Un mariage sous l’empire/48

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Calmann Lévy, éditeur (p. 289-294).


XLVIII


Adhémar, chargé de la défense d’un poste important, n’avait pas accompagné l’empereur dans son dernier voyage à Paris. Dédaigneux du repos que quelques-uns de ses camarades goûtaient passagèrement à la cour, il avait reçu avec reconnaissance l’ordre de commander une brigade, et se félicitait de pouvoir se consacrer tout entier à la défense de son pays. Mais un éclat d’obus ayant tué son cheval sous lui à l’affaire de Montereau, la chute qu’il fit en tombant sur sa jambe encore malade la blessa de nouveau ; son bras était déjà percé d’une balle : il perdait beaucoup de sang ; on le transporta hors de la mêlée. Heureusement, en s’éloignant du champ de bataille, il eut la consolation de voir l’ennemi repoussé et de voir délivré ce pont si courageusement défendu par de jeunes artilleurs à peine sortis de l’École polytechnique.

Lorsqu’Étienne aperçut M. de Lorency rapporté sur une civière, il le crut atteint mortellement, et la joie d’apprendre qu’il n’y avait pas à craindre pour sa vie le rendit presque insensible à la souffrance de son maître. Il demanda au docteur Larrey s’il n’y aurait pas de danger à faire faire quatorze lieues en voilure à son maître dans l’état où il était : sur la réponse négative du docteur, Étienne fit transporter dès le lendemain Adhémar au château de Montvilliers, où il savait trouver tous les secours nécessaires. Un jeune chirurgien, élève de M. Dupuytren, fut requis par Étienne pour accompagner le blessé et rester auprès de lui aussi longtemps qu’il aurait besoin d’être pansé par une main habile.

Il était nuit lorsqu’ils arrivèrent à Montvilliers. Adhémar, revenu de l’étourdissement causé par sa chute et la perte de son sang, demanda enfin où on le conduisait, et, reconnaissant les vieilles tourelles du château, il gronda Étienne d’avoir pensé à donner au président l’embarras de le recevoir. Ce reproche n’était pas complètement sincère ; car, tout en se faisant scrupule de causer quelque dérangement chez l’oncle de sa femme, il sentait au fond du cœur un vif désir de la revoir.

L’absence ne laisse rien en place, elle augmente ou dissipe les regrets, elle consolide ou détruit les soupçons, les ressentiments, et justifie toujours un peu ce qu’on aime.

Étienne descendit de voiture à la grille pour dire au concierge d’aller prévenir secrètement M. de Montvilliers de leur arrivée, afin qu’il préparât madame de Lorency à ce retour inattendu, redoutant l’effroi que pouvait produire cette nouvelle : il eut grand soin de répéter que son maître n’était pas grièvement blessé, mais que se trouvant hors d’état de monter à cheval, il venait passer à Montvilliers le temps de se rétablir assez pour reprendre son service.

— Tachez surtout ajouta-t-il, que madame ne vous entende pas raconter tout cela, car il est inutile de l’inquiéter.

— Ah ! mon Dieu ! la pauvre dame ne prendra pas garde à moi ; soyez tranquille, mou cher monsieur ; elle est bien trop occupée pour cela.

En disant ces mots, le concierge fit signe à son petit garçon d’ouvrir la grille, et il marcha vers le grand escalier du château pendant que M. de Lorency attendait dans la cour que le messager d’Étienne revînt ; il s’étonnait de la quantité de lumières qui éclairaient toutes les fenêtres de cette façade. À cette époque on n’avait pas à craindre de tomber au milieu d’une fête, et ces lumières ne pouvaient être que la preuve d’un grand mouvement dans le château : en effet, on voyait passer plusieurs personnes d’une chambre à l’autre avec la précipitation qu’on met d’ordinaire à porter des secours.

Étienne commençait à s’impatienter de l’attente qu’on faisait subir à son maitre, lorsque le président parut lui-même, suivi de son valet de chambre et du concierge, qui devaient tous deux aider à transporter Adhémar dans le salon. Un seul regard suffit à ce dernier pour deviner qu’un sentiment violent agitait M. de Montvilliers : c’était un malheur, sans doute, car l’expression répandue sur ce front vénérable avait quelque chose de sinistre ; cependant il s’efforça d’accueillir Adhémar par un sourire, et le remercia d’avoir deviné combien il serait heureux de le recevoir et de le soigner, mais pendant qu’il lui témoignait une si gracieuse reconnaissance, Adhémar l’interrompit :

— Madame de Lorency serait-elle malade ? demanda-t-il avec une inquiétude visible.

— Non pas, reprit le président d’un air embarrassé ; mais comme elle était extrêmement fatiguée, elle s’est retirée de bonne heure, et je n’ose faire entrer chez elle pour lui apprendre…

— Gardez-vous bien de la réveiller, s’écria M. de Lorency. Monsieur, dont les bons soins m’ont déjà à moitié guéri, me dispensera de déranger personne ici, ajouta-t-il en présentant le jeune chirurgien à M. de Montvilliers.

— Monsieur est chirurgien ? demanda le président avec un vif intérêt. Sans doute il a aussi étudié la médecine ? Je voudrais bien qu’il eût la bonté de me donner son avis sur… un de mes gens… qui est dans un état… qui m’alarme ;… sa fièvre a pris ce soir un caractère… effrayant, et…

— Je suis à vos ordres, dit M. Raimond, et si vous voulez me faire conduire près du malade…

— C’est moi-même qui vous y mènerai, répliqua le vieillard, dont lus yeux presque éteints avaient tout à coup rayonné d’espérance.

Puis, donnant à ses domestiques l’ordre de tout préparer pour établir M. de Lorency le plus commodément possible dans l’appartement qu’il avait déjà occupé, il prit le bras du jeune docteur et l’emmena avec lui.

— Quel bon maître ! s’écria Étienne en le voyant sortir ; prendre un semblable intérêt aux gens qui le servent ! cela m’attendrit, moi.

Adhémar n’osa pas dire que cet intérêt lui paraissait suspect, et se borna à charger Étienne de s’informer près des gens de la maison de la santé de madame de Lorency, et de savoir si ce que son oncle venait de lui dire était l’exacte vérité ; mais le mot était donné pour tromper tout le monde, jusqu’au jeune docteur, qui, au lieu de monter pour arriver à quelque mansarde, comme il s’y attendait, fut très-surpris d’entrer dans un salon fort élégant, puis dans une vaste chambre à coucher, dont un petit lit d’enfant occupait le milieu : ce lit était entouré de femmes ; l’une d’elles, aussi pâle que la mort, souriait à un enfant que la fièvre animait des plus vives couleurs, qui jouait encore malgré le malaise qu’il éprouvait, car il n’était malade que de la veille, et il avait toute sa force pour braver la souffrance d’un gros rhume. C’est ainsi que sa bonne et les autres femmes de la maison appelaient encore le mal de gorge et la toux dont se plaignait Léon ; mais la visite d’un médecin des environs avait jeté la terreur dans le cœur de la mère.

— Vous m’avez appelé trop tard, avait-il dit en entendant la voix enrouée et la toux de l’enfant ; il a le croup.

À ce mot fatal Ermance était restée comme frappée de la foudre, et les caresses de Léon, sa joie en apercevant les nouveaux joujoux qu’on venait de lui apporter, sa voix altérée qui appelait sa mère, rien ne la sortait de l’état de stupeur où un mot l’avait mise. La colère de M. de Montvilliers contre la barbarie de ce médecin, dont l’arrêt tuait la mère avant de songer à sauver l’enfant, la nécessité d’employer sans retard les remèdes violents qui triomphent rarement de cette horrible maladie, eurent seuls le pouvoir de réveiller Ermance de l’engourdissement où le désespoir la plongeait ; elle passa subitement de la torpeur à une activité infatigable, ne permettant à personne d’approcher de son enfant ; unique exécuteur de toutes les tortures que la médecine invente contre ce fléau de l’enfance, elle avait repris son courage ; ses forces, exaltées par le danger, suffisaient à tout ; elle priait, suppliait à genoux le pauvre Léon de livrer son cou aux sangsues dont les piqûres le faisaient crier, et lorsque, suffoqué par la toux, il refusait de boire, c’était par l’autorité de ses larmes qu’elle obtenait de lui la soumission qui pouvait aider à le sauver.

Tout les remèdes épuisés, le médecin était parti, en cherchant à ranimer l’espoir qu’il avait si cruellement ôté, et en disant que la saignée et l’émétique ayant diminué l’oppression, on pouvait raisonnablement se flatter de la voir bientôt se dissiper tout à fait. Mais, peu rassuré par ces paroles, le président venait d’envoyer un exprès à Paris pour déterminer le docteur B… à se rendre sur-le-champ à Montvilliers, lorsqu’Adhémary arriva. Ce jeune docteur qui l’accompagnait et dont il vantait les talents, cet élève d’un homme qui faisait chaque jour des miracles, lui parut un sauveur envoyé du ciel, et c’est sous ce nom qu’il l’annonça à la malheureuse Ermance.

Avant de le mener vers elle, il lui avait recommandé de ne point parler du retour ni de la blessure de M. de Lorency, ne voulant pas joindre une inquiétude de plus à celle qui dévorait Ermance. M. Raymond approuvait trop celle mesure de prudence pour ne pas s’y conformer. D’abord, en tâtant le pouls de l’enfant, il garda longtemps un silence effrayant ; mais ayant remarqué avec quelle anxiété les yeux de la mère l’interrogeaient, il prit un air moins sombre, et prédit que la nuit serait calme.

— Si la toux continue à s’apaiser, ajouta-t-il, il sera demain hors de danger.

— Le croyez-vous, monsieur ? demanda Ermance, en se méfiant de la pitié du jeune chirurgien.

— Je vous l’affirme, madame, reprit-il, et je vous engage à vous reposer cette nuit pour être mieux en état de le soigner demain.

Ermance ne répond pas à cette recommandation, mais elle se fait répéter ce qu’il faut donner au petit malade pendant la nuit. Alors on le voit qui commence à s’assoupir, et M. Raimond insiste pour qu’on respecte son sommeil ; il ordonne que toutes les personnes qui se trouvent là, à l’exception d’une, sortent de la chambre, car il est essentiel d’y maintenir un air pur. La nourrice de Léon, qui était accourue au château à la première nouvelle de la maladie de son dernier nourrisson, s’offre pour le veiller. Madame de Lorency ne le permet pas : alors la femme de chambre d’Ermance et la nourrice s’établissent dans le petit salon qui précède sa chambre ; mais la bonne nourrice sanglote de manière à être entendue de toute la maison. Le cœur d’Ermance n’y peut tenir ; elle appelle mademoiselle Rosalie.

— Emmenez cette pauvre Madeleine dans votre chambre, dit-elle ; ses pleurs m’ôtent tout mon courage ; allez, je sonnerai si j’ai besoin de vous.

Mademoiselle Rosalie insiste vainement pour rester avec sa maîtresse, Ermance veillera seul près de son enfant.