Un monde inconnu/Tome I/03

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome Ip. 53-76).


III



— Les Godard, sir, étaient de braves marchands qui, loin d’être effrayés par le fanatisme religieux des Pablanos, y trouvaient au contraire un encouragement pour se fixer dans cette ville ; car eux-mêmes professaient ces sentiments de piété un peu trop exaltée que les Français nomment, si je ne me trompe, bigotisme. Leur famille se composait de quatre personnes : du père, de la mère et de deux enfants, un tout jeune homme et une fille de seize ans. Il est inutile, je pense, de vous dire que, pendant les premiers mois de leur installation, ils eurent tous individuellement de fréquentes humiliations à subir. L’épithète de juifs bourdonnait à leurs oreilles dès qu’ils mettaient les pieds dans la rue ; et la première fois qu’ils se montrèrent à l’église, les fidèles furent si scandalisés par cette impudence de leur part, qu’ils voulurent tout aussitôt les jeter dehors : la sainteté seule du lieu les empêcha d’accomplir ce projet. Cependant les Godard furent si constants, si méticuleux même dans l’accomplissement de leurs devoirs religieux, qu’après plus d’un an de séjour à Puebla, la haine qui les avait accueillis à leur arrivée finit par s’éteindre.

— Eh bien ! ceci vous prouve la justesse de ce que je vous disais…

— Permettez… mon histoire n’est point encore achevée… Je continue. À cette époque, un terrible fléau, le choléra, s’abattit sur le Mexique, et traça de son aile, d’une extrémité des Cordillières à l’autre, un profond sillon de victimes ; la mortalité était affreuse, et Puebla fut une des villes qui eurent le plus à souffrir : des médecins inexpérimentés, et, pour comble de malheur, actifs, aidèrent si puissamment les ravages de la maladie, que les Poblanos, frappés de stupeur, désertèrent les hôpitaux pour se réfugier dans les églises. Ce fut d’abord pour le clergé un bon moment, car les offrandes pleuvaient ; le plus petit moine était vénéré à l’égal d’un évêque ; les commandes de messes, d’un autre côté, se trouvaient si nombreuses, qu’on n’en célébrait qu’une pour cent personnes… seulement chaque personne payait dans une proportion contraire, c’est-à-dire aussi cher que si c’eût été pour elle seule. Cet état de choses était trop beau pour pouvoir durer longtemps ; et, en effet, les Poblanos demandèrent un jour au clergé de les débarrasser à tout jamais, et d’un seul coup, du fléau. Or, le clergé, qui s’était un peu trop avancé dans son enthousiasme et ses sermons, ne put reculer. Il fut donc convenu qu’une procession solennelle aurait lieu, et que les reliques les plus puissantes et les plus efficaces y seraient portées en triomphe. Les désastres du fléau devaient cesser immédiatement après.

La foule qui suivit cette procession, faite en plein soleil, fut telle, que la mortalité augmenta d’une façon effrayante. Le lendemain, l’on constata trois cents décès de plus que les jours précédents. Attéré un moment par ce résultat, le clergé ne tarda cependant point à trouver un prétexte, et tout fut dit pour cette fois ; seulement on convint d’un autre jour.

Malheureusement les processions suivantes n’eurent pas plus de succès que la première, et le peuple qui souffrait commença à douter. Le clergé s’assembla donc afin de chercher un moyen pour sortir de la fausse position dans laquelle il se trouvait ; et le projet qu’il imagina pour expliquer l’inefficacité de ses démarches passées auprès de Dieu, s’il fit honneur à son imagination, n’eut du moins rien de bien flatteur pour sa moralité.

L’assemblée remit, sans plus tarder, l’accomplissement de ce projet au jour suivant, et en confia l’exécution à un moine connu par son exaltation froide et féroce. Ce moine, dont j’ai oublié le nom, mais qu’il vous sera très facile de connaître en vous adressant à la légation française à Mexico, retraça en chaire, le lendemain, devant un nombreux auditoire, toutes les dévastations causées par le choléra depuis son apparition à Puabla ; puis, se prétendant inspiré, il déclara que si toutes les processions faites jusqu’à ce jour étaient restées sans succès, c’est que le ciel punissait ainsi les Poblanos pour avoir permis à des Juifs de s’établir parmi eux. C’était désigner la famille Godard. Un cri de mort s’éleva aussitôt dans toute l’église. « Non, mes frères, s’écria le prédicateur ; Dieu ne nous permet point de verser le sang de ces hérétiques : nous n’avons qu’un droit, celui de les chasser de notre ville, et ce droit nous allons l’exercer : suivez-moi ! »

Le moine, à ces mots, descendit de sa chaire, saisit un crucifix sur l’autel, puis, suivi par une multitude qui grossissait en avançant, il se dirigea vers la maison qu’habitaient les Godard. Lorsqu’ils arrivèrent, c’était l’heure de l’oraison ; ils trouvèrent toute cette famille priant à genoux. On ordonna aux infortunés de sortir, car personne, tant étant forte l’horreur qu’ils inspiraient dans ce moment, ne voulut entrer dans leur maison, et les malheureux durent obéir.

Parvenu à cet endroit de son récit, l’Anglais avala le reste de son grog, probablement afin de fortifier sa sensibilité, puis il continua :

— Un Mexicain élevé en Europe, et dont l’éducation avait modifié les idées premières, fut témoin de cette scène et me la raconta ; il me dit que c’était une chose affreuse à voir, et qui déchirait le cœur, que ces pauvres victimes enfermées au milieu de cette multitude furieuse et hurlant des cris de mort. La jeune fille pleurait.

— Nous venons, juifs maudits, leur dit le moine, pour vous ordonner de sortir à l’instant de notre ville.

Godard père répondit en tremblant qu’il était prêt à obéir ; mais il désigna du regard la multitude qui grondait comme une tempête autour de lui et de sa famille, et resta immobile. Presque tous les Leperos[1] avaient en main leurs couteaux.

Le moine eut l’air de ne point comprendre ce regard, et reprit à haute voix en s’adressant à la plèbe :

— Qu’on les chasse donc de force, puisqu’ils refusent de partir de bon gré, mais que personne ne s’expose à leur contact, car ces hérétiques portent le germe du fléau dans leurs personnes.

— Comment donc faire ? crièrent quelques voix.

— Servez-vous de vos lazos, répondit le moine, vous les brûlerez après.

À peine ces paroles étaient-elles prononcées, que vingt lazos, semblables à des reptiles, entourèrent de leurs nœuds mortels les quatre malheureuses victimes et les renversèrent. Ceux qui avait jeté ces lazos mirent leurs chevaux au trot. Le moine, brandissant son crucifix en guise de bannière, prit la tête de l’escorte.

Lorsque cette lugubre procession arriva à la porte de la ville, on coupa les lazos ; mais au lieu de quatre personnes naguère si pleines de vie, il n’y avait plus que quatre tronçons informes, horriblement mutilés, assemblage hideux de sang, de chair et de boue. Il eût été impossible de reconnaître le cadavre de la jeune fille de celui de son père.

Le moine avait tenu sa promesse ; on n’avait point versé de sang.

Voilà l’histoire des Godard, vos compatriotes, sis, ajouta l’Anglais ; que vous en semble ?

— Que je serais presque tenté de la considérer comme un rêve affreux, tant elle est honteuse pour l’humanité.

J’étais encore sous la pénible impression que m’avait causée ce triste récit, quand notre matamore colonel mexicain vint me demander si je voulais faire un tour de promenade, et s’offrit en même temps à me servir de cicérone. J’acceptai avec d’autant plus de plaisir que c’était une bonne occasion pour moi de connaître la ville, et en outre de cela un moyen de lui faire oublier les quelques mauvaises plaisanteries que je m’étais permises à son égard.

Au moment de le suivre, notre hôte m’apporta mon manteau.

— Monsieur va sortir ? me demanda-t-il en espagnol.

— Oui, je vais faire un tour.

— S’il m’était permis de vous donner un conseil, je vous dirais que vous feriez mieux de rester ?

— Pourquoi cela ? demanda le colonel en le regardant d’un air tant soit peu hautain et impertinent à la fois.

— Parce que nous sommes dans la saison des chaleurs, et que le serein de la nuit, toujours dangereux, l’est plus encore pour un étranger qui n’est point fait à notre température, répondit froidement et sans aucune affectation le maître de l’hôtellerie.

— C’est différent, dit le colonel en m’offrant son bras ; mais ce caballero n’a rien à craindre ; son manteau le garantira de l’humidité.

Une demi-heure après cette conversation, nous nous trouvions, le colonel et moi, à l’extrémité de la ville, dans le plus désert et le plus sombre des faubourgs de Puebla.

— Que pensez-vous des beautés de cette ville ? me demanda mon guide.

— Vous prenez un mauvais moment pour m’adresser cette question ; car c’est à peine si, à travers les ombres de la nuit, l’on aperçoit quelques pans de muraille.

— C’est vrai ! nous sommes dans un endroit assez désert ; mais c’est que j’avais une surprise à vous ménager.

Ce mot surprise me parut dans le moment si parfaitement juste, et résonna d’une façon si désagréable à mes oreilles, que je fus tenté de rétrograder au plus vite. L’ignorance complète dans laquelle je me trouvais des localités me retint seule.

— Oui, reprit mon cicérone en s’approchant confidentiellement de mon oreille ; je veux vous mener chez la senora P…, qui demeure près d’ici.

— Quelle est cette femme ?

— Cette femme est un siècle ; elle a cent ans ; et depuis l’âge de douze ans elle s’est trouvée constamment mêlée à toutes les intrigues d’amour qui ont eu lieu à Puebla. C’est une célébrité. Elle jouit d’une excellente mémoire et raconte à ravir. Pour un voyageur comme vous, c’est-à-dire pour un observateur, ajouta-t-il en appuyant avec une certaine affectation sur ce dernier mot, c’est une véritable fortune. La senora P… est à même de vous fournir la matière de deux cents pages de votre journal. Seulement dépêchons-nous, car il se fait tard.

Cette explication que me donna le colonel me fit penser que la nuit, qui grossit les objets, pouvait bien augmenter mes soupçons dans une proportion pareille, et, presque rassuré, je me hâtai de régler mon pas sur le sien.

— C’est ici, me dit-il, en s’arrêtant bientôt après devant une petite porte si étroite et si basse, que c’était à peine si une personne pouvait y passer de face. Puis, frappant cinq coups bien distincts, il prononça à demi-voix : Virgen de los peccados (vierge des péchés).

Ce mot de passe me parut original, et singulièrement approprié à la circonstance : toujours est-il qu’il ne fut point sans vertu, car la porte s’ouvrit aussitôt.

L’intérieur de la pièce répondait parfaitement à l’apparence du dehors. Ses quatre murs, noirs de fumée et crevassés de vieillesse, n’avaient pour tout ornement que deux petits cadres contenant, l’un notre Seigneur Jésus-Christ, et l’autre la vierge Marie. L’ameublement se composait de trois siéges bas et sans appui pour le dos, et d’un metate[2] relégué dans un coin. C’était là la misère réduite à sa plus simple expression. Du reste, la senora P…, la centenaire, renchérissait encore en laideur sur les objets présents. À moitié couverte de haillons, et aussi flétrie par le vice que par l’âge, elle présentait une de ces figures hideuses dont il serait impossible de donner une description complète, sans violer outrageusement les règles des convenances et du bon goût. Ce type de la vieille femme dans toute l’horreur de sa décrépitude, est très commun au Mexique et dans les Amériques en général.

La vieille, en reconnaissant le colonel, poussa une exclamation de surprise, presque de joie :

— Depuis quand donc êtes-vous ici, mon fils ? lui demanda-t-elle en lui donnant un abrazo qui me fit reculer vivement, dans la crainte d’épouvanter un pareil sort.

— À peine depuis quelques heures, et ma première visite a été pour toi.

— Merci… Et ce jeune homme ?

— Est un de mes amis qui désire faire ta connaissance.

— Très bien ; nous en reparlerons plus tard ; mais causons auparavant de ce qui nous concerne.

— Volontiers.

La senora P… plaça sur une des aspérités de la muraille une des deux bougies jaunes et molles qui servaient de luminaire à son antre, et qu’elle avait détachée pour nous ouvrir la porte ; puis se retirant dans un coin de la chambre avec le colonel, ils se mirent à causer à voix basse.

Ma contenance était assez embarrassée, je l’avoue, mais du moins mes craintes n’existaient plus. Je me figurais que le colonel voulait tout bonnement m’initier à ses brillantes conquêtes ; et, dans la joie d’être quitte à si bon marché de mon imprudence, je me résolus à les trouver toutes charmantes. Du reste, la conversation de la centenaire et du colonel se termina bientôt, et ce dernier, revenant près de moi, me dit :

— La senora consent, à ma considération, à aller chercher la plus fameuse danseuse de fandago de Puebla. Elle prétend qu’elle a un moyen pour la forcer de venir ici, et en cela je dois la croire.

— Il n’y a rien, en vérité, que je ne sois capable d’entreprendre, afin de vous procurer un plaisir, seigneur et ami, répondit la vieille en se dirigeant vers la porte d’un pas assez assuré pour son grand âge.

Cinq minutes ne s’étaient point écoulées que la senora P… était déjà de retour ; elle paraissait émue, tremblante, et elle referma violemment la porte derrière elle.

— Eh bien ! et la danseuse ? lui demanda le colonel.

Jésus mio !… il s’agit bien de danseuse ! Ah ! senor, quel malheur !

— Qu’est-il donc arrivé ?

Ave Maria purissima !

— Mais parle donc !

— Ils le tueront…

— Qui ?

— Ce cavalier, répondit l’affreuse vieille en me désignant du doigt, et en se laissant tomber sur une chaise.

Cette manière d’être mis en scène ne me parut que très médiocrement flatteuse, et pas du tout rassurante. Mes soupçons me reprirent.

— Je ne vous comprends pas, senora, lui dis-je.

— Ah ! senor… senor !…

— Vous expliquerez-vous ?

— On vous a suivi.

— Eh bien ?

— On sait que vous êtes un étranger.

— Après ?

— Des leperos sont là qui vous attendent pour vous assassiner.

— Diable !

En ce moment plusieurs coups précipités retentirent à la porte ; il me sembla aussi entendre un murmure confus de voix. Je me retournai vers le colonel mexicain, pour savoir quel parti je devais prendre. Je le trouvai, à mon grand étonnement, très calme de figure et de maintien.

— Comment ferons-nous, colonel, pour sortir de ce mauvais pas ?

— Ne vous occupez que de vous, senor, me répondit-il ; moi, je n’ai rien à craindre, je suis Mexicain.

Les coups redoublèrent, et la porte parut céder.

— Votre sabre ! m’écriai-je en lui arrachant violemment son arme ; du moins je pourrai me défendre. Quant à vous, vous n’en avez que faire, vous êtes Mexicain.

Cette action de ma part, à laquelle il ne s’attendait pas, le démonta évidemment ; car, me regardant d’un air tout effaré, il s’écria:

— Ciel ! êtes-vous fou ?… c’est vous perdre !

À cette exclamation, je répondis par une interrogation de toute logique :

— Assassine-t-on un homme deux fois ?

— Croyez-moi, reprit-il en me désignant du doigt un petit escalier tortueux et sans rampe qui grimpait le long du mur et conduisait à l’étage supérieur. Le plus prudent est de tâcher que tout se passe ici sans effusion de sang.

— Je ne demande pas mieux. Mais le moyen ?

— Est de vous cacher pendant que j’essaierai d’arranger cette affaire.

— Soit, je serai plus en état de me défendre du haut d’un escalier rapide et étroit dans cette pièce. Je suis votre conseil.

J’étais à peine arrivé en haut quand la porte s’ouvrit et que plusieurs personnes que je ne pouvais distinguer entrèrent. Un dialogue vif et animé commença. Que n’aurais-je donné en ce moment pour me trouver dans mon lit, à l’hôtel, malgré les dévorantes armées de puces que l’on rencontre au Mexique dans toutes les posadas.

  1. Le Lazzaronne mexicain.
  2. Pierre inclinée sur laquelle les femmes mexicaines écrasent le blé de maïs.