Un mariage sous l’empire/39

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Calmann Lévy, éditeur (p. 233-238).


XXXIX


Ermance n’avait pas appris le brusque départ du comte Albert sans concevoir l’idée que c’était lui qu’elle avait entendu dans le parc ; mais la singularité d’une telle démarche, l’ignorance où il était qu’elle dût se promener aussi tard ce soir-là, et bien d’autres raisons vinrent la détourner de cette supposition ; elle aurait fini par en perdre le souvenir sans le soin constant que prenait Albert de se rappeler sans cesse à sa pensée. Ayant prévu que sa présence à Champville empêcherait toute liaison intime entre sa tante et madame de Lorency, il avait presque cessé d’y venir ; mais pendant le court séjour qu’il y faisait il tâchait d’apprendre par Natalie tout ce qu’avait fait et dit Ermance : c’est ainsi qu’il connaissait les fleurs qu’elle préférait, le livre qu’elle avait projeté de faire venir de Paris, le dessin dont elle avait besoin pour une nouvelle broderie, et plusieurs petites choses de ce genre, qu’Ermance trouvait chaque jour sur la table de son salon sans savoir qui les lui envoyait. Il y avait tant de grâce, tant d’à-propos dans ces soins mystérieux, que le soupçon en devait tomber naturellement sur Natalie ; d’ailleurs elle s’en défendait avec une sorte d’embarras propre à l’affermir. Cependant, madame de Lorency ayant trouvé un jour dans son album un charmant dessin à l’aquarelle, représentant un des plus jolis endroits du parc de Champville, où deux femmes à demi voilées se promenaient, elle crut reconnaître dans ces deux figures gracieuses elle et Natalie, et la remercia dans les expressions les plus tendres d’avoir pensé à lui donner un si précieux souvenir. Mais, en lui parlant de sa reconnaissance, elle fut frappée de voir les yeux de son amie se remplir de larmes. D’abord vivement émue elle-même, Ermance crut que ces larmes n’étaient point celles de la tristesse ; mais la pâleur subite, l’expression douloureuse répandue sur les traits de Natalie ne lui permirent pas de rester plus longtemps dans cette douce illusion. Impatiente d’apprendre ce qui pouvait causer cette altération, elle la questionne ; mais en vain ; Natalie s’obstine à lui répondre qu’une violente douleur à la poitrine a causé l’oppression qu’elle éprouve, le sourire revient sur ses lèvres ; elle embrasse Ermance en disant :

— Si vous saviez à quel point je vous aime !

Puis, s’élançant hors du salon, elle rejoint sa voiture avant qu’Ermance ait eu le temps de la retenir.

On avait des nouvelles de l’arrivée d’Adhémar à Constantinople ; il devait y rester tout l’hiver, et madame de Lorency, goûtant chez son oncle le seul bonheur dont elle pût jouir, espérait y rester tout le temps que durerait l’absence de son mari, et peut-être plus encore ; car elle n’osait prévoir dans quelle disposition il reviendrait. Mais une attaque violente de goutte mit les jours de M. de Montvilliers en danger, et les médecins ayant décidé que le froid de la campagne pendant l’arrière-saison lui serait funeste, Ermance le détermina à venir s’établir chez elle à Paris. Mélanie devait le suivre, et le président, pour qui la présence de sa nièce et les soins qu’il en recevait étaient devenus un besoin du cœur, quitta son vieux manoir sans regret.

De retour à Paris, Ermance, toute aux soins qu’exigeait la santé de son oncle, ne voulut recevoir qu’un petit nombre de personnes. Madame de Volberg et mademoiselle Ogherman, revenues en même temps qu’elle de la campagne, venaient la voir assidûment, et Natalie laissait souvent madame de Volberg se choisir une autre compagne pour aller à la promenade ou au spectacle, afin de consacrer sa journée à Ermance. Cependant son père ne lui permettait de rester longtemps à Paris que pour y voir les théâtres, les fêtes qui y attirent les étrangers, enfin tous les enchantements qui font le sujet des conversations, de retour dans sa patrie. Mais elle leur préférait une intimité agréable, le plaisir de faire quelquefois de la musique avec Ermance, de mêler leurs voix douces et mélancoliques en chantant les nocturnes de Blangini, et, plus encore, celui de jouer avec Léon, qui lui tendait ses petits bras du plus loin qu’il l’apercevait.

M. de Maizières rencontrait souvent Natalie chez madame de Lorency, et, comme il la trouvait fort aimable, il ne manquait jamais d’en parler avec enthousiasme chaque fois qu’il se trouvait avec le comte Albert ; mais ce qui l’empêchait de traiter ce sujet aussi longuement qu’il l’aurait voulu, c’était la manière dont M. de Sh… renchérissait sur les éloges qu’il faisait de Natalie.

— Ah ! si vous la connaissiez comme moi, disait-il, vous sauriez à quel point elle dépasse tout le bien qu’on en pense ! c’est un être angélique ! Nous avons été élevés ensemble ; sa mère était parente de la mienne ; elle lui a, pour ainsi dire, légué sa fille, et j’ai pour elle toute la tendresse d’un frère.

Cette réponse rendue fidèlement à madame de Lorency l’avait un peu découragée dans son espérance. Quant à M. de Maizières, elle ne lui en laissait aucune.

— S’il ne l’avait pas aimée du tout, disait-il, nous avions mille chances ; mais dès qu’il l’aime ainsi, il ne l’aimera jamais mieux. J’en suis fâché pour elle, ajouta-t-il, car c’est un homme vraiment distingué ; il m’a presque aussi complètement séduit qu’elle. Il est vrai qu’il se donne assez de peine pour me plaire, et j’ai beau ne pas m’abuser sur l’attrait qu’il trouve à causer avec moi, et le désir qu’il témoigne de former entre nous une liaison d’amitié, je n’y suis pas moins sensible. J’avoue pourtant que j’en serais plus reconnaissant s’il ne trouvait pas toujours moyen de faire tomber sur vous la conversation ; mais on ne doit jamais s’enquérir de ce qui vaut une chose gracieuse, sinon il faudrait sans cesse recourir après ses remercîments. Vous, qui n’avez pas à craindre qu’il vous flatte pour parvenir à une autre, pourquoi ne lui parlez-vous pas de votre jolie protégée ?

— Par la raison que vous venez de dire, répondit Ermance, je suis loin de croire au sentiment que vous prêtez au comte Albert ; mais du moment qu’on en parle et que vous-même en avez l’idée, je ne puis le recevoir chez moi sans me donner aux yeux du monde le tort…

— De le trouver aimable ! interrompit Ferdinand ; voilà un bien grand crime ! Si ce n’est que la crainte des propos qui vous arrête, je vous assure que vous les excitez bien davantage en ne le recevant pas chez vous. On sait que le président aime à le voir, qu’il l’accueille toujours avec plaisir, que vous êtes liée avec sa tante, que sa jeune parente est votre intime amie, et l’on doit naturellement supposer que vous le verriez tous les jours si vous ne le trouviez pas si dangereux.

— J’aime encore mieux cette supposition-là qu’une autre, reprit Ermance ; et, d’ailleurs, je me suis… promis…

— Non, vous ne vous êtes rien promis, dit M. de Maizières en souriant de pitié, mais Adhémar vous a fait promettre de ne pas recevoir le comte Albert, et vous avez la faiblesse de lui obéir : je ne sais ce qu’il a contre lui, mais il le hait à faire plaisir.

— Eh mon Dieu ! ce sont les sots propos qu’on débite dans le monde qui en sont cause et qui m’empêchent de plaider moi-même pour Natalie. Je vous affirme que si j’avais un moyen de lui parler d’elle sans que chacun pût mal interpréter notre entretien, je le ferais sans hésiter, certaine qu’il ne pourrait tirer aucun avantage de ma démarche.

— Eh bien, rien n’est si facile, reprit Ferdinand ; l’archi-chancelier donne, mardi prochain, un bal masqué où tout Paris est invité ; Albert y sera, venez-y ? Quel que soit votre masque, il vous devinera, j’en suis sûr, et vous pourrez lui parler librement des sentiments qu’il inspire.

— Cela est impossible : j’ai refusé ce matin à madame de Volberg d’y conduire Natalie, et j’ai dit à madame de Cernan que j’étais bien décidée à n’y point aller.

— Raison de plus pour vous en donner le plaisir ; mais comme vous ne sauriez pas même mentir à propos d’un bal, eh bien, il faut leur dire tout simplement que vous avez changé d’avis.

— Songez donc que je n’ai été chez personne cet hiver, et que, refusant toutes les invitations sous prétexte que mon oncle est souffrant, on trouvera fort ridicule de me rencontrer au bal.

— D’abord, vous n’êtes pas forcée de vous y faire reconnaître à tout le monde ; ensuite, si vous vous laissez décourager dans une bonne action par la crainte de paraître ridicule, vous n’en ferez jamais.

— Au fait, j’ai la conscience du sentiment qui me dirige, reprit Ermance, et je compte sur vous pour l’attester… Je réfléchirai au conseil que vous me donnez… mais ne parlez pas de ceci au comte Albert, je vous prie. Natalie doit venir aujourd’hui dîner avec moi : sa disposition calme ou triste fixera mes projets.

L’arrivée de mademoiselle Ogherman interrompit cette conversation. Elle était encore plus abattue qu’à l’ordinaire ; ses yeux, fatigués par les larmes, étaient languissants : sa respiration paraissait difficile.

— Vous êtes plus souffrante ? lui dit Ermance avec inquiétude.

Et madame de Volberg, voyant que Natalie hésitait à répondre, dit :

— Je la trouve aussi moins bien aujourd’hui, et je ne comprends pas ce qui a pu occasionner ce changement dans sa santé, dont je commençais à être beaucoup plus contente. Je crois que l’air du spectacle ne lui vaut rien. Albert est venu hier nous apporter la loge du prince de Schwarz… à la Comédie française. Talma jouait ; elle ne l’avait jamais vu dans l’Oreste d’Andromaque. Vous savez qu’il y est admirable ? Eh bien, il s’est surpassé à tel point hier qu’Albert était à moitié fou en l’entendant maudire la fatalité de son amour et que Natalie a pensé s’en trouver mal. Ces sortes d’émotions ne valent rien pour les santés délicates : aussi ai-je résolu de ne plus la mener voir Talma.

— Il faudrait aussi l’empêcher de lire Racine, dit tout bas Ferdinand à madame de Lorency, et surtout Andromaque, ce drame universel qui se joue continuellement dans le monde, où l’on n’aime bien que celui qui en aime une autre.

— Si le ciel ne vient à son secours, pensa Ermance en voyant l’altération des traits de Natalie, elle sera morte avant six mois.

Et cette pénible réflexion la décida à aller au bal de l’archi-chancelier.

Que de fois un motif aussi triste a conduit une femme dans ces lieux de plaisirs où les plus cruelles passions se cachent sous le rire ! dans ces bals déguisés où le soupçon, la jalousie, la vengeance espèrent saisir un moment favorable pour faire expier leurs tourments à de coupables victimes ! Ah ! si l’on pouvait lire sur la plupart de ces masques joyeux le sentiment qui les anime, on se croirait transporté tout à coup dans une de ces maisons où le sombre désespoir et les éclats de rire offrent l’affreux spectacle de la démence incurable.