur le visage de madame de Lorency, ne voulut point consentir à la laisser partir seule.

— Quel caprice vous porte à quitter le bal au moment où il devient le plus agréable ! s’écriait M. de Maizières ; attendez donc un peu ! voici les naturels du pays qui vont se coucher ; nous resterons entre amis ou ennemis : ce sera charmant.

— Non, répondit Ermance, je souffre trop.

Et M. de Maizières, qui venait de jeter les yeux sur elle, n’insista plus.