Un mariage sous l’empire/44

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Calmann Lévy, éditeur (p. 267-271).


XLIV


Le reste de cette année se passa dans les fêtes. Des spectacles brillants, où le public était admis, des comédies intimes jouées devant un petit nombre de personnes privilégiées, maintenaient la cour et le peuple dans une agitation joyeuse qui l’empêchait de réfléchir sur les événements qui se préparaient ; mais les gens sensés, affligés de la tournure que prenait la guerre d’Espagne, ne voyaient pas sans crainte les dissensions qui allaient nécessiter une nouvelle campagne vers le Nord. Dans la situation la plus glorieuse, on se sentait sous le poids d’un sinistre pressentiment. Quelque chose semblait avertir la France d’un prochain malheur, et lui prédire qu’étant parvenue à un si haut degré de puissance, elle ne pouvait plus chercher à l’augmenter sans risquer de la perdre ; enfin, tant de succès, de bonheur, devait avoir lassé la destinée. Ce découragement raisonné se faisait sentir même parmi les militaires. Comblés des faveurs de la gloire et des bienfaits de l’empereur, arrivés à l’âge où l’on aime à raconter ses batailles, ils murmuraient tout haut contre l’obligation de quitter une douce existence pour aller courir de nouveaux périls sous un climat glacé. On dit que Napoléon s’est souvent reproché depuis la quantité de dotations, d’honneurs, de récompenses de tous genres dont il avait comblé ses compagnons d’armes ; en effet, n’est-ce pas une grande erreur de la part d’un si vaste génie que de compter plus sur la reconnaissance que sur l’ambition des hommes ?

Madame de Lorency passa toute cette année dans la même anxiété qui la dévorait depuis le jour où la conduite d’Adhémar lui avait fait craindre qu’il ne fût instruit de sa faute. Pour lui, sans cesse occupé de son service ou livré à ses plaisirs, il ne voyait Ermance qu’aux heures où elle recevait ses amis, évitant avec soin de se trouver seul avec elle. Le départ du comte Albert ne donnant plus aucun prétexte à ses reproches, et la vie retirée que menait Ermance ne lui offrant nulle occasion de la soupçonner, il ne lui adressait plus de ces mots amers dont elle gardait un souvenir si cruel ; mais sa froideur, sa contrainte avec elle s’augmentait chaque jour. Quelquefois, après l’avoir regardée longtemps, après l’avoir entendue chanter une romance, il se levait tout à coup et sortait du salon, comme s’il cherchait à cacher une émotion invincible ; mais, le lendemain de ces jours-là, Ermance était sûre de ne le point voir, ou si quelque raison l’obligeait à la rencontrer, il ne lui adressait pas la parole, et ne levait pas même les yeux sur elle. Alors Léon, qui le croyait triste, allait le caresser ; mais sa gentillesse, loin de triompher de l’humeur d’Adhémar, semblait l’accroitre.

Enfin, la guerre avec la Russie étant déclarée, l’empereur partit avec Marie-Louise pour Dresde ; une partie de la cour les suivit, et M. de Lorency quitta Paris sans se douter plus que son maître de l’affreux hiver qui les attendait.

Les événements de cette triste campagne sont trop connus et trop douloureux à rappeler pour les retracer ici ; et, d’ailleurs, quel intérêt particulier pourrait se soutenir à côté d’un intérêt semblable ! quel récit pourrait se faire lire après celui de ce drame homérique ! et qui oserait l’entreprendre après avoir frémi aux pages éloquentes de M. de Ségur !

À peine tenterait-on de peindre l’abattement, la terreur qu’inspirait à Paris la lecture des bulletins de cette grande-armée, dont plus de la moitié était déjà ensevelie sous les neiges de la Russie ! Chacun courait après la nouvelle qui devait désespérer lui ou les siens ; on s’abordait dans la rue sans se souhaiter le bonjour : « Est-il vrai qu’il soit mort ? » disait-on en pensant à un fils, à un frère, et des yeux qui se levaient au ciel faisaient seuls la réponse. Le père de famille se renfermait pour lire dans la solitude son journal, se résignant à recevoir courageusement le coup qui devait accabler sa femme ou sa fille, dans la nécessité de les y préparer. On en était réduit à se féliciter d’apprendre que celui pour lequel on tremblait était parvenu jusqu’à Wilna, où il gisait à l’hôpital, couvert de blessures et dévoré par la fièvre jaune, ou bien que, surpris, les membres gelés, par une horde de cosaques, il était prisonnier sur les bords de l’Oural. Rien, hélas ! ne donnait plus l’idée des malheurs de cette campagne que ces tristes joies ; mais c’était encore de l’espoir, et tant de pauvres mères n’en avaient plus !

Après avoir passé par toutes les inquiétudes, les terreurs de cette cruelle époque, madame de Lorency apprit enfin, par une lettre à peine lisible, écrite par un domestique dont les doigts avaient été gelés, que M. de Lorency, grièvement blessé, venait d’arriver à Mayence, où une fièvre violente l’avait forcé de s’arrêter. La lettre de ce brave serviteur, le seul des gens de M. de Lorency qui ne fût pas mort de froid ou de faim pendant ce désastreux retour, laissait peu d’espérance. Atteint d’un coup de feu au passage de la Bérézina, Adhémar n’avait pas cessé depuis de monter à cheval et de braver un froid mortel, aussi la plaie qu’il avait à la jambe s’était-elle envenimée à tel point que l’on craignait d’être obligé d’en venir à faire l’amputation. Tous ces détails, donnés avec une exactitude presque barbare, plongèrent Ermance dans un profond désespoir ; mais son cœur, habitué aux déchirements les plus cruels, ne se laissa point abattre. Une heure après la réception de cette lettre, tout était disposé pour son départ ; elle n’attendait plus que le passe-port qui devait l’empêcher d’être retardée dans sa route, lorsqu’elle vit entrer chez elle M. Brenneval, le visage altéré, les lèvres tremblantes, enfin, dans un état qui la fit frémir.

— Est-il bien vrai ?… tu pars… dit-il précipitamment, tu me laisses au moment où… perdu ! déshonoré ! je n’ai plus que toi… où toi seule peux me secourir… me sauver !…

Et M. Brenneval, prêt à suffoquer, venait de se laisser aller sur le canapé, et tenait sa tête dans ses mains, comme pour cacher les larmes qui l’étouffaient.

— Mon père ! s’écrie Ermance, qu’avez-vous ? quel malheur vous arrive ?

— Je suis ruiné !… D… et S…, de Hambourg, m’emportent dans leur faillite le reste de ma fortune. Ce malheur, tout grand qu’il soit, ne me plongerait pas dans l’état où tu me vois sans les engagements qu’il me faut remplir dans vingt-quatre heures, sous peine d’être déclaré moi-même en faillite ; mais c’est une honte dont je ne souffrirai pas… non, il m’en coûtera moins de mourir !

— Que dites-vous, mon Dieu ! quelle affreuse pensée ! N’est-il donc aucun moyen de parer à ce coup ?

— La somme est trop considérable, et d’ailleurs pourquoi t’entraîner dans ma perte ?

— Pour vous sauver, quel sacrifice ne ferais-je pas, mon père ? Ah ! disposez de tout ce qui m’appartient. N’est-ce donc pas vous qui me l’avez donné ? Mais calmez-vous, parlez-moi avec confiance, dites comment je puis vous secourir, que j’emporte au moins l’assurance de votre tranquillité dans le triste voyage que je vais faire ! Ce serait trop de craindre pour vous deux…

En disant ces mots, Ermance embrassait son père et le baignait de ses larmes.

M. Brenneval, encouragé par le dévouement de sa fille, lui fit l’aveu des spéculations imprudentes qu’il avait entreprises dans l’idée que la guerre aurait une autre issue, et des engagements qu’il avait pris, ne soupçonnant pas la crise affreuse que nos revers feraient éprouver à la Banque, et la quantité de faillites qui devaient s’en suivre. Enfin, les biens considérables dont il avait doté sa fille pouvaient seuls offrir un nantissement suffisant aux prêteurs des sommes dont il avait besoin pour faire honneur à sa signature. Dans cette extrémité, Ermance se rappela la procuration de son mari, cet acte qui l’autorisait à disposer de sa fortune. Son père était décidé à se brûler la cervelle s’il ne trouvait pas un moyen de sortir de la situation où il se trouvait : pouvait-elle hésiter ?

La procuration, la signature indispensable qui la dépouillait en faveur des créanciers de M. Brenneval, tout fut offert et donné avec cette irréflexion attachée à l’excès du malheur. Qu’importe la perte de sa fortune à la personne qu’un regret éternel menace ! Ermance ne fut pas même généreuse en signant sa ruine : loin d’avoir l’idée du sacrifice qu’elle faisait, son cœur, tout occupé du danger d’Adhémar, se reprocha d’être si peu sensible au désespoir de son père.

La vue de Léon, de cet enfant qu’elle venait de déshériter, ne lui inspira pas même une réflexion à ce sujet ; elle se sépara de lui sans en paraître émue, le recommanda d’un air distrait à M. de Montvilliers, à Natalie, et quitta ses amis sans verser une larme. En ce moment, l’amour, dans tout ce qu’il a de dévorant, de sombre, d’accablant, soumettait toutes les facultés d’Ermance. Une seule pensée régnait dans son esprit : « Le reverrai-je ? existe-t-il encore ? » Et le monde pouvait s’écrouler sous ses yeux sans la distraire de son inquiétude. Oh ! puissance divine ! quelle est belle cette tyrannie du cœur qui fait taire l’intérêt, la raison, l’esprit, tout, jusqu’à l’amour maternel ! et que ce délire, appliqué au devoir, paraît noble et touchant ! Ermance venait de compromettre par un acte imprudent son existence et celle de sa famille ; elle abandonnait son enfant à d’autres soins que les siens, elle voyait sans pitié les regrets de son amie. Malgré tous ces torts, qui eût osé la blâmer ?… Personne, car ceux-là même qui ne comprennent pas l’amour le respectent et l’admirent.