Un mariage sous l’empire/35

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Calmann Lévy, éditeur (p. 207-212).


XXXV


— Pourquoi m’avoir caché que c’était vous ? dit Ermance dès que son père fut sorti.

— Mais… peut-être pour vous laisser dans une douce erreur, répondit Adhémar en souriant.

— Ce soupçon devrait m’offenser, reprit-elle ; mais en ce moment rien ne peut m’affliger…, pas même vous.

À ce mot Adhémar la regarda avec étonnement, car jamais il ne l’avait entendue lui parler d’une voix plus douce.

— Dites-moi, ajouta-t-elle, comment il se fait qu’étant ce soir-là tout occupé de la princesse… Ranieska…, vous ayez pensé au danger que je courais ?

— Je me crois dispensé de répondre à cette question, que vous seule pouviez faire.

— Ce n’est point un reproche, je vous l’assure, et si je vous interroge là-dessus c’est par l’unique désir d’apprendre tout ce que je vous dois.

— Ah ! vous voulez savoir ce qu’il m’en a coûté pour ravir à un autre le bonheur de vous sauver ? réplique Adhémar en s’efforçant de paraître s’amuser à tourmenter Ermance sur le dévouement du comte Albert.

— Ce n’est pas cela qui m’intéresse, reprit-elle avec impatience, je vous l’ai déjà dit, et je croyais même vous l’avoir assez prouvé pour n’être plus exposée à aucune remarque sérieuse ou plaisante à ce sujet ; mais vous trouverez plus commode de m’accuser que de me répondre, et pourtant le ciel sait de quel prix serait pour moi le récit de cette action dont je ne connais le bienfait qu’aujourd’hui.

— Serait-il vrai ? s’écria M. de Lorency en prenant la main d’Ermance. Puis, la voyant se troubler et rougir : Vous êtes incompréhensible, ajouta-t-il en laissant retomber la main qu’il portait à ses lèvres.

— J’en conviens, dit-elle d’une voix tremblante, votre cœur ne peut plus me comprendre ; vivant ainsi étrangers l’un à l’autre, sans attrait pour vous captiver…, livrée à tous les défauts d’un caractère sombre, d’une humeur bizarre…, vous devez… me… croire…

— Achevez ! dit Adhémar dans un trouble extrême, et en se rapprochant d’Ermance, achevez !

— Non, dit-elle en faisant un effort sur elle-même, non, je ne le puis.

— Eh quoi ! jamais un moment de confiance !

— Jamais ! répéta Ermance en répondant à sa pensée.

Alors Adhémar indigné se lève ; il est prêt à sortir du salon.

— Par grâce ! s’écrie Ermance en volant vers lui, n’empoisonnez pas le plus doux moment de ma vie, de cette vie que je vous dois ! Laissez-moi croire que l’humanité seule ne vous a pas ordonné un pareil dévouement. Mais non, j’en mourrais de joie, et je n’ai pas mérité…

— Que dis-tu, Ermance, chère Ermance ? s’écrie Adhémar en la serrant dans ses bras. Mais tu me repousses… tu frémis de m’abuser… Ah ! maudit soit le fatal secret qui nous sépare !

— Malheureuse ! dit Ermance épouvantée ; car les derniers mots d’Adhémar lui ont rappelé tout à coup sa faute et son serment. Elle sent que sa raison succombe à son amour, qu’elle aime ; alors, éperdue, elle s’échappe des bras d’Adhémar, qui, la voyant fuir avec effroi, sort aussitôt transporté de colère.

Malgré cette colère, ce brusque départ, qui prouve trop à Ermance qu’Adhémar, offensé de nouveau, va la punir de son silence, rien ne saurait altérer la joie qui l’enivre.

— Il a traversé les flammes pour me sauver ! pensait-elle ; l’inquiétude de mon sort l’a fait quitter ma rivale pour me chercher et me ravir à une mort certaine ! J’ai été un moment son premier intérêt ! Ah ! c’est plus de bonheur que je n’aurais osé en demander au ciel !

Le lendemain, Adhémar partit de bonne heure pour Fontainebleau, et n’en revint que deux jours après. Comme il était vivement irrité contre Ermance, il s’attendait à la trouver triste et contrainte avec lui, il s’étonna d’en être reçu de la manière la plus affectueuse. Elle témoignait tant de plaisir à le revoir, et faisait naître avec une adresse si ingénieuse l’occasion de lui parler de sa reconnaissance à travers les amis ou les indifférents qui étaient chez elle, enfin elle était si aimable et si jolie, que, malgré lui, son ressentiment cédait par moment à tant de séductions. Rien ne déconcerte la rancune comme de ne pas paraître la mériter. Adhémar cherchait vainement à se rappeler les mots amers qu’il s’était promis de lancer, les menaces détournées qui devaient prévenir Ermance sur ses projets contre elle, tout cela venait échouer contre un de ses regards si doux et si tendres. Il ne savait comment accorder tant d’éloignement et tant d’amour, et ne pouvait expliquer les contradictions du cœur d’Ermance que par sa haine et sa faiblesse pour elle.

Il comptait rester plus de temps sans la voir ; mais M. de Ség… lui avait dit que le baptême des enfants que l’empereur et l’impératrice devaient nommer aurait lieu la semaine suivante, et M. de Lorency, chargé d’en prévenir sa femme, fut obligé de venir se concerter avec elle sur cette prochaine solennité. Au premier mot qu’il en dit à Ermance, il la vit pâlir et se troubler. M. Brenneval, qui était présent, pensa que la crainte de déplacer un enfant d’une santé si faible, à qui la moindre fatigue pouvait être funeste, était la cause de cette émotion pénible, et il proposa à sa fille d’aller lui-même à Montvilliers chercher le petit Léon et sa nourrice. Mais elle ne voulut confier ce soin à personne, et résolut d’accompagner son père à Montvilliers.

Ce fut un grand plaisir pour le président que de les voir arriver chez lui ; quand il apprit le sujet de leur visite et le peu de temps qu’elle devait durer, sa gaieté fit place à de tristes pensées. Le soin de surveiller l’enfant d’Ermance était devenu pour lui un intérêt de tous les moments, et l’idée de s’en séparer l’affligeait vivement ; d’ailleurs il craignait que l’air de Paris ne détruisit tout le bienfait de celui de Montvilliers, car l’enfant commençait à se fortifier et l’on espérait l’élever. À toutes ces raisons d’inquiétudes et de regrets, il s’en mêlait d’autres plus sérieuses encore : madame de Lorency, qui en connaissait toute l’importance, promit à son oncle de lui ramener son petit protégé aussitôt après la cérémonie du baptême.

En venant près de son oncle, de son guide éclairé, Ermance avait espéré qu’il lui fournirait un moyen de se soustraire à cette solennité, dont la pompe devait lui paraître si cruelle ; mais le président, loin de céder aux scrupules de sa nièce, lui avait ordonné ce supplice comme une expiation indispensable ; et lui-même, ayant préparé la nourrice à ce qu’elle appelait un grand voyage, il les engagea à le quitter un jour plus tôt pour donner à la nourrice et à l’enfant le temps de se reposer à Paris avant de se rendre à Fontainebleau, où devait avoir lieu la cérémonie.

Plusieurs autres enfants appartenant à de grands dignitaires ou à des officiers en faveur devaient partager l’honneur accordé au fils de madame de Lorency. M. Brenneval, dans sa vanité paternelle, avait commandé la parure la plus riche en broderie et en dentelle dont on peut revêtir un enfant de cet âge ; mais l’empereur, ayant prévu que les parents ne manqueraient pas de faire assaut de magnificence dans la parure des nouveaux-nés, avait ordonné que les enfants à baptiser n’auraient pas d’autre habillement qu’une robe de lin, comme dans les premiers temps de l’Église.

Quelques moments avant de partir pour Fontainebleau, madame de Cernan et plusieurs autres personnes se trouvant avec Adhémar dans le petit salon d’Ermance, un domestique entra pour remettre deux lettres à M. de Lorency ; la première était une invitation, qu’il laissa tout ouverte sur la table, la seconde, écrite sur un papier des plus communs, excita la gaieté de madame de Cernan.

— C’est sans doute quelque soldat de votre ancien régiment qui vous adresse cet élégant billet ? demanda-t-elle. Mais Adhémar ne répondit pas, sa figure se contracta d’une manière effrayante, il continua la lecture de la lettre ; puis, la chiffonnant dans sa main avec une sorte de rage, il sortit du salon.

Un tremblement soudain s’empara d’Ermance, le plus sinistre présage vint frapper son esprit.

— Si le ciel avait marqué ce jour pour dévoiler mon crime ! pensa-t-elle, glacée d’effroi ; s’il voulait me punir de cette profanation qui l’offense ! Ah ! je sens que sa justice est prête à m’écraser !

Et dans le trouble où cette crainte funeste la plongeait, Ermance n’entendait point madame de Cernan, qui la pressait de partir ; car l’heure était sonnée, et il ne fallait pas risquer d’arriver trop tard.

— Faites avertir mon neveu, dit-elle, et montons en voiture. On lui répondit que M. de Lorency venait de partir pour se rendre chez le général Donavel, qui devait le mener dans sa calèche à Fontainebleau.

Eh bien, ne perdons point de temps, reprit la comtesse en emmenant sa nièce ; puis, faisant placer devant elle la nourrice et l’enfant, madame de Cernan prit pour eux tous les soins qu’Ermance était hors d’état de leur donner.