Un mariage sous l’empire/32

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Calmann Lévy, éditeur (p. 187-192).


XXXII


Bientôt la salle se remplit de tout ce qu’il y avait alors de plus brillant, de plus illustre en France. Les reines d’Espagne, de Hollande, de Naples, de Westphalie, la vice-reine d’Italie, la grande duchesse de Bade, la belle princesse Borghèse, entourent l’impératrice Marie-Louise. Jamais tant de jolies femmes couronnées n’ont composé la cour d’une grande souveraine ; et quand on pense que chacune de ces princesses avait elle-même une cour, où l’on remarquait mesdames de Bar…, de Vill…, de Math…, madame Moll…, la belle comtesse L. de Gir… et la comtesse de La Bor…, dont la beauté héréditaire s’est léguée, sans s’appauvrir, à ses charmantes filles ; quand on ajoute à ce tableau, déjà si riche de couleur, tout ce que le luxe a jamais produit de plus brillant, on se fera l’idée de l’éclat qui frappait tous les yeux à cet aspect éblouissant.

L’empereur en paraissait ravi et Marie-Louise retrouvait des souvenirs de patrie en causant avec la princesse de Shwartzemberg et son aimable belle-sœur, dont la jeune fille est là parée de toutes les grâces de son âge et de cette joie enfantine qui semble le présage d’un avenir heureux. Combien cette excellente mère est fière des compliments que l’empereur lui adresse sur la charmante famille qu’elle est au moment d’augmenter, sur cette fille dont les plus grand seigneurs de l’Allemagne vont bientôt se disputer la main ! Que de rêves de bonheur elle fait en la voyant danser à côté de la fille de son souverain, protégée par tout ce qu’il y a de plus puissant en Europe et admirée de tous ! Elle se voit en idée, changeant la branche de lilas qui noue les cheveux blonds de son enfant en couronne virginale, et le bouquet que retient sa ceinture en rameau de fleurs d’oranger ; elle la pare d’un voile de mariée, et la suit à l’autel, où la conduit l’époux choisi par elle. Son cœur bat, ses yeux s’humectent de douces larmes à la seule pensée du bonheur dont elle se croit déjà témoin… et la mort… l’implacable mort est là qui plane sur sa tête et se rit des espérances, des illusions de cette tendre mère !

Sous ces voûtes dorées, ces guirlandes de fleurs, ces lustres resplendissants, au milieu de femmes éblouissantes, il fallait un éclat extraordinaire pour se faire remarquer, ou bien une de ces beautés dont la fraîcheur et la grâce l’emportent sur toutes les pompes de la parure et sur toute la recherche de l’art. Ermance avait trouvé de bon goût de ne point rivaliser ce jour-là de magnificence avec des princesses qu’elle n’aurait pu atteindre ; et sa robe, garnie en fleurs des champs, sa coiffure, où les épis de la saison remplaçaient ceux que les joailliers imitent en diamants, enfin l’ensemble de sa mise si élégante et si simple au milieu de tant de femmes surchargées d’or et de pierreries la distinguait plus que ne l’aurait fait une riche parure.

Cependant c’était à la réunion de tous les écrains de sa famille que la princesse Ranieska devait les regards qui se portaient de son côté, il est vrai que les princesses seules pouvaient lutter contre les rayons colorés de ses opales, de ses éméraudes, de ses rubis entourés de diamants qui brillaient sur son cou, et formaient, pour ainsi dire, autour de sa tête une guirlande de roses pétrifiées. Sa robe, sa ceinture, n’étaient pas moins éclatantes : aussi chacun se demandait si on l’avait vue, et on envoyait les nouveaux venus l’admirer comme on les aurait envoyés à Golconde.

En fait d’admiration, l’on n’est pas difficile, et, sans se demander si celle qu’elle inspirait n’était pas due à sa richesse plutôt qu’à sa beauté, la princesse Ranieska jouissait avec orgueil de l’effet qu’elle produisait, et le faisait remarquer à M. de Lorency, en exagérant l’embarras qu’elle en éprouvait.

— Passons d’un autre côté, disait-elle, je déteste à me sentir ainsi l’objet de l’attention ; et c’était toujours au moment où, la curiosité satisfaite, cette attention cessait, qu’elle allait tenter de l’exciter ailleurs.

Si Ermance avait pu s’abuser sur la liaison qui existait entre Adhémar et la princesse, les regards jaloux de la duchesse d’Alvano l’en auraient convaincue. Livrée à toutes les tortures d’un amour-propre blessé, et sans égard pour ce même amour-propre dont chacune de ses paroles trahissait l’humiliation, elle critiquait avec amertume le visage, la parure de la princesse Ranieska, prétendant qu’elle ressemblait à ces vierges qu’on voit dans les chapelles d’Italie, dont la tête et les bras en cire ont peine à soutenir la quantité de bijoux de toutes les couleurs dont on les surcharge. À cette comparaison, elle ajoutait d’autres moqueries dont elle seule riait ; car pour sourire des saillies d’une gaieté maligne, on a besoin de la croire désintéressée, sinon elle prend le caractère d’une vengeance dont on craint de se rendre complice : aussi les plaisanteries de madame d’Alvano sur la princesse Ranieska venaient mourir à Ermance, qui avait trop d’esprit et de fierté pour les répéter.

Après avoir épuisé ce moyen d’exhaler sa colère jalouse, Euphrasie se rapprocha de madame de Lorency, et lui témoigna tant d’intérêt, de pitié même, qu’elle ne put se tromper sur le motif d’une commisération si indiscrète. Cependant elle feignit de ne la pas comprendre. Alors la duchesse d’Alvano, cédant au besoin qu’elle avait de médire d’Adhémar et parlant au nom d’une amitié révoltée, fit entendre clairement à Ermance qu’on était généralement indigné de l’affectation que M. de Lorency mettait dans les soins qu’il rendait à la princesse Ranieska.

— Je ne vous en parlerais pas, ajouta-t-elle, car je n’ignore pas ce que cette conversation a de pénible pour vous, si je ne savais, à n’en pas douter, que l’empereur à trouvé fort étrange qu’Adhémar se fit accompagner par elle tout le temps du voyage de Leurs Majestés, et j’ai cru devoir vous prévenir du mauvais effet qu’a produit cette inconvenance, afin de l’engager à mettre plus de prudence dans son amour pour sa poupée polonaise.

— Vous savez, madame, reprit Ermance d’un ton digne, que je ne me mêle point de contrarier les goûts de M. de Lorency. Ce n’est pas que je ne souffre infiniment des préférences qu’il ne se donne pas la peine de me cacher : mais que faire contre le malheur de n’être pas aimée… contre l’abandon ? On ne peut qu’attendre et se taire, ajouta-t-elle en craignant de laisser pénétrer sa pensée.

— Vous méritiez mieux, reprit la duchesse d’Alvano en serrant la main d’Ermance, pendant que celle-ci détournait les yeux pour cacher les larmes prêtes à s’en échapper.

Au même instant un grand personnage vint inviter madame de Lorency pour l’anglaise, et demandée par l’impératrice, afin de donner à un grand nombre de personnes l’honneur de danser avec elle. On était accouru de tous les autres salons pour la voir : elle venait de descendre la colonne, lorsqu’une jeune personne qui était à côté de la nièce du prince de Schwartzemberg et fort près de l’empereur, s’écria avec effroi : « Le feu !…, le feu est là » et elle montrait une guirlande de fleurs artificielles qu’une bougie inclinée venait d’embraser à l’entrée de la galerie.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, dit l’empereur en retenant le bras de mademoiselle *** ; ne vous effrayez pas.

En disant cela il regardait MM. P… et de G…, et plusieurs autres personnes qui cherchaient à décrocher la guirlande et à se rendre maîtres du feu. Mais le courant d’air avait déjà porté la flamme du côté de la salle avec une telle rapidité que, malgré tous leurs efforts, elle gagna en une seconde toutes les guirlandes suspendues aux colonnes de bois qui soutenaient le plafond. Alors, perdant tout espoir d’arrêter l’incendie, la foule se précipita vers les deux seules issues que l’on avait pour s’enfuir de ce gouffre enflammé. Une petite porte réservée pour le service de l’empereur, près de l’estrade, protégea sa sortie et celle des princesses ; mais rien ne saurait peindre la terreur des malheureux que trop de confiance dans le secours des pompiers, peut-être aussi dans la présence de l’empereur, avait empêchées de s’élancer dans le jardin quand on le pouvait encore. Enchaînés sous cette voûte dont la charpente commence à s’ébranler, ils entendent craquer les marches du perron ; elles s’enfoncent bientôt sons les pieds des élus qui ont pu y parvenir ; alors chacun cherche à sauver ce qu’il aime le mieux. Là plus de devoir, plus de secret, l’amant arrache sa maîtresse au bras de son vieux père trop faible pour braver la foule ou l’incendie, l’egoïste repousse la femme qui s’attache à lui pour l’aider à sortir du passage où on l’étouffe ; la mère appelle à grands cris sa fille et va la chercher jusqu’au milieu des flammes.

Abandonnée par son illustre danseur, par le prince Eu…, dont la femme prête d’accoucher réclame avant tout sa protection, Ermance voit les issues assiégées et frémit de l’impossibilité où elle est de les franchir sans le secours d’un autre. Le sentiment du danger, la terreur d’une mort affreuse s’empare de ses sens ; elle considère d’un œil hagard les progrès de l’incendie : déjà des lustres, dont les cordes de métal se sont fondues à la chaleur des poutres enflammées, sont tombés à ses pieds ; les éclats des glaces qui se brisent de toutes parts viennent frapper sa tête ; la lueur s’augmente, la voûte se déchire, s’embrase, elle est prête à s’effondrer. Les portes sont dégagées ; Ermance pourrait fuir, mais elle n’en a plus la force ; l’horreur d’une telle mort l’a frappée de stupeur, ses genoux fléchissent… elle est évanouie… Une femme éplorée lui demande sa fille, elle ne l’entend pas. En cet instant, un homme franchit une des fenêtres embrasées, s’élance vers Ermance, l’enlève dans ses bras, la serre contre son sein pour étouffer la flamme qui consume déjà sa chevelure, et, traversant la foule qu’il force à lui livrer passage, il va déposer Ermance dans la maison de madame R… de St.-J. d’A…, devenue l’asile protecteur de toutes les victimes de cette fête déplorable.