Un mariage sous l’empire/8

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Calmann Lévy, éditeur (p. 35-39).


VIII


Adhémar, jeune, beau, spirituel et brave, avait toujours été bien accueilli des femmes ; trop fier pour s’exposer à leurs dédains, on ne l’avait jamais vu tenter une conquête sans gages de succès ; et la constance jalouse de celle qu’il préférait disait assez combien il en était aimé ; gâté par le bonheur, accoutumé aux doux témoignages d’un amour passionné, Adhémar ne pouvait être heureux d’un triomphe obtenu sur la résignation.

Comment ne pas comparer l’abandon qu’on espère avec cette contrainte qui tient de la terreur ! la confiance timide qui s’augmente du bonheur qu’on donne, avec cette froideur silencieuse que nulle caresse ne peut vaincre ! « Ah ! pensa Adhémar en admirant la beauté d’Ermance, pourquoi le ciel ne lui a-t-il pas donné une âme qui comprit la mienne !… » Puis, se consolant par un sentiment commun à tous les hommes, l’indifférence de sa femme lui parut un sûr garant de celle qu’elle aurait pour tout autre que lui, et il se décida à la traiter avec tous les égards dus à une femme estimable.

Cette résolution était la moins propre à ramener l’esprit romanesque d’Ermance ; elle aurait pardonné à son mari les reproches, les soupçons que devait faire naitre l’excès de sa froideur ; elle conserva un vif ressentiment de sa résignation à la supporter.

On était au printemps de l’année 1809, Adhémar allait suivre son général en Allemagne, où de nouveaux succès attendaient notre armée. M. Brenneval, que des affaires importantes appelaient à Hamboug, proposa à M. de Lorency de conduire Ermance à Aix-la-Chapelle. Madame Donavel devait y rester pendant la saison des eaux ; il s’engageait à venir les reprendre toutes deux à son retour. Ce projet fut approuvé d’Adhémar, qui s’étonna d’éprouver quelque regret à l’idée de quitter sa femme et son beau-père. Cependant M. Brenneval n’était pas ce qu’on appelle un homme aimable ; mais le calme de ses manières, l’emploi honorable qu’il faisait de son immense fortune, et son goût pour les gens comme il faut, rendaient sa présence assez agréable à M. de Lorency, qui craignait par-dessus tout un long tête-à-tête avec Ermance.

Elle venait d’être présentée à la cour, et l’amour-propre d’Adhémar avait été vivement flatté de l’admiration qui s’était manifestée de toutes parts en la voyant si richement parée et si belle. Dès que la duchesse d’Alvano l’aperçut ainsi éblouissante, elle conçut encore plus de crainte que d’envie. Son arrêt lui parut gravé sur ce front noble où les yeux d’Ahémar se reposaient avec tant de complaisance ; une épreuve de plus, et madame de Lorency devenait l’idole des desservants de la mode. Adhémar, éclairé par leurs adorations, ne tarderait pas à y joindre la sienne. À cette supposition, Euphrasie sent son cœur dévoré par les tourments de l’humiliation, du doute, de la jalousie, tous les supplices de l’enfer lui semblent préférables à celui qu’elle pressent : la perte de sa considération, de son repos intérieur, son rang dans le monde, sa faveur à la cour, tout est déjà sacrifié en idée pour échapper au malheur qu’elle redoute. Elle apprend le prochain départ d’Ermance pour Aix-la-Chapelle ; son parti est pris, elle va s’y rendre ; une souffrance feinte lui servira de prétexte pour obtenir un congé de quelques mois ; et, sans se rendre compte des moyens qu’elle va tenter pour détourner le coup qui la menace, elle sent que sa vie dépend du triomphe de son amour et de sa vanité.

L’effet de cette présentation n’agit pas seulement sur la duchesse d’Avlano : celles dont les prétentions s’élevaient jusqu’à la préférence ou au caprice de l’empereur en prirent de l’ombrage, et la malveillance s’accrut de toute l’admiration qu’on ne pouvait refuser à madame de Lorency.

— Elle est sans doute fort jolie, disait la duchesse de R… à sa voisine, mais quelle femme ne le serait pas avec une parure si recherchée et si ruineuse ! Si elle se fait faire souvent de semblables manteaux, la fortune de son vieux fournisseur de père y passera.

— Que voulez-vous donc, répondait la maréchale M…, il faut bien que la pauvre femme s’amuse à se parer ; on dit qu’elle n’a pas d’autre plaisir, et que son mari reste impitoyablement fidèle à sa maîtresse, comme ont fait Ber…, G…, et tous ceux que l’empereur marie par ordre.

— Si c’est ainsi, dit la vieille madame de S…, je vous prédis qu’elle ira loin, surtout avec M. de Maizières pour guide.

— Quoi ! vous pensez que son mari la confierait à un homme dont il connait mieux que personne la légèreté et les principes ?

— J’en conviens, rien n’est plus difficile à croire qu’un tel aveuglement, reprit madame de S…, si ce n’est l’amitié qui unit depuis si longtemps Adhémar à M. de Maizières. On ne conçoit pas qu’un homme qui mérite et qui aime par-dessus tout la considération s’attache à l’homme du monde qui en fait le moins de cas.

— Quoi de plus simple ! dit le comte B… qui se trouvait près de ces dames ; M. de Maizières a besoin de M. de Lorency pour venir à son secours les jours de pertes au creps, et plus encore pour se parer à tous les yeux d’un ami honorable. M. de Lorency a besoin de M. de Maizières, parce qu’il l’amuse. Cela suffit pour fonder une liaison éternelle.

— Nous verrons s’il l’amusera toujours autant, répliqua madame de S…, lorsqu’il aura perverti madame de Lorency avec la belle morale qu’il prêche aux jeune femmes.

— Quoi ! vous pensez qu’il voudrait séduire la femme de son ami ? quelle horreur !

— Non, vraiment, c’est trop vulgaire, et il a plus de distinction dans le vice. En fait de corruption, il travaille plus contre les autres que pour lui ; mais il aime à être pour quelque chose dans la vie des gens qu’il voit souvent, et il en complique l’action, comme les auteurs dramatiques, pour le simple plaisir des spectateurs. Désolé de n’être qu’un gentillâtre de province, il s’accroche à tous les débris de l’ancienne aristocratie, et fait de l’opposition en ne flattant qu’un ministre ; jouant gros jeu, dépensant plus qu’il n’a, on ne sait où il prend l’argent qu’il prodigue, à moins qu’il ne l’emprunte à tous les gens dont il médit ; enfin vous conviendrez qu’un tel homme devrait être exclu de toutes les maisons où il y a du repos, de l’honneur et de la fortune à garder.

Le départ de l’impératrice mit fin à cette conversation. Elle se retirait ce soir là plus tôt qu’à son ordinaire. Il était facile de voir à son visage, à ses yeux encore gonflés de larmes, à l’abattement de la reine Hortense surtout, qu’elles avaient eu à supporter toutes deux des scènes de famille où l’abandon de Joséphine avait été faiblement nié par l’empereur. À peine furent-elles retirées que tout le cercle se divisa en petits groupes, où chacun se demandait : « À quand le divorce ? » Cependant la résolution n’en fut déclarée que six mois après ; mais le parti qui portait l’empereur à cet acte ambitieux gardait mal le secret de ses espérances. La nouvelle guerre qu’on se disposait à faire à l’Autriche, ne le déconcertait point ; il savait que les souverains de l’Europe se disputaient l’honneur d’avoir Napoléon pour gendre.

— Au fait, disaient les plus vieux courtisans, sa dynastie l’exige. Comment risquer de voir s’éteindre une maison fondée par tant de conquêtes, et compromettre la tranquillité de l’État pour un vain sentiment de reconnaissance ?

— Vous avez beau l’excuser, répondait madame G…, c’est un mauvais procédé qui lui portera malheur. Il est superstitieux, et je l’ai vu autrefois si bien convaincu que sa femme lui portait bonheur, qu’il ne se serait jamais mis en campagne sans venir l’embrasser. C’est pourquoi il l’obligeait à aller le rejoindre sur la frontière des pays qu’il s’apprêtait à conquérir. Cette croyance n’est pas morte en son cœur, soyez-en sûr, et s’il la brave elle le tourmentera plus d’une fois au milieu de sa pompeuse infidélité.

— Avez-vous vu la contenance de Metternich ? C’est lui qui l’emportera, je le parie ; nous aurons une Autrichienne, disait le général M… Je n’en serais pas fâché, moi qui ai justement épousé une Allemande.

— Pauvre femme ! pensa Ermance, qui écoutait les discours que chacun tenait sur ce grand événement, en attendant sa voiture, que va-t-il lui rester de cette cour brillante !

Ou ne la laissa pas longtemps livrée à ces généreuses reflexions. L’accueil qu’elle venait de recevoir de l’empereur et des reines lui attira les hommages de tous ceux qui prophétisaient déjà sa prochaine faveur à la cour ; on savait que son père exigeait qu’elle ouvrît sa maison au commencement de l’hiver ; on savait qu’elle donnerait des concerts, des bals, et l’on voulait d’avance être inscrit sur sa liste. À défaut de mieux, ces prévenances flatteuses amusaient assez madame de Lorency ; elle avait remarqué que son mari en prenait plus de considération pour elle. Quoique fort découragée de lui plaire, elle aime tout ce qui lui donne de l’importance à ses yeux, et, sans prétendre à le captiver comme amant, c’est un juge qu’elle veut séduire.

Le lendemain de ce jour, l’empereur reçut la nouvelle de l’armement de l’Autriche ; deux heures après, il était en route pour l’Allemagne, où la plus grande partie de son armée d’Espagne avait ordre de le rejoindre.