Un mariage sous l’empire/30

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Calmann Lévy, éditeur (p. 177-184).


XXX


Dès qu’Adhémar sut que le président était visible, il alla savoir de ses nouvelles, et le trouva dans son cabinet, s’entretenant avec son médecin sur l’état du petit Léon, que tenait sa nourrice, tandis que Mélanie s’amusait à le faire sourire. Le président dit bonjour à M. de Lorency, sans cesser d’écouter le docteur.

— Ce serait risquer sa vie, disait-il en montrant les bras maigres et délicats de l’enfant ; il ne faut pas penser à le vacciner en ce moment. Si par un miracle dont l’honneur sera dû tout entier à cette bonne nourrice, il acquiert un peu plus de force, nous tenterons alors… mais je ne vous ai jamais trompé sur l’état de cet enfant-là, vous le savez.

— C’est bien dommage, dit Mélanie, il est si gentil ! c’est tout le portrait de sa mère !

En ce moment Adhémar s’approcha de Léon et le regarda d’un air de pitié qui prouvait combien il croyait aux présages du docteur.

— Si nos soins ne peuvent le conserver, dit le président, laissons-en toujours l’espoir à sa mère ; et vous, bonne Geneviève, ajouta-t-il en glissant une pièce d’or dans la main de la nourrice, ne pleurez pas ainsi, car ma nièce devinerait bientôt la cause de votre chagrin, et il est inutile de l’affliger d’avance. Promettez-moi tous de ne pas répéter un mot de ce que vient de nous dire le docteur.

— Ce n’est pas moi qui le lui répéterai, je vous jure, répondit Mélanie ; je n’ai pas envie de la voir mourir de surprise et de douleur, car elle ne se doute pas que ce pauvre petit soit si faible, et quand je l’entends parler du plaisir qu’elle se promet de l’élever, de renoncer à tous les plaisirs du monde pour se consacrer à son éducation, j’en ai les larmes aux yeux.

Une profonde tristesse se peignit alors sur le front d’Adhémar. M. de Montvilliers, qui le considérait, dit d’un air résigné :

— Que voulez-vous ? ce sont de ces malheurs contre lesquels on ne peut rien, et qu’il faut supporter avec courage ; il n’y a de vraiment à plaindre que la pauvre mère ; mais le ciel l’épargnera peut-être, il ne saurait mieux placer un miracle.

Pendant que le président parlait ainsi, Mélanie apprenait au docteur que c’était M. de Lorency devant lequel il venait de prononcer si franchement la condamnation du petit Léon. Le docteur, habitué à lancer ses arrêts sans plus de ménagements, ne tenta pas même d’adoucir l’effet de celui-ci ; mais il se confondit en excuses sur ce qu’il n’avait point encore salué M. de Lorency et l’accabla de politesses. Bientôt après, il sortit en promettant à M. de Montvilliers de se charger de sa commission près du baron Godeau.

— Je ne savais comment divertir notre ami Ferdinand, dit le président, et j’ai imaginé de lui donner à dîner avec notre joyeux sous-préfet : c’est un petit proverbe vivant qui ne manque pas de comique. D’ailleurs, je suis bien aise de me faire honneur de vous devant lui, un écuyer de l’empereur ! Vraiment, voilà de quoi me mettre en odeur de sainteté impériale près de mon surveillant pendant une année entière ! Allons, ma chère Mélanie, ajouta-t-il, je recommande à vos soins nos aimables hôtes ; je vous préviens que j’ai invité aussi quelques-uns de nos voisins hier à la comédie, et que je veux leur donner un bon dîner.

C’était offrir à Mélanie l’occasion de faire valoir toutes ses facultés, et l’ordre de préparer le siége d’une ville n’aurait pas mieux stimulé le zèle d’un général d’armée ; elle fit rassembler son conseil domestique et le grand intérêt du dîner et des arrangements de la journée fut discuté et décidé dans un ordre parfait.

En sortant de chez le président, Geneviève était allée, selon sa coutume, porter le petit Léon à sa mère, et lui dire, à peu près le contraire de ce qu’avait déclaré le docteur, sans oublier les compliments que M. de Lorency lui avait adressés sur sa bonne mine, et sans manquer à féliciter Ermance sur le bonheur d’avoir un si bel homme pour mari.

— Il vous a vue ? dit Ermance en n’osant lui en demander davantage.

— Sans doute, madame ; il est venu comme nous étions chez M. le président avec le médecin, il a trouvé mon enfant superbe. Ah ! dame ! c’est que je l’avais joliment attifé aussi… Il a dit qu’il ressemblait à madame, je crois… je n’en répondrais pas, pourtant ; mais c’est quelqu’un qui l’a dit tout de même. Mademoiselle Augustine m’avait bien prévenue que monsieur était un charmant cavalier, mais je ne me le figurais pas encore si bien que ça. Il ne faut pas s’étonner si cet enfant est si joli, et vous, madame, qui êtes si belle femme ! Allez, je suis sûre que vous aurez bientôt, comme moi, une troupe de marmots plus mignons, plus gentils les uns que les autres.

Toutes ces phrases de nourrice, qui amusent ordinairement les mères, rendaient Ermance triste et confuse : elle les interrompit en quittant son enfant pour aller rejoindre, chez son oncle, Adhémar et Ferdinand. L’abattement de ses traits ne frappa point M. de Montvilliers ; il s’attendait à ce qu’elle éprouverait le jour où Adhémar verrait Léon, et il s’étudia à parler des différentes visites qu’il avait reçues le matin, sans omettre celle de la nourrice, de manière à la rassurer sur cette entrevue.

Ermance, voyant comment Adhémar interprétait ses larmes, avait cherché à en effacer les traces et à donner à toute sa personne un air d’élégance que les femmes préoccupées d’une idée triste ont rarement : une jolie capote de mousseline doublée de bleu de ciel encadrait son visage, ombragé par de longues boucles de cheveux ; une robe d’une blancheur éblouissante, à peine fixée sur sa taille par une ceinture dont les rubans flottaient au gré de ses mouvements gracieux, laissait voir à quel point les baleines d’un corset lui étaient inutiles ; ses pieds, que dessinait un simple brodequin de prunelle, paraissaient encore plus petits que de coutume ; un châle de mousseline de l’Inde complétait le charme de ce négligé, vraie parure de campagne. Enfin, Ermance était si jolie et désirait tant le paraître, que Ferdinand ne put s’empêcher de lui dire qu’il ne l’avait jamais vue plus à son avantage.

— Savez-vous bien ajouta-t-il, que vous commencez à donner beaucoup d’humeur à nos femmes à la mode ? Elles se plaignaient hier, avec de faux airs d’humilité, de la manière dont vous fixiez les regards de leurs adorateurs, si vous continuez à les désespérer ainsi, attendez-vous à leur colère.

— J’en ai déjà ressenti l’effet, dit Ermance en regardant Adhémar, et pourtant le ciel sait si j’en suis digne ! mais ce sont de malins flatteurs tels que vous, ajouta-t-elle, qui nous attirent cet injuste courroux. Vous avez tant de plaisir à exciter l’envie des femmes entre elles, leur rivalité d’amour-propre a si bien la couleur d’une jalousie amoureuse, que vous cherchez tous les moyens de l’augmenter, soit par des éloges exagérés, des comparaisons blessantes, ou, ce qui est pis encore, par la confidence de succès imaginaires et de sentiments que nous n’inspirons pas. Découvrez-vous l’intérêt qu’une femme prend à quelqu’un, vous ne manquez jamais de lui dire qu’il est passionné pour une autre, et la conversation la plus insignifiante suffit pour vous servir de preuves ; ainsi vous créez des haines qui ne tournent même pas à votre profit.

— Et des amours auxquels on n’aurait peut-être jamais pensé, ajouta Adhémar.

— Je te conseille de me prêcher aussi, dit Ferdinand, toi que j’entendais hier soir immoler sans pitié tout ce qui se trouvait là de jolies femmes au plaisir de faire sourire une belle Polonaise. Va, nous sommes tous les mêmes, et madame a raison ; nous voulons tous produire de l’effet : à défaut d’émotion tendre, nous visons aux agitations de la vanité ; le dépit remplace le trouble ; et quand nous avons fait rougir et pâlir une femme en lui parlant d’une autre, nous la croyons prête à nous adorer : j’ai la bonne foi d’en convenir ; voilà ma seule supériorité.

— De mon temps, dit M. de Montvilliers, on n’employait pas tant de finesse ; la société était divisée en deux classes, celle des femmes coquettes et sages, et celle des femmes galantes et prudes. On savait comment agir et à qui l’on avait affaire : on faisait sa cour aux premières et l’on brusquait les autres. Les arrangements étaient connus, et par cela même assez respectés. La naïveté, la constance de ces sortes de liaisons déconcertaient la calomnie ; chacun portait le poids de sa réputation sans craindre de la voir flétrir ou surcharger par une histoire inventée à plaisir. Enfin, il y avait tant d’indulgence pour les mauvaises mœurs, qu’on laissait en repos ceux qui préféraient la vie honnête, et je ne sois pas trop si cette corruption franche n’est pas moins funeste au bonheur des ménages que les demi-soins qu’on prend aujourd’hui de cacher ses intrigues.

— Comment voulez-vous qu’on fasse sous la domination de notre démon guerrier ? reprit M. de Maizières ; à peine laisse-t-il à ces pauvres officiers le temps de faire une déclaration d’amour ! Ils n’ont pas plutôt obtenu une jolie femme qu’il leur faut la quitter pour aller se battre au bout de l’Europe : cela ne fait pas de longs attachements, et l’on ne peut pas en vouloir aux personnes que ces éclairs d’amour ont un moment éblouies d’en perdre aussitôt le souvenir.

— Tous ces torts sont ceux des maris, répliqua le président ; s’ils ne commençaient pas par délaisser leurs femmes, par les humilier en leur en préférant souvent de moins aimables, ils ne leur donneraient pas, l’idée de se venger.

En ce moment Adhémar lança un regard de mépris sur Ermance, qui la fit rougir ; elle devina que cette réflexion du président semblait une preuve de la confidence qu’elle avait dû lui faire, et des excuses qu’elle espérait trouver dans la conduite de son mari. Le chagrin de ne pouvoir détruire cette impression dans l’esprit d’Adhémar mit le comble à son trouble.

Elle passa le reste de cette journée à chercher l’occasion de lui dire un mot qui dissipât ce soupçon ; mais, chaque fois qu’elle s’approchait de lui, une émotion invincible s’emparait d’elle, et, dans la crainte de voir son tremblement démentir ses assurances, elle n’osait parler. Cependant son courage lui revint lorsqu’à dîner le président raconta la rencontre qu’il avait faite la veille du fils de son ancienne amie et le plaisir qu’il se promettait à le recevoir.

— C’est, ajouta-t-il, un jeune homme distingué et que vous connaissez tous. J’aurais dû le reconnaître à sa ressemblance avec la baronne de Kardweld, mais ce nom de Sh… m’avait dérouté. Il est, dit-on, attaché à l’ambassade de Vienne.

— Quoi ! c’est du comte Albert que vous parlez ! s’écria M. Godeau ; je ne connais que lui. Il vient sans cesse chez sa tante, qui demeure la moitié de l’année dans sa terre, à deux lieues d’ici. C’est un diplomate charmant, un peu fier, mais d’une politesse extrême. Vous serez ravi de sa conversation ; pas le moindre accent germanique : au reste, vous en jugerez bientôt ; car je l’ai vu ce matin chez sa tante, la comtesse de Volfberg, et il me semble lui avoir entendu dire qu’il aurait l’honneur de vous faire une visite ce soir. Ah ! vous aurez souvent le plaisir de le voir, car il passe chez sa tante tout le temps dont le prince de Shwar… le laisse disposer. À propos de ce prince, il n’est bruit à Paris que de la fête qu’il va donner à notre jeune impératrice ; on dit qu’il prétend l’emporter sur tout ce qu’on a imaginé jusqu’à présent. On travaille depuis quinze jours à construire une salle de bal à la suite de ses appartements et un théâtre dans le jardin. L’Opéra y exécutera un ballet de circonstance, des madrigaux en pirouettes ; ce sera un spectacle magnifique.

— Vous me donnez l’envie de le voir, dit Ermance, et si mon oncle n’a pas besoin de moi, j’irai dès demain à Paris pour me préparer à paraître dignement à cette fête. Savez-vous quel jour elle doit avoir lieu ? demanda-t-elle en s’adressant à M. de Lorency, pour mieux s’assurer qu’il l’avait entendue.

— Je crois qu’elle a été fixée par l’empereur au 1er  de juillet, répondit-il, n’ayant pas l’air de comprendre le motif qui déterminait Ermance à quitter si vite le château de Montvilliers, et vous avez encore le temps de rester ici quelques jours ?

— Non, répondit Ermance ; je profiterai de cette occasion pour voir madame de Cernan et quelques-unes de mes amies.

La jalousie d’Adhémar s’apaisa un moment en voyant le soin qu’Ermance prenait de fuir le comte Albert ; mais son orgueil s’irrita de ce qu’il regardait comme un sacrifice fait à sa souffrance ; et ce misérable sentiment, ce tyran des âmes fières, qui réprime tous les mouvements naturels, les aveux de tendresse ou de reconnaissance, porta M. de Lorency à l’affectation d’une bienveillance extrême pour le comte Albert. Il l’accueillit de manière à lui laisser croire que sa visite, loin de l’inquiéter, lui était fort agréable, et il s’appliqua à lui faire les honneurs de la maison du président avec une grâce toute particulière. Il est vrai qu’Ermance, ne sachant comment dissimuler son embarras et l’étonnement que la conduite d’Adhémar lui causait, gardait le silence et paraissait bien différente de ce qu’elle était d’ordinaire pour les gens que recevait son oncle. Une contrainte si visible aurait eu quelque chose de bien flatteur pour le comte Albert, s’il avait ressemblé à la plupart des hommes ; mais sa modestie ne lui permettait pas de s’abuser sur le trouble d’Ermance. Il y a un instinct de cœur chez les gens qui aiment véritablement qui leur fait reconnaître dans un autre la même émotion qu’ils éprouvent ; ils sont comme les personnes accoutumées à porter de beaux diamants, qui, sans être lapidaires, ne sont jamais trompées par l’éclat des pierres fausses.

Adhémar s’empara si bien du comte Albert qu’il eut à peine le temps d’adresser quelques mots à madame de Lorency. Il avait mis la conversation sur les personnes que tous deux connaissaient à Vienne, et M. de Maizières, ne pouvant s’en mêler, vint se réfugier près d’Ermance, et se plaindre de la manière dont Adhémar accaparait le nouveau venu.

— C’est un procédé fort adroit, dit-il, et que je conseillerai à tous les maris de ma connaissance. Au fait, de quel droit se plaindrait l’homme séduisant qui vient voir sa femme ? Ne le reçoit-il pas à merveille ? Ah ! vraiment ce moyen-là est bien supérieur aux airs de mauvaise humeur des jaloux vulgaires. J’en ferai compliment à Adhémar comme d’une découverte importante.

— Si vous avez quelque amitié pour moi, vous ne lui ferez aucune plaisanterie à ce sujet.

— Ah ! ah ! vous avez peur ! dit en riant M. de Maizières.

— Eh bien, oui, j’ai peur de tout ce qui peut le contrarier.

— Et c’est avec cette douceur-là que vous le perdez, et qu’il croit pouvoir se faire adorer impunément. Pourquoi ne lui avez-vous pas fait une bonne scène hier à propos de sa princesse polonaise ? Tout le monde vous aurait approuvée. Pourquoi ne pas le faire enrager aujourd’hui par quelques frais de coquetterie pour ce beau diplomate ? Il en vaut bien la peine ; mais vous n’avez pas l’ombre de courage. Chacun s’accorde à vous trouver la plus jolie femme de Paris : à quoi cela vous sert-il ? pas même à inquiéter un mari infidèle ! cela fait pitié !

— Ce n’est donc plus la duchesse d’Alvano qu’il préfère ? dit Ermance d’une voix émue.

— Non, tout est fini entre eux, et c’est maintenant sur la princesse Ranieska qu’elle fait tomber sa colère ; c’est votre faute aussi. Ah ! si vous vouliez suivre mes conseils !…

— Hélas ! oui, c’est ma faute ! pensa Ermance. Et le souvenir de la beauté, des grâces de la princesse Ranieska vint ajouter un nouveau tourment à tous ceux qui l’accablaient. L’amour d’Adhémar pour Euphrasie avait devancé son mariage ; elle s’était flattée justement de l’avoir fait oublier, mais celui qui occupait le cœur d’Adhémar aujourd’hui lui enlevait tout espoir. Sans ses scrupules, sa trompeuse froideur, cet amour ne serait pas né sans doute ; il était son ouvrage, et l’on souffre tant du malheur qu’on pouvait éviter !