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Un monde inconnu/Première partie/15

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 143-157).

CHAPITRE XV

PREMIERS SIGNAUX

Sept mois s’étaient écoulés depuis le départ de l’obus lancé par la Columbiad vers les régions lunaires, lorsque tout à coup une nouvelle invraisemblable, inouïe, stupéfiante, se répandit dans le monde savant.

Le Scientific American, dans son numéro du 29 juillet 188., publiait le télégramme suivant, immédiatement reproduit par la presse des deux mondes :

« Observatoire de Long’s Peak, Montagnes Rocheuses, 28 juillet, 8 heures du matin.

« Signaux lumineux alphabétiques apparus distinctement, cette nuit, à intervalles réguliers, sur partie obscure du disque lunaire, près cratère Hansteen, partie sud Océan des Tempêtes.

« W. Burnett, »

Au premier abord on avait cru à une de ces colossales mystifications familières au puffisme américain ; mais le caractère sérieux, universellement reconnu, du savant directeur de l’observatoire de Long’s Peak ne permettait pas de s’arrêter longtemps à cette pensée.

Dès lors, de Saint-Pétersbourg au cap de Bonne-Espérance, de New-York à Melbourne, mille télescopes se braquèrent fiévreusement sur la Lune.

Tous les Journaux et toutes les Revues Scientifiques retentirent des discussions les plus passionnées. Chacun des observateurs, suivant la puissance des instruments d’optique dont il disposait, interprélait à sa façon les prétendus signaux lumineux qu’avaient vus ou cru voir les astronomes des Montagnes Rocheuses. La plupart avaient eu beau s’écarquiller les yeux, rien n’était apparu dans le champ de leurs télescopes ou de leurs lunettes. Aussi niaient-ils carrément le phénomène et traitaient-ils de visionnaire, avec force railleries, l’honorable W. Burnett.

Quelques-uns avaient bien aperçu dans la région indiquée, à n’en pouvoir douter, des points lumineux dont personne jusqu’ici n’avait signalé l’existence ; mais ils triomphaient en rappelant, avec preuves à l’appui, que des phénomènes analogues avaient déjà été, à diverses époques, signalés dans d’autres régions du satellite, puis avaient cessé de se montrer pour ne plus reparaître. Et ils n’hésitaient pas à affirmer que, cette fois comme les précédentes, ces signes plus ou moins authentiques disparaîtraient bien vite sans laisser de traces.

Mais il était quelqu’un que l’importante communication émanée de l’observatoire de Long’s Peak avait jeté dans une véritable stupeur : c’était l’astronome F. Mathieu-Rollère.

À la lecture du télégramme que lui avait adressé personnellement son confrère américain et qui lui avait été remis dans son cabinet, vers 10 heures du soir, alors qu’il était encore au travail, il était resté muet de saisissement, les membres agités d’un tremblement nerveux ; il avait relu plusieurs fois le texte de la dépêche comme si, au premier instant, il n’en avait pas bien saisi le sens. On aurait pu l’entendre murmurer, comme se parlant à lui-même : « Serait-ce donc eux ? »

Puis il s’était rendu précipitamment à l’Observatoire, et, bousculant tout sur son passage, avait fixé son œil à l’oculaire du grand télescope de Foucault.

Mais la nuit était brumeuse, comme elle l’est trop souvent à Paris, et des voiles de vapeurs passaient devant le disque de la Lune, qui


dès lors, de saint-pétersbourg au cap de bonne-espérance… (p. 143).
approchait alors de son premier quartier. Il eut beau fouiller la région du satellite qu’indiquait le télégramme et qui se trouvait alors dans l’ombre, il n’y put rien découvrir de certain. Il lui sembla bien parfois entrevoir quelques lueurs fugitives. Était-ce une illusion ? Son ardent désir de découvrir quelque chose ne le trompait-il pas ? Il ne pouvait rien affirmer.

Le jour le surprit dans ces hésitations. Il rentra chez lui où une nouvelle surprise l’attendait :

Sur sa table de travail se trouvait un nouveau télégramme qu’on venait d’apporter. Il était conçu en ces termes :

« Observatoire de Long’s Peak, Montagnes Rocheuses.

« Confirmons dépêche d’hier. Constaté sûrement, à intervalle d’une heure, retour de lettres lumineuses M. J. R. — Hauteur des lettres mesurées au micromètre : 300 pieds. Amis retrouvés. Prière venir pour observation prochaine lunaison. Cordiales félicitations.

« W. Burnett, »

Et le vieil astronome exultant, triomphant, s’élança vers la chambre de sa fille.

« Hélène, mon enfant, balbuliait-il, ils sont vivants, ils ont donné de leurs nouvelles ; tes pressentiments avaient raison. Apprête-toi, nous partons. »

Un cri s’échappa de la poitrine de la jeune fille ; elle pâlit et tomba presque inanimée dans les bras de son père.

Lorsque les astronomes des Montagnes Rocheuses, suivant dans l’œil géant du télescope le vol du projectile dans l’espace, l’avaient vu disparaître soudain dans la fissure qui s’ouvrait presque au pied du cratère d’Aristillus, ils avaient bien cru que c’en était fait des hardis explorateurs et que trois noms nouveaux venaient de grossir le martyrologe de la science. Cependant, bien qu’ils fussent convaincus de leur perte, ils n’avaient pas voulu abandonner toute espérance ; ils connaissaient la force d’âme de leurs amis, ils savaient que tout ce que ces hommes, d’une trempe exceptionnelle, pourraient tenter pour échapper à la mort serait essayé.

Ils se disaient qu’après tout, s’ils n’avaient pas péri dans la chute, ils pourraient peut-être remonter à la surface du satellite et donner quelques signes de vie.

Aussi avaient-ils résolu de ne pas quitter le champ de l’observation avant d’avoir acquis une certitude définitive. Du reste, l’astronome francais était poussé par sa fille elle-même à ne pas abandonner la partie. Revenue de l’émotion qui l’avait terrassée au moment où on avait cru voir se perdre le projectile, Hélène avait senti se ranimer dans son âme la foi robuste qui ne l’avait jamais abandonnée ; elle voulait espérer contre toute espérance.

Francois Mathieu-Rollère était donc resté aux Montagnes-Rocheuses, et les observations avaient continué avec un zèle et une persévérance que rien n’avait pu lasser.

Tout le temps que le satellite de la Terre avait montré sur l’horizon visible quelque partie de son disque éclairé, l’œil infatigable des astronomes avait scruté le champ lumineux. Mais jusque-là rien n’était apparu, et chaque fois que s’éclipsait pour reparaître plus tard l’astre si ardemment observé, c’était avec un profond soupir de regret que les savants se disaient :

« Rien encore’; attendons la phase prochaine. »

Mais les semaines, puis les mois s’étaient écoulés ; six fois déjà la Lune avait montré sa face éclairée par le soleil, et six fois s’était de nouveau replongée dans les ténèbres célestes. On n’avait surpris aucun signe qui pût faire espérer que les voyageurs avaient atteint sains et saufs le but de leur entreprise. Le découragement avait gagné tous les cœurs, et lorsque le vieil astronome se résigna à regagner l’Observatoire de Paris, Hélène elle-même ne sentit plus dans son cœur, que le doute commençait à gagner, le courage de le retenir.

Depuis qu’elle était rentrée dans sa petite maison de la rue Cassini, elle avait pris le costume des veuves. Si celui auquel elle avait promis sa foi n’était plus, elle passerait à le pleurer le temps qui lui restait à vivre ; elle ne serait à personne.

À peine remise de la surprise que lui avait causée la nouvelle si inattendue venue d’Amérique, la jeune fille avait lu et relu avec avidité le télégramme adressé à son père.

« Dieu soit loué ! disait-elle, M. J. R., Marcel, Jacques, Rodilan ; ils sont vivants tous les trois ; ils ont pu parvenir à leur but ; ils sauront bien revenir. »

Les préparatifs de départ ne furent pas longs. Bientôt un train rapide emportait vers le Havre l’astronome et sa fille ; le Labrador de la Compagnie Transatlantique les débarquait huit jours après à New-Vork et, le 17 août 188., ils arrivaient à la station astronomique de Long’s Peak, où régnait la plus grande animation.

Mathieu-Rollère se fit longuement expliquer les conditions dans lesquelles avait été faite l’observation du 28 juillet, qui avait jeté dans le monde savant une telle émotion.

« J’étais, lui dit l’honorable W. Burnett, à mon poste d’observation ; le grand télescope était braqué sur la Lune et j’observais la partie dans l’ombre, lorsque tout à coup une lueur insolite attira mon attention. Je ne distinguai pas d’abord très nettement la nature et la disposition de cette lueur, et, pour pouvoir la définir plus nettement, j’adaptai au télescope un oculaire de grossissement supérieur. Il me sembla distinguer alors une sorte de traînée irrégulière dont les contours étaient vagues et semblaient parfois interrompus. Je n’hésitai pas alors à employer le plus fort grossissement dont je pusse disposer. Cette fois l’image m’apparut nette et précise : c’étaient des lignes droites très déliées, formant entre elles des angles dont, au premier abord, je ne me rendis pas bien compte. Cela ressemblait vaguement à une figure géométrique ; on eût dit deux paralléles coupées par des sécantes.

« Je cherchais en vain l’explication de ce phénomène, lorsque tout à coup une idée traversa mon esprit : « C’est une M, m’écriai-je ; c’est l’ingénieur Marcel qui signale sa présence.

« Mon émotion fut si vive que ma vue s’en trouva troublée, et pendant quelques instants il me fut impossible de rien distinguer.

« À ce moment j’étais seul. Hors de moi, je quittai l’oculaire du télescope et descendis dans l’observatoire. J’avais le visage si bouleversé que mes collègues s’empressèrent autour de moi, me demandant avec anxiété ce qui était arrivé. Je fus quelques instants avant de pouvoir répondre ; puis je m’écriai : « Si mes yeux ne m’ont pas trompé, je viens d’avoir la preuve que les voyageurs de la Columbiad sont vivants sur la Lune. Venez ; voyez vous-mêmes si je ne m’abuse pas. »

« Tous s’élancèrent, gravirent d’un même élan l’échelle qui conduisait au télescope, et le premier arrivé eut à peine fixé son œil à l’oculaire qu’il s’écria : « Je vois distinctement une M. »

« Chacun d’eux fit à son tour la même constatation.

« Je n’avais donc pas été la victime d’une illusion ; mes yeux avaient bien vu ; c’étaient bien nos amis qui donnaient ainsi de leurs nouvelles. Une autre surprise nous attendait. Pendant que le dernier observait à son tour, nous l’entendîmes s’écrier : « Je ne vois plus rien, tout a disparu. »

« Pendant une heure rien n’apparut sur la partie obscure de la Lune, et nous allions redescendre pour nous entretenir de ce miraculeux événement, lorsque je regardai une dernière fois à l’oculaire. Quel ne fut pas mon étonnement en apercevant une nouvelle lettre, la lettre J. Cette fois, c’était la première du nom de Jacques. Si quelque doute avait pu subsister sur l’identité de ceux qui correspondaient ainsi avec nous, cette seconde apparition l’aurait complètement dissipé. Nous résolûmes donc de rester à notre poste toute la nuit.

« Nous vîmes la lettre R succéder aux deux premières, puis celles-ci reparurent à leur tour et nous constatâmes que chacune d’elles restait visible pendant l’espace d’une heure. Une heure la séparait de la suivante. Tout était calculé avec une précision mathématique pour produire des impressions certaines et éviter toute confusion.

« Nous continuâmes les observations pendant les dix nuits qui suivirent, et toujours, tant que cette région de la Lune resta plongée dans une ombre épaisse, nous vîmes les mêmes signes avec la même intensité de lumière. »

Mathieu-Rollère avait écouté ce récit avec une satisfaction visible ; il se frottait vigoureusement les mains et murmurait à demi voix :

« Ah ! les braves gens ! quel triomphe pour la science et pour la France ! »

Quand l’honorable W. Burnett eut fini de parler, le vieil astronome se leva et, arpentant la salle à grands pas, s’écria :

« Quel malheur que je n’aie pas été là pour recevoir, moi aussi, le premier message de nos amis ! Voilà maintenant qu’il nous faut attendre deux semaines encore avant de pouvoir recommencer nos observations. »

Puis, serrant énergiquement la main du directeur de l’observatoire de Long’s Peak, il lui dit avec effusion :

« C’est à vous, mon cher collègue, à votre persévérance, que nous devons cette importante constatation, dont les conséquences, que j’entrevois déjà, seront incalculables.

— C’est aussi et surtout, fit modestement W. Burnett, à l’admirable instrument dont nous disposons que nous devons ce magnifique résultat. »

On se souvient, en effet, que le télescope des Montagnes Rocheuses avait été spécialement construit pour pouvoir distinguer sur la surface lunaire des objets ayant une dimension de 9 pieds, c’est-à-dire égale à celle de l’obus. Rien donc d’étonnant à ce que des lignes lumineuses, ayant, suivant les mesures relevées au micromètre par l’astronome américain, une longueur de 300 pieds, pussent apparaître distinctement dans le champ de l’instrument.

La fille de Mathieu-Rollère avait assisté à cet entretien, et son cœur s’épanouissait doucement à ces heureuses nouvelles. Quand il avait été question du signe représentant son fiancé, son visage s’était teint d’une vive rougeur, et une confiance sereine animait son regard. L’avenir lui apparaissait maintenant tout éclairé d’un rayon d’espérance : elle avait eu raison de ne pas douter.

Les jours qui séparaient les astronomes de la prochaine observation furent bien employés. Comme si on était déjà sûr de ne s’être pas trompé, on se préoccupa de rechercher les moyens de faire savoir aux trois voyageurs que leurs signaux avaient été aperçus et compris. Il ne fallait pas, en effet, les laisser trop longtemps dans l’incertitude ; on ne savait comment ils étaient parvenus à produire les signaux, et si les ressources dont ils disposaient leur permettraient de les renouveler souvent.

Pour avoir sous la main un homme spécial, on avait fait venir en hâte l’ingénieur Georges Dumesnil, cet ami de Marcel qui, après avoir lancé au fond de la Columbiad l’étincelle électrique, était resté sur les lieux pour garder l’installation et veiller à l’entretien de toutes les machines. Le télégramme envoyé par l’observatoire de Long’s Peak ne l’avait pas trop surpris : Marcel lui avait fait partager sa mâle confiance. Sans rien savoir des conditions dans lesquelles
Serrant énergiquement la main du directeur de l’observatoire… (p. 151).
se trouvait l’humanité lunaire, il était fermement convaincu que le satellite de la Terre n’était pas inhabité, et il s’attendait tous les jours à apprendre que les audacieux explorateurs avaient réussi dans leur entreprise.

On tint une sorte de conseil dans lequel on examina les moyens les plus sûrs et les plus prompts pour répondre aux signaux dont on attendait impatiemment le retour. L’ingénieur Dumesnil exposa un plan dont la simplicité ingénieuse rallia tous les suffrages. Il s’agissait de choisir au sud de l’Algérie, aux confins du désert, une plaine largement découverte où l’on disposerait une sorte de réseau de 100 mètres de côté, divisé comme un canevas de tapisserie en carrés d’un mêtre. Au centre de chacun de ces carrés serait placé un puissant foyer électrique ; à chacun de ces foyers correspondraient des fils aboutissant à un commutateur permettant de les allumer ou de les éteindre instantanément. Sur ce réseau ainsi disposé, rien de plus facile que de figurer, à l’aide de ces foyers, les diverses lettres de l’alphabet.

« J’ai conçu, continua l’ingénieur, le plan d’une sorte de clavier dont les 25 touches seraient marquées chacune d’une lettre, et qui permettraient d’éteindre et de rallumer à volonté les foyers figurant la lettre qu’on voudrait produire. On aurait ainsi avec une extrême facilité des mots et des phrases.

« Il est évident, ajouta-t-il, qu’en faisant les signaux que vous avez aperçus, nos amis, qui connaissent la puissance de votre télescope, ont calculé l’intensité lumineuse de ces signaux de facon à ce qu’ils fussent clairement perçus par cet instrument. Nous devons croire aussi qu’ils disposent à leur tour d’instruments d’optique assez perfectionnés pour pouvoir distinguer sur la Terre des signes de même intensité que ceux qu’ils nous ont envoyés. Dans tous les cas nous devons par prudence exagérer plutôt les dimensions de nos lettres lumineuses et établir nos signaux dans une contrée où la limpidité de l’atmosphère soit aussi compléte que possible.

— C’est pour cela sans doute, reprit Mathieu-Rollère, que vous avez choisi l’Algérie pour y disposer votre réseau électrique.

— Précisément, répondit l’ingénieur ; c’est la pureté et la transparence de l’air dans cette région qui ont tout d’abord appelé mon attention. Et puis je ne vous cacherai pas qu’il me semble juste, puisque l’idée première émane d’un Français, que l’expérience reste complètement française. J’espère, ajouta-t-il en s’inclinant devant les astronomes américains, que vos honorables collaborateurs ne trouveront pas cette prétention excessive. La gloire leur restera toujours d’avoir aperçu les premiers signaux envoyés de la Lune. Sans le télescope de Long’s Peak, rien de ce qui a été fait n’aurait été possible.

— Oh ! notre part est bien mince, répondit W. Burnett ; la gloire première revient en réalité au grand Barbicane, qui, le premier, a songé à la possibilité d’un voyage dans la Lune, qui a construit la Columbiad, s’est audacieusement élancé dans l’espace avec une confiance sans précédent, et aurait réussi dans son entreprise si des forces impossibles à conjurer ne l’avaient détourné de sa route. »

À ces paroles, prononcées avec un légitime orgueil, tous s’inclinèrent en signe d’assentiment.

« Mais, reprit bientôt l’ingénieur G. Dumesnil, j’ai aussi songé à une chose : avant que nous puissions établir notre réseau alphabétique, il s’écoulera nécessairement un certain temps. Il nous faut tout d’abord obtenir l’autorisation du gouvernement français.

— Oh ! interrompit Mathieu-Rollère, cela ne sera pas long ; j’ai des amis puissants au ministère, et, du reste, la question qui pourrait nous retarder, celle des dépenses, ne sera pas un obstacle, car nous avons à l’observatoire des fonds disponibles.

— Bien, fit l’ingénieur ; mais pour installer notre réseau en plein désert, à 40 kilomètres au sud de Biskra, il nous faudra tout transporter à dos d’homme ou de chameau, à moins, ce qui serait infiniment plus pratique, que nous puissions établir un chemin de fer Decauville.

— Nous l’établirons, affirma Mathieu-Rollère, qui maintenant ne doutait plus de rien.

— Parfait ; mais il nous faudra des moteurs à vapeur, et par suite d’importantes provisions de combustible, de nombreuses et puissantes machines dynamo-électriques, 10.000 lampes à arc, de grand modéle, munies chacune d’un réflecteur parabolique, des kilomètres de fil. Ce n’est pas tout : il faut abriter tout cela ; il faut loger, nourrir et approvisionner tout le personnel nécessaire au fonctionnement permanent de ce système de signaux ; car vous pensez bien que lorsque les communications seront une fois régulièrement établies, elles ne cesseront plus.

— Sans doute. Tout cela se fera.

— Oui, mais il faut du temps. Je reviens done à mon idée. Ne vous semble-t-il pas utile de faire savoir au plus tôt à nos amis que leurs signaux ont été aperçus. Si nous devons encore, et il me paraît impossible qu’il en soit autrement, rester plusieurs mois sans leur donner signe de vie, n’est-il pas à craindre qu’ils se découragent et renoncent à leurs essais ?

— Vous avez peut-être raison, mais que faire ?

— Eh bien ! voilà. Nous pouvons installer ici même un puissant foyer, 1.500 lampes, par exemple, que nous allumerons au moment opportun et que nous éteindrons pour les rallumer ensuite à intervalles réguliers. Évidemment ils ont braqué les instruments dont ils disposent sur l’Amérique du Nord, où ils savent que se trouve le seul télescope capable de les distinguer. Ils verront ce point lumineux ; ils comprendront que nous les avons aperçus, et ils attendront avec patience que nous ayons organisé un moyen de correspondre analogue au leur.

— Bravo ! s’écria l’honorable W. Burnett, je me charge de tout. »

Le jour même on télégraphia à New-York et, quinze jours plus tard, 1.500 foyers électriques réunis en un immense faisceau étaient prêts à fonctionner.

Tout étant ainsi prévu et disposé, on attendit avec impatience la prochaine phase lunaire.

Le 26 août la Lune approchait de son premier quartier, et la concordance des nuits lunaires et terrestres rendait les observations faciles.

Le télescope était braqué sur l’astre des nuits, et chacun des observateurs venait tour à tour interroger d’un regard anxieux le miroir où se réfléchissait le satellite. Mais ils eurent beau se succéder à l’oculaire, rien n’apparut sur la surface obscure.

Pendant les jours qui suivirent, l’observation continua ardente, passionnée ; on ne fut pas tout d’abord trop surpris de ne rien apercevoir. Mathieu-Rollère avait en effet expliqué que le moment où commence à apparaître le croissant éclairé de la Lune est aussi celui où la Terre, se trouvant pleine par rapport à son satellite, lui envoie la plus grande quantité possible de lumière réfléchie. De là, sur la partie obscure de la Lune, un reflet que les astronomes appellent la lumière cendrée. Ce n’est guère qu’à l’approche du premier quartier que ce reflet disparaît, la Terre, alors elle-même à son dernier quartier, ne lui envoyant plus que moitié moins de lumière.

Aussitôt que la partie de la Lune, où avaient apparu les premiers signaux, fût plongée dans une ombre véritable, le puissant foyer préparé par les soins de l’ingénieur G. Dumesnil s’enflamma comme un astre étincelant dans la profondeur des ténébres. Les jets lumineux, déchirant la nuit de leur clarté éblouissante, illuminèrent toute la contrée, et dans un rayon de cinquante lieues les habitants surpris purent croire à quelque étonnante aurore boréale. Nul doute que ce faisceau gigantesque, traversant l’atmosphère terrestre, n’allât porter jusqu’au satellite le signal que les observateurs de Long’s Peak supposaient impatiemment attendu.

Pendant une heure le torrent de lumière traversa l’espace, et lorsqu’il s’éteignit, Mathieu-Rollère avait déjà l’œil fixé à l’oculaire interrogeant avec anxiété la partie obscure de la surface lunaire.

Il resta, lui aussi, une heure attentif et haletant, mais rien ne lui apparut.

« Recommencons, » fit-il.

Et pendant toute la nuit, d’heure en heure, les 1.500 foyers se rallumèrent et envoyèrent de nouveau à travers les airs leurs inutiles appels. Rien ne répondit.

« Vous seriez-vous trompé ? murmura Mathieu-Rollère en s’adressant à W. Burnett.

— Non, non, mille fois non, répondit l’astronome avec une véhémence qui contrastait avec son flegme habituel ; je suis sûr de mes yeux comme de mon instrument, et d’ailleurs tous mes collaborateurs ont vu comme moi.

— Eh bien ! reprit Mathieu-Rollère, nous recommencerons les nuits suivantes. Nous ne savons ce qui se passe là-haut, mais nous devons supposer que nos amis attendent notre signal avec une impatience égale à la nôtre et qu’ils y répondront aussitôt que cela leur sera possible. »

Mais les nuils se succédèrent : rien ne se montra sur la surface du satellite, et la Lune redevint pleine sans qu’aucune manifestation fût venue confirmer les espérances des observateurs. Lorsque ce résultat négatif fut connu en Europe, tous ceux qui avaient accueilli avec incrédulité le télégramme de l’astronome américain, triomphèrent bruyamment.

Pour les uns, W. Burnett avait été victime d’une illusion d’optique ; pour d’autres, la fameuse dépêche n’était qu’un gigantesque canard destiné à mystifier le vieux monde. Seul, le directeur de l’observatoire de Nice, l’éminent Perrotin, ne partagea pas la jubilation de tous ses confrères. Sans avoir pu exactement définir les signes lumineux qui s’étaient produits, il en avait vu assez, il avait assez nettement constaté leur intermittence régulière pour être convaincu qu’ils étaient l’effet d’une volonté intelligente et réfléchie. Lui aussi, il avait observé attentivement la Lune dans ses dernières phases, attendant la réapparition des phénomènes, et ne pouvait s’expliquer pourquoi ils ne se manifestaient pas de nouveau.

Pour lui, comme pour les astronomes américains, il y avait là un inquiétant et redoutable mystère.