Un mariage sous l’empire/16

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 89-95).


XVI


Il faut avoir fait une longue route, seul avec une idée désespérante, pour se figurer le tourment d’Adhémar pendant ce triste voyage. L’indignation, la colère, la jalousie même, l’agitaient tour à tour, et livraient son esprit à d’affreuses suppositions.

— Je n’en doute plus, pensait-il, ce chagrin qui la dévore, qui fait couler ses larmes jusque dans mes bras, c’est le regret qui le cause, c’est son amour pour un autre qui fait son aversion pour moi ; elle l’aimait avant de m’épouser ; et, moi-même infidèle, content de sa froideur, je n’ai pas supposé qu’elle eût une âme ; je n’ai pas deviné que sa grâce à plaire lorsqu’elle le veut, ce charme inconcevable qui m’attachait chaque jour davantage, tenaient à sa puissance d’aimer. Tout occupé d’une autre femme, je n’ai pas pressenti que celle dont la maussaderie me semblait être un caprice d’enfant prendrait jamais sur moi assez d’empire pour me plonger dans le trouble où je suis. Je croyais que l’habitude et cette sorte d’amitié conjugale qui maintient la paix intérieure suffirait au bonheur d’une union formée par des convenances ; et je ne sais encore quel démon d’amour est venu déranger ce bien-être ! mais j’ai cru la voir s’animer ; j’ai surpris ses yeux attachés sur moi avec l’expression la plus tendre ; il me semblait la voir tressaillir au son de ma voix : sa tristesse, ses pleurs étaient pour un mari infidèle. Enfin, j’ai cru qu’elle m’aimait, et, dans ma présomption, fier d’avoir, comme un autre Pygmalion, animé cette belle statue, je me suis mis à l’adorer. Combien elle me punit de mon aveuglement ! mais son amour-propre ne jouira pas de mon dépit ; le billet qu’elle a reçu de moi sera l’unique preuve qu’elle aura jamais de mon amour.

Et, passant du regret à une fausse insouciance, Adhémar chercha à se persuader que l’absence et les plaisirs qui suivent en tous lieux l’armée, triompheraient bientôt du souvenir d’Ermance.

Son retour au quartier-général fut fêté par ses camarades ; ils lui firent une foule de plaisanteries sur les moments heureux qu’il avait dû passer avec sa jeune et jolie femme, et mirent sa tristesse sur le compte des adieux.

L’empereur, satisfait de sa promptitude à remplir son message, l’accueillit avec distinction, et avec cette recherche de politesse qu’il employait d’ordinaire envers les gens d’une grande naissance, il lui dit :

— Eh bien, m’en voulez-vous encore de vous avoir fait épouser la plus aimable héritière de Paris ?

Un salut respectueux fut toute la réponse de M. de Lorency à cette question. L’empereur y joignit quelques mots sur le plaisir qu’il avait eu à lui accorder la mission qu’il désirait, et finit par lui demander ce qu’on disait à Paris de ses dernières batailles.

— Sire, on espère qu’elles amèneront la paix.

— On ne dit pas cela sans y mêler quelques bons mots contre la guerre, n’est-ce pas ? Je connais les Parisiens ; ils parlent de la victoire comme de leurs femmes qu’ils aiment plus que tout, et dont ils médisent sans cesse ; mais peu importe, la vue des drapeaux conquis sur l’ennemi les met toujours de bonne humeur. Vous verrez comme ils nous recevront !…

Puis l’empereur se retournant vers le maréchal du palais, lui dit quelques mots tout bas. Un instant après, Adhémar reçut une invitation pour dîner à Schœnbrunn, à la table des grands officiers de la couronne.

La moindre faveur du maitre était alors, comme toujours, le signal des prévenances de tous : c’est un vieil usage qui ne perd rien au temps ni aux révolutions. Aussi Adhémar fut-il accablé d’invitations et d’offres de service ; c’était à qui l’aimerait ; on lui reprochait seulement de ne pas mener un assez grand train pour la fortune qu’on lui connaissait. Son mariage l’avait rendu millionnaire ; et sauf quelques jolis chevaux de plus dont il venait de faire l’emplette à Wagram, il n’avait point augmenté sa dépense ; quand ses camarades lui en faisaient le reproche, il répondait que cette grande fortune venant de madame de Lorency, il lui laissait le plaisir de la dépenser elle-même. Cependant, sensible aux plaisanteries de ses camarades sur sa sagesse et sa mélancolie, il voulut, avant de quitter Vienne, leur donner un souper, le meilleur et le plus amusant possible. Dans cette louable entreprise, il s’associa le joyeux Auguste de Castelmont, l’un des officiers les plus distingués, et le plus aimable des mauvais sujets de l’armée. Adhémar exigea que son premier colonel, le brave Chancloux, surnommé Z’en-Avant par l’habitude qu’il avait toujours eue de commander l’exercice avec cette petite variante, fût le héros de la fête ; car c’était à lui qu’il devait ses premiers élémens dans l’art militaire et les dangers multipliés qui lui avaient souvent offert l’occasion de se distinguer. Y avait-il un poste périlleux à défendre, une redoute à enlever, Chancloux proposait toujours Lorency en disant :

— J’en réponds ; avec son petit air muscadin, c’est tout de même un farceur solide ; et si le poste est enfoncé, c’est pas lui qui viendra vous le dire. Allez, confiez-lui l’ordre, et… z’en avant !

Cette préférence de Chancloux pour le jeune Lorency prouve assez qu’il n’y a réellement que deux classes dans une armée, celle des braves et celle des prudents : car on ne saurait donner un autre nom à des gens qui se résignent avec honneur. Mais de toutes les noblesses, la plus intolérante est celle du courage ; et le plus hautain des gentilshommes de France ne parle pas avec plus de dédain d’un clerc de la basoche, que tel général de certains élégants porteurs d’épaulettes. C’est de ces derniers dont Chancloux disait :

— Il en faut comme ça les jours de parade, cela requinque un état-major ; mais, les jours de bataille, ça n’en mange pas.

Adhémar n’était pas de ce nombre ; aussi, Chancloux, qui s’y connaissait, avait-il contribué beaucoup à son avancement ; car sa protection faisait autorité, et valait celle d’un maréchal de France. Adhémar aurait voulu pouvoir reconnaître de tels services en lui donnant à son tour quelques leçons d’urbanité ; destiné par son grade à vivre avec les principaux officiers de l’armée, à être reçu dans le monde, Chancloux n’avait nulle connaissance des usages de la bonne compagnie, et M. de Lorertcy s’efforçait en vain à les lui faire comprendre ; honteux de son ignorance, il lui prêtait des livres, que Chancloux lisait en conscience dans ses moments de loisirs ; mais comme la lecture d’un ouvrage était un travail pour lui, il voulait s’en faire honneur, et le citait à tous propos d’une manière si burlesque, qu’Adhémar ne pouvait s’empêcher d’en rire. C’est ainsi que lui ayant prêté le Siècle de Louis XIV, par Voltaire, et se trouvant à un grand dîner chez le préfet d’Anvers avec le vieil archevêque de Malines, M. de Roquelaure, Adhémar entend le colonel dire d’un bout de la table à l’autre :

— Ah ! c’est donc vous qui êtes ce vieux farceur de Roquelaure ? parbleu ! vous pouvez vous vanter de m’avoir bien fait rire !

Qu’on juge de l’effet de cette saillie, et du regret qu’éprouva M. de Lorency d’avoir fourni à son colonel les moyens de divertir à ses dépens un si grand nombre de convives.

Malgré les inconvénients de son érudition et sa prose des camps, Chancloux avait un esprit original et vif, dont le soldat français était seul le modèle, et qui plaisait toujours aux gens spirituels ; mais les sots bien appris ne concevaient pas qu’on pût s’amuser de la conversation d’un homme qui ne disait rien comme tout le monde. Indulgents pour les manières communes, la brusquerie de celles de Chancloux leur était insupportable ; ils se moquaient de sa franchise comme d’une vieille mode ridicule, et feignaient de redouter la gaieté de ses à-propos, qui n’étaient jamais indécents, pour cacher la peur qu’ils avaient de ses vérités plaisantes. Le capitaine Charles de Long…, auteur de jolis ouvrages dramatiques, et le chansonnier des vainqueurs, était un de ceux qui se divertissaient le plus des grimaces que le colonel Chancloux faisait faire à ce qu’ils appelaient les bégueules de l’armée ; et son esprit piquant, encourageant celui du colonel, ils devenaient tous deux, sans le savoir, les acteurs d’un proverbe improvisé qui excitait une gaieté générale.

Le bruit du souper joyeux qui se préparait se répandit bientôt dans les cercles de Vienne. Plusieurs personnes des plus distinguées de l’armée ayant témoigné le regret de n’en pas être, M. de Lorency les invita, charmé de donner à son ami Chancloux le plaisir de souper avec des grands officiers de la couronne. Pendant ce temps, Auguste de Castelmont invitait des personnes d’une société fort différente, et qu’il supposait devoir jeter beaucoup plus de gaieté pendant et après le repas.

— Y penses-tu ? dit Adhémar ; inviter des femmes à un souper de régiment ?

— Eh bien, quel mal y a-t-il ? répond Auguste ; un souper n’est pas une bataille ; les femmes peuvent en être. À la guerre nous n’avons pas assez souvent l’occasion d’en rencontrer de jolies, pour manquer celle-ci.

— Mais si l’empereur vient à savoir… que moi…, un homme marié.

— Eh bien, est-ce que je ne le suis pas aussi, moi, et de sa façon encore ! Ne m’a-t-il pas dit un beau matin, comme à toi : « Colonel, vous épouserez mademoiselle C…, » et moi d’obéir ? Je ne m’en repens point, ma femme est aimable et bonne ; mais cela n’empêche pas d’en regarder d’autres.

— Au fait, répliqua M. de Lorency, celui qui décide ainsi du sort de deux personnes n’a pas le droit de leur imposer la fidélité.

— Il faut lui rendre justice, dit Auguste ; une fois le mariage conclu, il ne se mêle plus de rien. D’ailleurs n’aie pas peur qu’il s’occupe de nous aujourd’hui ; il est lui-même en train de tromper sa femme aussi bien qu’un simple colonel : mais qu’il s’en fiche ou non, il n’y a plus moyen de changer notre programme ; les invitations sont parties. Nous aurons des Viennoises ravissantes, que tu connais peut-être déjà, avec tes airs prudes ; puis nous aurons les jolies Parisiennes que la victoire attire d’ordinaire là où nous devons faire quelque séjour.

— En vérité, je crains le scandale, dit en riant Adhémar ; ces dames-là ont une fatuité qui nous jouera quelques tours… et je serais fâché qu’on sût à Paris…

— Que nous nous amusons ici ? interrompit Auguste. Ah ! je comprends ; tu crains que ta chère Euphrasie ne se fasse un droit de ton exemple.

— Je ne pensais point à elle, je te l’assure, reprit Adhémar tristement ; puis, cherchant à se distraire de l’idée qui le poursuivait : Enfin, puisqu’il ne saurait en être autrement, va pour le scandale ! seulement, fais en sorte qu’il soit le plus honnête possible.

Le souper eut lieu, de charmants couplets de M. Ch. de Long… y furent applaudis avec enthousiasme ; ils chantaient la gloire de la France. D’autres couplets, moins chastes, animèrent la gaieté de tous les convives ; mais celui qui eut le plus de succès, celui qui fit pleurer et rire à la fois, c’est Chancloux. Chacun s’amusa de sa singulière éloquence en racontant les aventures dont il avait été le héros ou le témoin dans différentes campagnes, de la manière dont il persuadait aux soldats qui mouraient de faim en traversant les déserts de l’Égypte qu’il leur fallait penser à autre chose, et les remerciments qu’il adressa au général Moreau, qui les faisait bivouaquer dans la neige, en disant à ses camarades :

» — Voyez, est-on plus soigneux que notre général, il a fait mettre des draps blancs pour tout le monde.

— Voilà comme sont les bons enfans de l’armée, ajoutait Chancloux, ils se moquent du soleil et de la neige comme des boulets de canon : j’étais à côté de cet enragé de grenadier, qui, plus d’à-moitié égrugé par la mitraille qui pleuvait à Ulm, criait encore plus fort que les autres : « z’en avant, z’en avant. » C’est aussi que le petit caporal était là, et qu’en se montrant sur la première ligne, les anciens qui m’écoutent savent bien qu’il cria le premier « z’en avant ; » étonné d’entendre répéter ce cri avec rage par un pauvre diable étendu par terre et couvert de sang, il s’approche, lui jette son manteau, et lui dit comme ça : « Tâche de me le rapporter, je te donnerai en échange la croix que tu viens de gagner. — Ce linceul-là vaut bien la croix, répondit le grenadier blessé ; » et puis, le pauvre diable, faisant un effort pour se soulever, s’enveloppa dans le manteau de l’empereur et retomba mort. Mais à peine les Autrichiens avaient-ils eu leur compte que le petit caporal a fait relever le grenadier vétéran : il a voulu, morbleu, qu’il fût enterré dans le manteau impérial : si vous aviez vu la fierté de ces vieux bonnets à poils en portant leur camarade dans ce beau drap mortuaire. Il n’y en avait pas un qui ne se fût fait mitrailler de bon cœur pour en avoir un pareil ! Eh bien, c’est avec de petites farces comme celles-là que ce diable d’homme nous ferait tous escalader la lune si cela lui faisait plaisir.

Ainsi, lorsque Chancloux se sentait au moment de céder à son émotion, il ne manquait pas d’avoir recours à quelques réflexions burlesques.

Des aventures militaires on passa aux propos galants, et plus d’une histoire amoureuse s’entama au bruit des refrains joyeux et des toasts à la victoire. La belle mademoiselle*** venue de Paris, poussée par la plus noble ambition, n’avait point encore obtenu l’audience tant désirée ; elle était du souper, et tout à coup éprise des manières distinguées de M. de Lorency, elle ne lui cacha point qu’elle serait charmée de le voir précéder son chef. La proposition était périlleuse, on pouvait donner de l’humeur à un grand personnage. Mais comment céder à une crainte semblable ; comment avouer qu’amoureux de sa femme, toute autre est sans attraits pour lui ? Adhémar ne s’y résignera jamais ; ce serait affronter le ridicule, et quel brave l’est assez pour le dédaigner !

Deux jours après on ne parlait à Vienne que des amours nés à la fête donnée par Adhémar, et celui de mademoiselle de *** pour l’aimable amphytrion avait déjà fourni à la correspondance de tous les aides de camp, qui tenaient la cour de l’impératrice au courant dos nouvelles galantes de l’armée : quel monde que celui où l’homme dont le cœur est le plus vivement occupé ne peut se dispenser d’être infidèle !