Un mensonge de la science allemande/5

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V

WOLF ET VILLOISON
Subtilitas fere deest sine qua historica disputatio persuadet, non fidem facit....
Fr.-Aug. Wolf, Prolegomena, note 8.

Les Prolégomènes de Wolf ayant paru en avril 1795, une lecture était faite au mois d’août devant la Société Royale de Goettingue, par celui que les érudits du monde germanique considéraient comme l’oracle de la philologie, Chr.-G. Heyne, De antiqua Lectione Homeri dijucanda et restituenda etiam per Digamma aeolicum[1]. Cette lecture ne parut dans les Commentationes Societatis Regiae Scientiarum Goettingensis (vol. XIII) qu’en 1799 et sous le titre un peu modifié, De antiqua Homeri Lectione indaganda dijudicanda et restituenda. Mais, dès le mois d’août 1795, elle avait été annoncée par les Göttingische Anzeigen ; au mois de novembre de cette même année, le même périodique publiait un compte rendu des Prolégomènes, qui portait à n’en pas douter la marque de Heyne, et, en décembre, il donnait une analyse de la lecture ci-dessus.

Wolf prit feu contre ce qu’il appelait l’injustice et même la jalousie de son ancien maître. Les insinuations de ses amis l’excitèrent encore : ils lui remirent en mémoire la tyrannie du « vieux » de Göttingue, ses dédains d’autrefois, ses dénis de justice. Une querelle suivit qui allait durer trois ans, Wolf publiant en 1797 une apologie virulente dans ses Briefe an Herrn Hofrath Heyne[2], Heyne répliquant d’un ton olympien par une lecture devant la Société Royale de Göttingue, en mars 1799, Historiae scribendae inter Graecos Primordia[3]. Une autre querelle entre Wolf et Herder vint se greffer là-dessus, et toute l’Allemagne érudite ou écrivante fut divisée entre wolfiens, heyniens et herdériens.

Nous n’avons pas à examiner ici le débat entre Herder et Wolf : depuis son retour de France, Herder avait adopté les idées de Diderot et de Rousseau, touchant les fameux poèmes d’Ossian et l’origine populaire de l’épopée ; mais ce sont là matières dont je sais qu’un autre s’occupe pour montrer que les « théories de Herder » ne sont, comme les « théories de Wolf » qu’emprunts ou imitations germaniques d’inventions françaises.

Dans le débat entre Wolf et Heyne, deux points seulement nous intéressent : l’un peut nous éclairer sur la bonne foi de Wolf ; l’autre touche aux droits du Français G. d’Ansse de Villoison. Ces deux points, d’ailleurs, sont le fond même de la querelle : c’est là-dessus que Wolf a discuté et tempêté. En son compte rendu de novembre 1795, en effet, Heyne n’avait en rien méconnu le travail de Wolf ; mais il avait proclamé les mérites de Villoison et fermement réclamé pour soi certains droits de priorité.

Commençons par ces droits de Heyne : « Le professeur Wolf lui-même, disait Heyne, savait que l’auteur de ce compte-rendu [, lui-même, Heyne,] s’occupait d’Homère depuis plus de vingt ans et que, surtout, depuis la publication de l’Homère de Villoison, il avait [, lui, Heyne,] sur le chantier une recension de l’Iliade, à laquelle il ne cessait de travailler : il est donc en état de bien juger l’œuvre accomplie[4]. »

« Depuis plus de vingt ans », disait Heyne en ce compte rendu ; il dira dans l’analyse de sa lecture « depuis trente ans ». Il était rigoureusement exact, — ses diverses publications en faisaient foi, — que, depuis vingt-cinq ou trente ans, Heyne s’occupait d’Homère et préparait une recension de l’Iliade qui ne devait paraître qu’en 1802 ; depuis vingt-cinq ans, Heyne avait, dans les Göttingische Anzeigen[5], donné les plus grandes louanges au livre de Wood, Essay on the original Genius of Homer, dont nous avons vu plus haut tant de pages empruntées par Wolf ; depuis quatre ans, Heyne, dans ces mêmes Göttingische Anzeigen[6], avait donné son adhésion aux idées sur le digamma exposées par R. Payne-Knight en son Essay on the greek Alphabet ; antérieurement déjà, Heyne avait connu les idées de R. Bentley à ce sujet, par les œuvres de Bentley lui-même et par Clarke ; ayant pu consulter l’exemplaire homérique de Bentley, que l’on conservait à Cambridge, et voir le digamma rétabli dans le texte, de la main de Bentley, il avait pris la même décision pour son édition future.

Si Heyne donnait au public ces précisions de date, c’était pour répondre à des insinuations ou à des allégations de Wolf, qui dans sa Préface de 1795, avait dit : « Dès mon adolescence, ce fut l’un de mes vœux de publier une édition critique d’Homère avec commentaires et notes… ; la sagesse de ce vœu ne me semblait porter atteinte à aucun droit de préoccupant, puisqu’en dehors de mon ami Kœppen, personne n’avait en chantier de publication savante sur Homère[7]. » Wolf affirmait ainsi n’avoir rien connu des projets de Heyne. C’était un gros mensonge : Wolf se le fût sans grand peine épargné si, avant de l’écrire, il avait pris seulement la précaution de relire quelques pages de son « adolescence ». Dans sa Préface à la Théogonie de novembre 1783 et dans ses Observationes de mars 1784, il avait proclamé les services que Heyne lui avait rendus et les emprunts que lui-même avait faits aux publications de Heyne[8] ; surtout sa Préface à l’Iliade de 1785 contient dans le texte et en note cet aveu : « Homère est un auteur dont le texte actuel diffère évidemment en maintes façons de sa forme primitive ; pour lui rendre son intégrité, il faut à grand renfort de science mettre en œuvre bien des secours ; c’est un sujet qu’en quelques lignes de son Épître à Tychsen, vient de magistralement traiter le maître en corrections homériques, Heyne ; puissent ses mains nous donner enfin cet Homère mieux muni[9] ! »

Dès son « adolescence », Wolf connaissait donc les projets de Heyne, qui d’ailleurs étaient de notoriété publique et qui remontaient aux années antérieures à celles même où Wolf étudiait à Goettingue : dès 1766, Heyne avait traité d’Homère dans ses cours et il n’avait jamais cessé d’en traiter depuis. Il semble qu’il avait eu la première idée de son édition vers 1780, sur les instances de son ami Reich, le libraire de l’édition Clarke-Ernesti, et sur les conseils d’Ernesti lui-même[10] ; mais il ne voulut rien entreprendre avant que Villoison eût donné cette Iliade de Venise (1788), qu’il promettait depuis 1779. Pratiquement, Heyne ne se mit à l’ouvrage qu’en 1787 ; mais dès lors, il consacra régulièrement, chaque jour, deux heures pour le moins, à son texte d’Homère ; personne dans l’Allemagne érudite de 1794 n’ignorait ce travail.

On savait même sur quel point tout spécial portaient les principales recherches de Heyne : afin de rendre au texte homérique sa forme primitive, comme disait Wolf lui-même dès 1785 (lequel donnait, comme par avance, le titre dont Heyne allait se servir pour sa communication d’août 1795 à la Société Royale : Homeri rectius legendi praestantissimus auctor Heyne, disait Wolf ; de antiqua Lectione Homeri dijudicanda et restituenda etiam per Digamma aeolicum, dira Heyne), tout le monde savait que Heyne attachait une grande importance au rétablissement de l’ancienne orthographe ionienne et éolienne, et en particulier au rétablissement de la lettre digamma supprimée par les Attiques. Or, en sa fameuse note 84 des Prolégomènes, Wolf avait dit : « Bentley réservait la recension critique d’Homère pour sa vieillesse ; Dawès et autres nous apprennent qu’il voulait rétablir le digamma éolien. »

Que ce fût là une pointe sournoise à l’adresse de Heyne, on n’en saurait douter quand on lit, dans la correspondance de Wolf avec Böttiger, telle phrase du 7 mai 1795 sur « le troupeau de Heyne », der Heynesche grex, et telles lourdes plaisanteries « bovines » sur les cours de Heyne, die Hefte der Heyneschen Vorlesungen ad modum Lamberti Bovis[11].

Heyne savait mieux que nous à quoi s’en tenir sur le caractère et les intentions de son ancien élève. Aussi avait-il relevé tout aussitôt, dans sa communication du mois d’août, cette insinuation de la note 84 et il y répondait, dans les Göttingische Anzeigen du 21 novembre et du 19 décembre[12] : « Le conseiller aulique [Heyne] connaissait les idées de Bentley sur le digamma, tout aussi bien que celles de R. Payne-Knight... Il est regrettable que le professeur Wolf qui sait combien l’auteur estime son érudition, ne l’ait pas loyalement prévenu que, laissant de côté ses autres travaux, il s’occupait d’Homère ; l’auteur lui eût abandonné de grand cœur toute la partie critique du travail, qui ne pouvait être en de meilleures mains... L’interprétation reste encore un champ assez vaste à travailler. »

Tous les mots de cette phrase peuvent sembler hautains et un peu durs. Mais peut-on dire que l’un ou l’autre soient injustes ? A lire certaines lettres de Wolf à Böttiger, ils semblent au contraire de tout point indulgents. Wolf avait fait grand mystère de son entreprise. Il avait pris toutes les sûretés contre les indiscrets et même contre ses confidents les plus intimes, ne leur communiquant ses bonnes feuilles qu’avec des précautions et des recommandations presque blessantes[13]. Il voulait que les Prolégomènes éclatassent en coup de foudre pour la stupéfaction du public et des érudits, et son fidèle Böttiger se réjouissait d’avance, mais quelques jours seulement avant la foire de Pâques (25 mars 1795), « de l’étonnement et des longs visages que l’on allait voir au parterre et dans les loges, sitôt que l’envieux rideau serait levé[14] » ; il n’est pas douteux que Böttiger plaçait Heyne dans la plus honorable des premières loges... Ce souci du secret était habile : on n’en pouvait même pas discuter l’honnêteté commerciale. Mais Heyne avait raison de dire que le procédé manquait un peu de cette « loyauté » que l’on se doit entre gens de science travaillant sur le même sujet, et quand on sait par Wolf lui-même les services que, pour ses travaux antérieurs, il avait acceptés ou sollicités de son ancien maître, on est en droit de dire qu’il n’était pas envers Heyne tenu à la loyauté seulement.

Un autre mot de Heyne devait irriter Wolf et grandement : Heyne rappelait avec un peu d’ironie à son élève les autres travaux abandonnés pour cette entreprise homérique, mit Beiseitesetzung anderer Arbeiten. Ici, on ne peut qu’admirer la courtoise modération de Heyne : un critique, moins hautain, mais plus cruel, n’aurait eu qu’à énumérer les innombrables travaux que, depuis douze ans, Wolf avait promis au public, dont il avait même annoncé la prochaine publication, ce choix de dialogues platoniciens qu’annonçait la Préface du Banquet (1782), ce choix des critiques modernes qu’annonçaient les Variae Lectiones de Muret, cette collection des auteurs grecs, ces éditions de Diodore, d’Hésiode, d’Isocrate, d’Arrien, de Lucien, d’Apollonius Dyscole, de Galien, promises en 1789 dans l’Épître dédicatoire de la Leptinienne, ces œuvres philosophiques de Cicéron dont parlait en 1792 la Préface des Tusculanes, etc.

« Je n’avais eu connaissance, disait Wolf en 1795, que des projets homériques de mon cher Kœppen ». Né en 1755, mort en 1791, J.-H.-J. Kœppen[15] avait été le collègue de Wolf à l’école d’Ilefeld, où il avait enseigné de 1779 à 1783. C’était un ancien élève de Heyne, dont le maître vantait encore le savoir, le labeur et la « piété » envers lui, dans sa Préface à l’Iliade de 1802, onze ans après la mort prématurée de ce « disciple chéri[16] ». Kœppen avait commencé et presque achevé, de 1787 à 1791, la publication d’un Commentaire de l’Iliade, Erklärende Anmerkungen zum Homer[17], auquel il avait mis pour prolégomènes une Étude sur la Vie et les Chants d’Homère[18]. Ouvrage scolaire, mais d’une soigneuse érudition, ce n’était pas une édition de l’Iliade ni même un commentaire critique : c’était plutôt une sorte d’explication ou d’élucidation du texte homérique, que Kœppen laissait à d’autres le soin d’éditer. Kœppen, à n’en pas douter, connaissait les projets du maître ; il se fût bien gardé « d’envahir cette province qui n’était plus inoccupée »[19] ; comme toute l’Allemagne érudite, il connaissait le nom des collaborateurs, qui travaillaient ou avaient travaillé avec Heyne : S.-F.-N. Morin de 1781 à 1783, C.-D. Beck et C.-F. Matthæi depuis 1783[20].

Wolf, ami de Kœppen, pouvait-il ne pas avoir été mis au courant par lui et par les autres disciples de Heyne...? Admettons cette invraisemblance. Mais cette Épître à Tychsen de Heyne, que Wolf avait rappelée en sa Préface de la Théogonie, était célèbre dans toute l’Europe d’alors, car toutes les publications savantes avaient annoncé et analysé « ces conseils pour une nouvelle édition d’Homère », où Heyne donnait dès 1783 le plan de son travail ; devant la grandeur de la tâche ainsi définie, les érudits restaient un peu effrayés : « Il y faudra un âge d’homme », disait le compte rendu des Göttingische Anzeigen[21]. Heyne et ses collaborateurs y consacrèrent en effet vingt années (1783-1802) ; ils ne travaillaient pas à la façon de Wolf. Quand parut en 1789 le second volume de Kœppen, Wolf connut assurément le compte rendu que donna la Bibliothek der alten Litteratur und Kunst, dirigée par ce même T.-C. Tychsen et par A.-H.-L. Heeren : on y rappelait ce que l’Allemagne attendait du plus illustre de ses philologues pour l’édition du texte homérique...

Wolf « adolescent », Wolf ami de Kœppen, Wolf ancien élève de Heyne ne pouvait donc pas ignorer l’entreprise du maître ; sa phrase inconsidérée de 1795 était démentie par ses vœux de 1783. Il essaya dans ses Lettres à Heyne de la rattraper ou de la légitimer : « C’est tout au début de son adolescence, dès 1770, qu’il avait formé son dessein homérique, et il en avait entretenu Heyne lui-même en cette année 1779, au mois de juillet. » Heyne, qui avait bonne mémoire, se rappela cette confidence de Wolf, mais aussi la réponse que lui, Heyne, y avait faite : « Tout devait rester en suspens jusqu’à la publication de l’Homère de Villoison[22]. »

Jean-Baptiste-Gaspard d’Ansse de Villoison (1750-1805) a été l’une des gloires françaises dans les dernières années de l’Ancien Régime[23]. Célèbre dès le collège pour sa connaissance du grec et du latin, il avait publié à vingt-deux ans le Lexique d’Apollonius qui fit une première révolution dans les études homériques et qui lui ouvrit, avant l’âge réglementaire, les portes de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Envoyé en mission scientifique à Venise, il y découvrait à la fin de 1778 ou au début de 1779 le fameux manuscrit de Saint-Marc n° 454, « le manuscrit grec le plus précieux et le plus important de l’Europe », écrivait-il à ses amis de France, d’Allemagne et de Hollande.

« C’est une Iliade du dixième siècle, pleine de notes et de scholies inédites, tout à fait différentes de l’Eustathe du manuscrit de Leyde, dont M. Valckenaer a publié l’Iliade, et de celui de Leipzig, que Bergler a fait connaître, en un mot de toutes les scholies rassemblées en dernier lieu par M. Wassemberg, et infiniment préférables à toutes sortes d’égards. Ce manuscrit unique, qui est un des plus rares trésors de l’antiquité, renferme [en outre] une foule innombrable de variantes..., tirées des anciennes éditions d’Homère qu’avaient données les villes et états de Marseille, de Chio, de Sinope, Argos, Chypre, Crète, des deux éditions d’Aristarque, de celles de Zénodote, d’Aristophane de Byzance, d’Antimaque, de Callistrate, etc... Cet Homère est proprement l’Homerus Variorum de toute l’antiquité et, surtout, de la fameuse école d’Alexandrie[24]. »

Villoison n’exagérait pas l’importance de sa découverte : les études homériques en ont été renouvelées de fond en comble, et Villoison serait l’un des grands noms de la science universelle si, à la chance de la trouvaille, il eût ajouté le soin de la publication et la mise en valeur de ce rare trésor. Mais, à la mode de nombreux savants français, il songeait à ses belles relations et à ses succès personnels auprès des grands du jour, autant et plus, parfois, qu’à son travail scientifique et à la perfection de son livre ; il avait aussi l’ambition à la française de faire si grand, si beau que, cent besognes accessoires ou nouvelles lui apparaissant comme primordiales, il remettait sans cesse le principal au lendemain. De novembre 1778 à avril 1782, il demeura à Venise. Il acheva les recherches qui l’y avaient amené. Il en publia les premiers résultats en ses deux volumes d’Anecdota graeca (1781). Puis il prit à déchiffrer et à copier le précieux manuscrit de l’Iliade une peine que peut mesurer le lecteur d’aujourd’hui, en jetant les yeux sur la reproduction phototypique de ce texte encadré, encombré, surchargé de notes frontales et marginales[25].

Mais au lieu de rester encore à Venise pour surveiller et corriger jusqu’au bout l’impression, pour vérifier ligne par ligne et les signes de la marge et les scholies concomitantes, pour donner au texte homérique sa parure d’accents, pour dresser les index des variantes et surtout des scholies, bref pour faire une publication minutieusement revisée et scientifiquement complète de ce fameux Venetus A, — « la minutie, sans laquelle, disait un jour Fr.-Aug. Wolf, une dissertation historique peut faire la conviction, mais non la preuve, subtilitas sine qua historica disputatio persuadet, non fidem facit » ; tout le succès de la scientifique Allemagne tient en cette phrase — Villoison entreprit une autre édition homérique. Il voulait donner, cette fois, l’Iliade de Villoison et non plus l’Iliade du Venetus : il s’en alla collationner d’autres manuscrits, rendre visite aux savants et aux princes d’Allemagne (1782-1783), puis fouiller d’autres bibliothèques, en particulier celles des monastères levantins, où l’on disait que d’autres trésors étaient encore enfouis ; il visita la Grèce, Constantinople, Salonique, l’Athos, Patmos et les Iles (1783-1786), d’où il rapporta l’idée d’une grande description des pays helléniques et le projet d’une Histoire comparée de la Grèce ancienne et moderne...

L’Iliade du Venetus, annoncée en 1779 et toujours promise depuis, ne parut qu’en 1788. Villoison en laissa les derniers soins à son imprimeur Coleti, qui en fit un ouvrage luxueux, un in-folio digne de la dédicace Gustavo Tertio Suecorum, Gothorum, Vandalorum Regi potentissimo, etc., mais non pas une œuvre minutieusement et pleinement scientifique. Et le livre tiré, Villoison ne sembla plus se soucier des promesses de la dédicace : car il y promettait au très puissant roi des Suèques, des Goths et des Vandales une restitution et une correction de l’Iliade. L’in-folio ne contenait que le texte du manuscrit 454 (p. 1-120) et les scholies dudit manuscrit (p. 1-532), Villoison n’avait ajouté de son cru, sous le titre de Prolégomènes, que lix pages, où il était question de Villoison presque autant que d’Homère.

Prolégomènes, Texte et Scholies : telle quelle, cette Iliade de Venise apportait aux hellénisants une connaissance toute nouvelle du poème. Ils pouvaient désormais avoir une idée du rôle tenu par ces grammairiens alexandrins dont on proclamait déjà l’influence souveraine dans la constitution du texte homérique.

Villoison rappelait en ses Prolégomènes (p. lvi) ce que le très illustre et doctissime Fr.-Aug. Wolf avait dit à ce sujet dans sa Préface à la Théogonie d’Hésiode et ce que l’illustre Heyne avait redit en son Épître à Wolf, ajoutée à cette Théogonie de 1783 : l’un et l’autre attribuaient aux Alexandrins une activité presque aussi libre que celle des anciens rhapsodes, pour l’altération du texte en son orthographe, ses formes, ses mots, ses vers et même en des passages entiers.

Aujourd’hui, après un siècle de critique sur le Venetus de Villoison et sur les autres Scholies d’Homère, surtout après la récente découverte des papyrus homériques, dont quelques-uns sont antérieurs à la correction alexandrine, une opinion toute contraire semble décidément prévaloir : les études de Lehrs[26], vérifiées par les travaux de Duentzer, de La Roche, de Ludwich et de Roemer, etc., semblent avoir prouvé de façon évidente que les Alexandrins ne travaillaient pas sur un texte d’Homère si mal établi, si incertain, si fluidement amorphe qu’ils en pussent faire tout ce qui leur plaisait ; contrôlés par tout l’hellénisme d’alors, qui savait son Homère par cœur et en tenait les poèmes pour des textes quasi-sacrés, les Alexandrins auraient échoué dans cette entreprise sacrilège, si jamais ils l’avaient conçue ; ils ne paraissent pas en avoir eu l’idée ; pour n’avoir pas la rigueur scientifique de nos méthodes et la sécheresse de nos affirmations, leurs procédés n’étaient ni capricieux ni fantaisistes ; si nous avions les Commentaires dont s’accompagnaient leurs Diorthoses, nous verrions probablement qu’ils légitimaient avec soin toutes leurs corrections et qu’un respect parfois superstitieux entravait leurs critiques les plus justes. Le seul texte du Venetus aurait dû avertir Villoison et ses contemporains.

En marge du Venetus, en effet, figuraient ces fameux « signes critiques[27] », dont un autre manuscrit de Saint-Marc expliquait à Villoison les secrets. Tel de ces signes indiquait bien l’esprit dont étaient animés les Alexandrins. Quand un vers leur semblait interpolé dans le texte homérique, quand ils avaient contre ce vers toutes les raisons linguistiques, logiques et littéraires et même quand la comparaison des divers manuscrits leur donnait la preuve matérielle que ce vers était l’œuvre d’un faussaire ou, plus souvent, l’apport d’un copiste maladroit, d’un éditeur rusé, il ne faut pas croire que Zénodote, Aristarque et leurs disciples avaient l’audace d’expulser cet intrus : ils le notaient seulement, en marge, d’une « brochette », obelos, d’un simple trait horizontal[28]. C’était là ce que l’on appelait l’« athétèse », la « mise hors du texte », l’expulsion. Athétiser et obéliser, expulser et embrocher, sont termes synonymes dans la bouche de ces grammairiens et de leurs scholiastes. Mais cette condamnation ne passait jamais à l’effet : le vers le plus suspect, les passages les plus justement notés d’infamie demeuraient dans le texte, et ils ont jusqu’à nous, à travers toutes les copies, puis toutes les typographies, continué d’y figurer ; aujourd’hui encore, la même superstitieuse timidité retient nos éditeurs de donner dans leurs pages les seuls vers qui leur apparaissent comme authentiques et de reléguer les autres en note ; les plus révolutionnaires d’entre nos critiques ne recourent à cet exil que dans les cas vraiment scandaleux[29]. Je ne connais pas encore d’édition d’Homère où l’on ait exécuté les sentences des Alexandrins.

Villoison, s’il eût pris tout le temps de méditer et d’écrire ses Prolégomènes, serait arrivé dès 1788 aux mêmes conclusions que nos philologues d’aujourd’hui. Mais il avertissait le lecteur dès les premières lignes qu’il ne fallait pas chercher beaucoup de soin ni de fini dans le travail d’un voyageur à peine arraché aux tempêtes et aux tumultes de l’Égée, à la peste, aux incendies, aux meurtriers, aux pirates ; il avait trop peiné, fatigué, sué, souffert de la faim et de la soif, trop vu la mort de près pour avoir le loisir de polir ses écrits. Et ses Prolégomènes débutaient à la treizième ligne par une énorme faute dont il s’excusait à la dernière[30].

En ces conditions, Villoison fut la dupe du préjugé qu’avaient déjà répandu et enraciné les annonces qu’il avait faites lui-même de sa découverte. Sur la foi des quelques anciens, de Lucien et de Galien en particulier[31], on commençait d’admettre que les audaces des grammairiens avaient mutilé ou corrompu le texte homérique autant, sinon plus, que les négligences et fantaisies des rhapsodes ; la boutade d’Aratus passait pour un oracle de la sagesse : « Quel est le meilleur texte d’Homère ?... celui auquel un correcteur n’a jamais touché ». Les xvie, xviie et xviiie siècles avaient vécu sur la Vulgate homérique, croyant qu’elle leur venait de la plus haute antiquité, avec les seules fautes de détail inhérentes à une si longue tradition ; mais Villoison avait annoncé en 1779 qu’il avait découvert à Venise un Homère tout différent de la Vulgate ou, plutôt, cinq, dix, vingt Homères d’époques différentes ; grâce aux lectures, variantes, corrections, suppressions et additions, indiquées par les scholies du Venetus, on allait pouvoir, avait-il dit, reconstituer les différents textes homériques qui avaient existé avant la critique alexandrine et dont elle avait usé pour la constitution de la Vulgate : « Cet admirable Codex Venetus, répétait Villoison en ses Prolégomènes, peut être appelé l’Homerus Variorum totius antiquitatis Criticorum[32] » ; c’est mot pour mot ce qu’avaient annoncé dès 1779 ses lettres aux érudits de l’Europe entière ; en 1781, telles pages de ses Anecdota graeca avaient confirmé cette annonce.

Aussi, de 1781 à 1788, l’opinion partout s’était faite qu’avant les Alexandrins, il n’y avait point eu, à proprement parler, de Vulgate homérique : la critique alexandrine avait dû frayer ses chemins à travers une sorte de forêt obscure et compacte, encombrée de rejets et de branches tombées, de lianes et de marécages ; là-dedans Aristarque et ses prédécesseurs avaient taillé, redressé, drainé pour obtenir enfin ce parc à l’ordonnance régulière qu’était la Vulgate.

Ajoutez l’impression que donnait aux yeux mêmes et de Villoison et de ses lecteurs cette Homeri Ilias, enfin publiée par lui ad veteris Codicis Veneti fidem recensita : sur les 652 pages de cet in-folio, les vers de l’Iliade n’en occupaient que 120, — à peine le cinquième, — tandis que les scholies s’étalaient en 532 pages bourrées, et il semblait que d’autres scholies encore, fournissant d’autres lectures et d’autres variantes, sortaient ou allaient sortir de mainte autre bibliothèque ; on en connaissait en Angleterre, en France, en Hollande, en Suisse, en plusieurs villes italiennes, en Espagne[33] ; dès le xvie siècle, on en avait publié à Rome, à Venise, à Paris, à Bâle, à Strasbourg ; au xviie, la Hollande et l’Angleterre en avaient donné des collections au bas de leurs textes savants, et durant tout le xviiie, on avait discuté sur l’usage que l’on devait faire de ces données changeantes[34].

Un simple, mais bon index des scholies vénitiennes aurait aussitôt permis à Villoison de dresser l’inventaire exact des ressources et des méthodes dont avait usé la critique alexandrine ; par la comparaison des divers passages, cet index lui aurait fourni la valeur précise des termes et, par suite, des principes auxquels avait eu recours la philologie de l’antiquité. Tout le problème se fût alors éclairé. Mais au sortir des tempêtes égéennes, Villoison n’eut pas l’esprit à cette tâche ; ce minutieux et, pourtant, indispensable travail ne devait être entrepris et, en partie seulement, réalisé qu’en 1739-1790, par un Allemand, C. T. Kuinoel, pour la Bibliotheca graeca d’Harles-Fabricius[35] ; encore n’était-ce que l’index des noms propres.

Faute de cet instrument, Villoison tomba dans l’erreur régnante et s’en fit le propagateur. Sa prodigieuse érudition lui fournit des arguments dont il fit profiter ses correspondants de toutes langues, et c’est ainsi qu’Harles-Fabricius put invoquer une de ses lettres pour confirmer les lecteurs de la Bibliotheca graeca[36] dans la conviction (nous avons retrouvé cette affirmation sous la plume de Wolf) qu’il était impossible de dégager le texte original et la forme primitive des poèmes homériques, tant était compact l’amas de corrections et de corruptions dont commentateurs, grammairiens et rhapsodes l’avaient, tour à tour, accablé.

Heyne écrivait à Villoison le 10 janvier 1799, à la fin de notre tourmente révolutionnaire, durant laquelle notre homérisant s’était enfermé dans le silence et la retraite : « La célébrité de votre nom, vos talens éminens et le mérite immortel que vous vous êtes acquis dans la littérature ancienne ont fait les savans d’Allemagne demander mille fois l’un l’autre si l’on ne savoit rien du sort que vous aviés eu, si vous jouissiés encore d’une situation telle que vos travaux littéraires n’y perdoient pas. Mais personne n’y étoit plus intéressé que moi, parce que personne ne pouvoit plus être persuadé de votre mérite ni être plus attaché que moi, ayant toujours en main votre Homère, présent le plus précieux pour la littérature. Un concours de circonstances m’a engagé de prêter mes études à une nouvelle édition de ce père de la littérature. Autant qu’elle étoit attendue de votre part, je prenoi bien garde d’y penser ; mais depuis qu’il a paru que vous aviés quitté le champ, j’ai été bien hardi d’entrer en lice et de travailler sur les matériaux dont vous aviez enrichi la littérature. C’est donc proprement sur votre fond que je brode. Aussi personne ne peut pas être pénétré de plus de gratitude et de reconnoissance pour vous que celui qui revient tous les jours du bien que vous nous aviez procuré en mettant au monde ce manuscrit de Venise. Depuis ce tems, on a commencé de regarder Homère d’un tout autre œil : la critique a pris un essor plus haut et des idées toutes nouvelles sur ce poète se sont répandues entre les savans. M. Wolf, professeur de l’Université de Halle, mon disciple, m’a prévenu d’abord, en donnant une édition d’Homère, corrigée sur le manuscrit de Venise ; aussi dans ses Prolégomènes il a profité des vôtres. Moi je me suis engagé dans la critique un peu plus profonde et, voyant qu’il y avoit un champ assez vaste, j’ai me laissé entraîner dans une nouvelle édition avec un Commentaire critique qui doit suppléer à ce qu’on attendoit plutôt de main de maître. Mais tout ce qui en pourra résulté du bien sera regardé comme votre ouvrage et sera proprement votre mérite, étant la première source. »

Villoison, qui attachait le plus grand prix à ce témoignage de Heyne, avait encarté cette lettre dans l’exemplaire spécial, qu’il s’était fait tirer de son Iliade[37]. En son français maladroit, mais touchant, Heyne portait sur la découverte de Villoison le jugement qu’un siècle de travail critique a confirmé : sans l’Iliade de Venise, ni Wolf ni les philologues du xixe siècle n’auraient pu entreprendre cette « critique profonde » dont nous recueillons aujourd’hui les fruits. Villoison n’a pas été l’auteur de la révolution homérique ; mais il en a été, comme disait Heyne, la première source ; dès l’apparition de l’Iliade et des Prolégomènes de Wolf, dès la première ligne de son compte rendu dans les Göttingische Anzeigen du 21 novembre 1795, Heyne avait proclamé ce qu’il répétait quatre ans plus tard en cette lettre à Villoison : « Voici donc les premiers fruits du zèle sans pareil de ce grand serviteur de la littérature qui s’appelle d’Ansse de Villoison ; j’ai souvent regretté qu’il ait dû ne faire que les premiers travaux pour les autres et qu’il ne lui ait pas été accordé de faire lui-même la récolte... Il avait [du moins] réuni dans ses Prolégomènes tant de matériaux pour la critique du texte qu’il n’y fallait plus qu’une mise en œuvre[38]. »

Wolf n’a jamais reconnu sa dette envers Villoison. Non seulement il a caché ses emprunts ; mais il s’est efforcé de les nier et, s’il n’a pas osé traiter Villoison comme il avait traité d’Aubignac, il a repris envers lui les procédés dont il avait pensé se couvrir contre les droits de Merian. A la page 11 de ses Prolégomènes, il a fait assurément un éloge de Villoison qui dure quatre pages et qu’à première lecture, le public put juger équitable et même pompeux ; mais pour les initiés, Wolf avait eu soin d’y mêler toutes les réticences et toutes les sournoiseries où nous l’avons déjà vu maître consommé.

Wolf tenait « à célébrer en quelques mots l’insigne mérite de cet homme qui, le premier, fit connaître au public ces deux manuscrits vénitiens de l’Iliade.... » Notons l’expression : faire connaître au public, in publicum protulit ; Wolf s’abstient de dire que Villoison a découvert et publié ; un philologue allemand, Siebenkees, avait décrit ce fameux Venetus 454 dans la Bibliothek der alten Litteratur und Kunst (I, p. 63-69), en 1786, deux ans avant la publication de Villoison qui est de 1788 ; dans les universités d’outre-Rhin, nombre d’érudits revendiquaient pour cet Allemand la découverte française ; Harles-Fabricius, lui-même, en sa Bibliotheca graeca, essayait de partager la gloire entre Siebenkees, qu’il nommait le premier, et Villoison[39]. Or c’est en janvier 1779, sept ans avant l’article de Siebenkees que Villoison, par sa lettre à Wieland parue dans le Merkur de mars, avait annoncé sa découverte aux érudits germaniques.

Donc, Villoison, disait Wolf, a publié le manuscrit « avec cette masse de scholies qui nous fournissent sur l’histoire des poèmes et sur l’état du texte, une abondance de renseignements anciens et utiles, dont tous les autres livres réunis ne sauraient approcher ; ces richesses critiques et grammaticales, rien ne les saurait égaler ni dans Eustathe ni dans aucun autre scholiaste des autres poètes ». Wolf ajoutait que l’ouvrage de Villoison comprend un texte nouveau de l’Iliade et une collection prodigieusement riche de scholies ; mais il passait sous silence ces Prolégomènes, où il allait puiser à pleines mains. Il espérait, disait-il, qu’on lui pardonnerait cet éloge d’un livre qu’une longue fréquentation lui avait fait aimer. Si quelques-uns n’en avaient pas reconnu tout le mérite, c’est peut-être qu’ils avaient encore l’esprit tout farci des autres scholiastes et c’est peut-être aussi que « les premières promesses de l’éditeur les avaient soulevés vers de trop hauts espoirs ». La publication n’avait pas donné tout ce que promettaient les annonces. Car, entendant invoquer à maintes reprises les noms de Zénodote, d’Aristarque, de Cratès, d’Alexion et de tant d’autres Alexandrins, et vanter les variantes de tant d’éditions, dont nous n’avions jusque-là qu’un faible souvenir, et les écrits singuliers de tant de critiques homériques, certaines gens avaient espéré trouver tous ces renseignements réunis en un corps de doctrine... Or, quand parut enfin cet ouvrage, rendu célèbre par la longue attente des érudits, il ne donnait, de tous ces critiques et interprètes, que des extraits sans ordre, sans indications de sources, sans exposé de motifs, sans explications esthétiques, sans grands renseignements historiques touchant l’âge d’Homère, mais avec un étalage de balivernes, qui sentent l’époque de ces scholies, bref un ensemble illisible, comme on dit aujourd’hui, neque id, ut hodie loqui solent, legi potest ; il en fallait comparer les données avec tous les écrits qui ont échappé au naufrage de la science antique. Wolf concluait : « Tel quel, c’est encore un trésor inestimable, et les maîtres des études orientales n’ont plus à se targuer de leur fameuse Masore ; nous avons désormais notre Masore homérique, de tous points égale et même supérieure à celle des Juifs. »

Avec ces réticences et ces demi-perfidies, l’éloge pourrait encore sembler équitable s’il avait paru en tête des Prolégomènes de Wolf ; mais il ne commençait qu’à la page 11, et les dix premières pages étaient occupées par une dissertation d’allure académique et de ton serein qui, touchant les divers genres de la critique de textes, n’offrait au lecteur non prévenu que définitions générales et vérités quasi-évidentes. Pour corriger et rétablir les textes anciens, disait Wolf, le philologue peut recourir à deux méthodes : la lecture et comparaison des divers manuscrits, recognitio, et la correction hypothétique, la conjecture rationnelle et scientifique, recensio. La recognitio est une science des faits qui ne demande que de l’application. La recensio veut du génie. L’une et l’autre ont leur utilité ; mais comparez leur valeur ! le beau mérite, même quand on est le plus savant et plus habile homme du monde, de prendre plusieurs manuscrits et de s’en rapporter à eux, ratio eorum qui, quantum vis interdum docti ac sollertes, omnem emendationem ex aliquot librorum manuscriptorum fide suspensam esse volunt, ou, mieux encore, d’éditer, comme on dit, les textes, sur la foi d’un seul témoin, comme si le destin nous l’envoyait pour le salut de l’auteur en cause, aut qui texta, quae vocantur, plane edunt ad unius exemplum, velut isti tandem libri ad scriptoris salutem fatis destinati essent.

On reconnaît la manière accoutumée de Wolf qui ne nomme pas ceux qu’il attaque ou calomnie, mais les enveloppe dans une désignation générale, sunt qui, quidam, etc. Pour retrouver le nom qu’il taisait ici, peut-être suffit-il de relire le titre de Villoison :

Homeri Ilias
ad veteris codicis Veneti fidem
recensita.

Voilà bien, je pense, celui qui ne corrige que sur la foi de quelques manuscrits et même d’un seul, ex aliquot manuscriptorum fide…, ad unius exemplum : Villoison a, durant dix années, annoncé à ses correspondants, avant de le vanter en ses Prolégomènes, ce précieux, cet unique, ce miraculeux, ce providentiel manuscrit de Venise, sauvé du naufrage de l’antiquité, pour le salut du texte homérique, egregio et vere aureo codice CCLIV, in Veneta divi Marci bibliotheca servato…, egregius ille Venetus codex[40].

« Ce genre de travail n’est que basse voltige, continuait Wolf ; combien en diffère la recensio méthodique, selon toutes les règles de l’art ! Usant de tous les instruments et de tous les secours, interrogeant tous les témoins, examinant tous les passages, même ceux où l’on pensait retrouver sûrement la main de l’auteur, c’est elle qui…, c’est elle dont[41]… » Et Wolf d’énumérer tous les services, toutes les prouesses que l’on peut attendre du vrai critique de textes, comparé au simple lecteur de manuscrit. Le simple lecteur étant Villoison, nous pouvons deviner que le vrai critique sera Wolf, et ce début, en vérité, n’était là que pour amener une belle histoire où Wolf tâchait d’expliquer comment, sans avoir pillé le bien d’autrui, — car il est homme scrupuleux, nous le savons, — il pouvait, les apparences étant contre lui, sembler coupable d’emprunts illicites : ne haec quidem de studiis meis praefarer, nisi mihi ratio ejus operis reddenda esset, in quo alienis laboribus frui non liceret[42].

Lisons l’histoire, telle qu’elle nous est racontée aux pages 11-15 des Prolégomènes.

Depuis quinze ou seize ans, depuis son adolescence, Wolf pensait à la recension d’Homère et, suivant toutes les règles de l’art, il avait réuni tous les instruments et tous les secours, interrogé tous les témoins, examiné tous les passages, pris une peine de tous les instants ; tout ce qu’il avait fait en dehors, quelqu’occupé qu’il en pût paraître, n’était que besognes accessoires ; même quand il éditait d’autres auteurs grecs et latins, des orateurs, des philosophes ou des poètes, c’est au seul Homère qu’allaient tous ses regards et toutes ses pensées, Homerum nunquam diu ex animo et conspectu amisi. Il avait commencé par Eustathe pour en extraire d’abord toutes les remarques grammaticales, puis toutes les variantes. Il avait continué par les scholies alors publiées, en y ajoutant certaines notes que deux amis très regrettés lui avaient extraites du manuscrit Paullinus, de Leipzig, dont Ernesti n’avait pas fait une soigneuse collation. Il avait lui-même soigneusement dépouillé les lexicographes, les scholiastes, les grammairiens, tous les auteurs où l’on pouvait espérer quelque découverte sur le texte homérique. Il n’avait pas négligé les poètes, surtout ces Alexandrins, imitateurs d’Homère, chez qui l’on pouvait retrouver soit telles lectures adoptées par eux, soit telles explications de mots ou telles tournures de style qu’ils avaient pu emprunter au Poète. « Ayant ainsi fouillé dans la littérature grecque et latine toutes les cachettes d’où l’on avait à tirer quelque secours, ayant réuni un immense appareil de variantes et de notes critiques, c’est alors que je fus mis en possession des trouvailles de Venise. » Quel accroissement subit de richesses ! Mais aussi quel renouveau de travail ! Car tout était à recommencer : la première récolte devait étre comparée à ce nouvel engrangement ; les données du manuscrit de Venise servant d’étalon, toutes les valeurs des autres apports devaient être revisées.

Wolf se remit donc à l’ouvrage. Il relut Eustathe une troisième, puis une quatrième fois. Il relut les scholiastes et les autres auteurs. Il relut les textes imprimés, depuis Estienne jusqu’à Ernesti : grand travail pour peu de fruits ! Car, au bout du compte, le résultat de cet effort herculéen fut... que le texte établi par Wolf était ordinairement le même que le texte retrouvé par Villoison dans le manuscrit de Venise. Voyez la rencontre du hasard : la volonté de Wolf n’y a été pour rien ; mais, par un admirable coup du sort, le simple lecteur qu’était Villoison et le génial recenseur qu’était Wolf sont arrivés, chacun de son côté, aux mêmes corrections de la Vulgate ; quinze ans de travail qu’un seul regard sur le manuscrit de Venise aurait pu épargner à Wolf, qua in re saepe mihi usu venit ut longo circuitu pervenirem ad eas correctiones quas eximii libri primus adspectus frustra obtulerat ; nam quae magna est hujus mei ac Veneti textus convenientia, eam sponte natam habui, non quaesivi.

En cette histoire, comment ne pas aussitôt reconnaître certains procédés de Wolf dont nous ne pouvons plus être dupes ? Nous saluons d’abord les « deux amis » dont Wolf, ici comme ailleurs, invoque l’intervention sans les nommer. Nous retrouvons ensuite le même hasard bienheureux qui ne fournit à Wolf les travaux de ses devanciers qu’à l’heure dernière où son œuvre est entièrement ou aux trois quarts terminée : ici, son texte d’Homère était établi par dix, douze, quinze ans de préparatifs soigneux, quand la découverte de Villoison vint donner le jour à un texte tout justement pareil ; plus haut, la feuille sur l’histoire de l’écriture était rédigée, elle allait partir à la composition quand un ami inconnu fournit à Wolf cette dissertation de Merian où la même histoire était longuement traitée dans les mêmes termes, avec les mêmes arguments, avec les mêmes citations d’auteurs anciens et modernes ; et, avant cette rencontre avec Merian, nous avons déjà vu plusieurs autres synchronismes pareillement fortuits entre l’apparition des livres de Wolf et les publications d’autrui. De pareils hasards ne sont pas impossibles. Mais la répétition de ces hasards est-elle vraisemblable ?... Une fois de plus, essayons de vérifier les dires de Wolf, en confrontant son œuvre avec celle de son devancier.

Le manuscrit de Venise ne contenant que l’Iliade, la publication de Villoison en 1788 ne comprenait pas l’Odyssée : or, en 1794-95, alors que Wolf promettait au public une recension de tous les poèmes d’Homère et des Homérides, il ne donnait — comme Villoison — que l’Iliade. Serait-ce que ses travaux n’eussent porté durant quinze ou seize ans que sur ce poème ? Il nous assurait pourtant que l’Odyssée l’avait occupé, elle aussi : pour son édition scolaire de 1784-1785, c’est par l’Odyssée qu’il avait commencé et, quand il nous parle dans les Prolégomènes de ses premiers travaux homériques, il dit s’être enquis d’abord des manuscrits nouveaux de la seule Odyssée ; ce fut là sa première pensée, dès le temps où il donnait au public son édition scolaire[43].

Comme il est regrettable que le résultat de ses études odysséennes n’ait pas paru en même temps que son Iliade ! Heyne n’aurait pas pu l’accuser de récolter, sur ce champ-là, les fruits du travail de Villoison... Mais c’est en 1804 seulement que devait enfin paraître l’Odyssée wolfienne, après une cinquième lecture, sans doute, d’Eustathe et des scholiastes ; car, de 1795 à 1804, — nous dit Wolf en sa Préface de 1804, — il a repris tout son travail sur Homère, recouru de nouveau à toutes les sources connues et mis la dernière main à un repolissage de tout le texte[44] : c’est alors, mais alors seulement qu’il a pu appliquer à l’Odyssée les mêmes règles de correction et d’orthographe qu’à l’Iliade ; il avait donc en 1804 la ferme espérance que cette édition nouvelle plairait aux amateurs, non seulement par la beauté des caractères et du papier, mais aussi par l’excellence de la correction.

Comment expliquer alors le surprenant imbroglio où nous allons entrer ?

Dans le premier volume des Kleine Schriften, on trouve réunies toutes les Praefationes homericae de Wolf. Elles remplissent cent dix pages (169-278) et sont au nombre de 6 que l’éditeur a rangées dans l’ordre suivant :

1. Praefatio ad Odysseam, datée de septembre 1784 et commençant par les mots Si quod primum...

2. Praefatio ad Iliadem, datée d’octobre 1785 et commençant par les mots Quid in renovandis...

3. Praefatio..., datée de mars 1795 et commençant par les mots Quum librarius...

4. Praefatio ad Odysseam, datée de ... 1794 et commençant par les mots Quum aliquot...

5. Praefatio..., datée de décembre 1794 et commençant par les mots Ne editio...

6. Praefatio..., datée de ... 1804 et commençant par les mots Nunc tandem...

De ces six préfaces, les deux premières font partie de l’édition scolaire de 1784-1785 ; la troisième et la sixième, des deux éditions savantes de 1795 et 1804 ; laissons de côté, pour un instant, la cinquième Ne editio ; la quatrième Quum aliquot était jointe à une réimpression de l’Odyssée scolaire. Car, en cette même année 1794, où Wolf promettait la recension complète, l’édition savante de tout Homère et des Homérides, mais ne publiait, comme Villoison et après Villoison, que la seule Iliade, il éprouvait le besoin de donner une Odyssée tout de même : il réimprimait donc son Odyssée scolaire de 1784. Son éditeur, disait-il dans la Préface, n’avait pas voulu attendre que la recension de ce poème fût prête : le tirage de 1784 était épuisé ; la clientèle réclamait ; Wolf se contentait donc de corriger les fautes d’impression qui lui avaient échappé en 1784 ; il faisait passer aussi dans le texte odysséen les corrections que, durant dix années, au cours de son enseignement, il avait notées dans les marges de son exemplaire ; il se ralliait enfin à certaines règles ou habitudes d’orthographe, d’accentuation et de ponctuation qui, sans être importantes, avaient, dit-il, leur prix. Mais l’expérience de 1784 lui avait servi : il s’était alors aperçu « des ennuis que l’on a et des dangers que l’on court à vouloir faire le critique et le correcteur de textes en plein cours d’impression, les presses déjà marchant ou peu s’en faut, quand on manque et des secours indispensables et de la connaissance intime de son auteur, quand on n’a pour tout instrument de travail que le vif désir de servir la science[45]. »

Retenons l’aveu : en 1783-84, quand il imprimait son Odyssée, en 1784-85, quand il imprimait son Iliade, Wolf n’avait rien préparé d’avance ; il n’avait pas eu lui-même l’idée de cette édition ; il était occupé, surchargé d’autres travaux[46]. Que deviennent alors ces fameux projets homériques dont s’enfiévrait déjà sa prime adolescence ? et ces pensées, ces regards toujours tournés vers Homère, quels que fussent les autres travaux qu’il pouvait avoir en train ?...

En 1784-85, Wolf s’était contenté de donner, avec quelques corrections de détail, le texte homérique de Glasgow : en 1794, quand Wolf ne donnait, — comme Villoison en 1788, — qu’une Iliade et quand le texte de cette Iliade avait, de l’aveu de Wolf lui-même, de merveilleuses ressemblances avec le texte de Villoison, est-il d’une critique trop hardie de conjecturer que cette rencontre était, une fois encore, l’effet, non pas du hasard, mais des procédés habituels de l’auteur ? En 1784, Wolf avait eu l’honnêteté de reconnaître sa dette envers les gens de Glasgow : son Odyssée et son Iliade, disait-il dans les titres mêmes, étaient ad exemplar Glasguense expressae... En 1795, pourquoi Wolf n’a-t-il pas dit tout pareillement de son Iliade qu’elle était ad exemplar Venetum expressa ? il se serait conformé à la règle qu’il posait un jour pour autrui : « On ne satisfait aux lois de l’histoire qu’en citant le nom de ses auteurs ; c’est le devoir évident, si nomen hominis apposuisset, id quod sane facere debebat, omnibus historiae legibus plane satisfecisset[47]. »

Mais en 1794, Wolf avait décidément une idée singulière de ses devoirs et de ses droits. Dans l’une de ses notes, il veut bien reconnaître que les Prolégomènes de Villoison sont tout remplis d’érudition ; dans une autre, il confesse une de ses propres erreurs, — bien pardonnable, assure-t-il, — que Villoison avait réfutée en ces Prolégomènes et que lui, Wolf, s’était hâté d’écraser sous un article de l’Allgemeine Litteratur-Zeitung ; dans une troisième enfin, il prévient le lecteur que si Villoison, en ses Prolégomènes, a doctement traité de l’obel alexandrin et des autres signes critiques, en général, c’est après beaucoup d’autres, post alios multos[48]..... « M. Wolf, mon disciple, — écrivait Heyne à Villoison, a dans ses Prolégomènes profité des vôtres. » Non seulement Wolf n’a jamais avoué ce profit, mais il l’a tant et si bien dissimulé qu’à première et même à seconde lecture, on ne le découvre pas ; il faut dire que, par la faute de Villoison, la dissimulation de Wolf était d’avance facilitée.

« C’est à son retour d’Orient, dit A. Pierron, que Villoison écrivit ses Prolégomènes... : il envoya à [son éditeur] Coleti une collection de notes plutôt qu’une dissertation, la matière d’un livre plutôt qu’un livre. Le fond des Prolégomènes est excellent ; mais l’œuvre est indigeste. Il n’y a guère de lecture plus pénible. C’est un chaos de noms propres, de titres d’ouvrages, de chiffres de toute espèce, de citations en diverses langues, de signes particuliers, d’abréviations, d’italiques, de grec en onciales, de parenthèses, de notes, d’excursus. Ce qui ne diminue point le désagrément de la lecture, c’est que les lignes ont quatre-vingts lettres chacune. Elles occupent toute la largeur de l’in-folio, sauf certains développements imprimés en note sur deux colonnes. Aussi ne lit-on guère les Prolégomènes de Villoison. Personne ne les cite jamais... Cette indigeste dissertation mérite au moins d’être consultée et étudiée ; beaucoup de choses dont on fait honneur à Wolf avaient été dites avant lui par Villoison, et même parfaitement dites. Villoison écrit très bien en latin. Ce n’est pas le style qui manque aux Prolégomènes : c’est l’ordre et la proportion[49]. »

Si Villoison eût mis à ses Prolégomènes les mêmes soins qu’il prodiguait à ses dédicaces au roi de Suède, au duc de Weimar et aux autres grands de la terre, s’il eût consacré à l’exposition de ses découvertes et de sa doctrine la moitié des heures qu’il gaspillait à la recherche des honneurs ou des félicitations académiques, il est probable que la gloire de Wolf n’eût jamais existé. Mais, de ce chaos d’érudition que l’inventeur français intitula Prolégomènes, l’imitateur allemand eut beau jeu de tirer les matériaux de sa propre construction, en prenant ou en ne prenant même pas la peine de les retailler. A. Pierron[50] signalait déjà deux de ces emprunts wolfiens : l’argument du Coran et la discussion sur le texte de Josèphe.

« Les poèmes homériques, disait Wolf, se sont longtemps conservés sans l’aide de l’écriture, dans la seule mémoire des rhapsodes ; c’est Pisistrate qui, le premier, les recueillit et les fit consigner par écrit ; nous voyons tout pareillement que les vieux chants des Germains ne furent écrits qu’au temps de Charlemagne, que les Arabes ne composèrent qu’au viie siècle leurs divans de poésies anté-islamiques et que le Coran de Mahomet n’eut pas un autre sort que les poèmes d’Homère ; tout pareillement aussi les hébreux n’écrivirent leurs livres sacrés et ne les réunirent en un corps rituel qu’à une époque beaucoup plus basse qu’on ne le croit... Mais ces recueils hébreux ou arabes regardent des spécialistes en littératures orientales[51]. »

Pour « les chants des Germains », Wolf ne faisait que reprendre un exemple longuement invoqué et ressassé depuis trente ans : les poésies d’Ossian, publiées par Macpherson et discutées par nos philosophes et critiques de France[52], avaient inspiré à Herder et autres théoriciens d’outre-Rhin les explications qui devaient, durant un siècle, encombrer l’histoire de toutes les littératures primitives, sur la « poésie de nature » opposée à la « poésie d’art », sur les « chants du peuple », instinctifs et géniaux, nuageux et brûlants, et les « vers d’écrivains », savants et réguliers, mais transparents et froids. Wolf appliquait timidement à Homère ces théories nouvelles : sans trop « dévoiler » sa pensée, sans se compromettre, il « faisait signe » aux révolutionnaires et aux initiés qu’il était de cœur avec eux : « Plus la poésie devient art, disait Herder, plus elle s’éloigne de la nature, je mehr die Poesie Kunst wird, je mehr entfernt sie sich von der Natur ». Wolf disait à mi-voix que « tout cet art homérique était en une certaine façon plus proche de la nature et qu’il avait sa source, non pas dans certaines règles formulées par les livres, mais dans un sens inné du vrai et du beau[53] ». Il ajoutait qu’ « en cela comme en d’autres choses, le poète homérique est aussi éloigné des chantres de nos bois (c’est, je pense, les oiseaux que ce latin poétique désignait) que des poètes des âges savants et que, remis ainsi en sa vraie place, débarrassé des mille encombrements dont les doctes jadis avaient cru l’honorer, il brillait d’une grâce et d’une gloire nouvelles aux yeux des connaisseurs de la réalité et des esprits ouverts[54] ».

Pour les littératures orientales, Wolf, qui n’était ni un spécialiste ni même un initié, eut d’autres secours : nous savons son intimité avec la personne et les idées de Griesbach, l’un des maîtres d’alors en critique hébraïque ; mais Villoison, dans ses Prolégomènes, avait déjà parlé du Coran.

« Chose étonnante ! écrivait Villoison en sa note i de la page xxiii : c’est le même sort qu’ont eu les deux ouvrages les plus célèbres et les plus éloquents de la Grèce et de l’Arabie : Homère, ce manuel de toute la mythologie des Gentils, et le Coran, ce code de la foi musulmane, cette règle de la langue arabe. » Et Villoison résumait clairement l’histoire du texte coranique durant les premières années de l’hégyre ; il comparait les diverses éditions de la Mecque, Médine, Koufra, Bassora et Damas aux éditions homériques de Chypre, Chios, Crète, Sinope, Argos et Marseille, et la codification de Pisistrate à la codification par Othman de ce qui devint le texte commun, ἡ κοινὴ, la Vulgate coranique. Villoison faisait cet exposé quelques lignes avant le passage où il corrigeait l’opinion de Fr.-Aug. Wolf sur Antimaque de Colophon : Wolf a rappelé cette correction en ses Prolégomènes ; mais il a négligé de rappeler l’origine de sa science coranique...

Quant au texte de Josèphe sur l’histoire de l’écriture, Villoison avant Wolf le citait en le commentant. Avant Villoison, Wood et, avant Wood, d’Aubignac et, avant d’Aubignac, tous ceux qui avaient traité de cette question depuis la Renaissance, en avaient usé déjà. Sur ce sujet néanmoins, Wolf avait à l’égard de Villoison une dette qu’il eût mieux fait de reconnaître.

Villoison avait trouvé, dans les manuscrits de Venise, un texte du scholiaste Denys de Thrace où, d’avance, était formulé ce que Wolf considérait comme son argumentation principale : les poèmes homériques, disait Denys, restèrent confiés à la seule mémoire jusqu’aux temps de Pisistrate ; ils passaient de bouche en bouche, de maître en disciple ; car ils n’étaient pas transmis alors par l’écriture, τότε γὰρ οὐ γραγῇ παρεδίδοντο. Wolf à la page 78 de ses Prolégomènes allègue ce texte décisif et le cite à la note 39, en renvoyant aux Anecdota graeca de Villoison. Dans le volume II, p. 182, de ses Anecdota, Villoison en effet l’avait publié dès 1781. Mais Wolf ne dit rien des Addenda dont Villoison avait fait suivre ses Prolégomènes et qui, pourtant, le mettaient lui-même, Fr.-Aug. Wolf, directement en cause.

Au sujet de la corruption du texte homérique par les rhapsodes et les éditeurs de l’antiquité, — disait Villoison, — il faut lire la Lettre à Fr.-Aug. Wolf qu’écrivit C. G. Heyne pour présenter au public la Théogonie publiée par Wolf, à Halle, en 1783. Villoison citait une phrase de Heyne : « En tête de la Théogonie ont été placés jadis des fragments de plusieurs exordes ; ils sont de différentes mains, mais devaient figurer déjà dans les exemplaires de la plus haute antiquité ; ils datent du temps peut-être où le poème fut mis par écrit pour la première fois, avec les variantes de tous genres qu’y avaient introduites les rhapsodes par les effets soit d’une mauvaise mémoire, soit d’un zèle inopportun. » Villoison montrait ensuite comment Fr.-Aug. Wolf en sa Préface de la Théogonie avait adhéré à ces idées de son maître, et Villoison les reprenait à son tour (dès 1788) pour les appliquer aux poèmes homériques ; car, à chaque phrase de Heyne et de Wolf, où Hésiode était mis en cause, Villoison ajoutait entre parenthèses et Homère : quid Hesiodo (ut et Homero), quid rhapsodis debeatur, difficile dictu est.., ; manifestum ex hoc et aliis locis fit tum cum colligerintur Hesiodi (ut Homeri) carmina, etc.

Le seul titre de propriété que Wolf pût faire valoir sur les idées qu’il exposait en ses Prolégomènes, c’était cette Préface de la Théogonie, où, dès l’année 1783, il avait, disait-il, exposé au sujet d’Hésiode les vues qu’en 1795, il reprenait au sujet d’Homère : ces considérations sur l’absence de l’écriture aux temps homériques étaient la clef de voûte de son système ; les Prolégomènes ne pouvaient avoir d’autres prétentions à l’originalité.

Nous voyons que, dès 1783, ces vues ne lui appartenaient pas en propre : le moins que l’on en puisse dire est qu’il les avait en commun avec Heyne, et le plus probable est qu’en vérité, elles lui venaient de ce maître, de ce bienfaiteur, de ce patron, comme il disait alors, auquel il était redevable du meilleur de sa science hésiodique. Dès 1770, c’est Heyne qui avait présenté aux lecteurs allemands l’Essay de Robert Wood, en célébrant « le vol de l’aigle de ce génie » anglais avec un tel enthousiasme qu’on l’avait parfois accusé de flatter, lui Hanovrien, cette Angleterre où régnait un Georges de Hanovre, lequel, bientôt après, avait décerné à son professeur de Göttingue le titre envié de Hofrath. Dès 1770, Heyne s’était donc rallié aux idées qu’en 1783, Wolf prétendait faire siennes, et c’était cinq ans avant les Prolégomènes de Wolf que les Prolégomènes de Villoison appliquaient aux poèmes homériques ce que Wolf et Heyne avaient dit d’Hésiode à ce sujet. En 1788, Villoison indiquait le plus honnêtement du monde à quels ouvrages de Heyne et de Wolf il avait puisé. En 1795, que serait devenue la géniale découverte de Wolf si, avec la même honnêteté, Wolf eût renvoyé son lecteur aux études de Villoison ?... Mais nous ne sommes encore qu’au seuil de ce ténébreux labyrinthe.

Reprenons une vue d’ensemble des Prolégomènes wolfiens et, laissant les vingt premières pages, qui ne sont qu’une sorte d’introduction bibliographique, considérons cette histoire des poèmes homériques qui remplit les 260 pages restantes : c’est, de l’aveu de Wolf, le seul sujet qu’il eût à cœur de traiter en ce premier volume.

Cette histoire, disait Wolf, comprend six périodes : 1° des Origines à Pisistrate, 2° de Pisistrate à Zénodote, 3° de Zénodote à Apion... ; il est inutile pour nous d’aller plus loin ; les trois dernières périodes sont restées dans l’encrier de Wolf ; seules, les deux premières et une moitié de la troisième ont trouvé place en son premier volume.

De ces trois périodes, il en est deux dont on comprend sans peine les limites : il n’est pas douteux que Pisistrate et Zénodote ont toujours apparu aux philologues comme deux des chaînons principaux de la tradition homérique. Mais que vient faire ici cet Apion dont il ne reste rien d’authentique, dont Wolf et ses contemporains ne pouvaient connaître que le nom et les querelles avec les Juifs d’Alexandrie, dont nous-mêmes, aujourd’hui, après un siècle de travail intensif sur Homère et tous ses entours, nous ne voyons ni les théories ni l’influence sur le texte homérique ?... Ce qui semble le moins douteux à son sujet, c’est que cet homérisant de parade fut surtout un exploitant de la science d’autrui, un placier des études alexandrines à travers le monde romain, pour tout dire, un charlatan à la voix retentissante, aux affirmations sans pudeur, une vraie « cymbale du monde », comme l’avait surnommé l’empereur Tibère.

La seule raison que l’on puisse entrevoir au choix de cet Apion par Wolf, c’est qu’après la période ionienne des origines, Pisistrate lui apparaissait comme le premier nom de la période athénienne, puis Zénodote, le premier nom de la période alexandrine, et Apion, de la période romaine, laquelle, aux yeux de Wolf, s’étendait jusqu’à un autre Levantin transplanté, lui aussi, à Rome : Porphyre.

Cette « période romaine » est l’une des grandes divisions de l’histoire et de la civilisation antiques ; mais elle n’existe pas à vrai dire dans l’histoire et les études d’Homère. Avant comme après Apion, ce sont les mêmes procédés, les mêmes recherches, la même tradition d’Alexandrie et de Pergame, du monde hellénique, qui se poursuivent soit au Levant soit au Couchant du monde romanisé ; les études homériques n’ont eu dans l’antiquité que trois grandes capitales, Athènes, Alexandrie, Byzance ; de Zénodote à Porphyre, la période alexandrine se continue soit à Rome soit dans les provinces ; cent ou cent cinquante ans après Auguste, Hérodien et Nicanor continuent d’alexandriniser sur telle et telle question homérique ; Jacob La Roche, l’auteur de la Critique homérique dans l’Antiquité[55], a eu raison de saluer en Hérodien le dernier des grands Alexandrins.

Or, la découverte de Villoison et les scholies de son Venetus indiquaient à Wolf la vraie place d’Hérodien ; elles lui fournissaient des extraits de cette Prosodie de l’Iliade qui, avec la Ponctuation de Nicanor, pouvaient sembler les derniers rayons de la science alexandrine. Wolf, en 1792, avait publié, de la manière que nous savons, les Histoires de l’autre Hérodien ; il avait eu à se faire une opinion sur les relations d’identité que certains voulaient établir entre ces deux Hérodiens, l’historiographe et le « technique », qui vivaient à peu près en même temps... D’où vient donc que Wolf ait choisi Apion ? et d’où vient qu’ayant pris ce Childebrand de l’histoire homérique, il se soit encore arrangé pour ne pas aller jusqu’à lui ?...

Nous avons vu qu’ayant traité en 136 pages la première période (p. 24-160) et résumé en vingt-neuf pages la seconde (p. 160-188), il consacrait plus de cent pages à la troisième (p. 188-280), mais brusquement mettait le point final sans aller au delà de Cratès de Pergame. Ici, une fois de plus, on peut constater une surprenante rencontre entre son œuvre et celle d’autrui.

Par l’analyse qu’en ses Prolégomènes, il donnait des scholies de son manuscrit, Villoison, lui aussi, avait été amené à faire une sorte de tableau de la critique homérique durant l’antiquité : il avait consacré aux éditeurs, copistes et scholiastes anciens trente-cinq (xiii-xlviii) de ses énormes pages de soixante-huit lignes à quatre-vingts lettres, où il avait comprimé tous les textes et renseignemenls : « un océan de citations et d’érudition », s’était écrié F.-A. Wolf lui-même en rendant compte de l’ouvrage dans l’Allgemeine Litteratur-Zeitung[56]. Ce compte rendu fort exact, nous prouve le soin que Wolf avait mis à étudier l’ouvrage ; mais le texte des Prolégomènes de Wolf montre aussi qu’à quatre ans de distance, il avait encore le latin de Villoison sous les yeux et faisait quelquefois mieux encore que le regarder :

Villoison, p. xxix.   Wolf, p. 176.
Aristarchi aemulus, Crates Mallotes, Stoicus, qui, docente Suida , cognominatus fuit Homericus et Criticus atque Homeri διόρθωσιν libris novem, tempore Plolemaei Philometoris, composuit quique, teste Suetonio in libro de Claris Oratoribus, primus in urbem Romam, in quam ab Attalo rege legatus missus fuerat, studium grammaticae intulit...   Crates Mallotes, qui a singulari studio poetae Homericus dictus est, Aristarchi idem aemulus et adversarius acerrimus (en note : Suidas, voc. Κράτης et Ἀρίσταρχος ; illo loco ei tribuitur διόρθωσις Ἰλιάδος καὶ Ὀδυσσείας ἐν βιϐλίοις θ)... novamque gloriam duxerit ex eo quod doctrinam litterarum primus pertulit ad Romanos (en note : Sueton., de ill. Grammaticis cap. 2 , ubi memoratus Attalus haud dubie est II, cognomine Philadelphus, qui Pergami coepit regnare a. u. c. DXCV.
Villoison, p. xxv.   Wolf, p. 187.
Homerica Rhiani poetae editio non semel in nostris laudatur scholiis... Aratus poeta, teste Hipparcho : de Arati vita et opere, p. 270 Uranolog. Petav., ab Antiocho, rege Syriae, rogatus fuit ut Iliadem emendaret, quod a multis depravata erat, διὰ τὸ ὑπὸ πολλῶν λελυμάνθαι. Idem Aratus, testibus eodem ibidem Hipparcho p. 269 et Suida, Odysseam correxerat et recen-   Philetam, magistrum Zenodoti, ex optimis poetis elegiacis, paulo post Aristotelem aliquid ad corrigendum Homerum contulisse e tribus locis intelligitur. Ne tantum quidem reliquum habemus ex Arati editione Odysseae, cui ut Iliada adderet, a plurimorum corruptelis liberatam invitatus dicitur fuisse a rege Syriae Antiocho Sotere (en note : res a nemine attigitur
sio quaedam illius nomine dicebatur, velut Aristarchea et Aristophanea... E nostris scholiis Venetis discimus Apollonium Rhodium composuisse quoddam opus criticum ad Zenodotum, πρὸς Ζηνόδοτον. Sic enim nostra scholia ad Iliad. N. 657 ἐς δίφρον ἀνὲσαντες · Ἀπολλώνιος ὁ Ῥόδιος ἐν τῷ πρὸς Ζηνόδοτον, ἐς δίφρον ἀναθέντες Alterius Homerici loci emendationem ab eodem Apollonio Rhodio factam et fortasse ex eodem opere petitam sic referunt nostra scholia ad Iliad. B. 436, θεὸς ἐγγυαλίζει διὰ τοῦ ζ τὸ ἐγγυαλίζει αἱ Ἀριστάχειοι καὶ Ἀπολλώνιος ὁ Ῥόδιος ὁμοίως προφέρεται καὶ ἡ Ἀριστοφάνους. Secundum eadem scholia ad Iliad. A 3, Apollonius Rhodius pro πολλὰς δ’ἰφθιμοὺς ψυχάς legebat κεφαλάς. Infra de Phileta Coo, poeta elegiaco et grammatico loquemur...   praeter Suidam T. I, p. 309 et auctorem vet. Vitae Arati in Petavii Uranol. p. 270 ; notabile est quod jam tum dicebatur homericum (carmen λελυμάνθαι ὑπὸ πολλῶν). Quod quum exitum non habuisset, si bene conjicimus, eam operam suscepisse videtur Rhianus, nobilis et ipse poeta, cujus recensionem nobis pauca fragmenta desiderabiliorem faciunt quam quidquid in hoc genere lusit Apollonius Rhodius (en note : ejus tres afferuntur lectiones A 3 κεφαλάς pro ψυχάς et N. ἀναθέντες pro ἀνέσαντες, posterior ἐκ τοῦ [συγγράμματος] πρὸς Ζηνόδοτον, id est ad seu potius adversus Zenodotum. Tertia lectio, non mala, B. 436, ἐγγυαλίζει, Apollonio communis fuit cum Aristophane et Aristarcho.)

On pourrait alléguer bien d’autres passages, sans compter ceux où Wolf renvoie lui-même à Villoison (p. 179, note 41) ou adopte nommément une opinion de son devancier (au sujet d’Antimaque de Colophon). Mais, après la confrontation de tant d’autres emprunts, je crois que les deux exemples ci-dessus suffiront au lecteur qui aura bien voulu me suivre jusqu’ici : Wolf usa de Villoison comme de Merian, comme de Wood et comme de d’Aubignac, copiant, abrégeant, délayant, amalgamant, renversant l’ordre des phrases, mais toujours empruntant à la hâte et laissant la marque de fabrique sur les matériaux d’autrui.

A comparer néanmoins les deux Prolégomènes, il faut dire bien haut qu’une supériorité éclatante et du meilleur aloi semble au premier regard acquise à l’œuvre de Wolf. Malgré leur appareil extérieur d’érudition, les Prolégomènes de Villoison manquent de cette exactitude minutieuse, de cette précision dans les dénombrements et dans le détail, dont on trouve presque à chaque note les plus beaux exemples dans Wolf. Une lecture même distraite fait à première vue saisir la différence : quand Villoison, par exemple, nomme un des critiques de l’antiquité, il ne dit ordinairement qu’en termes vagues qu’on en trouve mention « en plusieurs endroits » des scholies du Venetus ; Wolf sait et dit en combien d’endroits cette mention se trouve, et ses notes renvoient avec une précision minutieuse aux vers homériques où ces scholies sont attachées.

A la page 213 on peut citer en modèle la note 83. Wolf y dénombre tous les passages où les scholies citent une opinion de Zénodote : « Je vais, dit Wolf, dresser le tableau de tous les endroits où les scholiastes et les autres auteurs ont fait mention de Zénodote ; je concilierai ainsi la brièveté qui m’est imposée avec la commodité du lecteur qui pourra retrouver les textes et se refaire, s’il le veut, tout le Zénodote connu... » Suivent les chiffres de plus de trois cents vers homériques, chant par chant. Pour peu que l’on ait essayé soi-même de travailler sur les scholies homériques, en particulier sur l’ouvrage de Villoison, on apprécie les commodités qu’apportent de pareils catalogues ; sans eux, il est impossible de se retrouver en cette mer de noms propres et de citations. Mesurons donc bien la peine que Wolf dut prendre et, malgré tout, reconnaissons que certaines de ces assertions n’étaient pas, semble-t-il, injustifiées : il disait avoir lu et dépouillé lui-même, à quatre ou cinq reprises, grammairiens, lexicographes et scholiastes.

En ce qui concerne tout au moins les noms propres, je croyais avoir constaté l’exactitude attentive de ce dépouillement.., jusqu’au jour où, dans la Bibliotheca graeca de Harles-Fabricius, j’ai découvert la source de toute cette science. De la page 440 à la page 501 de son premier volume, en effet, Harles-Fabricius donne une série d’Index, que Wolf n’eut guère que la peine de consulter en les combinant :

I. Index des Auteurs cités dans les Petites Scholies.

II. Index des Auteurs cités dans les Scholies de C. Horneius.

III. Index des Noms propres dans les Scholies de Villoison,

IV. Index des Auteurs cités dans les Scholies de Wassembergh.

V. Index des Auteurs cités dans les Scholies de Leipzig.

VI. Index des Auteurs cités dans Eustathe.

VII. Indicule des Scholies de Cambridge.

A la suite de ces Index, Harles-Fabricius donnait en outre, en vingt-cinq pages, le catalogue alphabétique de tous les commentateurs d’Homère, dont l’antiquité nous a transmis les noms et les titres, sinon les ouvrages : chacun de ces écrivains avait là sa notice courte ou longue. On y lit, par exemple :

« Zénodote d’Éphèse : j’ai rappelé au chapitre II, 16, sa diorthose d’Homère ; consultez aussi les autres index que j’ai publiés au chapitre précédent.

« Aristarque le Grammairien : j’ai parlé au chapitre II, 18, de sa diorthose et de ses commentaires ; consultez les index du chapitre précédent ; Villoison, en ses Proleg. Homer., p. 26, 27, 28 ; ci-dessous, vol. VII, p. 51.

« Cratès le Grammairien, de Mallos, émule d’Aristarque, qui, pour son zèle envers Homère fut appelé l’Homérique ou le Critique (Eudoc., p. 273) : Villoison, Proleg. in Apoll. Lexic., p. 15, et Proleg. Homer. p. 27. »

Par ces trois exemples, ne voit-on pas avec évidence à quelle source Wolf puisait sans effort les renseignements exacts et minutieux que, tout à l’heure, nous admirions en ses notes des Prolégomènes ?

Voyez cette « minutie, sans laquelle une dissertation historique ne fait pas la preuve » : Crates Grammaticus Mallotes, aemulus Aristarchi, propter studium Homeri vocabatur Homericus et Criticus, disait Harles-Fabricius, et Wolf dit : Crates Mallotes, quia a singulari studio poetae Homericus dictus est, Aristarchi idem aemulus.

En ce chapitre ii, du livre II, auquel Harles-Fabricius renvoyait les lecteurs de son catalogue alphabétique, il avait usé lui-même et de ses propres Index et des Prolégomènes de Villoison pour esquisser une histoire du texte homérique durant l’antiquité.

Il y traitait d’abord (p. 352), comme Wolf le fera en ses Prolégomènes, de la question de l’écriture ; il y citait, comme Wolf, l’ouvrage de R. Wood, et la dissertation de F.-A. Wideburg An Homerus litteras noverit, et l’article du même Wideburg dans l’Humanistisch. Magazin 1787, p. 143 (Wolf en sa note des Prolégomènes renvoie à cette page 352 de la Bibliotheca graeca) ; il discutait, comme Wolf, le texte de Josèphe et la valeur du mot φασίν que l’on y rencontre, et le texte de Denys de Thrace retrouvé par Villoison[57].

Harles passait ensuite, — et Wolf fera de même, — à Pisistrate et à Lycurgue. Énumérant ensuite, comme Wolf, les recensions et éditions d’Homère antérieures aux Alexandrins : éditions des villes et recensions d’Euripide le Jeune, d’Aristote, d’Antimaque, Harles invoquait à chaque pas les Anecdota et les Prolégomènes de Villoison, en exposant les raisons que ce dernier avait découvertes de corriger l’erreur de Fr.-Aug. Wolf, en sa Lettre à Schellenberg, touchant Antimaque de Colophon. Harles arrivait ensuite aux Alexandrins : toujours citant les Anecdota et les Prolégomènes de Villoison, il traitait successivement, comme Wolf, de Zénodote, d’Aristophane, d’Aristarque et de Cratès...

Après tant d’autres exemples, je crois inutile de recopier ici, face à face, les textes de Harles et ceux de Wolf. Mais que le lecteur, qui voudra vérifier, s’y reporte ; il verra comment, suivant son habitude, Wolf prend pour armature de son exposé les phrases mêmes de son devancier et les développe ou les orne de citations et de compléments, tirés des autorités auxquelles ce devancier le renvoyait... Aussi quand Harles s’arrête, Wolf s’arrête aussi. Brusquement, nous avons trouvé après Cratès le point final des Prolégomènes wolfiens. Presque aussi brusquement, Harles dans la Bibliotheca graeca interrompt, après Cratès, l’histoire de la critique alexandrine : citant seulement le nom de Tyrannion, vantant l’œuvre de Nicanor, — toujours d’après les œuvres de Villoison, — il passe à la question des rhapsodes et chanteurs homériques.

Deux questions nous embarrassaient plus haut : il semble que maintenant nous puissions y répondre.

I. Pourquoi Wolf a-t-il mis en si belle place dans son histoire homérique cet Apion dont, en vérité, il ne savait et nous ne savons encore presque rien ?

Parce que Harles-Fabricius, en son catalogue alphabétique des anciens homérisants (p. 503-504), avait consacré à Apion la plus longue — et de beaucoup — de ses notices, le seul Lexique d’Apollonius étant excepté. Il y racontait les merveilleuses tournées de ce conférencier homérique à travers l’Empire romain ; il affirmait que les commentaires d’Apion avaient joui chez les Anciens de la plus grande autorité, Apionis commentarii in Homerum apud veteres in summa erant auctoritate..... Wolf avait d’avance divisé son histoire du texte homérique en périodes ionienne, athénienne, alexandrine, romaine, etc. : Apion surgissait du catalogue de Harles pour devenir la tête de la période romaine.

II. Pourquoi Wolf, ayant pris Apion comme terme de la période alexandrine, s’est-il, sans aller jusqu’à lui, brusquement arrêté après Cratès ?

Parce que Harles, traitant cette même question de la critique alexandrine d’après les Anecdota et les Prolégomènes de Villoison, s’était arrêté après Cratès : Villoison aurait pu lui fournir quelques matériaux pour continuer ; mais après le grand nom de Cratès, c’était une multitude de grammairiens secondaires dont les deux manuscrits de Venise, Eustathe, les scholiastes et les autres auteurs de l’antiquité ne donnaient guère que les noms ; Harles en avait donc dressé le catalogue alphabétique, sans entreprendre d’en écrire l’histoire, et il en avait aussi catalogué les citations dans ses différents Index d’Eustathe et des scholiastes...

Aussi longtemps que la Bibliotheca graeca lui servait de guide et d’appui, Wolf marchant d’un pas allègre étalait cette minutieuse érudition qu’il empruntait tout entière à Harles et dont celui-ci avait emprunté déjà la meilleure part à Villoison. A l’endroit où Harles s’arrêtait de codifier les découvertes de Villoison, Wolf mettait soudain le point final de son premier volume, Finis Volumini primi : il semblait promettre que la suite viendrait quelque jour, plus tard..., en un second volume ; mais il savait pertinemment que cette promesse ne pouvait être tenue ni par lui, ni par personne au monde. Si l’on veut voir combien la matière resta longtemps presque inconnue, même aux meilleurs de nos homérisants, — et elle le reste encore, — on n’a qu’à parcourir la Préface de M. Heymann à son Odyssey of Homer (1866) : de Zénodote à Cratès, les quatre premiers Alexandrins en occupent dix pages ; de Rhianos à Apion, les quatorze suivants n’en occupent pas cinq.

Wolf lui-même nous dit, à la page 190 de son premier volume : « Des six cents auteurs, qui durant ces siècles s’adonnèrent à l’illustration, correction et corruption du texte homérique, c’est à peine si trente noms sont un peu connus. Je laisse de côté la foule de ceux qui ne collaborèrent à cette œuvre qu’en passant, philosophes, mathématiciens, astronomes, médecins, historiens, géographes, mythographes, rhéteurs. Mais des deux cent cinquante spécialistes, que nomment les scholies de Venise, duquel avons-nous une connaissance précise ? Récolte laborieuse à faire et d’un travail le plus souvent impayé ! Cherchez les moindres indices ; passez tout au crible : vous aurez quelques traits, mais non pas une idée de toute cette science, qui encombrait les bibliothèques des critiques d’Homère au temps d’Apion. »

Pour arriver à ce temps d’Apion, il aurait donc fallu que Wolf consacrât des années à cette « récolte laborieuse » dont il ne prévoyait pas grand profit, à cette exhumation de « tant de cadavres consumés sur ce bûcher de volumes » !... Il préféra demeurer en chemin et ne tirer de ce spectacle qu’une consolation » pour nous autres, modernes, qui devons songer au destin lamentable de tant d’écrivains illustres, quand nous craignons pour nos ouvrages soit la mort précoce, soit le dénigrement de quelque censeur trop acerbe, solatium quaeramus nostris sive cito interituris, seu aliquando acris censoris carbone notatis.




  1. Voir là-dessus les Göttingische Anzeigen de 1795, en particulier ceux du 1er août, du 24 novembre et du 19 décembre. Cf. R. Volkmann, Geschichte und Kritik, p. 71-97.
  2. Berlin. Nanck, 1797. Ces Lettres ont été réimprimées dans l’édition des Prolégomènes de Peppmüller (Halle, 1884)
  3. Commentationes Societatis Regiae, vol. XIV, p. 121-142.
  4. Göttingische Anzeigen, 1795, II, p. 1858 : Da der Rec., wie Hr. Prof. W. selbst weiss, sich seit mehrern zwanzig Jahren, freylich sehr unterbrochen und nur erst seit der Erscheinung von Villoison’s Homer mit Ernst, mit einer neuen Recension Homers beschäftiget und manche bessere Begriffe von Homer erst in Umlauf zu bringen das Seinige beygetragen hat : so ist er im Stande das was geleistet ist zu schätzen.
  5. 1770, p. 32. Cf. là-dessus R. Volkmann, Geschichte und Kritik. p. 24.
  6. 1792, p. 1962.
  7. Kleine Schriften, I, p. 198 : nam illud mihi inde ab adolescentia in votis fuerat ut si, promissis aucti essemus opibus et praesidiis, Homerum accurate religioseque emendarem… ; cujus voti mei modestia non videbatur in occupatam a quoquam provinciam invadere, quoniam praeter Koeppenium meum nemo erat qui aliquid doctius in Homerum moliretur.
  8. Kleine Schriften, I, p. 161-2 : v. i. Heynii disquisitionem iterum in rem meam convertendam duxi indeque transcripsi quae interiorem rerum intelligentiam adjuvare viderentur… ; contigit mihi demum post textum typis jam exscriptum ut qui ab omnibus praesidiis primum essem inops, ope amicorum quorundam et virorum erga me benevolentissimorum, ex quibus Heynium et Reizium honoris causa nomino, aliquantulum ditescerem.
  9. Kleine Schriften, I, 178 : Homerus is auctor est, in cujus contextu multis adhuc modis a genuina formula nos abesse constat et in quo ad majorem integritatem ut perveniri possit, varia restant magno doctrinae apparatu movenda ; egregie nuper in summa brevitate hoc argumentum tractavit is, cujus manibus utinam tandem poeta ornatior prodeat, Homeri rectius legendi praestantissimus auctor, Heynius, in Epistola ad Tychsenium v. e..
  10. Cf. là-dessus R. Volkmann, Geschichte und Kritik, p. 43 et suivantes.
  11. Cf. W. Peters, Zur Geschichte, p. 13.
  12. Göttingische Anzeigen, p. 1858 et 2034.
  13. Cf. W. Peters, Zur Geschichte, p. 9.
  14. Id., ibid., p. 9 : auf das Staunen und die langen Gesichter die, wenn auf einmal der neidische Vorhung aufliegen wird, im Parterre und den Logen zu sehen sein werden.
  15. Cf. Allgemeine deutsche Biographie, s. v. Cf. W. Körte, Leben und Studien, I, p. 72.
  16. Praefatio, p. xxv : Kœppen olim disciplinae nostrae alumni in paucis mihi cari et pii.
  17. I, 1787 ; II, 1789 ; III-IV, 1791.
  18. Ueber Homer’s Leben und Gesänge, 1788.
  19. Kleine Schriften, I, p. 199.
  20. Heyne raconte, avec les dates précises, l’histoire de ce travail en sa Préface de l’Iliade, vol. I, p. i-il, en particulier p. xiv.
  21. 1783, p. 1387 et 1435.
  22. Cf. W. Körte, Leben und Studien, p. 298.
  23. Voir le grand ouvrage que lui a consacré en 1910, dans la Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Charles Joret : D’Ansse de Villoison et l’Hellénisme en France, p. v-xii et 1-539.
  24. Lettre du 21 juillet 1779, citée par Ch. Joret, op. laud., p. 184. Dès le mois de janvier 1779, Villoison écrivait les mêmes choses à Wieland, qui traduisait la lettre en allemand dans le Teutsche Merkur de mars.
  25. Publication phototypique de Dom. Comparetti, Homeri Ilias, Codex Venetus A, Leiden, 1901.
  26. C. Lehrs, de Aristarchi Studiis, 1833, 3e édition, 1882 ; H. Duentzer, de Zenodoti Studiis, 1848 ; J. La Roche, die homerische Textkritik im Alterthum, 1866, etc. ; A. Ludwich, Aristarchs homerische Kritik, 1884 ; die Homervulgata als voralexandrinisch erwiesen, 1893 ; A. Römer, die Werke des Aristarches, 1875. Homerrezension des Zenodot, 1886, Aristarchea (dans Homerische Probleme de Boelzner), 1911, etc., etc.
  27. Le lecteur français trouvera un exposé encore satisfaisant de cette question dans l’Appendice II à l’Iliade d’A. Pierron (vol. II, p. 523) ; mais c’est dans l’admirable thèse d’Henri Alline, Histoire du texte de Platon (Bibl. de l’École des Hautes Études, 1915), qu’il prendra l’idée la plus complète des méthodes alexandrines.
  28. « Le mot obel signifie broche ; la forme du signe rend compte de son nom et même de son usage, ut quasi sagitta, dit Isidore, jugulet supervacua atque falsa confodiat. » Pierron.
  29. Voir, par exemple, les éditions de J. van Leeuwen et da Costa — en particulier l’Odyssée de 1890, Lugduni Batavorum, apud A. W. Sijthoff.
  30. Page lix : monitum tandem volo lectorem pag. I lin. 13 horum Prolegomenorum, ubi de nostro Scholiorum Codice fit mentio, in Veneta D. Marci Bibliotheca servato, mihi excidisse CCLIV pro CCCCLIV.
  31. Voir là-dessus les Prolégomènes de Villoison, p. xxxiv-xliv : nec sola rhapsodorum licentia vel librariorum et editorum incuria, sed etiam emendantium, seu potius corrumpentium audacia carmina depravata esse, etc...
  32. Page xliv.
  33. Cf. là-dessus Harles-Fabricius, Bibliotheca graeca, I, p. 408.
  34. Harles-Fabricius, op. laud., p. 413 : quanquam immensa fere vis est codicum manuscriptorum homericorum, hi tamen parum valent ad poetam ipsi reddendum : nam neque Iliada, neque Odysseam, prouti ex ingenuo oreque aut a manu Homeri profectae sint, ex illis codd. accipere possumus ; neque secundum prima exempla quomodo primum, litteris nondum perfectis, necdum plenis, fuerunt aratae, possunt restitui, etc.
  35. Cf. Harles-Fabricius, op. laud., p. 444-451.
  36. Le lecteur français trouvera dans l’Iliade d’Alexis Pierron, I, p. lxxiv-xc un exposé de l’œuvre de Villoison ; il y faut signaler quelques erreurs de détail (ex : 1781 au lieu de 1779 pour la date de la découverte du Venetus par Villoison). Voir aussi en appendice au second volume d’Alexis Pierron une analyse des Prolégomènes de Villoison (p. 499-521).
  37. Publiée par A. Pierron, Iliade, II, p. 516 et suivantes.
  38. Göttingische Anzeigen, 1795, p. 1856-1857.
  39. Bibliotheca graeca. I, p. 397 : nostra demum aetate contigit studio singulari, cura et diligentia Siebenkeesii et Villoisonii..., etc.
  40. Villoison, Prolegomena, p. i, xiii, etc.
  41. Wolf annonce en son titre de 1794 une Iliade recensée ex veterum criticorum notationibus optimorumque exemplarium fide.
  42. Prolegomena, p. 21.
  43. Prolegomena, p. 16 : mihi vero paratis opibus acquiescendum putanti, quum Odysseae tantum novos codices quaererem, statim ab eo tempore quo poeta primum in hac urbe usui scholarum aptaretur, ipsa tunc curae meae festinatio, etc.
  44. Cf. Kleine Schriften, I, p. 237.
  45. Kleine Schriften, I, p. 213 : sera paenitentia edoctus sum quam sit anceps et res periculosa criticum emendatorem agere inter ipsum festinantium et quotidie pensa poscentium operarum laborem, in tot minutarum rerum, quae ad typographicam correctionem pertinent, animadversione animique distractione, si praesertim necessariis subsidiis et interiore scriptoris familiaritate carens et studii navandi cupiditatem habeas pro apparatu.
  46. Kleine Schriften, I, p. 169 : nulla mea auctoritate rei primum coepta res..., sed accidit ut in regendo instituto suo operam a me [librarius] expeteret ; hic ego etsi aliis laborum curis tum premebar..., tamen non defugiendum videbatur munus.
  47. KIeine Schriften, I, p. 130.
  48. Page 179, note 41 : vide Villoisonii eruditissima Prolegomena ad Il. suam p. xxvi. Page 182, note 44 : facilem veniam apud eruditos habuit error olim meus... [quem] refutavit deinde Villois. Prolegg. p. xxiv ; ego autem rem retractavi in edit. illius censura quae inserta est Ephemerid. univers. litter, lenae prodeuntibus a. 1791, n. 31. Page 252, note 37 : de hoc [obelo] et reliquis signis criticis in universum erudite post alios multos disserentem vide Villois., Prolegg. p. xiii seqq.
  49. A. Pierron, Iliade, I, p. lxvii et II, p. 499-500.
  50. Iliade, I, p. xc, note i.
  51. Prolegomena, p. 156 : sed de his [hebraeis] et arabicis collectionibus viderint homines eruditi litteris Orientis.
  52. Voir là-dessus le livre de Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et le Cosmopolitisme littéraire, en particulier page 391.
  53. Prolegomena, p. 42-43 : omnem artem illam naturae quodammodo propiorem esse apparet neque ex disciplinae cujusdam formula prescripta libris, sed ex nativo semel recti et venusti delibatam.... ; vates ille...apud gnaros rerum et intelligentes novo decore et gratia effloruit.
  54. Kleine Schriften, I, p. 158 et 165.
  55. Die homerische Textkritik im Alterthum von Jacob La Roche, Leipzig, 1866.
  56. Année 1791, quatre articles de la page 244 à la page 263.
  57. Harles-Fabricius, p. 353 ; Wolf, Prolégomènes, p. 78, note 38.